Le Traité du Saint-Esprit
par Mgr Gaume
Tome 2
Table des Chapitres
Existence de Dieu. - Preuves et nécessité de ce dogme. - Dieu, c’est la Trinité. - Prouver le dogme de la Trinité, c’est prouver la divinité du Saint-Esprit. - Développements. - Preuves indirectes de la Trinité : la n otion de l’être, les créatures matérielles et les créatures raisonnables. - Nécessité et influence de ce dogme.
Dieu, la Trinité, la divinité du Saint-Esprit ! Dans la langue de la révélation comme dans la foi des peuples, ces trois vérités sont tellement unies, que la certitude de la première implique la certitude des deux autres. Or, Dieu existe avec tous les attributs qu’adore le genre humain.
Avant tous les siècles, par delà tous les mondes, il est UN ÊTRE personnel, éternel, infini, immuable, qui est à Lui-même Son principe et Sa félicité. Être toujours fécond, Il est la vie de toutes les vies, le centre de tous les mouvements, le commencement et la fin de tout ce qui est. Comme l’Océan contient la goutte d’eau dans son immensité, Il enveloppe dans son sein l’univers et ses créations multiples. Il est au dedans et au dehors ; Il est loin, Il est près : Il est partout. Dans l’astre qui brille au front des cieux, Il y est. Dans l’air qui me fait vivre, Il y est. Dans la chaleur qui m’anime et dans l’eau qui me désaltère ; dans le souffle de la brise et dans le mugissement des vagues ; dans la fleur qui me réjouit et dans l’animal qui me sert ; dans l’esprit et dans la matière ; dans le berceau et dans la tombe ; dans l’atome et dans l’immensité ; dans le bruit et dans le silence : Il y est. Lui toujours, Lui partout.
Il entend tout : et la musique harmonieuse des célestes sphères, et les chants joyeux de l’alouette, et le bourdonnement de l’abeille, et le rugissement du lion, et le pas de la fourmi, et le bruit de la feuille agitée, et la respiration de l’homme, et la prière du juste, et les blasphèmes du méchant.
Il voit tout : et le soleil étincelant aux regards de l’univers, et l’insecte caché sous l’herbe, et le vermisseau enseveli sous l’écorce de l’arbre, et l’imperceptible infusoire perdu dans les abîmes de l’Océan. Il voit et le jeu varié de leurs muscles, et la circulation de leur sang, et les pensées de mon esprit, et les battements de mon cœur, et les besoins du petit oiseau qui demande sa pâture, et les vœux solitaires du faible, et les larmes de l’opprimé. Il gouverne tout : et l’innombrable armée des cieux, et les saisons, et les vents, et les tempêtes, et les siècles, et les peuples, et les passions humaines, et les puissances des ténèbres, et les créatures privées de raison, et les êtres doués d’intelligence. Il nourrit, Il réchauffe, Il loge, Il habille, Il protège, Il conserve tout ce qui respire ; car tout ce qui respire ne respire que par Lui et ne doit respirer que pour Lui.
Source éternelle du vrai, règle immuable du bien, Il donne à l’homme la lumière pour le connaître, la force pour l’accomplir. Dans Son infaillible balance, Il pèse les actions des rois et des sujets, des particuliers et des peuples. Rémunérateur suprême de la vertu et vengeur incorruptible du vice, Il cite à Son tribunal le faible et le puissant, et le juste qui l’adore et l’impie qui l’outrage. Aux uns des châtiments sans miséricorde et sans espoir, aux autres une félicité sans mélange et sans fin.
Être au-dessus de tous les êtres, créateur et modérateur de l’univers, tout proclame Votre existence ; et les magnificences du ciel, et l’éblouissante parure de la terre, et l’obéissance filiale des flots irrités, et les vertus de l’homme de bien, et les châtiments du coupable, et la démence même de l’athée. Ce qui parle Vous loue par ses acclamations ; ce qui est muet, par son silence. Tout révère Votre majesté, et la nature vivante, et la nature morte. A Vous s’adressent toutes les douleurs ; vers Vous s’élèvent toutes les prières. Créateur, conservateur, modérateur, père, juge, rémunérateur et vengeur, tous les noms de puissance, de sagesse, d’amour, d’indépendance et de justice, Vous sont donnés ; tous Vous conviennent, et cependant aucun ne saurait Vous nommer. Être au-dessus de tous les êtres, ce Nom est le seul qui ne soit pas indigne de Vous : EGO SUM QUI SUM.
Un être au-dessus de tous les êtres, un Dieu auteur et régulateur suprême du monde et des siècles, tel est le dogme fondamental que proclame l’univers et devant lequel se sont inclinées, le front dans la poussière, toutes les générations qui, depuis six mille ans, ont passé sur la face du globe. Contre ce fait, sur lequel repose, comme l’édifice sur sa base, la foi du genre humain, que prouvent et que peuvent les dénégations de l’athée ? Ce qu’elles prouvent ? Ce que prouve une voix discordante dans un vaste concert. On la fait taire ou elle revient à l’unisson, et, sans elle ou avec elle, le concert continue. Ce qu’elles peuvent ? Ce que peut le faible trait, décoché en passant par l’Arabe fugitif, contre la pyramide du désert. L’Arabe disparaît, et la pyramide demeure.
A son tour, que nous veut la philosophie rationaliste avec son dieu de fabrique humaine, son dieu soliveau, son dieu néant ? Être de raison ou plutôt de déraison, dieu impersonnel, sourd, muet, indifférent aux œuvres et aux besoins de ses créatures ; produit variable de la pensée individuelle : non, tel n’est pas, tel ne fut à aucune époque et sous aucun climat, le Dieu du genre humain. Son histoire en témoigne». «Jamais, dit un homme qui la connut à fond, jamais les nations ne tombèrent si bas dans le culte des idoles, qu’elles aient perdu la connaissance, plus ou moins explicite, d’un seul vrai Dieu, Créateur de toutes choses » (Saint Augustin, contra Faust., lib. XX, n. 19 ; Id., Lactance, De errore.).
Le dogme de l’unité de Dieu n’est pas vrai seulement parce qu’il a autant de témoins qu’il y a d’astres dans le firmament et de brins d’herbe sur la terre ; il est encore vrai parce qu’il est nécessaire. Ce qu’est le soleil dans le monde physique, Dieu l’est à tous égards, et plus encore, dans le monde moral. Qu’au lieu de continuer à verser sur le globe ses torrents de lumière et de chaleur, le soleil vienne tout à coup à s’éteindre : imaginez ce que devient la nature. A l’instant, la végétation s’arrête ; les fleuves et les mers deviennent des plaines de glace ; la terre se durcit comme le rocher ; tous les animaux malfaisants, que la lumière enchaîne dans leurs antres ténébreux, sortent de leurs repaires et s’appellent au carnage ; le trouble et l’épouvante s’emparent de l’homme, partout règne la confusion, le désespoir, la mort : quelques jours suffisent pour ramener le monde au chaos.
Que Dieu, soleil nécessaire des intelligences, vienne à disparaître. Aussitôt la vie morale s’éteint. Toutes les notions du bien et du mal s’effacent ; l’erreur et la vérité, le juste et l’injuste, se confondent dans le droit du plus fort . Au milieu de ces ténèbres, toutes les hideuses cupidités, assoupies dans le cœur de l’homme, se réveillent, et, sans crainte comme sans remords, se disputent les lambeaux mutilés des fortunes, des cités et des empires ; la guerre est partout, la guerre de tous contre tous, et le monde n’est plus qu’une caverne de voleurs et d’assassins.
Ce spectacle, l’œil de l’homme ne l’a jamais vu, pas plus qu’il n’a vu l’univers sans l’astre qui le vivifie. Mais ce qu’il a vu, c’est un monde où, semblable au soleil voilé par d’épais nuages, l’idée de Dieu ne jetait plus qu’une lueur incertaine. Au travers des ténèbres dans lesquelles ils s’étaient volontairement ensevelis, les peuples païens n’apercevaient qu’indistinctement l’unité incommunicable de la divine essence. Parce que le flambeau qui devait la diriger vacillait au vent des passions, des intérêts et des opinions, leur marche intellectuelle et morale fut tour à tour chancelante, absurde, rétrograde : les dieux égaraient l’homme.
Des tâtonnements éternels sur les questions les plus importantes et les plus simples, des superstitions grossières et cruelles, des systèmes creux ou immoraux, condamnèrent le genre humain au bagne, vingt fois séculaire, de l’idolâtrie. Là, gisent encore enchaînées les nations modernes, éloignées des zones bénies sur lesquelles rayonne de tout son éclat le dogme tutélaire de l’unité divine. Il n’en peut être autrement : entre l’homme et le mal, il n’y a qu’une barrière, Dieu ; Dieu connu, Dieu respecté. Otez Dieu, l’homme, sans frein et sans règle, devient une bête féroce, qui descend avec délices jusqu’aux combats de gladiateurs et aux festins de chair humaine
Par la raison contraire, veut-on empêcher l’homme de tomber dans l’abîme de la dégradation et du malheur ? S’il y est enseveli, veut-on l’en retirer et le conduire au plus haut degré de lumière, de vertu et de félicité ? Trêve de discours, trêve de combinaisons et de systèmes un mot suffit. Dites au grand malade : Il y a un Dieu ; lève-toi et marche en Sa présence. Que le genre humain prenne ce mot au sérieux, en sorte que le dogme souverain de l’unité divine pèse de tout son poids sur les esprits et sur les volontés, et le malade est guéri. Dieu règne, et l’homme est éclairé de la seule lumière qui ne soit pas trompeuse ; il est vertueux de la seule vertu qui ne soit pas un masque ; il est heureux du seul bonheur qui ne soit pas une déception ; il est libre de la seule liberté qui ne soit ni une honte, ni un crime, ni un mensonge (1).
(1) Ambula coram me et esto perfectus. Gen., XVII, 1. Nous le répétons, avec ce seul mot : Il y a un Dieu, le monde sera guéri ; sinon, non.
Un jour ce mot fut dit sur le genre humain, gangrené de paganisme, dit partout, dit avec une autorité souveraine, et le grand Lazare se leva de sa couche douloureuse, et il couvrit de ses baisers brûlants la main qui l’avait sauvé. Philosophes, politiques, sénat, aréopage, vous tous qui vous donniez, qui vous donnez encore pour les guérisseurs des nations, cette main ne fut pas la vôtre ; elle ne la sera jamais. Chaque jour encore, ce mot souverain est prononcé, en Europe, sur quelque âme malade ; dans les îles lointaines de l’Océanie, sur quelque peuplade anthropophage ; et, de près comme au loin, il produit sous nos yeux le miraculeux effet qu’il produisit il y a dix-huit cents ans. Telle est, constatée par la raison et par l’histoire, la puissance salutaire, par conséquent la vérité du dogme de l’unité de Dieu
Mais qu’est-ce que Dieu ? Dieu, c’est le Père, et l e Fils, et le Saint-Esprit, trois personnes distinctes dans une seule et même divinité . En d’autres termes, Dieu c’est la Trinité ; Il ne peut être autre chose. Interrogé sur ce qu’Il est, Dieu Lui-même a répondu : Je suis Celui qui suis ; Je suis l’Être, l’Être absolu, l’Être sans qualification (Ego sum qui sum. Exod., III, 14.) Or, l’être absolu possède nécessairement tout ce qui constitue l’être, et il le possède dans toute sa perfection. Trois choses constituent l’être : la mesure, le nombre, le poids (Sap. XI, 21).
