Retour Index Alphabétique Retour Sommaire Général Ecrivez-nous
|
Encore la même journée : troisième partie Tertullus se hâta de se rendre au palais, heureusement ou malheureusement peut-être pour ces candidats au martyre. Il y trouva Corvinus, avec le décret préparé et élégamment écrit en onciales (1), c'est-à-dire en grandes lettres capitales. Sa position lui donnait le privilège d'être immédiatement admis en présence de l'empereur, auquel il rendit compte de la mort d'Agnès, en exagérant l'émotion qu'elle avait produite dans le public, et qu'il attribua à la folie et à la maladresse de Fulvius, et en cachant la faute plus grave que ce dernier avait commise, de peur d'avoir à le juger et de dévoiler ainsi ses propres manoeuvres. Il déprécia la valeur de la fortune d'Agnès, et finit par dire qu'en la donnant, en vertu d'un rescrit, à sa plus proche héritière, l'empereur, par cet acte de gracieuse clémence, calmerait l'irritation populaire. «Fabiola, ajoutait-il, est une jeune dame de la plus remarquable intelligence, et merveilleusement instruite ; animée d'une grande piété envers les dieux, elle offre des sacrifices quotidiens aux génies protecteurs de la maison impériale.
- Je la connais, dit en riant Maximien comme au souvenir de quelque événement plaisant. Pauvre fille ! elle me fit parvenir un anneau magnifique, et me demanda hier la vie de ce misérable Sébastien, pendant qu'on l'assommait derrière moi.» Il se mit à rire de plus belle et ajouta : «Oui, oui, certainement un petit héritage la consolera sans doute de la mort de ce jeune homme. Qu'on dresse un édit, et je le signerai.»
Tertullus produisit celui qu'il tenait en réserve, sûr d'avance, ajouta-t-il, de la magnanime clérnence de l'empereur. Ce barbare couronné y apposa une signature qui eût fait honte à un écolier. Le préfet confia aussitôt ce document à son fils.
Il venait à peine de quitter le palais, quand Fulvius y entra. Ce dernier s'était d'abord rendu chez lui, afin de faire disparaître de son visage, à l'aide du bain et de l'art du parfumeur, les traces de sa déconvenue matinale. Il avait un vif et secret pressentiment qu'il allait être encore désappointé. La froide discussion qu'il avait eue, la veille au soir, avec Eurotas, l'avait préparé à tout ; le renversement de ses desseins et tous les déboires de la journée n'avaient fait que fortifier cette instinctive conviction. Une femme, en vérité, semblait née pour être toujours un obstacle sur son chemin ; mais, grâce aux dieux, pensait-il, elle ne m'embarrassera pas ici. Ce matin elle a ruiné ma réputation sans retour ; elle ne peut maintenant s'emparer de ma récompense ; elle m'oblige de m'exiler, il est hors de son pouvoir de faire de moi un mendiant. - C'était là sa dernière espérance. Le désespoir le poussait en avant ; il se détermina donc à défendre ses droits sur les biens confisqués d'Agnès avec le seul rival qu'il eût à craindre, le rapace empereur lui-même. Sa vie pouvait bien être l'enjeu dans cette lutte ; car, en cas d'insuccès, il était perdu sans ressource. Après quelques instants d'attente, il fut introduit dans la salle d'audience, et s'avança jusqu'aux pieds de l'empereur avec le sourire le plus affable qu'il pût mettre sur son visage.
«Que venez-vous chercher ici ? dit l'empereur en guise de salutation.
- Sire, répondit-il, je viens humblement supplier votre royale justice d'ordonner que l'on me mette en possession de la part à laquelle j'ai droit dans l'héritage de la noble Agnès. C'est sur mon accusation qu'elle a été convaincue d'être chrétienne ; elle vient de subir le juste châtiment de ceux qui désobéissent aux décrets impériaux.
- Tout cela est fort bien ; mais nous venons d'apprendre que vous avez conduit toute cette affaire avec votre maladresse habituelle, et soulevé des murmures et du mécontentement contre nous parmi le peuple. Le parti le plus sûr pour vous est de quitter sans retard notre présence, ce palais et Rome. Me comprenez-vous ? Nous n'avons pas l'habitude de répéter de semblables avis.
