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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


Livre I, chapitre 7

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Pauvreté et richesse

Durant la dernière partie de la conversation que nous venons de rapporter, Fabius, resté fort distrait, méditait sur les paroles qu'il avait échangées avec Agnès. Comme elle avait bien gardé son doux secret ! Quel heureux favori avait déjà gagné son coeur ? Ce cadeau de riches bijoux l'embarrassait particulièrement. Aucun des jeunes patriciens de sa connaissance ne pouvait les posséder ; et comme il parcourait tous les jours les plus grands magasins de Rome, il eût entendu parler d'une commande aussi considérable. Tout à coup une idée lumineuse traversa son esprit : ce Fulvius qui étalait tous les jours les bijoux les plus précieux apportés des pays étrangers était la seule personne qui pût lui faire de semblables présents. Il avait cru remarquer aussi les regards que l'élégant étranger jetait de temps à autre sur sa cousine, d'où il concluait qu'il était éperdument amoureux ; si Agnès ne paraissait pas partager son admiration, sans nul doute ce n'était là qu'un stratagème. Une fois bien convaincu de cette importante découverte, il se décida à favoriser les voeux des deux jeunes gens, et à étonner un jour sa fille par la sagacité qu'il avait déployée.

Mais laissons de côté nos nobles hôtes pour nous occuper des scènes plus humbles ; suivons Syra, qui vient de quitter l'appartement de sa jeune maîtresse. Lorsqu'elle se présenta devant Euphrosyne, l'excellente nourrice fut effrayée à la vue de la cruelle blessure, qui lui arracha une exclamation de pitié. Reconnaissant toutefois la main de Fabiola, elle était divisée entre deux sentiments opposés. «Pauvre enfant, dit-elle en lavant et en pansant la plaie, quel affreux coup ! Qu'avez-vous fait pour la mériter ? Comme vous avez dû souffrir, ma pauvre fille ! Aussi que de méchanceté il a fallu pour vous attirer un châtiment brutal, il est vrai, quoique infligé par la plus douce des créatures ! (Vous allez vous évanouir par suite du sang que vous venez de perdre ; prenez ce cordial pour vous soutenir.) Sûrement elle s'est trouvée dans l'obligation de frapper.

- C'est vrai, dit Syra avec un sourire, j'étais tout à fait dans mon tort, il ne m'appartenait pas de raisonner avec ma maîtresse.

- Raisonner avec elle ! raisonner ! O dieux ! qui a jamais entendu jusqu'à présent une esclave raisonner avec sa noble maîtresse, une maîtresse aussi savante ! Calpurnius lui-même aurait peur de discuter avec elle. Il n'est pas étonnant, en vérité, qu'elle ait été agitée au point de ne pas s'apercevoir qu'elle vous faisait tant de mal. Il faut cacher cela, afin qu'on ne puisse deviner que vous avez été si coupable. Ne possédez-vous aucune écharpe, aucun joli voile que nous puissions jeter sur votre bras en guise d'ornement ? Toutes vos compagnes, je le sais, sont fort bien pourvues de ces objets élégants, qu'on leur donne ou qu'elles achètent ; mais vous semblez vous en soucier fort peu. Voyons cependant.»

Elle se rendit dans le dortoir des esclaves, voisin de sa chambre, et ouvrit la capsa (ou coffre) qui appartenait à Syra ; après en avoir bouleversé en vain le maigre contenu, elle retira du fond un voile carré de l'étoffe la plus riche, magnifiquement brodé et même orné de perles. Syra rougit profondément et la conjura de ne pas l'obliger à porter un objet si peu en rapport avec sa position, d'autant plus que c'était un souvenir de temps plus heureux, longtemps et péniblement conservé. Mais Euphrosyne, désireuse de cacher la faute de sa maîtresse, fut inexorable ; la riche écharpe fut donc gracieusement attachée autour du bras malade.

Cette opération terminée, Syra se dirigea vers la petite salle située en face de la loge du portier, où les esclaves supérieurs pouvaient recevoir leurs amis. Elle tenait à la main une corbeille couverte d'un linge. Au moment où elle franchissait le seuil, un pas léger traversa rapidement la chambre pour venir à sa rencontre. C'était celui d'une jeune fille de seize à dix-sept ans, vêtue pauvrement, mais avec propreté et décence, qui lui jeta les bras autour du cou. Son visage était si joyeux et empreint d'une si vive affection, qu'un spectateur n'aurait jamais soupçonné que ses yeux, toujours privés de lumière, la tenaient séparée du monde extérieur.