Dans les êtres matériels, la mesure, c’est le fond ou la substance ; le nombre, c’est la figure qui modifie la substance ; le poids, c’est le lien qui nuit la substance à la figure, et entre elles toutes les parties de l’être. Cherchez dans toute la nature, du cèdre au brin d’herbe, de l’éléphant à la mite, de la montagne au grain de sable, vous ne trouverez pas un seul être qui ne réunisse ces trois choses. Elles sont tellement essentielles, qu’une de moins, l’être ne peut exister, ni même se concevoir. Ainsi, ôtez la substance, qu’avez-vous ? le néant ; la figure ? le néant ; le lien ? le néant (De Gen. ad Litt., lib. IV, c. III).
La mesure, le nombre et le poids ne sont dans les créatures, que parce que Dieu les y a mis. Dieu ne les y a mis, que parce qu’Il les possède, c’est-à-dire parce qu’Il est Lui-même mesure, nombre et poids (S. Aug., Lib. de natur. boni, c. III). Comme nous l’avons vu du dogme de l’unité de Dieu, la Trinité a donc autant de témoins qu’il y a dans l’univers de créatures inanimées, d’astres au firmament, d’atomes dans l’air et de brins d’herbe sur la terre c’est la pensée des plus grands génies.
« Dans toutes les créatures, dit saint Augustin, apparaît le vestige de la Trinité . Chaque ouvrage du divin artisan présente trois choses : l’unité, la beauté, l’ordre . Tout être est un, comme la nature des corps et l’essence des âmes. Cette unité revêt une forme quelconque, comme les figures ou les qualités des corps, les doctrines ou les talents des âmes. Cette unité et cette forme ont entre elles des rapports et sont dans un ordre quelconque. Ainsi, dans les corps, la pesanteur et la position ; dans les âmes, l’amour et le plaisir. Dès lors, puisqu’il est impossible de ne pas entrevoir le Créateur dans le miroir des créatures, nous sommes conduits à connaître la Trinité, dont chaque créature présente un vestige plus ou moins éclatant. En effet, dans cette sublime Trinité est l’origine de tous les êtres, la parfaite beauté, le suprême amour (Id., De Trinit., lib. VI, n. 12. T. VIII, p. 1300, édit. Paris.)
Trinité ! voilà, suivant Lactance, saint Athanase, saint Denys d’Alexandrie, Tertullien-Tertullien (Voir Vitass., De Trinit. qaest. I, art. 1.), le dogme que proclame incessamment, à ceux qui ont des yeux pour entendre, l’universalité des êtres. Les plus nobles le répètent d’une voix plus sonore. Serait-il juste qu’il en fût autrement ? Ne doivent-ils pas un hommage particulier à l’auguste mystère dont le vestige plus éclatant, marqué sur leur front, est la raison même et la mesure de leur noblesse ? Ainsi, le soleil, l’arbre, la source sont des prédicateurs éloquents de la Trinité. Dans l’unité de la même essence, ils nous montrent, l’un : le foyer, le rayon et la chaleur ; l’autre : la racine, le tronc et les branches ; le troisième : le réservoir, l’écoulement et le fleuve (Id.)
Expliquant la doctrine des Pères : « Dans chaque créature, ajoute l’Ange de l’école, se trouvent des choses qui se rapportent nécessairement aux personnes divines, comme à leur cause. En effet, chaque créature a son être propre, sa forme, son ordre ou son poids. Or, en tant que substance créée, elle représente la cause et le principe, et démontre la personne du Père, qui est le principe sans principe. En tant qu’elle a une forme, elle représente le Verbe, comme forme de l’ouvrage conçue par l’ouvrier. En tant qu’elle a l’ordre ou le poids elle représente le Saint-Esprit, comme amour, unissant les êtres entre eux et procédant de la volonté créatrice. A cela se rapportent la mesure, le nombre et le poids : la mesure à la substance de l’être ; le nombre, à la forme ; le poids, à l’ordre».
Si les créatures inanimées, qui sont les dernières dans l’échelle des êtres, présentent le vestige de la Trinité, il est évident que ce vestige doit briller avec plus d’éclat dans les créatures d’un ordre supérieur. Que dis-je ? ce n’est pas seulement le vestige que nous trouverons, c’est l’image . « Tout effet, continue saint Thomas, représente sa cause en partie, mais de manières différentes. Certain effet représente seulement la causalité de la cause, sans indication de la forme. C’est ainsi que la fumée représente le feu. Une telle représentation s’appelle représentation par vestige. C’est avec raison, car le vestige prouve qu’un être a passé par là ; mais il ne dit pas quel il est. Certain effet représente la cause quant à la ressemblance. Ainsi le feu engendré représente le feu générateur, la statue de Mercure, Mercure. Cette représentation s’appelle représentation par image.
« Or, les processions des personnes divines se considèrent suivant les actes de l’intellect et de la volonté. En effet, le Fils procède comme la parole de l’intellect ; le Saint-Esprit, comme l’amour de la volonté. Il en résulte que, dans les créatures raisonnables, douée d’intellect et de volonté, se trouve la représentation de la Trinité par forme d’image, puisqu’on trouve en elles le Verbe conçu et l’amour procédant». Il en résulte encore que le dogme de la Trinité a autant de miroirs qu’il y a d’anges dans le ciel, de démons dans l’enfer, et d’hommes venus ou à venir sur la terre, depuis le commencement du monde jusqu’à la fin.
En résumé, ce qui, dans les créatures inanimées, est mesure, nombre et poids, s’appelle dans les créatures raisonnables puissance, sagesse, amour ; et en Dieu, Père ou puissance, Fils ou sagesse, Saint-Esprit ou amour mutuel du Père et du Fils. Ces trois choses : puissance, sagesse, amour, sont tellement essentielles en Dieu, qu’une de moins, Dieu n’est pas et ne peut pas même se concevoir. Si vous lui ôtez la puissance, qu’avez-vous ? le néant. La sagesse ? le néant. L’amour ? (1) le néant ? Nous avons ajouté que Dieu possède les trois conditions essentielles de l’être dans toute leur perfection. Or, dans l’être proprement dit, la perfection de ces conditions, c’est d’être réelles, substantielles, subsistantes par elles-mêmes ; en un mot, de vraies hypostases ou personnes distinctes.
(1) De là, le mot de saint Jérôme : Sans le Saint-Esprit, le mystère de la Trinité est i ncomplet : Absque enim Spirite sancto, imperfectum est mysterium Trinitatis. Ad Hedibian,, opp. t. IV, p. 189.
En attendant les preuves directes du dogme de la Trinité, cela soit dit, non pour démontrer ce qui est indémontrable, mais pour montrer que l’auguste mystère n’a rien de contraire à la raison, et que même la vraie philosophie en soupçonne l’existence, avant d’en avoir la certitude (S. Th., ibid., ad 1.) Ainsi Dieu l’a voulu. Et pourquoi ? D’une part, afin de ne jamais se laisser sans témoignage, en imprimant Ses vestiges ou Son image dans toutes les créatures ; d’autre part, afin de donner aux hommes, et spécialement aux nations chrétiennes, le moyen d’atteindre leur perfection, en prenant pour modèle la Puissance infinie, la Sagesse infinie, l’Amour infini.
En effet, si le dogme de l’unité de Dieu fut le soleil du monde judaïque, le dogme de la Trinité est le soleil du monde évangélique. Or, ce qu’est la rose en bouton à la rose épanouie, le dogme de l’unité de Dieu l’est au dogme de la Trinité . Marcher en la présence d’un Dieu en trois personnes, clairement connu, est donc pour les peuples chrétiens la loi de leur être et la condition de leur supériorité. C’est la loi de leur être. Viennent-ils à l’oublier ou à la méconnaître ? Sur-le-champ ils tombent des hauteurs lumineuses du Calvaire, et, rétrogradant de quarante siècles, ils se replongent dans les ténèbres du Sinaï. Là ne s’arrête pas leur chute. Un peuple chrétien ne peut cesser de l’être, sans descendre au-dessous du juif, au-dessous du mahométan, sans devenir une race dégradée qui n’a pas de nom dans la langue humaine.
C’est la condition de leur supériorité. La perfection intellectuelle et morale d’une société est toujours en raison directe de la notion qu’elle a de Dieu. Autant la connaissance claire de l’unité divine éleva les enfants d’Israël au-dessus des nations païennes, autant la révélation de la Trinité élève les peuples chrétiens au-dessus du peuple juif. Que les sociétés baptisées le sachent ou qu’elles l’ignorent, qu’elles le croient ou qu’elles le nient, c’est dans les profondeurs de ce dogme éternellement fécond, que se trouve la source cachée de leur supériorité, sous tous les rapports. La Trinité est le pivot du christianisme , par conséquent la première assise des sociétés, nées du christianisme. Otez ce dogme, et l’Incarnation du Verbe n’est plus qu’une chimère ; la Rédemption du monde, une chimère ; l’Effusion du Saint-Esprit, une chimère ; la communication de la grâce, une chimère ; les sacrements, une chimère ; le christianisme tout entier, une chimère ; et la société, une ruine.
CHAPITRE II
(SUITE DU PRECEDENT.)
Preuves directes de la Trinité : la Bible. - Le mon de, l’homme, le chrétien : trois créations qui révèlent le mystère de la Trinité. - Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre, et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux : formule de la création du monde physique. - Explication de saint Augustin. - Faisons l’homme à Notre image : formule de la création de l’homme. - Explication de saint Thomas, de saint Chrysostome, de saint Augustin, de Bossuet. - Manifestations multiples de la Trinité. - Passage de M. Drach. - Je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit : formule de la création du chrétien. - Explication. - Autant de preuves de la Trinité, autant de preuves de la divinité du Saint-Esprit.
Voir l’auguste Trinité dans le miroir des créatures n’est pas plus une illusion que de reconnaître l’arbre à ses fruits ou l’ouvrier dans son ouvrage. Aussi, les aperçus et les raisonnements des grands génies que nous venons de citer sont confirmés authentiquement par le Créateur Lui-même. Trois chefs-d’œuvre résument, à nos yeux, Son œuvre extérieure : le monde matériel, l’homme, le chrétien. Or, comme le fabricant marque de son empreinte chaque produit de son industrie et donne ainsi son adresse au public ; Dieu lui-même nous dit qu’Il S’est gravé en caractères ineffaçables sur chacun de Ses chefs-d’œuvre, de manière à Se déclarer l’auteur de tous les êtres et Se manifester à quiconque possède des yeux pour voir et un esprit pour comprendre.