- J'exécuterai à l'instant tous les ordres de votre suprême volonté ; mais je suis dénué de tout. Ordonnez que l'on m'accorde ce qui m'est dû, et je me retire sur-le-champ.
- Pas un mot de plus, répondit le tyran ; éloignez-vous sur l'heure. Quant à la fortune que vous réclamez avec tant d'opiniâtreté, vous ne sauriez l'obtenir. Par un édit irrévocable, nous l'avons donnée tout entière à une respectable et digne personne, la noble Fabiola.»
Fulvius n'ajouta pas une syllabe, baisa la main de l'empereur et se retira lentement : il était ruiné, anéanti. Au moment où il franchissait la porte, on l'entendit qui disait : «Eh bien, après tout, elle m'aura aussi réduit à la misère.» A son arrivée chez lui, Eurotas, en regardant son visage, n'eut pas besoin de le questionner, mais il fut étonné de son air calme.
«Je vois, dit-il d'un ton sec, que tout est perdu.
- Oui ; vos préparatifs sont-ils terminés, Eurotas ?
- A peu près. J'ai vendu avec un peu de perte les bijoux, les meubles et les esclaves ; néanmoins, avec ce qui nous reste encore, nous pourrons retourner en Asie. J'ai gardé Stabio, comme le plus fidèle de nos serviteurs ; il portera nos bagages sur un cheval. On prépare deux autres chevaux pour vous et moi. Je n'ai plus qu'une chose à me procurer pour le voyage, après quoi je suis prêt à partir.
- Qu'est-ce donc ?
- Du poison. Je l'ai commandé hier soir ; mais il ne sera prêt qu'à midi.
- Et pourquoi faire ? demanda Fulvius non sans inquiétude.
- Vous savez, répondit froidement Eurotas, que je consens à faire encore un essai dans un autre pays ; cependant notre convention est précise : la famille de mon père ne doit pas s'éteindre dans la misère, mais avec honneur.»
Fulvius se mordit les lèvres et dit : «Faites comme vous l'entendrez ; aussi bien je suis fatigué de la vie. Quittez la maison aussitôt que possible, de crainte du Juif éphraïm, et soyez avec les chevaux à la troisième borne milliaire hors de la porte Latine ; après la tombée de la nuit je vous y rejoindrai. Moi aussi j'ai une affaire importante à traiter avant mon départ.
- Peut-on la connaître ? demanda Eurotas avec une assez vive curiosité.
- Je ne puis la confier à personne, pas même à vous. Si vous ne me voyez pas paraître deux heures après le coucher du soleil, abandonnez-moi à mon sort et sauvez-vous sans moi.»
Eurotas arrêta sur Fulvius un de ces regards sombres et sévères qui le perçaient jusqu'au fond du coeur, afin de savoir s'il songeait à tromper sa vigilance par la fuite. Mais son visage resta calme et lui sembla plus ouvert que d'habitude. Pendant cette conversation, Fulvius s'était débarrassé de son costume de cour pour le remplacer par des vêtements de voyage. Il se préparait si évidemment au départ, qu'il prit jusqu'à ses armes, afin de ne pas avoir à revenir ; outre son épée, il plaça dans sa ceinture, en le cachant sous son manteau, un de ces poignards particuliers à l'Asie, à laine recourbée, de la trempe la plus fine et de la forme la plus dangereuse.
Eurotas alla directement au palais, dans le quartier des archers numides, et demanda Jubala. Celle-ci entra avec deux flacons de grandeur différente, et allait lui donner quelques explications lorsqu'elle vit s'approcher son mari à moitié ivre et furieux. Eurotas n'eut que le temps de cacher les flacons dans sa ceinture, et de lui glisser une pièce d'argent dans la main avant l'arrivée d'Hyphax. Jubala ayant avoué à son mari les propositions qu'elle avait reçues d'Eurotas avant son mariage, ce brutal Africain en ressentit une grande jalousie qui s'était changée en haine. Il jeta sa femme hors de l'appartement, et alla se quereller avec le Syrien ; mais ce dernier, ayant atteint son but, agit avec prudence, assura le chef des archers qu'il ne le reverrait jamais, et se retira.
