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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


Livre II, chapitre 11

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Les vierges

Si le savant Thomassin avait eu connaissance de cette inscription récemment découverte, il se fût empressé de la citer (1), lorsqu'il cherchait à établir avec tant de science que dans la primitive église on pouvait faire profession de virginité à l'âge de douze ans. Sans aucun doute cette jeune fille, vierge à peine âgée de douze ans, servante de Dieu et du Christ, n'était vierge que par suite d'une consécration à Dieu.

Autrement plus son âge serait tendre, moins son état de virginité serait remarquable.

 

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Quoique la douzième année, l'âge nubile, selon la loi romaine, fût l'époque à laquelle l'église permettait ce sacrifice, elle réservait pour un âge plus avancé la consécration solennelle et la réception du voile de la virginité, donné par l'évêque presque toujours le dimanche de Pâques. La première cérémonie n'était probablement que la remise, faite par les parents, d'un vêtement très simple, de couleur sombre. Mais aux moments de troubles, l'église tolérait que l'on anticipât cette époque de plusieurs années, et fortifiait les épouses du Christ dans leur pieux dessein en leur accordant de plus solennelles bénédictions (2).

Une violente persécution, qui ne devait pas épargner les plus tendres brebis du troupeau, allait bientôt commencer ses ravages. Il ne faut donc pas s'étonner de voir ces vierges, qui, dans le fond de leur coeur, s'étaient unies à l'Agneau comme ses chastes épouses, désirer ardemment de célébrer leurs noces avec lui avant de mourir. Si la palme du martyre devait être leur portion, elles voulaient l'unir dans leurs mains au lis éclatant, emblème de la virginité.

Depuis son enfance, Agnès avait choisi le plus saint des états. La sagesse surnaturelle qu'elle avait toujours montrée dans ses paroles et ses actions, et qui s'unissait si gracieusement à la simplicité de sa jeunesse innocente, lui avait donné une maturité au-dessus de son âge ; elle était bien digne qu'on usât d'indulgence envers elle, et qu'on hâtât l'heure où un coeur si pur s'unirait à celui du Christ. Elle saisit avec ardeur le prétexte du danger prochain, pour obtenir qu'on tempérât la rigueur de la loi qui prescrivait un délai de plus de dix ans avant l'accomplissement de ses désirs. Une autre compagne se joignit à elle pour obtenir la même faveur.

On s'imaginera sans peine qu'une sainte affection avait pris naissance entre Agnès et Syra depuis leur première entrevue, que nous connaissons déjà. Tout ce que Fabiola avait raconté à sa jeune cousine à la louange de son esclave favorite n'avait pu que fortifier ce sentiment. D'après ces renseignements et les modestes explications de l'esclave, elle jugea qu'on pouvait lui abandonner entièrement l'oeuvre de la conversion de sa maîtresse, à laquelle elle venait de se consacrer ; cette oeuvre, conduite avec prudence et aidée de la grâce, était en très bonne voie. Dans les fréquentes visites qu'Agnès faisait à Fabiola, elle se contentait d'admirer et d'approuver tout ce que sa cousine lui rapportait de ses conversations avec Syra ; mais elle évitait avec le plus grand soin de prononcer la moindre parole qui pût lui faire deviner qu'elles étaient d'intelligence.

Syra, comme esclave, et Agnès, à titre de parente, avaient pris le deuil à la mort de Fabius ; il était impossible à sa fille de soupçonner qu'elles avaient pris ensemble et secrètement quelque grave décision. Elles pouvaient donc, sans courir aucun risque, prier qu'on les admiî sans retard à se consacrer solennellement à une perpétuelle virginité. Leurs voeux furent exaucés ; mais pour de sérieuses raisons elles durent garder le secret. Ce fut seulement un ou deux jours avant celui de leurs noces spirituelles que Syra confia cette grande nouvelle à son amie aveugle.

«Eh bien ! dit celle-ci se prétendant offensée, vous prenez toutes les bonnes choses pour vous. Voyons, pouvez-vous appeler cela de la charité ?

- Chère enfant, lui dit Syra d'un ton caressant, ne vous fâchez pas ; il était nécessaire que la chose ne fût pas divulguée.

- Aussi ma pauvre petite personne ne devra pas assister à la cérémonie.

- Oh ! certainement, Cécilia, vous pourrez venir, et même regarder tant que vous vous voudrez, répondit Syra en riant.

- Ne vous occupez pas de cela. Dites-moi comment vous serez habillée. Tous vos vêtements sont-ils prêts ?»

Syra lui décrivit tout exactement, ainsi que la couleur et la forme de son voile.

«Que c'est intéressant ! s'écria l'aveugle ; et qu'avez-vous à faire ?»

Sa compagne, fort amusée de sa curiosité inaccoutumée, lui expliqua tous les divers détails de cette cérémonie.