« Je ne rougis point de l’Évangile, dit saint Paul, parce qu’il est la vertu de Dieu, pour sauver ceux qui croient. C’est là aussi que nous est révélée la colère de Dieu, qui éclatera du ciel contre toute l’impiété et l’injustice de ces hommes, qui retiennent injustement la vérité de Dieu ; car ce qu’on peut connaître de Dieu leur est connu : Dieu Lui-même le leur a manifesté. En effet, les choses qui sont invisibles en Lui, ainsi que Son éternelle puissance et Sa divinité, sont devenues visibles dans le miroir de la création, de telle sorte qu’ils sont inexcusables, puisque, ayant connu Dieu, ils ne L’ont point glorifié comme Dieu. » (Ad Rom., I 16-21.)
Voulons-nous voir combien est légitime cette colère inspirée contre les négateurs ou les contempteurs de la Trinité ? Étudions la conduite de Dieu Lui-même. Il veut que Son premier organe, Moïse, commence l’histoire du monde par la révélation de la Trinité créatrice. « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre ; et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux. » (Gen., s, 1, 2.) Sur quoi le plus autorisé, comme le plus profond des interprètes, saint Augustin, s’exprime ainsi : « Au moment même où la création en bloc fut appelée du néant, sous le nom de ciel et de terre, pour indiquer ce qui devait être fait, la Trinité du Créateur est insinuée. L’Écriture dit : Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre. Or, sous le nom de Dieu, nous comprenons le Père ; sous le nom de Principe, le Fils, qui n’est pas principe pour le Père, mais pour toutes les créatures. Lorsque l’Écriture ajoute : Et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux, nous avons la révélation complète de la Trinité ; car ce mot indique la puissance souveraine du Saint-Esprit ». (De Gen., ad Litt., lib. 1, n. 12 et 13.).
Non contente de s’être révélée dans la création de la masse matérielle, la Trinité se révèle à chaque ouvrage particulier qu’elle en tire. C’est encore la pensée du grand évêque d’Hippone : «Dans la manipulation et le perfectionnement de la matière, pour en former des créatures distinctes, la même Trinité s’insinue. Dans ces mots : Dieu dit , nous avons le Verbe ou la parole, et le Générateur du Verbe ; et dans ceux-ci : Dieu vit que cela était bon , nous avons la Bonté infinie, le Saint-Esprit, par qui seul plaît à Dieu tout ce qui Lui plaît». Or, les mêmes paroles reviennent sept fois dans l’œuvre de la création ; c’est donc sept fois la proclamation du dogme de la trinité ; sept fois l’affirmation divine que le monde matériel, dans son ensemble et dans chacune de s es parties, porte le cachet de son auteur.
Écoutons un autre commentateur, également remarquable par la pureté de son cœur et par la solidité de sa science : «Le livre qui contient l’origine des choses, dit l’abbé Rupert, commence par ces mots : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Puisque la création elle-même est le commencement du monde ; pourquoi est-il dit : Au commencement Dieu créa ? C’est la même chose que s’il était dit : Au commencement Il commença. Si on le prend ici dans le sens vulgaire, le mot commencement forme une tautologie ridicule. On est donc bien fondé à le prendre pour un nom propre du Fils. Lui-même le veut ainsi, puisque, interrogé par les Juifs qui Lui disaient : Qui êtes-vous ? Il répondit : Je suis le Commencement ou le Principe, Moi qui vous parle.
En effet, c’est vraiment dans le Principe que Dieu créa le ciel et la terre ; puisque toutes choses ont été faites par Lui. L’Écriture elle-même confirme cette interprétation, lorsqu’elle dit ailleurs : Vous avez fait toutes choses par la Sagesse. Or, cette sagesse n’est autre que le Verbe-Dieu qui, comme nous venons de le voir s’appelle Lui-même le Principe.
Et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux. La matière existe, mais elle est informe ; il faut donner la vie et la beauté, L’Esprit de Dieu fait pour elle ce que l’oiseau, par sa chaleur, fait sur le petit renfermé dans l’œuf ; il l’échauffe, il l’anime, il le vivifie, il en fait un être doué de toutes ses perfections. Que pensez-vous qu’est cet Esprit de Dieu, sinon l’Amour même de Dieu, Amour, non d’affection, mais Amour substantiel , vie et vertu vivante, demeurant dans le Père et dans le Fils, procédant de l’un et de l’autre et consubstantiel à l’un et à l’autre ? (Corn. a Lapid. in hunc loc.)
Or, il se portait sur les eaux, par conséquent sur la terre renfermée dans leur sein, parce que le Créateur était attiré par un immense amour vers Sa créature ; et, ne pouvant être Lui-même ce qu’Il avait créé, Il voulait en tirer des êtres capables de s’unir à Lui. Cette Bonté, cet Amour du Créateur, c’est le Saint-Esprit lui-même. «En tête du Livre des livres, est donc splendidement inscrit le dogme de la Trinité créatrice. Dans le nom de Dieu nous voyons le Père ; dans le nom du Principe, le Fils ; dans celui qui est porté sur les eaux, le Saint-Esprit». (De Trinit. et operib. ejus, lib. XLII ; in Gen., lib. I, c. III et IX.)
Comme preuve de cette interprétation si nette et si autorisée, les interprètes les plus habiles dans la langue hébraïque font valoir l’anomalie grammaticale du texte hébreu. Littéralement il doit se traduire : dans le principe les Dieux créa. Pourquoi cette forme étrange ? Parce que la pensée doit l’emporter sur les mots, et que devant la volonté souveraine de Celui qui, dans la première parole inspirée de Son premier organe, veut révéler Sa divine essence, doivent fléchir toutes les lois de la grammaire. Elohim, les dieux, au pluriel, indique en Dieu la pluralité (les personnes ; comme l’unité d’essence est indiquée par le verbe singulier Bara, créa. Corn. a Lapid. In Gen., I, 1.)
L’histoire de la création du monde matériel commence donc par la révélation du dogme de la Trinité. De la même manière commence l’histoire de la création de l’homme. Faisons l’homme à Notre image et ressemblance, dit le Créateur (Gen., I, 26.) ; et le divin ouvrier se burine Lui-même en caractères indélébiles, jusque dans l’essence de cette nouvelle créature.
Remarquons d’abord la profondeur du langage biblique : ces deux mots image et ressemblance ne sont pas une répétition inutile. L’un est le préambule de l’autre. Tous deux réunis révèlent à l’homme et ses rapports avec Dieu et le but de sa vie.
Au Père de la race humaine et à chacun de ses descendants, ils disent : «Doué de la triple faculté de te souvenir, de connaître et d’aimer, tu es fait à l’image du Dieu Trinité. Cette image est empreinte jusque dans les profondeurs de ton être. Juif, païen, catholique, hérétique, juste ou pécheur, qui que tu sois et quoi que tu fasses, tant qu’il sera vrai que tu es homme, il sera vrai que tu es l’image de Dieu. Damné, tu la porteras dans l’enfer, et les flammes éternelles la brûleront sans la détruire. » (S. Bern., serI de Annuntiat.)
« La conserver n’est pas le but de ta vie ; c’est de la perfectionner, jusqu’à former en toi la ressemblance avec Dieu . Telle est la loi de ton être et la condition de ton bonheur. Pêcheur, tu perds cette ressemblance ; juste sur la terre, tu l’as, mais imparfaite ; saint dans le ciel, tu la posséderas dans sa perfection. Alors, et alors seulement, tu pourras dire : J’ai atteint le but de ma création ; je suis semblable à Dieu». (S. Th., I p., q. XCIII, art. 8, ad 3.)
Si nulle doctrine n’est plus lumineuse, nulle n’est plus certaine. «A l’image de Dieu imprimée dans mon âme, dit saint Basile, je dois l’usage de la raison ; à la grâce d’être chrétien, la ressemblance avec Dieu». Et saint Jérôme (S Basil. homil. x in hexæm): «Il faut remarquer que l’image seulement est faite en nous : par la création ; la ressemblance, par le baptême» (S. Hier., in illud Ezech., c. XXVII, In signaculum...). Et saint Chrysostome : «Dieu dit image , à cause de l’empire de l’homme sur toutes les créatures ; ressemblance, afin que dans la mesure de nos forces nous nous rendions semblables à Dieu par la mansuétude par la douceur, par la vertu suivant le précepte de Jésus-Christ Lui-même : Soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux» (St. Chrysost. in cap. I Gen., homil. IX, n. 3). Magnifique labeur, dont saint Jean fait briller à nos yeux : le complément éternel, quand il écrit. Bien-aimés, maintenant nous sommes les enfants de Dieu ; mais on ne sait encore : ce que nous serons : Nous savons seulement que lorsqu’il apparaîtra, nous Lui serons semblables. Jean, III,2.
Mais en quoi, consiste cette image de la Trinité que nous portons en nous-mêmes ? Au nom, de tous, laissons parler deux grands maîtres de la doctrine : saint Augustin et Bossuet. «En nous occupant de la création, dit le premier, nous avons, autant qu’il dépendait de nous, averti ceux qui cherchent la raison des choses, d’appliquer toute la force de leur esprit à considérer les perfections invisibles de Dieu, dans ses œuvres extérieures, et principalement dans la créature raisonnable, qui a été faite à l’image de Dieu. Là, comme dans un miroir ils verront, s’ils sont capables de voir, la Trinité divine dans nos trois facultés : la mémoire, l’intelligence et la volonté.
« Quiconque distingue clairement ces trois choses, gravées dans son âme par la main du Créateur, et qui remarque combien il est grand de voir dans cette âme créée, la nature immuable de Dieu rappelée, vue, aimée ; car on se souvient par la mémoire, on voit par l’intelligence, on aime par la charité : celui-là, sans contredit, trouve en lui-même l’image de la Trinité. Trinité souveraine, objet éternel de la mémoire, de l’intelligence et de l’amour, que la vie tout entière, doit avoir pour but de rappeler, de contempler et d’aimer» (De Trinit., lib. XV, n. 33).
Après l’évêque d’Hippone, écoutons l’évêque de Meaux. Retraçant à l’homme l’image auguste qu’il porte en lui-même et le conjurant d’en faire l’objet continuel de son imitation : «Cette Trinité, dit Bossuet, incréée, souveraine, toute puissante, incompréhensible, afin de nous donner quelque idée de Sa perfection infinie, a fait une Trinité créée sur la terre... Si vous voulez savoir quelle est cette Trinité créée dont je parle, rentrez en vous-mêmes, et vous la verrez ; c’est votre âme.
« En effet, comme la Trinité très auguste a une source et une fontaine de divinité, ainsi que parlent les Pères grecs, un trésor de vie et d’intelligence, que nous appelons le Père, où le Fils et le Saint-Esprit ne cessent jamais de puiser ; de même l’âme humaine a son trésor qui la rend féconde. Tout ce que les sens lui apportent du dehors, elle le ramasse au dedans ; elle en fait comme un réservoir que nous appelons la mémoire . Et de même que ce trésor infini, c’est-à-dire le Père éternel, contemplant ses propres richesses, produit son Verbe qui est Son image ; ainsi l’âme raisonnable, pleine et enrichie de belles idées, produit cette parole intérieure que nous appelons la pensée, ou la conception, ou le discours qui est la vive image des choses.