Il est temps de retourner auprès de Fabiola. Le lecteur s'attend peut-être à nous entendre dire qu'elle rentra chez elle déjà chrétienne au fond du coeur : il n'en était rien cependant. Comment pouvait-elle professer le christianisme qu'elle connaissait si peu ? Elle attribuait volontiers à l'influence de la vraie foi cette vertu généreuse qu'elle remarquait dans Sébastien et dans Agnès. Cette foi donnait un mobile aux actions, des principes à l'existence, à l'esprit de l'élévation, à la conscience du courage, à une volonté vertueuse de la détermination : aucune des autres croyances n'avait de semblables résultats. Si, comme elle le soupçonnait déjà et comptait s'en assurer plus tard lorsqu'elle serait plus calme, si les sublimes révélations de Syra au sujet d'une sphère invisible de la vertu, et de son maître à qui rien n'échappe, avaient la même origine, étaient-elles autre chose, après tout, qu'un grand système intellectuel et moral, moitié pratique, moitié spéculatif, comme les autres écoles de philosophie ? Cela ne ressemblait guère au christianisme, dont personne ne lui avait encore révélé les réelles et essentielles doctrines, les mystères insondables quoique accessibles. Elle ne connaissait pas le merveilleux et vaste monument de la foi que peut embrasser l'âme la plus sainte, comme l'oeil d'un enfant reflète parfaitement et sans effort l'image d'une haute montagne qu'un géant ne pourrait gravir. Jamais elle n'avait entendu prononcer le nom de Dieu un en trois personnes, et du Fils, égal aux deux autres et qui s'est incarné pour le salut des hommes. Jamais on ne lui avait raconté l'admirable histoire de la Rédemption opérée par les souffrances et la mort d'un Dieu. Nazareth, Bethléhem, le Calvaire lui étaient inconnus. Pouvait-elle s'appeler chrétienne au milieu d'une pareille ignorance ?
Que de noms qui lui semblaient alors barbares devaient plus tard résonner familièrement à ses oreilles : Marie, Joseph, Pierre, Paul et Jean, sans parler de ce nom, le plus doux de tous, baume consolateur des coeurs blessés, goutte de miel échappée d'un rayon brisé ! Que n'avait-elle pas à apprendre sur les moyens de salut que l'on trouve ici-bas dans l'église : la grâce, les sacrements, la prière, l'amour, la charité envers le prochain ! Que de régions inconnues s'étendaient au delà de l'espace restreint qu'elle venait d'explorer !
Non, lorsque Fabiola, épuisée par les fatigues de la journée et de la nuit précédente et par les tristes scènes de la matinée, se retira dans son appartement, elle n'était plus philosophe, mais elle n'était pas encore chrétienne. Elle ordonna à toutes ses esclaves de se tenir à l'écart, afin de ne pas être incommodée par le moindre bruit, et défendit qu'on vint la déranger. Pendant plusieurs heures, elle demeura assise dans la solitude et le silence, trop agitée pour que le sommeil lui procurât quelque repos. Semblable à une mère à qui la mort a tout à coup ravi son enfant, elle pleura longtemps sa jeune cousine. Pas un rayon de lumière n'éclairait le sombre nuage qui pesait plus lourdement sur son esprit qu'à l'époque de la mort de son père. N'était-ce pas une insulte à la raison, un outrage à l'humanité, de songer que la douce Agnès avait péri ; que, vêtue de sa robe blanche, le visage souriant, cette innocente enfant au coeur simple et joyeux avait disparu dans le néant ; qu'attirée par la conscience, la justice, la pureté, la vérité, elle ne s'était avancée, les bras étendus vers toutes ces beautés, que pour trébucher dans un précipice et disparaître au fond du gouffre béant de la destruction ? Non, elle en était sûre, Agnès jouissait quelque part du bonheur, ou la justice n'était qu'un vain mot.