«Allons, encore une question, reprit la jeune aveugle : quand et où cela aura-t-il lieu ? I1 faut bien que je le sache, puisque vous m'avez invitée.»

Syra lui répondit que ce serait dans trois jours, au titre de Pastor, et de grand matin.

«Mais pourquoi êtes-vous si curieuse, chère petite ? Je ne vous ai jamais vue ainsi ; vous devenez tout à fait mondaine.

- Soyez sans inquiétude, dit-elle ; si les gens ont des secrets pour moi, je ne vois pas pourquoi je n'en aurais pas moi-même.»

Syra ne put s'empêcher de rire de cette mauvaise humeur affectée ; car elle connaissait l'humble simplicité de ce coeur d'enfant. Elles s'embrassèrent avec affection, puis se séparèrent. Cécilia se rendit directement chez la bonne Lucine, où elle trouva le bon accueil auquel on l'avait accoutumée partout. A peine fut-elle admise en présence de la pieuse matrone, qu'elle se précipita dans ses bras et fondit en larmes. Lucine chercha à la consoler par ses caresses, et réussit bientôt à la calmer. Quelques minutes après, on aurait pu la voir, aussi gaie et joyeuse qu'auparavant, traiter d'un air mystérieux, avec l'aimable patricienne, une affaire qui semblait la pénétrer de joie. En quittant la maison d'un pas léger, elle marcha rapidement vers la maison d'Agnès, et pénétra dans l'hôpital qu'habitait le bon prêtre Dionysius. Elle le trouva chez lui ; se jetant à ses pieds, elle plaida sa cause avec tant d'ardeur, qu'il fut ému jusqu'aux larmes, et lui adressa quelques douces et consolantes paroles. Le Te Deum n'avait pas encore été composé ; mais le coeur de la jeune fille chantait une hymne qui lui ressemblait beaucoup pendant qu'elle regagnait son humble demeure.

L'heureuse matinée arriva enfin ; dès l'aurore, les mystères solennels ayant été célébrés, l'assemblée des fidèles se dispersa. Ceux-là seuls demeurèrent qui devaient prendre part à cette cérémonie plus intime, ou qui avaient été spécialement conviés à en être témoins. C'étaient Lucine et son fils, les vénérables parents d'Agnès, et naturellement Sébastien. Syra chercha en vain son amie aveugle ; elle s'était sans doute retirée avec la foule. La douce esclave craignit de l'avoir blessée en montrant tant de réserve avant leur dernière entrevue.

La salle était encore plongée dans la demi-obscurité d'une matinée d'hiver, tandis qu'au dehors l'orient empourpré présageait une brillante journée de décembre. Sur l'autel brûlaient de grands cierges qui répandaient un suave parfum ; alentour de précieuses lampes d'or et d'argent éclairaient doucement le sanctuaire. En face de l'autel, et non moins venérable que lui, était la chaire maintenant enchâssée au Vatican, la chaire même de saint Pierre, sur laquelle son auguste successeur était assis, la crosse à la main et la couronne en tête, entouré de ses dignes ministres, qui s'efforçaient de marcher sur les traces de leur pasteur.

De l'extrémité encore obscure de la chapelle s'éleva un choeur de voix aussi douces que celles des anges, et chantant sur un air mélodieux une hymne remplie des mêmes pieux sentiments, dont l'écho se fit entendre plus tard dans une autre hymne qui commence par ces mots :

Jesu, corona virginum.
Jésus, couronne des vierges.

Ensuite une procession de vierges déjà consacrées à Dieu, conduites par les prêtres et les diacres qui en avaient soin, s'avança dans la lumière du sanctuaire. Au milieu d'elles on remarquait deux jeunes filles dont les robes d'une blancheur éblouissante brillaient au milieu du sombre costume de toutes les autres. C'étaient les deux nouvelles postulantes ; pendant que leurs compagnes se rangeaient sur deux lignes, elles furent conduites, assistées de deux professes, jusqu'au bas de l'autel, où elles s'agenouillèrent aux pieds du pontife. Leurs répondants restèrent auprès d'elles pour prendre part à la cérémonie.

Elles s'approchèrent l'une après l'autre ; l'évêque leur ayant demandé solennellement ce qu'elles désiraient, elles exprimèrent le voeu de recevoir le voile et de pratiquer les devoirs de leur nouvelle position, avec l'assistance de guides choisis. On avait vu déjà avant cette époque des vierges consacrées se réunir pour vivre en communauté ; néanmoins un grand nombre demeuraient chez elles, car la persécution empêchait la clôture. Elles avaient à l'église une place séparée des autres fidèles, et se réunissaient souvent pour des instructions et des dévotions particulières.