« Car ne sentons-nous pas, Chrétiens, que lorsque nous concevons quelque objet, nous nous en faisons nous-mêmes une peinture animée, que l’incomparable saint Augustin appelle le fils de notre cœur : Filius tordis nostri. Enfin, comme, en produisant en nous cette image qui nous donne l’intelligence , nous nous plaisons à entendre, nous aimons par conséquent cette intelligence ; et ainsi de ce trésor qui est la mémoire, et de l’intelligence qu’elle produit, naît une troisième chose qu’on appelle amour , en laquelle sont terminées toutes les opérations de notre âme.
« Ainsi du Père qui est le trésor, et du Fils qui est la raison et l’intelligence, procède cet Esprit infini, qui est le terme de l’opération de l’un et de l’autre. Et comme le Père, ce trésor éternel, se communique sans s’épuiser ; ainsi ce trésor invisible et intérieur que notre âme renferme en son propre sein, ne perd rien en se répandant : car notre mémoire ne s’épuise pas par les conceptions qu’elle enfante ; mais elle demeure toujours féconde, comme Dieu le Père est toujours fécond».
Et ailleurs : « Nous l’avons dit, la Trinité reluit magnifiquement dans la créature raisonnable. Semblable au Père, elle a l’être ; semblable au Fils, elle a l’intelligence ; semblable au Saint-Esprit, elle a l’amour. Semblable au Père et au Fils et au Saint-Esprit, elle a dans son être, dans son intelligence, dans son amour une même félicité et une même vie. Vous ne sauriez lui en rien ôter sans lui ôter tout. Pleureuse créature et parfaitement semblable, si elle s’occupe uniquement de lui. Alors, parfaite dans son être, dans son intelligence, dans son amour, elle entend tout ce qu’elle est, Elle aime tout ce qu’elle entend. Son être et ses opérations sont inséparables. Dieu devient la perfection de son être, la nourriture immortelle de son intelligence et la vie de son amour. Elle ne dit, comme Dieu, qu’une parole qui comprend toute sa sagesse. Comme Dieu, elle ne produit qu’un seul amour, qui embrasse tout son bien. Et tout cela ne meurt point en elle. «La grâce survient sur ce fond et relève la nature ; la gloire li est montrée et ajoute son complément à la grâce. Heureuse créature, encore un coup, si elle sait conserver son bonheur ! Homme, tu l’as perdu ! où s’égare ton intelligence ? où se va noyer ton amour ? Hélas ! hélas ! et sans fin hélas ! reviens à ton origine». Reviens ; et, si tu veux connaître ta dignité et le but de ton existence, ne regarde ni le ciel, ni la terre, ni les astres, ni les éléments, ni tout cet univers qui t’environne : regarde-toi, ô homme ! Écoute, non plus la voix qui sort des créatures mais la voix qui vient de toi. Tu es toi-même le prédicateur de la Trinité. Partout où tu te portes, tu en portes l’image. Respecte-la, aime-la, copie-la, fais-toi à Sa ressemblance : ton bonheur est à ce prix. Dans les grands événements qui anarquent la vie de l’homme primitif, la Trinité reparaît. Adam est tombé. « Voilà, disent les divines personnes, Adam devenu semblable à l’un de nous : Ecce Adam factus est quasi unus ex nobis». Autant ces paroles sont .claires, interprétées dans le sens catholique, autant elles sont absurdes, si elles n’indiquent pas la pluralité des personnes divines. Dans ce cas, elles présentent .la signification suivante : voilà Adam devenu semblable à l’un de moi. Satan veut jeter les fondements de la Cité du mal. Pour la bâtir, il réunit les hommes dans les plaines de Sennaar. La ville et la tour qui doit s’élever jusqu’au ciel montent à vue d’œil. Cette entreprise audacieuse provoque une nouvelle manifestation de la Trinité. Comme les trois personnes ont tenu conseil pour créer l’homme, elles se concertent pour le punir. «Venez, se disent-elles ; descendons et confondons leur langage».
A son tour, Dieu veut former la Cité du bien. Abraham en sera la pierre angulaire, et la Trinité lui apparaît. Au milieu de la vallée de Mambré s’élevait la tente du Père des croyants. Un jour, vers l’heure de midi, le charitable patriarche était assis sur sa porte, lorsque, levant les yeux, il voit trois personnages debout devant lui. A ce spectacle, il tombe la face contre terre et adore en disant au singulier : «Seigneur, si j’ai trouvé grâce devant Vous, ne passez pas devant Votre serviteur».
Abraham voit trois personnes, et il n’adore qu’un seul Seigneur, auquel il donne constamment le nom incommunicable de Jéhova. Que signifie ce langage ? Consultons l’oracle, interprète infaillible de l’Écriture, la tradition . «Voici soudain, dit un Père de l’Église, que la Majesté incorporelle descend sur la terre, sous la figure corporelle de trois personnages. Abraham court à leur rencontre. Il tend vers eux ses mains suppliantes, leur baise les genoux et dit. : Seigneur, si j’ai trouvé grâce devant Toi, ne passe pas devant Ton serviteur sans T’arrêter. Vous le voyez, le Père des croyants se précipite à la rencontre de trois, et n’adore qu’un seul : unité en trois, Trinité en un. Voici que la Majesté céleste prend place à la table d’un mortel, accepte un repas, goûte des plats ; et il s’établit une conversation amicale, familière, entre Dieu et un homme. A la vue de ces trois personnages, Abraham comprend le mystère de la sainte Trinité ; et s’il n’adore en eux qu’un seul Seigneur, c’est qu’il n’ignore pas que dans ces trois personnes il n’y a qu’un seul Dieu». De ces manifestations multiples était résultée, chez les Juifs, la connaissance certaine du dogme fondamental de la foi du genre humain, dans l’ancienne alliance comme dans la nouvelle. «Les hommes éclairés, parmi les Hébreux, dit saint Épiphane si profondément instruit des choses de sa nation, enseignèrent de tout temps, et avec une entière certitude, la Trinité dans une unique essence divine».
Un autre enfant d’Israël, non moins versé dans l’histoire religieuse de la synagogue, M. Drach , s’exprime ainsi : «Dans les quatre Évangiles, on ne remarque pas plus la Révélation nouvelle de la sainte Trinité, point fondamental et pivot de toute la religion chrétienne , que celle de toute autre doctrine déjà enseignée dans la synagogue, lors de l’avènement du Christ comme, par exemple, le péché originel, la création du monde sans matière préexistante et l’existence de Dieu.
«Quand Notre Seigneur donne à Ses disciples, qu’Il avait tous choisis parmi les Juifs, la mission d’aller prêcher Son saint Évangile aux peuples de la terre, Il leur ordonne de les baptiser au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Il est clair que ces paroles, les seules des quatre Évangiles, où les trois divines personnes soient nommées ensemble en termes aussi exprès, ne sont pas dites comme ayant pour objet de révéler la sainte Trinité. Si le Sauveur prononce ici les noms adorables du Père et du Fils, et du Saint-Esprit, c’est pour prescrire la formule sacramentelle du baptême. La mention du grand mystère en cette circonstance, à l’occasion du baptême, produit sur l’esprit de quiconque lit l’Évangile l’effet d’un article de foi déjà connu et pleinement admis parmi les enfants d’Israël «En un mot, les évangélistes prennent pour point de départ le mystère de l’Incarnation. Ils nous le révèlent et nous prescrivent d’y croire. Quant à celui de la Trinité, qui le précède, qui en est la base dans la foi, ils s’en emparent comme d’un point déjà manifeste, admis dans la croyance de la loi ancienne. Voilà pourquoi ils ne disent nulle part : sachez, croyez qu’il y a trois personnes en Dieu. En effet, quiconque est familiarisé avec ce qu’enseignaient l es anciens docteurs de la synagogue, surtout ceux qui ont vécu avant la venue du Sauveur, sait que la Trinité en un Dieu unique était une vérité admise parmi eux depuis les temps les plus reculés ». (Harmonie de l’Église et de la Synagogue , t. Il, p. 277-279.) Cependant, il est une création plus noble que celle de l’univers matériel, plus noble que celle de l’homme lui-même, c’est la création du chrétien . Comme les deux premières, ce troisième chef-d’œuvre commence par la révélation du dogme de la Trinité . La plénitude des temps est accomplie : le Verbe, par qui tout a été fait, est descendu sur la terre pour régénérer Son ouvrage. Un monde nouveau, plus parfait que l’ancien, doit éclore à sa voix. Lui-même va remonter à Son Père ; mais Ses apôtres ont reçu l’ordre et le pouvoir de continuer cette merveilleuse création. Au moment solennel de Son départ, Il laisse tomber de Ses lèvres divines le nom ineffable de Jéhovah, qu’Il n’avait point encore prononcé dans Son entier, et dont l’énoncé complet devait être, suivant la tradition prophétique de la synagogue, le signal de la rédemption, universelle (1).
(1) La Trinité des personnes en un Dieu unique ne devait être enseignée publiquement, clairement, de l’ave u même des Rabbins, qu’à l’époque de l’avènement du Messie, notre juste, époque où le nom de Yéhova, qui annonce cet augus te mystère, aussi bien que l’Incarnation du Verbe, devait cesser d’être ineffable... Une de leurs antiquestraditions dit en termes formels : La Rédemption s’opérera par le Nom entier Yéhova ; quand une des trois personnes divines, inséparable des deux autres, se sera faite ce que signifie la dernière lettre du nom ineffable : HOMME-DIEU, Drach, ibid., t. II, p, 455.
Il leur dit : «Allez donc, enseignez toutes les nations et baptisez-les au Nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit» (Math., XVIII, 19). Voilà, ou jamais, la parfaite égalité des Trois personnes, même puissance, même vertu sanctifiante dans un seul Nom, c’est-à-dire dans une seule divinité : quoi de plus clair !
Ainsi, l’homme, qui doit son être naturel à l’adorable Trinité, lui devra son être surnaturel. Vie humaine et vie divine lui viennent de la même source. Cette grande vérité sera écrite dans l’acte même de sa double création. Sous tel climat qu’il naisse, pas un .fils d’Adam ne devient Fils de Dieu sans que l’Église, sa mère, lui grave sur le front le cachet indélébile de l’auguste Trinité.
Ce n’est pas assez. Comme, dans l’Ancien Testament, le Dieu en trois personnes multiplia ses apparitions à l’homme primitif ; sous la loi de grâce il les multiplie plus nombreuses et plus claires à l’homme nouveau. Suivez le chrétien depuis le berceau jusqu’à la tombe : il ne saurait faire un pas dans la vie sans rencontrer la Trinité. Baptisé au nom de la Trinité, est-il revêtu de la force et rempli des lumières du Saint-Esprit ? C’est au nom de la Trinité. Reçoit-il la chair vivifiante de son Rédempteur ? C’est au nom de la Trinité. Recouvre-t-il la pureté de l’âme par la rémission de ses fautes ? Est-il fortifié dans les dangers de la dernière lutte ? Devient-il, selon la chair ou selon l’esprit, le père d’une nouvelle famille ? C’est encore au nom de la Trinité. Retourne-t-il à sa dernière demeure terrestre ? Est-il confié à la tombe comme un dépôt inviolable ? C’est toujours au nom de la Trinité.
