1884

Le premier évêque salésien

 

 

Monseigneur Jean Cagliero a l'honneur d'être le premier évêque de la Pieuse Société Salésienne.

Né en 1838, à Châteauneuf d'Asti, il entra, à l'âge de treize ans, à l'Oratoire de Turin, et devint l'élève favori de son compatriote Don Bosco. Il ne le quitta presque jamais, jusqu'en 1875, époque à laquelle il fut, sur sa demande, mis à la tête des Missionnaires qui allèrent évangéliser la Patagonie.

 

C'est un homme éminent, qu'on a pu surnommer une Encyclopédie vivante, tant ses connaissances sont nombreuses et variées ; ce qui ne l'empêche pas de cultiver les arts avec le plus heureux succès. On lui doit des compositions musicales fort remarquables, un riche répertoire de musique sacrée, et même des romances d'un grand charme.

 

Alors qu'il était encore tout jeune écolier, sa passion musicale se révélait déjà par une fréquentation des plus intimes avec un mauvais piano, sur lequel il s'exerçait avec fureur, pendant des heures entières.

Cette virtuosité excessive avait fini par fatiguer et même exaspérer maman Marguerite, laquelle, un beau jour, ne se gêna pas pour menacer de son balai le jeune musicien.

Celui-ci, froissé dans sa dignité d'artiste, ne trouva rien de mieux que de regagner son pays. Mais il n'alla pas bien loin ; on le retrouva avant qu'il eût quitté Turin, et on le fit comparaître devant D. Bosco.

— Petit sot, lui dit le Père, pourquoi veux-tu donc te sauver ? Ne sais-tu pas que, si tu restes avec moi, tu seras un jour évêque !

 

À l'âge de quinze ans, le jeune Cagliero tomba malade, et fut bientôt réduit à l'extrémité, par une fièvre typhoïde compliquée de congestion cérébrale. Don Bosco ne le quittait presque pas ; mais le mal suivit son cours, et, un jour, le docteur dit avec tristesse :

— Don Bosco, n'espérez plus ; préparez cet enfant à mourir.

En conséquence, le jeune Cagliero fut administré, et l'on attendait, d'un instant à l'autre, la catastrophe.

 

Un matin, Don Bosco, le cœur angoissé, entre dans la chambre du moribond, et aperçoit, voletant autour du lit, une colombe qui portait au bec un rameau d'olivier. Elle finit par se rapprocher de l'enfant, et laisse tomber sur son front, déjà glacé, le rameau d'olivier.

Don Bosco, se croyant victime d'une illusion, s'approche du lit, et voit alors bien autre chose :

Tout autour du jeune Cagliero, et jusque sous les rideaux du lit, des figures étranges apparaissent en assez grand nombre. Don Bosco se demande s'il est en présence d'êtres aux formes humaines ; et, à mesure qu'il regarde, il distingue deux types plus accusés, qui paraissent comprendre tous les autres ; l'un, comme ramassé sur lui-même, disgracieux, au teint cuivré (1) ; l'autre, de haute stature, à l'air guerrier, mais avec une expression de bonté (2). Tous deux, penchés anxieusement sur le visage du petit moribond, comme pour épier quelque chose.

À ce moment même, une illumination soudaine traverse l'esprit de Don Bosco, et, ne pouvant plus retenir les larmes, il se penche, lui aussi, vers l'enfant, et, après l'avoir considéré un instant, lui dit :

— Cagliero, dis-moi : veux-tu aller en Paradis, ou guérir ?

— Si Don Bosco le trouve bon, allons en Paradis, et sur le champ.

 

Don Bosco, profondément émus jette sur l'enfant un regard de suprême tendresse, et s'écrie :

— Non, mon cher petit, non, il n'est pas encore temps. Tu ne mourras pas. Tu guériras, tu mettras la soutane, tu seras prêtre, missionnaire un jour, et, ton bréviaire sous le bras, tu iras parcourir le monde, en quête d'âmes à sauver ; tu les baptiseras, et tu seras.... Évêque.

(C'est Monseigneur Cagliero, lui-même, qui a fait ce récit, à une conférence des Coopérateurs, le 23 mai 1888, dans l'Église de N.-D. Auxiliatrice).

 

L'étudiant guérit ; il devint prêtre, docteur en théologie missionnaire, et enfin, en 1884, il était sacré Évêque de Magida.

Au sortir de cette solennelle et imposante cérémonie, le nouvel évêque, après avoir embrassé sa vieille mère, se dirigea tout d'abord vers Don Bosco, qui avait quitté sa barrette et l'attendait la tête nue.

Monseigneur Cagliero tenait ses mains cachées sous les plis de son vêtement, et il n'avait permis à personne, pas même à sa mère, de baiser l'anneau Pastoral.

Don Bosco voulut saisir cette main, et la porter à ses lèvres ; mais Monseigneur Cagliero se précipita dans ses bras. Ce fut, entre le père et le fils, une longue et douce étreinte, mêlée de larmes, et alors seulement Don Bosco put, le premier de tous, baiser le saint anneau.

— Mon fils, mon cher fils ! Je savais bien qu'un jour tu serais évêque !

 

Don Bosco savait encore que Mgr. Cagliero l'assisterait à ses derniers moments. Cela paraissait bien improbable. Le nouvel évêque était reparti, en 1885, pour l'Amérique du Sud. Lorsque Don Bosco était si gravement malade, Monseigneur était à l'autre bout de la terre ; et, pour comble de malheur, un terrible accident de cheval (3 mars 1887) venait de le condamner à une longue immobilité. En traversant les Cordillères, il avait roulé au milieu de rochers et d'affreux précipices, et c'est miracle qu'il ne fût pas tué sur le coup. Lorsqu'on le releva, il avait plusieurs côtes enfoncées, et de très graves contusions. La situation était d'autant plus critique qu'on était à une distance considérable de toute habitation, et qu'il aurait fallu faire, peut-être, plusieurs centaines de lieues pour se procurer le moindre secours médical.

La nouvelle de cet accident, lorsqu'elle parvint à l'Oratoire, y causa une consternation générale. Seul, Don Bosco ne manifesta pas la moindre crainte.

Bientôt le pauvre Père fut en proie à des crises si intenses qu'on craignait, à tout instant de le voir succomber. Mais, lorsqu'il voyait l'inquiétude peinte sur tous les visages, il disait invariablement : pas encore... dopo, dopo. Il attendait son bien-aimé fils qui, en effet, arriva à Turin, le 7 décembre 1887.

 

Lorsque Monseigneur Cagliero parut, Don Bosco poussa un immense soupir de joie et de soulagement ; et, comme il l'avait prévu et annoncé, ce fut son enfant, devenu évêque, qui lui administra les derniers Sacrements, qui récita sur lui les prières des agonisants, et reçut son dernier soupir.

Don Bosco a fait encore d'importantes prédictions concernant le premier Évêque Salésien. Bien certainement, elles se réaliseront comme les autres.

 

Depuis que Don Bosco n'est plus, des grâces nombreuses, des guérisons étonnantes sont venues prouver que le vénéré Père veille encore sur ses enfants.

Que les Coopérateurs de Saint-François de Sales, qu'il a tant aimés, ne cessent donc d'avoir confiance : ils ont, là-haut, un puissant protecteur.

 

(1) Signalement exact des malheureux habitants de la Terre de Feu.

(2) Ce sont les Patagons.