«Asseyez-vous, chère Cécilia, dit Syra d'une voix douce en la conduisant à un siège, je vous apporte aujourd'hui un festin de roi : vous allez dîner somptueusement.

- Comment cela ? Cela ne m'arrive-t-il pas tous les jours ?

- Non ; mais aujourd'hui ma maîtresse m'a envoyé un plat recherché de sa table, et je vous l'ai apporté.

- Qu'elle est aimable, chère soeur, et combien vous l'êtes davantage ! Pourquoi n'avoir pas pris votre part de ce plat, qui vous était destiné plutôt qu'à moi ?

- A vrai dire ce m'est un plus grand plaisir de vous voir jouir d'une chose que de la garder pour moi.

- Non, chère Syra, non. Il n'en saurait être ainsi. Si je suis pauvre, c'est par la volonté de Dieu, et je veux chercher à m'y conformer; je ne dois pas plus songer à prendre ma part de la nourriture des riches qu'à me vêtir comme eux, tant que je possède l'habillement du pauvre. J'aime à partager avec vous votre pulmentum, qui m'est donné charitablement, je le sais, par quelqu'un d'aussi pauvre que moi. Grâce à moi, vous avez le mérite de l'aumône ; vous me donnez la consolation de sentir que, devant Dieu, je ne suis toujours qu'une pauvre aveugle. Je crois qu'il m'aimera mieux ainsi que si je me nourrissais avec recherche. Mieux vaut être à la porte avec Lazare qu'assis à la table d'un riche.

- Combien vous êtes meilleure et plus sage que moi, ma chère enfant ! je ferai ce que vous voulez. Je donnerai ce plat à mes compagnes ; en attendant, voici votre très humble repas habituel.

- Merci, merci, chère soeur ; j'attendrai votre retour.»

Syra se rendit à l'appartement des esclaves, et déposa le plat d'argent devant ses jalouses et avides compagnes ; elles en témoignèrent peu d'étonnement, car leur maîtresse avait quelquefois pour elles ces petites attentions. Mais la pauvre et craintive Syra avait eu honte de paraître devant elles avec sa riche écharpe autour du bras. Elle l'enleva avant d'entrer : puis, craignant de déplaire à Euphrosyne, elle la replaça en sortant, aussi bien que possible, à l'aide d'une seule main. En traversant la cour pour aller rejoindre son amie aveugle, elle vit un des nobles convives de sa maîtresse, seul, l'air de mauvaise humeur, s'avancer dans l'atrium et se diriger vers la porte ; afin d'éviter quelque brutalité, ce qui n'était pas rare, elle se cacha derrière une colonne. Elle n'eut pas plus tôt reconnu Fulvius, car c'était lui, sans être remarquée, qu'elle resta immobile, comme clouée sur le sol. Son coeur battait violemment dans sa poitrine, puis frémissait comme s'il allait cesser tout mouvement ; ses genoux s'entrechoquaient ; un frisson courut dans tout son être, tandis que la sueur mouillait son front. Ses yeux, démesurément ouverts, étaient fascinés comme ceux d'un oiseau en face d'un serpent. Elle porta la main à sa poitrine, et y traça le signe de vie ; aussitôt le charme fut rompu. Elle s'enfuit à l'instant sans avoir été observée. A peine disparaissait-elle sans bruit derrière la portière qui fermait l'entrée de l'escalier, que Fulvius, les yeux fixés à terre, atteignit l'endroit qu'elle venait de quitter. Il recula d'un pas, comme effrayé par ce qu'il voyait à ses pieds ; tout son corps tremblait violemment ; mais, revenant à lui par un effort soudain, il s'assura d'un regard qu'il était seul. Oui, personne ne le voyait, excepté Celui dont il ne se préoccupait guère et qui lisait alors dans son coeur dépravé. Il regarda de nouveau cet objet, et se baissa pour le ramasser, non sans hésitation et en retirant sa main à plusieurs reprises. A la fin il entendit quelqu'un s'approcher, et, reconnaissant le pas martial de Sébastien, il enleva précipitamment la riche écharpe qui avait glissé du bras de l'esclave. Il frissonnait en la pliant ; mais quand il aperçut avec horreur les taches encore fraîches du sang qui avait coulé à travers les bandages, il gagna la porte en chancelant et s'enfuit à son logis.