Ainsi, de tel côté qu’il se tourne, qu’il élève ses regards vers le firmament, qu’il les abaisse vers la terre ou qu’il les concentre sur lui-même, partout l’homme voit briller le dogme auguste d’un Dieu en trois personnes. Pour le nier, il faut qu’il nie l’univers, qu’il nie sa raison, qu’il nie les Écritures, qu’il se nie lui-même, comme homme et comme chrétien. Mais autant de fois il l’affirme, autant de fois il affirme la divinité du Saint Esprit : notre tâche était de l’établir.
CHAPITRE III
PREUVES DIRECTES DE LA DIVINITÉ DU SAINT-ESPRIT
Les noms. - Tous les noms qui ne conviennent qu’à Dieu sont donnés au Saint-Esprit : dans l’Ancien Testament, Jéhovah ; dans le Nouveau, Dieu. Les attributs : l’éternité, l’immensité, l’intelligence infinie, la toute puissance. - Les œuvres : la création et la régénération de l’homme et du monde. - La tradition : saint Clément, saint Justin, saint Irénée, Athénagore, Eusébe de Palestine, l’Église de Smyrne, Lucien, Tertullien, saint Denys d’Alexandrie, Jules Africain, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, Rupert : la liturgie, le signe de la croix, doxologie, le Gloria Patri .
La première chose à savoir du Saint-Esprit, c’est qu’Il est Dieu comme le Fils et le Père ; qu’Il a la même nature, la même divinité, les mêmes perfections ; qu’Il est comme Eux éternel, tout-puissant, infiniment sage et infiniment bon ; digne comme Eux de la confiance et de l’amour, des adorations, des prières et des louanges du ciel et de la terre, des anges et des hommes. Voilà tout ce que nous professons, en disant : Je crois au Saint-Esprit : Credo in Spiritum sanctum.
Or, dans les livres saints, depuis la Genèse jusqu’à l’Apocalypse ; dans l’enseignement, non interrompu pendant dix-huit siècles, des Pères de l’Église et de l’Église elle-même, la divinité du Saint-Esprit ne brille pas avec moins d’éclat que la divinité du Fils et du Père. La preuve en est dans les témoignages cités jusqu’ici en faveur du dogme de la Trinité (2). Nous pourrions nous en tenir là ; car rien n’est mieux fondé que notre foi à la divinité du Saint-Esprit. Apportons néanmoins quelques preuves directes de cette vérité fondamentale. Elles se présentent en foule dans les noms que l’Écriture donne au Saint-Esprit ; dans les attributs qu’elle Lui reconnaît ; dans les œuvres qu’elle Lui assigne ; dans la tradition des Pères et dans la doctrine de l’Église.
Les noms . Ils nous offrent de la divinité du Saint-Esprit deux genres de preuves : l’une négative, et les autres positives. La première résulte de ce fait péremptoire, que jamais dans les Écritures de l’Ancien ou du Nouveau Testament, le Saint-Esprit n’est appelé créature. Cependant nous trouvons, dans les prophètes et dans les apôtres, la brillante énumération des principales créatures du ciel et de la terre. David nous la donne plusieurs fois dans les Psaumes (Entre autres, ps. 148 et 162). Daniel la répète magnifiquement dans le cantique des trois enfants de Babylone. Parmi tous les chefs-d’œuvre de la puissance créatrice, nulle mention du Saint-Esprit.
(2) On trouvera les autres dans les grands théologiens : Vitasse, De Triritate ; Pélau, De dogmatibus theologicis, etc. s Entre autres, ps. 148 et 162.
Paul, ravi au troisième ciel, a vu les hiérarchies angéliques ; il nomme, chacun par son nom, les ordres qui les composent. Dans aucun, son regard, illuminé de la lumière de Dieu même, n’a découvert le Saint-Esprit. Nulle part il ne le nomme parmi les créatures : chose, pourtant, qu’il n’aurait pas manqué de faire, si le Saint-Esprit n’était pas Dieu. En effet, son sublime recensement des créations angéliques a pour but de montrer que tout ce qui n’est pas Dieu est au-dessous du Verbe Incarné (Col., I, 16 ; Ephes., I, 20-22). Non seulement il ne nomme jamais le Saint-Esprit parmi les créatures, mais toujours il Le place sur la même ligne que le Père et le Fils et Le nomme avec Eux.
Venons aux preuves positives. Dans l’Ancien Testament le nom de Jéhovah, et dans le Nouveau le nom de Dieu sans modification, est, chacun le sait, le nom incommunicable de Dieu (St Irénée, lib III, c. VI). Or ce double nom est constamment donné au Saint-Esprit. Au second livre des Rois, David dit : «L’Esprit de Jéhovah a parlé par moi, et Son discours est sorti de mes lèvres» (II Rois, XXIII, 2). Quel est cet Esprit ? Le verset suivant nous l’apprend aussitôt : « Le Dieu d’Israël m’a dit : Le Fort d’Israël a parlé» (II Rois, XXIII, 3). D’où l’on voit que l’Esprit de Jéhovah est Jéhovah Lui-même, le Fort, le Dieu l’Israël.
A son tour, Isaïe s’exprime ainsi : «Et le Seigneur des armées (Jéhovah) a dit : Va, et dis à ce peuple : Vous écouterez avec attention, et vous ne voudrez pas comprendre» (Is. VI, 9).
Quel est ce Dieu, ce Jéhovah des armées ? Le Saint-Esprit, répond saint Paul. Dans sa prison de Rome, parlant aux Juifs incrédules accourus pour l’entendre, il rappelle ce texte d’Isaïe et leur dit : «Le Saint-Esprit a eu raison de dire par la bouche d’Isaïe : Va, et dis à ce peuple Vous écouterez avec attention, et vous ne voudrez pas comprendre»(Act., XXVIII, 25). Ici encore, celui qu’Isaïe appelle le Seigneur des armées, Jéhovah, le Dieu d’Israël, le vrai Dieu, en un mot : l’Apôtre nous dit que c’est le Saint-Esprit. Pouvait-il enseigner plus clairement la divinité de la troisième personne de l’auguste Trinité ?
Ce n’est pas seulement dans Isaïe, c’est dans tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, qu’il est dit que Dieu a parlé par les prophètes. Pour n’en citer que deux exemples : au début de son Évangile, saint Luc s’exprime en ces termes : «Comme le Dieu d’Israël l’a dit par la bouche de Ses saints prophètes dans la suite des siècles» (Luc, I, 70). Et saint Paul écrivant aux Hébreux : «Autrefois Dieu a parlé à nos pères par les prophètes» (Hebr., I, 1). Eh bien ! ce Dieu inspirateur des prophètes, c’est encore le Saint-Esprit. Nous ne pouvons pas en être plus assurés que par le témoignage de saint Pierre lui-même. Voici ses paroles : «Il faut que d’Écriture soit accomplie, comme le Saint-Esprit l’a prédit par la bouche de David» (Act. I, 11). Et ailleurs : «C’est par l’inspiration du Saint-Esprit qu’ont parlé les saints hommes de Dieu» ( II Pierre, I, 21).
De là, ce raisonnement aussi simple qu’il est concluant : celui qui a parlé par les prophètes est le vrai Dieu. Or, c’est le Saint-Esprit qui a parlé par les prophètes. Le Saint-Esprit est donc Dieu, vrai Dieu comme le Père et le Fils. De plus, comme l’Écriture distingue le Saint-Esprit du Père et du Fils, il en résulte clairement que le Saint-Esprit est une personne distincte du Fils et du Père.
Dans une circonstance mémorable, le même apôtre proclame avec non moins d’éclat la divinité du Saint-Esprit. Ananie trompe sur le prix de son champ. A la tromperie, il ajoute un mensonge public. En présence de toute l’Église de Jérusalem, Pierre lui dit : «Pourquoi Satan a-t-il tenté ton cœur jusqu’à te faire mentir au Saint-Esprit ? ce n’est pas aux hommes que tu as menti, c’est à Dieu» ( Act., V, 3-4). Ananie a menti au Saint-Esprit. Pierre dévoile sa faute et lui dit : En mentant au Saint-Esprit, ce n’est ni aux hommes ni à une simple créature que tu as menti, c’est à Dieu Lui-même. Donc le Saint-Esprit est Dieu. La conséquence est logique et la conclusion inattaquable.
Les attributs. Même raisonnement que pour les noms. Il est Dieu celui à qui conviennent tous les attributs de Dieu. Or, tous les attributs de Dieu conviennent au Saint-Esprit. Les grands attributs de Dieu sont : l’éternité, l’immensité, l’intelligence infinie, la toute-puissance : le Saint-Esprit les possède tous.
L’éternité . Il est éternel celui qui a précédé tous les temps. Il a précédé tous les temps, celui qui, en créant le monde, a créé le temps lui-même. Or, le Saint-Esprit a créé le monde de concert avec le Père et le Fils. «Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre, et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux» (Gen, I, 1-3)
L’immensité . Il est immense celui qui embrasse tous les lieux et qui les remplit, au point que nul ne peut se soustraire à Sa présence. «L’Esprit du Seigneur remplit le globe. Où irai-je loin de Votre Esprit ? Où fuirai-je loin de Votre face ? Si je monte au ciel, Vous y êtes ; si je descends dans l’enfer, Vous y êtes encore ; si je prends les ailes de l’aurore et que je me transporte par delà les océans, c’est Votre main qui m’y conduira et Vous me tiendrez de Votre droite» (Ps CXXXVIII, 710).
L’intelligence infinie. Il voit tout, Il connaît tout, Il sait tout, celui pour qui le ciel et la terre n’ont point de secret ; qui pénètre jusque dans leurs profondeurs les mystères de Dieu même ; qui embrasse la vérité, toute la vérité dans le passé, dans le présent, dans l’avenir et qui en est le docteur infaillible. Tel est le Saint-Esprit.
Parlant des merveilles de la céleste Jérusalem, saint Paul dit : « L’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, et le cœur de l’homme n’a jamais compris ce que Dieu prépare à ceux qui L’aiment ; mais pour nous, Dieu nous L’a révélé par Son Esprit, car cet Esprit pénètre tout, même les profondeurs de Dieu. Qui d’entre les hommes connaît ce qui est dans l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? De même, personne ne connaît ce qui est en Dieu, sinon l’Esprit de Dieu... » (I Cor., II, 9-11). Et saint Jean : «Le Consolateur, le Saint-Esprit que Mon Père enverra en Mon Nom, Vous enseignera toutes choses, vous rappellera tout ce que je vous ai dit et vous annoncera tout ce qui doit arriver» (Jean, XIV, 26 ; XV, 13)
Ces textes si clairs furent les armes victorieuses dont saint Ambroise et les anciens Pères se servirent, pour confondre le négateur de la divinité du Saint-Esprit, l’impie Macédonius.