N'est-il pas étrange, pensa-t-elle, que toutes les personnes éminentes que j'ai connues, Sébastien parmi les hommes, Agnès parmi les femmes, se trouvent appartenir à cette secte méprisée des chrétiens ! J'en connais une encore : demain je l'interrogerai.
Lorsque, changeant le cours de ses pensées, elle arrêtait ses regards sur le monde païen, sur Fulvius, Tertullus, l'empereur, Calpurnius, - elle se surprit avec effroi au moment de prononcer le nom de son père, - alors elle voyait avec dégoût ce contraste de la bassesse et de la noblesse, du vice et de la vertu, de la sottise et de la prudence, de la sensualité et de la haute culture de l'esprit. Son esprit était comme un vase précieux destiné à recevoir la doctrine la plus saine et la plus pratique, ou à être brisé. Son âme, pareille à un sol desséché, soupirait après la rosée que le ciel devait y faire descendre, afin de l'empêcher d'être changée en un désert éternellement aride.
Certes, Agnès avait bien gagné par sa mort la gloire d'obtenir la conversion de sa cousine ; mais n'y avait-il pas une esclave de condition plus humble, qui possédait des droits antérieurs ? Celle-ci avait sacrifié sa liberté et offert sa vie pour obtenir cette faveur désintéressée.
Tandis que Fabiola était seule et livrée ainsi à la douleur, elle fut distraite par l'arrivée d'un étranger qu'on introduisit sous le nom sinistre de messager de l'empereur. Le portier lui avait d'abord refusé l'entrée ; mais, après avoir reçu l'assurance qu'il était chargé d'une importante mission de la part de Maximien, il alla consulter l'intendant ; la réponse avait été l'ordre de recevoir une personne munie de pareils droits.
Fabiola était stupéfaite. Néanmoins la tournure ridicule du messager envoyé avec tant de solennité calma son mécontentement. C'était Corvinus, qui s'approchait d'elle avec toute la grâce d'un rustre, et, dans un discours prétentieux, fleuri et appris par coeur, déposa à ses pieds l'édit impérial et son affection sincère, la fortune d'Agnès et sa lourde main. Fabiola, ne s'imaginant pas que le premier de ces dons n'était que le prix du second, ne pouvait comprendre le rapport qui les unissait. Elle le pria donc de transmettre à l'empereur ses humbles remerciements pour cet acte de gracieuse générosité, et ajouta : «Dites-lui que je souffre trop aujourd'hui pour aller moi-même lui présenter mes hommages.
- Vous n'ignorez pas que ces biens étaient confisqués, balbutia le fils du préfet d'un air confus ; c'est mon père qui vous les a fait obtenir.
- C'était bien inutile, dit Fabiola ; il y a longtemps qu'ils avaient été placés sur ma tête. Ils m'appartiennent depuis..., -sa voix trembla, mais après un effort pour se remettre, elle reprit : - depuis la mort d'une autre personne ; ils ne pouvaient donc tomber sous le coup d'une confiscation.» Corvinus resta muet ; à la fin cependant il murmura quelques paroles qui ressemblaient à une humble supplication d'être compté parmi les aspirants à sa main, et que Fabiola crut être une demande de rémunération pour avoir apporté un document de cette importance. Elle l'assura que tous les droits qu'il pouvait avoir à sa reconnaissance seraient fidèlement et honorablement pris en considération dans un moment plus opportun ; mais que, se sentant très fatiguée et indisposée, elle le suppliait de prendre congé, ce qu'il s'empressa de faire, la joie dans l'âme et se croyant sûr de sa proie.
Après son départ, elle n'accorda qu'un coup d'oeil distrait au parchemin laissé ur une table à côté du lit de repos où elle était restée étendue, repassant dans son esprit les tristes scènes de la matinée, jusqu'à une heure environ avant le coucher du soleil. Ses rêveries s'attachaient tantôt à l'un, tantôt à l'autre des événements récents ; elles s'arrêtèrent enfin à sa confrontation avec Fulvius, le matin même, au milieu du Forum. Sa mémoire lui retraça vivement toute la scène, et son imagination en vint par degrés à un état si pénible de surexcitation, que, pour y mettre un terme, elle s'écria tout haut : «Grâce aux dieux, je ne verrai jamais la figure de ce misérable !»