L'évêque adressa ensuite aux jeunes postulantes quelques paroles pleines de ferveur et d'affection. Il leur fit comprendre combien il était glorieux d'être appelé par la vocation à vivre sur la terre comme les anges, qui ne se marient point, à fouler le céleste sentier de la chasteté, que le Verbe incarné a choisi pour sa propre mère. «Quel bonheur, après être arrivé au but, de se mêler aux rangs de cette armée choisie qui suit l'Agneau partout où il dirige ses pas !» Puis il expliquait la doctrine de saint Paul écrivant aux Corinthiens que la virginité l'emporte sur tous les autres états, et parla avec émotion de la joie qu'on éprouve à renoncer à l'amour terrestre, pour s'attacher à ce seul amour qui, au lieu de se flétrir, s'épanouit éternellement dans le ciel. «Le bonheur éternel, ajouta-t-il, n'est que l'épanouissement de cette fleur que l'amour divin a fait éclore sur la terre.»

Après cette courte allocution et l'examen des candidats qui sollicitaient un si grand honneur, le saint pontife bénit les différentes parties de leurs habits religieux, en se servant de prières qui devaient ressembler à celles encore maintenant en usage ; leurs répondants les en revêtirent aussitôt. Les nouvelles religieuses touchèrent l'autel de leurs fronts, comme signes de l'offrande qu'elles faisaient d'elles-mêmes. Dans les provinces d'Occident on n'avait pas l'usage oriental de couper les cheveux, ils restaient dans toute leur longueur. Une couronne de fleurs fut placée sur la tête de chacune d'elles ; car, malgré la rigueur de l'hiver, la terrasse bien garnie de Fabiola avait fourni une moisson abondante et parfumée.

Tout semblait terminé. Agnès, agenouillée au pied de l'autel, était plongée dans l'immobilité de ses douces extases, les yeux fixés vers le ciel ; tandis qu'à ses côtés Syra s'humiliait profondément, étonnée d'avoir été jugée digne d'une si grande faveur. Elles étaient si absorbées dans leurs actions de grâces, qu'elles ne s'aperçurent pas d'un léger mouvement dans l'assemblée, ce qui semblait annoncer quelque chose d'inattendu.

Leur attention s'éveilla en entendant l'évêque répéter la question : «Ma fille, que cherchez-vous ?» Avant qu'elles eussent eu le temps de se retourner, elles sentirent une main se glisser dans la leur et entendirent une voix qui leur était chère répondre ces paroles : «Saint Père, je désire recevoir le voile de la consécration à Jésus-Christ, mon seul amour sur la terre, sous les auspices de ces pieuses vierges, déjà ses heureuses épouses.»

Leurs coeurs débordaient de joie et de tendresse : c'était la pauvre aveugle Cécilia. Lorsqu'elle eut appris le bonheur réservé à Syra, elle vola, comme nous l'avons vu, chez la bonne Lucine, qui la consola bientôt en lui suggérant l'idée qu'elle pourrait peut-être obtenir la même grâce. Elle promit de fournir tout ce qui serait nécessaire ; seulement Cécilia mit pour condition que ses vêtements seraient grossiers, comme il convenait à une pauvre mendiante. Dionysius présenta sa requête au pontife, qui l'accueillit. Comme elle désirait avoir ses deux amies pour répondants, on convint qu'elles la conduiraient à l'autel après leur consécration. Cécilia garda soigneusement son secret.

La bénédiction avait été prononcée, l'habit et le voile revêtus ; on lui demanda si elle avait apporté une couronne de fleurs. Alors elle tira timidement de dessous sa robe la couronne dont elle s'était munie, une branche d'épines attachée en cercle, et la présenta en disant :

«Je n'ai point de fleurs à offrir à mon époux, il n'en a pas non plus porté pour moi. Je ne suis qu'une pauvre fille : croyez-vous que le Seigneur s'offensera, si je le prie de vouloir bien me couronner de la même façon qu'il a daigné être couronné lui-même ? Du reste, les fleurs sont les emblèmes des vertus ; mais mon pauvre coeur n'a jamais produit que des épines.»

Ses yeux, privés de lumière, ne lui permirent pas de voir ses deux compagnes arracher leurs fleurs pour les placer sur sa tête. Un signe du pontife les arrêta. Elle se retira au milieu de l'émotion générale, et la figure joyeuse, sous sa couronne d'épines, emblème de ce que l'église a toujours enseigné, que l'innocence couronnée par la pénitence est la véritable reine des vertus.


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(1)  «La veille du premier jour de juin a cessé de vivre la jeune Pretiosa, vierge âgée seulement de douze ans, servante de Dieu et du Christ. Sous le consulat de Flavius Vincentius, et de Flavius, homme consulaire». (Trouvé dans le cimetière de Callistus) Vetus et Nova Ecclesiae Disciplina ; circa Beneficia. Pars I, lib. III. (Luc, XVII, 27)

(2)  Thomassin, p. 792.