La toute-puissance. Il est tout-puissant Celui qui fait sortir l’être du néant, par un signe de Sa volonté, et dont toutes les œuvres dénotent une puissance infinie. Tel est encore le Saint-Esprit. «Les cieux, disent les prophètes, ont été créés par le Verbe du Seigneur, et leur constante harmonie par l’Esprit de Sa bouche ; car l’Esprit de la sagesse créatrice est tout-puissant» ( Ps. 32, 6 ; Sap. VII, 21-23)
Les œuvres . Nous ne ferons qu’effleurer ce vaste sujet, puisque nous devons en traiter avec détail dans la suite de notre ouvrage. Les œuvres de Dieu sont de deux sortes : les œuvres de la nature et les œuvres de la grâce . Or toutes ces œuvres sont attribuées au Saint-Esprit, comme au Fils et au Père. Dans l’ordre naturel, la création de l’homme et du monde : nous venons de le voir par les témoignages des livres saints. Ajoutons seulement la parole si précise du saint homme Job : «C’est ’l’Esprit de Dieu qui m’a créé : Spirites Dei fecit me» (XXXIII, 4)
Dans l’ordre de la grâce, la régénération de l’homme et du monde. Le prophète nous l’enseigne : «Vous enverrez Votre Esprit, et tout sera créé ; et Vous renouvellerez la face de la terre» (Ps. 103, 30). Et plus clairement encore le Maître des prophètes : « Si quelqu’un ne renaît de l’eau et du Saint-Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu» (Jean, III, 5). Et la formule même de la régénération universelle : «Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit» (Matth., XXVIII, 19).
Quelle égalité plus parfaite ! «Oh ! oui, Esprit sanctificateur, s’écrie Bossuet,.Vous êtes égal au Père et au Fils, puisque nous sommes également consacrés au Nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ; et que Vous avez avec eux un même temple qui, est notre âme, notre corps (I Cor., III, 16-17 ; VI, 19), tout ce que nous sommes. Rien d’inégal ni d’étranger au Père et au Fils ne doit être nominé avec Eux en égalité. Je ne veux pas être baptisé ni consacré au nom d’un conserviteur, je ne veux pas être le temple d’une créature : ce serait une idolâtrie de lui bâtir un temple, et à plus forte raison d’être et de se croire soi-même son temple» (Elév. Sur les myst.,II Serm., Elév. 5)
La tradition . Elle s’est exprimée par la voix des Pères et des docteurs. Non moins précise que celle de l’Ecriture, sa parole a traversé les siècles, sans cesse reproduite par de nouveaux organes.. Nous la voyons même immobilisée dans des monuments qui remontent jusqu’au berceau du christianisme. Les échos de l’Orient et de l’Occident redisaient encore les derniers accents de la voix des apôtres, saint Jean était à peine descendu dans la tombe, lorsque parurent les premiers apologistes chrétiens. Au rapport de saint Basile, le pape saint Clément, troisième successeur de saint Pierre, martyrisé vers l’an 100, avait coutume de faire cette prière : Vive Dieu et Notre Seigneur Jésus-Christ et le Saint-Esprit. (Lit. de Spir. sanct., c. XXIX, n. 72). Dans son éloquent plaidoyer, présenté à l’empereur Antonin, vers l’an 120, saint Justin s’exprime ainsi : « Nous honorons et adorons en esprit et en vérité le Père et le Fils et le Saint-Esprit» ( Apolog. 1 n.6). Ce que saint Justin avait dit à Rome, quelques années plus tard, saint Irénée l’enseignait dans les Gaules. «Ceux, ditil, qui secouent le joug de la loi et se laissent emporter à leurs convoitises, n’ayant aucun désir du Saint-Esprit, l’apôtre les appelle avec raison des hommes de chair» (Cité par saint Basile, en preuve de la divinité du Saint-Esprit. Lib, de Spir. sanct., c. XXIX, n. 72).
A la même époque, Athénagore demandait : «N’est-il pas étrange qu’on nous appelle athées, nous qui prêchons Dieu le Père et Dieu le Fils et le Saint-Esprit ?» (Legat. pro christian., n. 12 et 24).
Son contemporain, Eusèbe de Palestine, pour s’encourager à parler, disait : «Invoquons le Dieu des prophètes, auteur de la lumière, par notre Sauveur Jésus-Christ avec le Saint-Esprit» (Ap. Baril, ibid).
Vingt ans à peine se sont écoulés, et nous trouvons le témoignage, non plus d’un seul homme, mais de toute une Église. L’an 469, les fidèles de Smyrne écrivent à ceux de Philadelphie l’admirable lettre dans laquelle ils racontent que saint Polycarpe, leur évêque et disciple de saint Jean, près de souffrir le martyre, a rendu gloire à Dieu en ces termes : «Père de Votre bien-aimé Fils Jésus-Christ, béni soit-il, Dieu des anges et des puissances, Dieu de toute créature, je Vous loue, je Vous bénis, je Vous glorifie, par Jésus-Christ Votre Fils bien aimé, pontife éternel, par qui gloire à Vous avec le Saint-Esprit, maintenant et aux siècles des siècles» (Epist. Smyrn. Eccl., apud Baron., an. 169).
Que la divinité du Saint-Esprit fût un dogme de la foi chrétienne, les païens eux-mêmes le savaient. Dans son dialogue intitulé Philopatris, un de leurs plus grands ennemis, Lucien, introduit un chrétien qui invite un catéchumène à jurer par le Dieu souverain, par le Fils du Père, par l’Esprit qui en procède, qui font un en trois, et trois en un, ce qui est le vrai Dieu.
Au troisième siècle nous trouvons, en Occident, le redoutable Tertullen. Son livre de la Trinité, contre Praxéas, commence ainsi : «Praxéas, procureur du diable, est venu à Rome faire deux œuvres de son maître : il a chassé le Paraclet et crucifié le Père. L’ivraie praxéenne a germé. Dieu aidant, nous l’arracherons ; il nous suffit pour cela d’opposer à Praxéas le symbole qui nous vient des apôtres. Nous croyons donc toujours, et maintenant plus que jamais, en un seul Dieu, qui a envoyé sur la terre Son Fils qui, à son tour, remonté vers Son Père, a envoyé le Saint-Esprit, sanctificateur de la foi de ceux qui croient au Père, et au Fils et au Saint-Esprit. Bien qu’ils soient inséparables, cependant autre est le Père ; autre le Fils, autre le Saint-Esprit» (Adv. Prax, c. I, II, IX, édit. Pamel).
De l’Orient nous arrive le témoignage du saint évêque martyr, Denys d’Alexandrie. Faussement accusé de sabellianisme, il termine sa défense par ces remarquables paroles : «Nous conformant en tout à la formule et à le règle reçue des évêques qui ont vécu avant nous, unissant notre voix à la leur, nous vous rendons grâces et nous mettons fin à cette lettre : ainsi à Dieu le Père, et au Fils Jésus-Christ Notre-Seigneur avec le Saint-Esprit, soit la gloire et l’empire aux siècles des siècles. Amen» (Apud S. Basil., ubi supra, n. 72).
La glorieuse formule de foi n’échappe pas à Jules Africain. Au cinquième livre de son Histoire, il dit «Pour nous qui avons appris la force de ce langage et qui n’ignorons pas la grâce de la foi, nous remercions le Père qui nous a donné, à nous ses créatures, le Sauveur de toutes choses, Jésus-Christ, à qui gloire et majesté avec le Saint-Esprit dans tous les siècles» (Apud S. Basil., ubi supra ; n. 73).
Au quatrième siècle, voici les deux grandes lumières de l’Église orientale, saint Basile et saint Grégoire de. Nazianze. Le premier commence par citer deux usages, témoins vivants de la foi immémoriale à la divinité du Saint-Esprit, les prières lucernaires et l’hymne d’Athénogène. «Il a paru bon à nos pères, dit-il de ne pas recevoir en silence le bienfait de la lumière du soir, mais de rendre grâces aussitôt qu’elle brille. Quel est l’auteur de la prière, qu’on récite en action de grâces lorsqu’on allume les lampes, nous ne le savons pas ; mais le peuple prononce cette antique formule, que nul n’a jamais taxée d’impiété : Louange au Père, et au Fils et au Saint-Esprit. Qui connaît l’hymne d’Athénogène, laissée par ce martyr, ses disciples, comme un préservatif, lorsqu’il marchait au bûcher, sait ce que les martyrs ont pensé du SaintEsprit» (1).
L’illustre évêque devient lui-même un puissant organe de la tradition. «Le Saint-Esprit, dit-il, est appelé saint, comme le Père est saint, comme le Fils est saint ; saint non comme la créature qui tire sa sainteté du dehors, mais saint par l’essence même de Sa nature. Aussi, Il n’est pas sanctifié, mais Il sanctifie. Il est appelé bon, comme le Père est bon, parce que la bonté lui est essentielle ; de même, Il est appelé droit, comme le Seigneur Dieu Lui-même est droit, parce qu’Il est de Sa nature la droiture même, la vérité même, la justice même, sans variation, sans altération, à cause de l’immutabilité de Sa nature. Il est appelé Paraclet, comme le Fils Lui-même ; en sorte que tous les noms communs au Père et au Fils conviennent au Saint-Esprit, en vertu de la communauté de nature. Où trouver une autre origine?» (Lib. de Spirit. sanct., c. XIX, n. 48).
Écoutons maintenant son ami, saint Grégoire de Nazianze : «Le Saint-Esprit a toujours été, Il est et Il sera ; Il n’a point eu de commencement, Il n’aura point de fin, pas plus que le Père et le Fils, avec lesquels Il est inséparablement uni. Il a donc toujours été participant de la divinité et ne la recevant pas ; perfectionnant et n’étant pas perfectionné ; remplissant tout, sanctifiant tout, et n’étant ni sanctifié ni rempli ; donnant la divinité et ne la recevant pas ; toujours le même et toujours égal au Père et au Fils ; invisible, éternel, immense, immuable, incorporel, essentiellement actif, indépendant, tout-puissant ; vie et père de la vie ; lumière et foyer de lumière ; bonté et source de bonté, inspirateur des prophètes, distributeur des grâces ; Esprit d’adoption, de vérité, de sagesse, de prudence, de science, de piété, de conseil, de force, de crainte ; qui possède tout en commun, avec le Père et le Fils : l’adoration, la puissance, la perfection, la sainteté» (Orat. in die Pentecost).
Quoi de plus clair que ce passage auquel il serait facile d’en ajouter beaucoup d’autres de la même époque ? Ni moins formels ni moins nombreux sont les témoignages des temps postérieurs : un seul suffira. «Nous croyons au Saint-Esprit, dit Rupert, et nous le proclamons vrai Dieu et Seigneur, consubstantiel et coéternel au Père et au Fils, c’est-à-dire absolument le même en substance que le Père et le Fils, mais non le même quant à la personne. En effet, comme autre est la personne du Père et autre la personne du Fils ; ainsi, autre est la personne du Saint-Esprit.