Ces paroles venaient à peine de s'échapper de ses lèvres, qu'elle se dressa sur sa couche, et, abritant ses yeux avec ses mains, elle regarda vers la porte. Etait-ce un fantôme engendré par son cerveau échauffé, ou une apparition réelle ? Son incertitude ne dura pas longtemps ; car elle entendit bientôt ces paroles :
«Je vous en prie, madame, dites-moi quel était celui auquel vous adressiez un si aimable discours.
- Vous-même, Fulvius, répondit-elle en se levant avec dignité, vous, qui pénétrez de force non seulement dans la demeure, la villa ou le cachot, mais dans les appartements les plus secrets d'une femme, et, ce qui est encore plus vil, dans la maison de celle que vous avez plongée dans le deuil. Retirez-vous à l'instant, ou je vous fais ignominieusement chasser d'ici.
- Asseyez-vous, madame, et calmez-vous, répondit cet intrus ; c'est ma dernière visite, et nous avons tous les deux à régler un compte de quelque importance. Ne songez pas à crier pour obtenir du secours ; vos esclaves n'ont que trop bien obéi à vos ordres de se tenir à l'écart ; aucun d'eux n'est à portée de vous entendre.»
C'était vrai. Corvinus, sans le vouloir, avait frayé la route à Fulvius. Lorsque ce dernier se présenta à l'entrée, le portier, qui l'avait vu deux fois venir dîner à la maison, lui communiqua les ordres sévères qu'il avait reçus, et l'assura qu'il ne pouvait l'admettre, à moins qu'il ne vînt de la part de l'empereur : telles étaient ses instructions. Fulvius lui répondit qu'il était précisément dans ce cas ; le portier, fort étonné de voir arriver tant de messagers impériaux le même jour, lui permit d'entrer. Fulvius le pria de laisser la porte ouverte, de peur qu'il ne fût pas à son poste au moment de son retour ; car il était pressé et ne voulait causer aucun dérangement dans une maison où régnaient le deuil et la tristesse. Un guide était inutile, le chemin de l'appartement de Fabiola lui était bien connu.
Fulvius s'assit en face de la jeune patricienne, et continua en ces termes :
«Vous ne devriez pas être offensée, madame, de mon arrivée inattendue, qui m'a permis de surprendre vos aimables monologues sur ma personne ; Je suis l'exemple que vous m'avez donné dans la prison de Tullius. Mais nos comptes sont plus anciens. Lorsque je fus invité pour la première fois à la table de votre digne père, j'y rencontrai une personne dont les regards et les paroles conquirent aussitôt toutes mes affections. Il est inutile de la nommer ; son coeur, par une sympathie instinctive, me payait de retour.
- Ihsolent ! s'écria Fabiola, vous osez m'entretenir ici d'un pareil sujet ; il est faux qu'un semblable attachement existât des deux parts.
- Quant à la noble Agnès, reprit Fulvius, j'ai le meilleur des témoignages, celui de votre regrettable père, qui plus d'une fois m'encouragea à persévérer dans ma recherche, en m'assurant que sa jeune cousine lui avait avoué l'amour qu'elle ressentait pour moi.»
Fabiola était très mortifiée : tout cela n'était que trop vrai, car elle se souvenait maintenant des suggestions de Fabius et de sa ridicule méprise.
«Je me rappelle fort bien que mon père se faisait illusion à ce sujet ; mais moi, à qui cette chère enfant ne cachait rien...
- Excepté sa religion, interrompit Fulvius avec une amère ironie.
- Silence ! dit Fabiola, ce mot résonne comme un blasphème sur vos lèvres ; je sais que vous n'étiez pour elle qu'un objet de mépris et de dégoût.
- Oui, après que vous eûtes pris soin de me dépeindre comme tel à ses yeux. Dès l'heure de notre première entrevue, vous êtes devenue mon ennemie cruelle, implacable, et vous vous êtes alliée avec ce traître de tribun qui a reçu sa récompense, et auquel vous destiniez la place que je convoitais dans votre coeur. Réprimez votre indignation, noble Fabiola, je veux être entendu. Vous avez noirci ma réputation, flétri l'amour d'Agnès, et changé mon amour pour elle en une haine inévitable.