Pâle, malade, incapable de se soutenir, il se rendit dans sa chambre, repoussant avec rudesse les esclaves qui s'empressaient autour de lui, et faisant signe à son fidèle domestique de le suivre seul et de barrer la porte. Sur la table une lampe répandait une vive clarté ; Fulvius y jeta l'écharpe brodée sans ajouter un mot, et désigna du doigt les taches de sang. L'homme au visage sombre resta muet; ses traits farouches prirent une teinte livide, tandis que son maître était blême de terreur.

«C'est la même, sans aucun doute, dit à la fin le serviteur dans une langue étrangère ; mais celle qui la portait est très certainement morte.

- En êtes-vous bien sûr, Eurotas ? demanda le maître en jetant sur lui les regards perdants d'un faucon.

- Aussi sûr qu'un homme peut l'être d'une chose qu'il n'a pas vue lui-même. Où avez-vous trouvé cela ? D'où vient ce sang ?

- Je vous dirai tout demain ; car je suis trop souffrant ce soir. Quant à ces taches, qui étaient fraîches lorsque j'ai ramassé l'écharpe, je ne sais d'où elles proviennent, à moins qu'elles ne soient les signes de la vengeance, ou la vengeance elle-même, aussi terrible que les Furies savent l'inventer, et la plus cruelle qu'elles puissent déchaîner contre nous. Il y a longtemps que ce sang a été versé.

- Bah ! bah ! nous n'avons pas le temps de nous occuper de pareilles rêveries. Quelqu'un vous a-t-il vu ramasser le... la chose en question ?

- Non, personne, j'en suis certain.

- Alors nous sommes sauvés. Il vaut mieux qu'elle soit en notre pouvoir qu'en des mains étrangères. Le repos et une nuit tranquille seront de meilleurs conseillers.

- C'est vrai, Eurotas, mais vous passerez cette nuit dans ma chambre.»

Ils se jetèrent tous deux sur leurs couches : Fulvius, sur un lit somptueux ; Eurotas, sur un autre, plus petit et fort bas, d'où, appuyé sur son coude, il considéra longtemps à la lueur de la lampe, et d'un oeil sombre et vigilant, le sommeil troublé du jeune homme. Il était à la fois son mauvais génie et son gardien fidèle. Fulvius s'agite, gémit en dormant ; car il est oppressé par les rêves les plus sinistres. Il aperçoit d'abord au loin une cité magnifique, traversée par une rivière dont les flots étincellent comme le cristal. Une galère lève l'ancre, et sur le pont une figure agite vers lui, en signe d'adieu, une écharpe brodée. La scène change : le vaisseau est au milieu de la mer, et lutte contre une tempête furieuse, tandis qu'au sommet du mât flotte la même écharpe, semblable à une oriflamme immobile au souffle de la brise ; soudain on entend un cri d'angoisse ; le navire s'entr'ouvre sur un rocher et s'enfonce lentement dans l'abîme. Mais à l'extrémité du mât, le tranquille pavillon, environné d'une troupe bruyante d'oiseaux de mer, domine encore les vagues. Puis un fantôme aux ailes noires se précipite, une torche à la main, et l'arrache du mât ; interrompant sa course rapide, il le déploie aux yeux de Fulvius, avec une contenance irritée et sévère. Il v peut lire, écrit en lettres de feu, Némésis (Vengeance) ! Mais il est temps de rejoindre nos autres connaissances dans la maison de Fabius.