« Mais la divinité, la gloire, la majesté du Père et du Fils, sont la divinité, la gloire, la majesté du Saint-Esprit. Afin de distinguer la personne du Fils de la personne du Saint-Esprit, nous disons que le Fils est le Verbe et la Raison du Père, mais Verbe substantiel, Raison éternellement et substantiellement vivante ; et du Saint-Esprit, nous disons qu’Il est la Charité ou l’Amour du Père et du Fils, non charité accidentelle, amour passager, mais Charité substantielle et Amour éternellement subsistant» (De operib. Spir. sanct., lib. I, c. III).
Et, pour faire ressortir avec éclat la divinité du Saint-Esprit, le profond théologien ajoute : « Voulons-nous avoir quelque idée de cet Amour et de sa majestueuse puissance ? Prenons deux créatures du même genre, et de la même espèce, dont l’une le possède et, dont, l’autre en est privée. Si c’est parmi les anges : l’un est Lucifer ; l’autre saint Michel ; parmi les hommes : l’un est Pierre, l’autre Judas. La seule chose qui fait la différence entre ces deux anges et entre ces deux hommes, c’est que l’un est participant du Saint-Esprit, l’autre, non. A la majesté du Verbe qui les a créés, l’un et l’autre doivent d’être raisonnables ; ils ne diffèrent entre eux, comme il vient d’être dit, que par la participation ou la privation de l’amour éternel. Cet exemple fait briller le caractère propre de l’opération du Saint-Esprit : au Verbe éternel, la créature raisonnable doit d’être ; au Saint-Esprit, d’être bien» (Ibid.)
La grande parole des siècles s’est incarnée dans plusieurs pratiques, éminemment traditionnelles : nous voulons parler des trois immersions dans le baptême ; du Kyrie répété trois fois en l’honneur de chaque personne divine ; du trisagion chanté dans la liturgie ; du signe de la croix, de la doxologie et du Gloria Patri. Ces deux prières surtout sont la proclamation éclatante du dogme de la Trinité, par conséquent de la divinité du Saint-Esprit. Echo terrestre du trisagion éternel des séraphins, ces admirables formules terminent toutes les hymnes et tous les psaumes de l’office. Depuis les temps apostoliques, elles se répètent jour et nuit, sur tous les points du globe, par des milliers de bouches sacerdotales. Il en est de même du signe de la croix. Ce signe auguste, dont l’origine n’est pas de la terre , redit d’une voix infatigable à tous les échos du monde et à tous les instants de la journée : le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu. Plus ces usages sont populaires, plus ils constatent l’ancienneté et l’universalité de la tradition (2).
(1) Lit. de Spirit. Sanct., c. XXIX, n. 73. - La prière Iucernaire était déjà en usage en Occident du temps de Tertullien. Baronius écrit que Athénogène martyr et grand théologien, est le même qu’Athénagore, le célèbre apologiste. Martyrol., 18 janvier.
(2) En parlant du signe de la croix, Tertullien s’exprime ainsi : Harum et aliarum hujusmodi disciplinarum, si legem expostules Scripturarum, nullam inventes. Traditio tibi praetenditur auctrix, consuetudo confirmatrix et fides observatrice. De Coron. Milit., c. III.
CHAPITRE IV
(SUITE DU PRÉCÉDENT.)
Le Symbole des Apôtres, de Nicée, de Constantinople, de saint Athanase. -Révolte de l’Esprit du mal contre le Saint-Esprit. - Macédonius. - Son histoire. - Son hérésie. - Concile général de Constantinople. - Il venge la divinité du Saint-Esprit. - Sa lettre synodale. - Nouvelle attaque de Satan contre le Saint-Esprit. - Le socinianisme. Histoire des deux Socin. - Leur hérésie plus radicale que celle de Macédonius. - Le Concile de Trente.
Il nous reste à couronner toutes les preuves directes de la divinité du Saint-Esprit par l’enseignement de l’Église. Ce qu’elle va nous apprendre est la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. En effet, il lui a été dit « Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à garder toutes les vérités que Je vous ai confiées ; car voici que Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde» (Matth., XXVIII, 19-20).
Le Verbe Incarné ne serait pas Dieu, si l’Église, avec laquelle Il a promis d’être tous les jours, pendant tous les siècles, pouvait enseigner une seule fois une seule erreur, si petite qu’on la suppose, ou laisser périr une seule
des vérités confiées à sa garde. Ainsi, les protestants qui nient la perpétuelle infaillibilité de l’Église nient virtuellement la divinité de Notre Seigneur. Leur Dieu n’est pas le vrai Dieu : c’est un Dieu impuissant ou menteur. Impuissant, puisqu’il n’a pas pu empêcher l’enseignement de l’erreur ; menteur, puisqu’il ne l’a pas voulu, après avoir promis de le faire.
Or, parmi toutes les vérités dont la garde et l’enseignement ont été remis à l’Église, brille au premier rang la divinité du Saint-Esprit. Comme celle du Fils et du Père nous la voyons écrite en caractères ineffaçables dans le Symbole des Apôtres, dans le symbole de Nicée, dans le Symbole de Constantinople et dans le Symbole de saint Athanase.
Résumant avec une précision inimitable la doctrine des trois autres, ce dernier s’exprime ainsi : «La foi catholique est d’adorer un seul Dieu dans la Trinité, et la Trinité dans l’unité, ne confondant point les personnes et ne séparant point la substance. En effet, autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit. Mais, du Père, et du Fils et du Saint Esprit, la divinité est une, la gloire égale, la majesté coéternelle. Tel le Père, tel le Fils, tel le Saint-Esprit. Incréé le Père, incréé le Fils, incréé le Saint-Esprit. Immense le Père, immense le Fils, immense le Saint Esprit. Éternel le Père, éternel le Fils, éternel le Saint Esprit. Et cependant il n’y a pas trois éternels, mais un seul éternel ; de même il n’y a pas trois incréés ni trois immenses, mais un seul incréé et un seul immense. Ainsi Dieu le Père ; Dieu, le Fils ; Dieu, le Saint-Esprit. Et cependant il n’y a pas trois Dieux, mais un seul Dieu. (In offec. Dom., ad Prim.)
A la vue de l’Esprit du bien se révélant au monde avec tant d’éclat et marchant à grands pas à la reprise de possession des intelligences, l’Esprit du mal comprit que son empire était menacé jusque dans ses fondements. Pour en conjurer la ruine, il suscite en Orient et en Occident d’innombrables négateurs du Saint-Esprit. Armés de sophismes, les Valentiniens, les Montanistes, les Sabelliens, les Ariens, les Eunomiens, descendent successivement dans l’arène. Avec une mauvaise foi et une opiniâtreté dont on ne trouve la raison d’être que dans l’inspiration satanique, ils attaquent hautement, de vive voix et par écrit, la divinité du Saint-Esprit, triomphalement défendue par les docteurs catholiques. Mais, quand la passion argumente, la raison n’est jamais sûre de vaincre. Les erreurs sur le Saint-Esprit gagnent comme un cancer, jusqu’à Macédonius qui en fait une lèpre, presque aussi étendue que l’arianisme. Quel fut cet homme, dont le nom, accolé à celui d’Arius, rappelle si tristement un des plus fameux hérésiarques de la primitive Église ? Macédonius était patriarche de Constantinople. Élevé à cette dignité, en 354, par les Ariens dont il partageait les erreurs, il exerça contre les Novatiens et les catholiques des violences qui le rendirent odieux, même à l’empereur Constance, son protecteur. Dans un conciliabule tenu à Constantinople, en 360, et présidé par Acace et Eutrope, les Ariens le déposèrent et le firent exiler de la capitale. Rétabli sur son siège par ordre de l’empereur, il se montra l’ennemi juré des catholiques et des Ariens. Contre ces derniers, il soutint la divinité de Notre-Seigneur, et contre les premiers, il nia la divinité du Saint-Esprit, dont il fit une simple créature, plus parfaite que les autres. Un an après, en 361, l’hérésiarque, dépouillé une seconde fois de sa dignité, mourut, comme Arius, misérablement. Cependant la zizanie de ses erreurs était tombée dans beaucoup de têtes séditieuses. Riches de faconde, d’artifice et de scélératesse, les macédoniens formèrent une secte si nombreuse, que l’Église eut peine à l’extirper (Battaglini, Ist. univ. di tutti i concil., p. 135, ed. in-fol). Les principaux furent Marathon, évêque de Nicomédie ; Éleusius de Cyzique, ordonnés par Macédonius ; Sophrone, évêque de Pompéopolis, dans la Paphlagonie, et Eustase de Sébaste, en Arménie. Comme tous les novateurs, les macédoniens, appelés aussi Pneumatomaques, c’est-à-dire ennemis du Saint-Esprit, ou Marathoniens, du nom de l’évêque de Nicomédie, affectaient un extérieur grave et des mœurs austères. Grâce à cet artifice, ils séduisaient le peuple et les moines, parmi lesquels ils s’attachaient à semer leurs erreurs. Malgré les efforts de l’Église d’Orient, l’hérésie, loin d’être étouffée, étendait ses ravages. Vingt ans de luttes inutiles firent comprendre à Théodose la nécessité d’un concile général. De concert avec le pape saint Damase, le pieux empereur convoqua l’auguste assemblée, à Constantinople, pour le mois de mai de l’an 381 (Vid. Baron., an. 381, n. 19). Elle se trouva composée de cent cinquante évêques. A leur tête, on voyait saint Grégoire de Nazianze, saint Cyrille de Jérusalem, saint Grégoire de Nysse, frère de saint Basile ;Mélèce, évêque d’Antioche ; Ascolius de Thessalonique, et, en dehors de l’ordre des évêques, l’illustre docteur saint Jérôme. Afin d’ôter tout prétexte, soit de nullité du concile, soit de jugement rendu sans avoir ouï les parties, l’empereur demanda que les macédoniens fussent convoqués avec les catholiques. Ils y furent, en effet, représentés par trente-six évêques, dont les deux principaux étaient : Éleusius de Cyzique et Marianus de Lampsaque.
Entre les mains des Pères se trouvait la formule de foi de l’Église catholique, envoyée en 353 par le pape saint Damase à Paulin, évêque d’Antioche ; de plus, le Symbole de Nicée. Les évêques rendirent témoignage de la foi de leurs Églises, entièrement conforme â ces deux monuments. Quant aux macédoniens, ils furent entendus, leurs sophismes réfutés, et eux-mêmes convaincus d’être des novateurs, en opposition avec la foi catholique , avec la foi des apôtres .
Ainsi, en proclamant solennellement la divinité du Saint-Esprit, le concile ne fit pas un nouvel article de foi ; il se contenta de constater le dogme et, en le définissant, de le mettre à l’abri des attaques de l’hérésie. A l’exemple du concile de Nicée, qui, pour anéantir l’arianisme, avait ajouté quelques explications au Symbole des Apôtres, le concile de Constantinople confondit les macédoniens et assura l’orthodoxie de la doctrine, en développant l’article du Symbole de Nicée sur le Saint-Esprit.