- Votre amour ! s'écria-t-elle indignée : quand tout ce que vous venez de me dire ne serait pas absolument faux, quel amour auriez-vous pu ressentir pour elle ? Pouviez-vous apprécier son innocente simplicité, son honnêteté naturelle, sa rare intelligence, sa candeur naïve, autrement que le renard et le vautour apprécient la douceur de l'agneau et la timidité de la colombe ? Non, c'était sa fortune, l'illustration de sa famille, la noblesse de son nom que vous convoitiez ; rien de plus. Je le vis à l'éclat de vos yeux, lorsque, comme ceux du basilic, ils s'arrêtèrent sur elle.
- C'est faux, répondit-il : si ma demande avait été exaucée, si j'avais obtenu une si parfaite compagne, j'eusse été à la hauteur de ma position, attaché à ma famille, satisfait, plein d'affection, aussi digne de posséder Agnès que...
- Que celui, ajouta vivement Fabiola, qui, en offrant sa main, se déclara prêt, en trois heures, à épouser ou à poignarder l'objet de son affection. Agnès a préféré la dernière alternative : vous avez tenu votre parole. Eloignez-vous de ma présence ; vous empoisonnez l'atmosphère que vous respirez.
- Je m'éloignerai lorsque j'aurai accompli ma mission, ce dont vous n'aurez pas sujet de vous réjouir. De propos délibéré, sans provocation, vous avez flétri et ruiné tous mes plans d'une vie honorable, et détruit mon seul espoir. Vous m'avez privé du rang auquel j'aspirais dans la société, des douceurs de la fortune et du bonheur domestique.
Ce n'était pas assez. Après avoir joué le rôle d'un espion, pour consommer ma ruine en surprenant mes paroles, ce matin, au mépris de toute pudeur féminine, vous vous êtes levée en plein Forum pour achever en public ce que vous aviez commencé en particulier. Vous avez excité contre moi le suprême tribunal, irrité l'empereur et soulevé parmi le peuple un tel cri d'injuste vengeance, que si je n'étais pas amené ici par un sentiment plus fort que la crainte, j'en serais réduit à ramper le long des murailles de la ville, cherchant une porte pour m'enfuir comme un loup, et poursuivi par les huées de la populace.
- Et je me permettrai d'ajouter, Fulvius, interrompit Fabiola, qu'au moment où vous en franchirez le seuil, le niveau de la vertu s'élèvera dans cette coupable ville. Je vous réitère l'ordre de sortir de chez moi, sinon je chercherai au moins à me soustraire à votre pénible importunité.
- Nous ne nous séparerons pas encore, Fabiola», s'écria Fulvius, dont le visage s'empourprait de plus en plus, à mesure que ses lèvres blêmissaient de colère. I1 la saisit rudement par le bras et la repoussa sur son siège. «Gardez-vous, lui dit-il, de chercher à fuir ou d'appeler à l'aide ; votre premier cri sera le dernier, quoi qu'il arrive. Vous m'avez fait chasser non seulement de la société, mais de Rome ; à cause de vous, je suis un exilé, errant sans abri sur une terre inhospitalière : n'est-ce pas assez pour satisfaire votre vengeance ? Non, il vous faut encore l'or et les richesses que j'ai légitimement et péniblement acquis. La tranquillité de la vie, la réputation, les moyens d'existence, vous avez tout ravi à un pauvre étranger.
- Homme pervers et insolent ! s'écria la jeune Romaine dans sa téméraire indignation, vous rendrez un compte sévère d'une pareille audace. Osez-vous, dans ma propre maison, me traiter de voleuse ?