Syra, après avoir entendu la porte se fermer sur Fulvius, se recueillit un instant, offrit à Dieu une prière secrète, et alla rejoindre son amie aveugle, qui, ayant terminé son frugal repas, attendait patiemment son retour. Elle commença donc à lui rendre les devoirs quotidiens de la charité et de l'hospitalité, apporta de l'eau, lui lava les mains et les pied, selon l'usage des chrétiens, peigna et arrangea sa chevelure, comme si la pauvre enfant était sa propre fille. En vérité, bien qu'à peine plus âgée qu'elle, ses regards étaient si tendres pour cette pauvre amie vers laquelle elle se penchait avec tant d'affection, ses accents étaient si doux, et ses mouvements si maternels, qu'on l'aurait prise pour une mère s'occupant de sa fille, et non pour une esclave servant une mendiante. Et cette mendiante aussi paraissait si heureuse, elle parlait avec tant de gaieté, et disait de si charmantes choses, que Syra s'attardait à son ouvrage pour l'écouter et la contempler encore.

A ce moment Agnès, fidèle au rendez-vous, arriva avec Fabiola, qui avait insisté pour l'accompagner jusqu'à la porte. Mais lorsqu'elle souleva doucement la portière, et aperçut le spectacle qui s'offrit à ses regards, elle fit signe à Fabiola de le contempler, en lui enjoignant d'un geste le silence. La jeune esclave était en face, à ses côtés son esclave volontaire se croyait à l'abri de tous les regards. Le coeur de Fabiola fut ému ; jamais elle ne s'était imaginé qu'il existât sur la terre rien de tel que l'amour désintéressé entre des étrangers ; quant à la charité, c'était là un mot inconnu à la Grèce et à Rome. Elle se retira tranquillement les yeux humides, et dit à Agnès en prenant congé : «Je m'en vais ; cette fille, vous le savez, m'a prouvé cet après-midi qu'un esclave peut avoir une opinion. Je viens d'apprendre qu'elle peut avoir un coeur. J'étais stupéfaite, il y a quelques heures, lorsque vous me demandiez si je pouvais aimer une esclave ; je crois maintenant que je pourrais presque aimer Syra, et je regrette à demi d'avoir consenti à m'en séparer.»

Comme Fabiola retournait sur ses pas à travers la cour, Agnès entra dans la chambre et dit en riant : «Cécilia, j'ai enfin découvert votre secret. Voici donc l'amie qui vous donne ces repas, selon vous, toujours préférables aux miens, que vous ne voulez jamais partager chez moi. Eh bien, si le dîner n'est pas meilleur, dans tous les cas je reconnais que vous avez trouvé une meilleure hôtesse.

- Oh ! ne dites pas cela, douce Agnès, répondit l'aveugle : car c'est bien le dîner qui est le meilleur. Vous avez beaucoup d'occasions d'exercer la charité ; mais une pauvre esclave ne peut le faire qu'en découvrant une pauvre fille comme moi, plus pauvre et plus abandonnée qu'elle. Cette pensée me fait trouver son repas plus exquis.

- Vous avez raison, dit Agnès, et je ne suis pas fâchée de vous voir ici afin que vous entendiez la bonne nouvelle que j'apporte à Syra. Fabiola m'a permis de devenir votre maîtresse, Syra, et de vous emmener avec moi. Demain vous serez libre, et vous deviendrez ma soeur bien-aimée.»

Cécilia battit joyeusement des mains, et, jetant les bras autour du cou de l'esclave : «Oh ! quel bonheur ! s'écria-t-elle. Que vous allez être heureuse maintenant, chère Syra !»

Syra, profondément troublée, répondit d'une voix émue : «O bonne et douce dame, avec quelle générosité vous vous préoccupez d'une pauvre esclave comme moi ! Pardonnez-moi si je vous conjure de me laisser telle que je suis ; chère Cécilia, je vous assure qu'ici je me trouve très heureuse.

- Mais pourquoi vouloir rester ? demanda Agnès.

- Parce que, répondit-elle, il est plus parfait de ne pas abandonner la position à laquelle Dieu nous a appelés (1). J'avoue que ce n'est pas celle où je suis née, et que d'autres m'y ont amenée.» Des sanglots l'interrompirent pour un instant ; puis elle continua : «Il n'en est que plus clair pour moi que Dieu veut que je le serve ainsi. Comment puis-je sonder à m'éloigner ?

- Eh bien, dit Agnès avec plus d'ardeur encore, nous pourrons facilement arranger cela. Je ne vous affranchirai pas, et vous serez mon esclave. Ce sera tout à fait la même chose.

- Non, non, dit Syra en souriant, pas le moins du monde. Notre grand Apôtre nous instruit par ces paroles : «Serviteurs, soyez soumis en toute crainte à vos maîtres, non seulement à ceux qui sont bons et modérés, mais même à ceux qui sont rudes et fâcheux (2)». Je suis bien loin de dire que ma maîtresse est un de ces derniers ; mais vous, noble Agnès, vous êtes trop bonne et trop douce pour moi. Où serait ma croix, si je vivais auprès de vous ? Vous ignorez combien mon caractère est orgueilleux et opiniâtre ; je craindrais pour moi-même, si j'étais à l'abri de la douleur et de l'humiliation».

Agnès était presque vaincue; mais elle aspirait plus vivement que jamais à posséder un pareil trésor de vertu, et dit : «Je vois, Syra, qu'aucun motif d'intérêt ne peut vous émouvoir : il me faut donc employer des arguments plus égoïstes. Je désire vous avoir près de moi, afin de profiter de vos avis et vos exemples. Allons, vous ne repousserez pas une pareille requête ?

- égoïste ! reprit l'esclave, vous ne le serez jamais. A cause de cela j'en appellerai à vous-méme de votre demande. Vous connaissez Fabiola et vous l'aimez. Quelle âme noble, et quelle riche intelligence ! Quelles grandes qualités et quels talents supérieurs, s'ils étaient éclairés de la lumière de la foi ! Avec quel soin jaloux elle veille à conserver en elle cette perle des vertus, que seules nous savons estimer à son prix ! Quelle chrétienne véritablement grande elle ferait !

- Continuez, pour l'amour de Dieu, chère Syra, s'écria Agnès avec vivacité ; avez-vous cet espoir ?

- C'est l'objet de mes prières nuit et jour ; c'est la pensée, le but et l'occupation de ma vie. Je veux essayer de la gagner par la patience, par l'assiduité et même par des discussions aussi extraordinaires que celle que nous avons eue aujourd'hui. Et lorsque j'aurai emplové tous les moyens, une dernière ressource me restera encore.

- Quelle est-elle ? demandèrent les deux jeunes filles.

- C'est de donner ma vie pour sa conversion. Je sais qu'une pauvre créature comme moi a peu de chance d'arriver au martyre. Toutefois on dit qu'il se prépare une persécution plus violente ; peut-être ne dédaignera-t-elle pas de si humbles victimes. Qu'il arrive ce qu'il plaît à Dieu, je place entre ses mains la vie que j'offre pour sauver son âme. Oh ! vous, la plus chère et la meilleure des maîtresses, s'écria-t-elle en se jetant aux genoux d'Agnès et arrosant ses mains de larmes, je vous en prie, ne vous placez pas entre moi et le but de mes efforts.

- Vous avez vaincu, Syra, ma soeur, dit Agnès (oh ! je vous en prie, ne me donnez plus un autre nom) ; restez à votre poste, une vertu si sincère, si généreuse, triomphera ; elle est trop sublime pour s'exercer dans une sphère aussi humble que celle de ma famille.

- Et moi, pour ma part, ajouta Cécilia avec une gravité comique, je prétends qu'elle a dit ce soir une très vilaine chose, et mis notre crédulité à l'épreuve.

- Qu'est-ce donc, chère Cécilia ? dit Syra en riant.

- N'avez-vous pas dit que j'étais plus sage et meilleure que vous, parce que j'avais refusé de manger de je ne sais quel mets délicat qui aurait flatté mon palais pour quelques minutes, tout en me faisant commettre un acte de gourmandise ; tandis que vous abandonnez votre liberté, votre bonheur, le libre exercice de votre religion, que vous offrez votre vie elle-même, pour sauver celle qui vous tyrannise et vous opprime ? Oh ! n'avez-vous pas honte de me parler ainsi ?» Un esclave vint annoncer que la litière d'Agnès attendait à la porte. Celui qui aurait pu voir les adieux touchants de ces trois jeunes filles, la noble patricienne, l'esclave et la mendiante, se serait écrié avec raison, ainsi que bien des gens l'avaient déjà fait : «Voyez comme ces chrétiens s'aiment entre eux !»


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(1)  I. Cor. VII, 24.

(2)  Petr. II, 14.