- Oui, je l'ose, et j'ajoute que c'est aujourd'hui votre jour d'expiation et non le mien. J'ai gagné, même au prix d'un crime, peu vous importe, ma part des biens confisqués de votre cousine. Je l'ai gagnée durement, au prix des souffrances et des tortures du coeur et de l'âme, au prix de mes nuits sans sommeil et de mes luttes avec les démons acharnés contre moi, et avec un autre plus impitoyable encore, et toujours à mes côtés ; au prix de bien des journées d'inquiètes recherches des preuves de l'accusation, au prix des remords d'un coeur qui n'est pas sans fierté, quoique dégradé : n'ai-je donc pas le droit de jouir de ma récompense ? Que ce soit le prix du sang, si vous tenez à lui donner ce nom, vous n'en êtes que plus vile et plus infâme en venant m'en dépouiller. Vous ressemblez à l'homme riche qui arrache de la gueule de son chien le gibier sanglant à la poursuite duquel la malheureuse bête s'est fatiguée et meurtrie.
- Je ne veux plus chercher à qualifier votre conduite ; votre esprit est livré à de vains fantômes», dit Fabiola avec vivacité et non sans inquiétude. Elle comprit qu'elle était en présence d'un fou, d'un homme qu'une violente passion et une imagination livrée au délire avaient amené à ce point de surexcitation dépravée et de frénésie morale, qu'il se croyait, lui meurtrier, le vengeur de la vertu outragée. «Fulvius, continua-t-elle avec un calme affecté et en le regardant en face, je vous supplie maintenant de vous éloigner. Si vous voulez de l'argent, vous en aurez ; mais retirez-vous, au nom du Ciel, avant que votre colère triomphe de votre raison.
- De quelles vaines rêveries voulez-vous parler ? demanda Fulvius.
- Mais de votre supposition que j'ai pu songer, en un pareil jour, à la fortune d'Agnès, et cherché à profiter de sa mort cruelle.
- Ce n'est pourtant que la vérité. L'empereur lui-même m'a dit vous avoir abandonné ces biens. Voulez-vous me faire croire que ce prince si généreux et si libéral se sépare jamais d'un denier sans qu'on le sollicite ou qu'on l'achète ?
- J'ignore tout cela. Ce que je sais, c'est que j'aimerais mieux mourir de faim que de mendier la moindre portion de ces richesses.
- Prétendez-vous me faire croire qu'il existe à Rome une personne assez désintéressée pour aller d'elle-même solliciter Maximien en votre faveur ? Non, non, noble Fabiola, ce n'est pas croyable... Mais que vois-je ?» Et il saisit avidement l'édit impérial, resté inaperçu depuis que Corvinus l'avait apporté. Il éprouvait la même satisfaction qu'énée lorsqu'il reconnut le baudrier de Pallas sur le corps de Turnus. Sa fureur, qu'il avait réussi à dompter tandis qu'il accusait astucieusement Fabiola, se ralluma à la vue de ce fatal document. Il le parcourut du regard, et s'écria en grinçant des dents avec rage :
«Maintenant, madame, c'est à mon tour, et à bien plus juste titre, de vous accuser de bassesse, de rapacité et de la plus indigne cruauté ! Regardez ce décret élégamment écrit en lettres d'or et pompeusement orné, et tâchez de me prouver qu'il a été rédigé entre l'heure qui s'est écoulée depuis la mort de votre cousine et celle où l'empereur m'avouait y avoir mis sa signature. Sans doute vous ignorez quel est l'ami généreux qui vous a obtenu un si beau présent. Bah ! pendant qu'Agnès était en prison, et que vous versiez à côté d'elle des larmes hypocrites, pendant que vous m'accusiez, moi étranger à sa famille, d'une odieuse trahison, vous, la noble dame, la philosophe vertueuse, la tendre parente, vous enfin mon impitoyable accusatrice, vous complotiez froidement de vous emparer de ses biens en profitant de mon crime, et vous alliez chercher un scribe élégant dont l'habile pinceau devait cacher sous l'or et le minium (2) votre perfidie envers ceux qui vous sont unis par les liens de la chair et du sang !
- Taisez-vous, insensé, taisez-vous!» s'écria Fabiola, s'efforçant en vain de dominer les regards étincelants de Fulvius, qui continua d'un ton plus violent encore :
«Après m'avoir indignement volé, vous venez m'offrir de l'argent ; après avoir déjoué mes plans par vos ruses, vous me montrez de la pitié ! Vous avez fait de moi un mendiant, et vous m'offrez une aumône prise sur ma récompense, sur la récompense que le Tartare (3) même accorde à ses victimes sur la terre !»
Fabiola se leva de nouveau ; mais il la saisit avec la violence d'un fou, et cette fois ne la lâcha plus.
«écoutez mes dernières paroles, continua-t-il, ce seront peut-être les dernières que vous entendrez prononcer. Rendez-moi ces biens frauduleusement acquis. Il n'est pas juste que je garde la honte du crime dont vous retenez le salaire. Transférez-moi la possession de cette fortune, sous votre signature et à titre gracieux ; aussitôt je me retire. Sinon vous aurez signé votre propre condamnation.» Un regard terrible et plein de menaces accompagna ces paroles.
La fierté de Fabiola se révolta en elle ; la Romaine au coeur indomptable demeura ferme. Le danger ne put qu'affermir son courage. Elle rassembla autour d'elle les plis de sa robe avec une dignité de matrone, et répondit :
«Fulvius, écoutez mes paroles ; quoiqu'elles puissent être les dernières que je prononcerai, elles sont aussi les dernières que je vous adresserai. Quant à vous rendre cette fortune, j'aimerais mieux la donner au premier lépreux que je rencontrerai dans les rues ; mais à vous, jamais. Jamais vous ne toucherez à rien de ce qui a appartenu à cette sainte jeune fille, que ce soit une perle ou une paille. Votre attouchement serait une profanation. Prenez tout mon or, si cela vous fait plaisir : aucun trésor ne saurait payer la moindre parcelle de ce qui appartenait à Agnès. Il est un de ses legs que j'estime plus précieux que tout son héritage. Vous venez de m'offrir, comme à elle, la nuit dernière, deux alternatives : consentir à votre requête ou mourir. L'exemple d'Agnès m'apprend quel choix je dois faire. Encore une fois, vous dis-je, sortez !
- Pour vous laisser sans doute en possession de mon bien, et à la joie d'avoir triomphé de moi à force de ruses ? Vous honorée, et moi disgrâcié, vous riche, et moi pauvre ; vous heureuse, et moi misérable ? Non, jamais ! Je ne puis me soustraire au sort que vous m'avez fait ; mais je puis vous enlever la jouissance des biens auxquels vous n'avez pas droit.»
Tandis qu'il l'accablait de ces reproches, il la repoussait en arrière, avec sa main gauche, vers la couche d'où elle s'était levée, tandis que sa main droite cherchait quelque chose en tremblant dans les plis de sa tunique.
A peine avait-il prononcé ces derniers mots, qu'il la renversa avec violence sur le lit de repos, et la saisit par les cheveux. Une sorte de défaillance paralysa son corps, tandis qu'un sentiment de respect pour elle-même l'empêchait de montrer de la crainte en face d'un ennemi si méprisable. Au moment où elle fermait les yeux, elle vit un éclair briller au-dessus de sa tête, sans pouvoir dire si c'était l'oeil étincelant de Fulvius ou la lame d'un poignard.
Presque aussitôt elle se sentit écrasée et suffoquée comme si un poids considérable était tombé sur elle ; les flots d'un liquide brûlant inondaient sa poitrine.
Une voix très douce se fit entendre à ses oreilles :
«Arrête, Orontius, je suis ta soeur Miriam !»
Fulvius répondit d'une voix étouffée par la colère :
«Tu mens : rends-moi ma proie !»
Quelques mots furent ensuite prononcés dans une langue inconnue à Fabiola ; puis elle sentit qu'on lâchait ses cheveux, entendit le poignard tomber à terre, et Fulvius s'écrier avec amertume, en s'éloignant avec précipitation de la salle :
«O Christ ! c'est là ta Némésis» (4).
Les forces revinrent à Fabiola ; mais le poids qui l'accablait semblait s'accroître. Après quelques instants de lutte, elle réussit à se dégager. Un autre corps, en apparence privé de vie et couvert de sang, gisait à sa place.
C'était la fidèle Syra, qui s'était jetée entre la vie de sa maîtresse et le poignard de son frère.
|