La divinité du Saint-Esprit n’étant point attaquée, le concile de Nicée avait dit simplement : Et au Saint-Esprit, la Sainte Eglise catholique, etc. Expliquant ces paroles, les Pères de Constantinople ajoutèrent : Et au Saint-Esprit, Seigneur et vivificateur, qui procède du Père et qui, avec le Père et le Fils, est adoré et conglorifié : qui a parlé par les prophètes. La lecture solennelle de cet article fut suivie incontinent des applaudissements du concile et des anathèmes contre l’hérésie.
D’une voix unanime, les évêques s’écrièrent : « Voilà la foi des orthodoxes ! c’est ainsi que nous croyons tous. Malédiction et anathème à quiconque tiendrait une autre doctrine, que celle qui vient d’être définie, et qui attaquerait la foi de Nicée, que nous approuvons, que nous jurons, que nous professons, déclarant impies, iniques, perverses, hérétiques, les opinions des ariens, des eunomiens, des sabelliens, des marcellianistes, des fontiniens, des apollinaristes et de tous ceux qui adhèrent à leurs doctrines, qui les prêchent ou qui les favorisent ! » (Vid. Baron., an. 381, n. 39).
Afin de rendre leur définition plus respectable encore s’il était possible, en lui imprimant un nouveau cachet de catholicité, les Pères de Constantinople adressèrent une lettre synodale à tous les évêques d’Occident. En voici la teneur : «A nos très vénérables frères et collègues Damase, Ambroise, Brittonius, Valérien et autres saints évêques, réunis dans la grande ville de Rome. Le dogme que nous avons défini doit être approuvé par vous et par tous ceux qui ne pervertissent pas la parole de la vraie foi. En effet, il est de toute antiquité ; il est conforme à la formule du baptême ; il nous enseigne à croire au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ; c’est-à-dire à la divinité, à la puissance et à l’unité de substance du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ; à l’égalité de dignité et à la coéternité d’empire en trois hypostases ou personnes infiniment parfaites.
« De cette sorte, il n’y a plus de prise pour la pestilentielle hérésie de Sabellius, qui, confondant les personnes, détruit leurs propriétés respectives ; ni pour les blasphèmes des eunomiens, des ariens et des autres qui attaquent le Saint-Esprit, divisent l’essence, la nature ou la divinité, et introduisent dans la Trinité, qui est incréée, consubstantielle et coéternelle, une nature postérieurement engendrée ou créée, ou d’une essence différente. (Apud Theodoret., lib. V. c. IX).
Il résulte de cette lettre que les évêques d’Occident étaient assemblés à Rome, avec le pape Damase, pour détruire l’hérésie de Macédonius, en même temps que les évêques d’Orient l’anathématisaient à Constantinople. Jamais accord plus parfait, jamais unanimité plus grande, jamais condamnation plus solennelle et plus irrévocable.
Frappé de ce coup de foudre, Satan fut de longs siècles sans oser relever la tête et attaquer directement la divinité du Saint-Esprit . Enfin, le retour de son règne arriva. Avec la Renaissance, on voit reparaître toutes les erreurs et toutes les hérésies qu’on croyait à jamais éteintes ; elles reparaissent même plus subtiles, plus audacieuses et plus complètes que dans l’antiquité. Ainsi, les sociniens renouvellent, en la développant, l’hérésie de Macédonius. Les auteurs de cette secte furent les deux Socin, oncle et neveu.
Le premier naquit à Sienne en 1525. Malgré les anathèmes du concile de Latran, le rationalisme, alimenté par l’étude fanatique des auteurs païens, envahissait l’Europe. Socin fut nourri dans cette atmosphère empoisonnée. A peine sorti du collège, il assista, en 1546, au fameux conciliabule de Vicence, où la destruction d u christianisme fut résolue Fidèle aux engagements qu’il y contracta et aux principes de son éducation, le jeune libre penseur employa toute sa vie à renouveler l’arianisme et le macédonianisme, afin de saper le christianisme par sa base.
Né à Sienne, en 1539, le second hérita de l’esprit anticatholique de son oncle et fut un des plus ardents promoteurs de ses hérésies. Il avait moins de vingt ans, que déjà la crainte de l’inquisition lui fit quitter l’Italie. Il passa en France, de là en Suisse, où il publia ses impiétés. Bientôt l’inquiétude de son esprit, jointe au désir de dogmatiser partout, le conduisit en Pologne. Les lettrés l’accueillirent avec faveur ; un grand nombre se déclarèrent ses partisans. C’est au milieu de cette troupe d’athées qu’il mourut, en 1604. Dignes de leur maître, ses disciples voulurent tirer les conséquences pratiques de ses doctrines. De grands excès furent commis ; le peuple indigné les chassa. En haine de l’hérésie, de l’hérésiarque et de sa suite, les cendres de Socin furent déterrées, menées sur les frontières de la Petite Tartarie et mises dans un canon qui les envoya au pays des infidèles.
Nous avons dit que dans leurs impiétés contre le Saint-Esprit, les sociniens avaient dépassé les macédoniens. Suivant saint Augustin, ces derniers ne niaient pas l’existence personnelle du Saint-Esprit, mais sa divinité. Ils étaient d’ailleurs orthodoxes sur les deux autres personnes de la sainte Trinité (Lib. de haeresib., c. LII). Pour les sociniens, le Saint-Esprit n’est pas même une créature : c’est un souffle, une force, une simple influence de Dieu sur l’homme et sur le monde . La Trinité elle-même, un assemblage de mots sans idées ; le péché originel, la grâce, les sacrements, le christianisme tout entier, autant de chimères. C’est la négation païenne, la négation de Sextus Empiricus, élevée à sa dernière formule et continuée par nos rationalistes modernes.
A cette négation éhontée dans son expression, absurde dans son principe, funeste dans ses conséquences, il suffit d’opposer et les témoignages de la tradition que nous avons cités, et l’affirmation solennelle de tous les dogmes attaqués, faite par le Concile de Trente, au commencement de ses immortels travaux. «Nos prédécesseurs, disent les Pères, inauguraient leurs sessions par la profession de la foi catholique et l’opposaient comme un bouclier impénétrable à toutes les hérésies. A leur exemple, il nous paraît bon de professer solennellement le symbole dont se sert la sainte Église romaine, fondement unique et inébranlable de la foi, contre lequel les portes de l’enfer ne prévaudront jamais : Je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et en un Seigneur Jésus-Christ, fils unique de Dieu et au Saint-Esprit, Seigneur et vivificateur ; qui procède du Père et du Fils ; qui, avec le Père et le Fils, est adoré et conglorifié ; qui a parlé par les prophètes» (Conc. Trid., sess. III).
Ce symbole catholique, immuable comme la vérité même, expression précise de la foi des nations civilisées, revêtu de la signature sanglante de douze millions de martyrs, est la preuve éternellement triomphante de la divinité du Saint-Esprit, le refuge assuré de tout esprit poursuivi par le doute, le roc inexpugnable du haut duquel le chrétien défie Satan et ses suppôts, avec tous leurs sophismes et toutes leurs négations.
Le macédonianisme et le socinianisme : telles sont les deux grandes hérésies qui, à douze siècles de distance, ont attaqué, mais en vain, la divinité du Saint-Esprit. Dans l’intervalle, une troisième s’est fait jour. En apparence, moins fondamentale que les deux autres, elle a eu des conséquences plus désastreuses. On voit qu’il s’agit de l’hérésie des Grecs sur la Procession du Saint-Esprit. Mur de division, encore debout, entre l’Église latine et l’Église grecque, il faut aujourd’hui, plus que jamais, la faire connaître et la réfuter.
CHAPITRE V
PROCESSION DU SAINT-ESPRIT
Ce que veut dire procéder. - Existence de processions en Dieu. Preuves : l’Écriture, la tradition, la raison éclairée par la foi. - Passage de saint Thomas. - Doctrine de saint Cyrille d’Alexandrie. - De saint Maxime. – Deux processions en Dieu : preuves. - Procession du Saint-Esprit : explication de Bossuet. - L’Eglise invariable dans sa doctrine. - Paroles de Vincent de Lérins.
Organe infaillible du Verbe fait chair , pour instruire le genre humain, l’Église catholique a toujours cru que la troisième personne de l’adorable Trinité, égale en tout au Père et au Fils, procède de l’un et de l’autre. De cette croyance invariable, les preuves abondent dans les quatre Symboles, des Apôtres, de Nicée, de Constantinople et de saint Athanase, comme dans les écrits des Pères grecs et latins, premiers témoins de l’enseignement apostolique.
D’après son étymologie, le mot procéder veut dire passer d’un lieu dans un autre. Au figuré, on l’emploie .pour désigner l’émanation ou la production d’une chose qui sort d’une autre. L’Église catholique entend par procession : L’origine et la production éternelle d’une personne divine d’une autre personne, ou des deux autres.
Sur quoi il faut remarquer que, lorsqu’il s’agit de la Trinité, le mot procession se prend en deux sens. Le premier, en tant qu’il s’applique à la production du Fils et du Saint-Esprit, car on dit que l’un et l’autre procèdent. Le second, en tant qu’il s’applique à la production particulière du Saint-Esprit. En effet, le Fils et le Saint-Esprit formant deux personnes distinctes, on dit du Fils qu’Il est engendré , et du Saint-Esprit simplement qu’Il procède . (Vitesse, de Trinit., q. v, art. 1 et 2).
Que, dans le sens théologique du mot, il y ait procession en Dieu, rien n’est plus clairement enseigné par l’Écriture, par la tradition, par la raison elle-même. Qui ne connaît ces témoignages de l’Ancien Testament ? «Le Seigneur M’a dit : Vous êtes Mon Fils ; c’est Moi qui aujourd’hui Vous ai engendré. Je Vous ai engendré de Mon sein avant l’aurore» (Ps, II, 7 ; Ps, CVI, 3). Contemplant ; le Verbe : « Sa sortie, ajoute le prophète Michée, est dès le principe, dès les jours de l’éternité» (Mich., V, 2). Or, l’idée de génération, de sortie, d’origine, implique nécessairement l’idée de procession.
Le Nouveau Testament est encore plus explicite. Parlant de lui-même, Notre Seigneur dit : « Je procède de Dieu et Je suis venu» (Jean, VIII, 42). Courte et sublime parole par laquelle le Verbe Incarné Se révèle tout entier ! Je procède de Dieu : voilà Sa génération éternelle ; et Je suis venu : voilà Sa génération temporelle et Sa mission dans le monde. De Sa bouche auguste, Il rend le même témoignage au Saint-Esprit : «Lorsque sera venu le Paraclet, que Je vous enverrai de Mon Père, l’Esprit de vérité, qui procède du Père» (Jean, XV, 26).
Fidèlement recueillie par la tradition, la pensée divine est formulée dans le Symbole de saint Athanase qui l’exprime avec cette précision irréprochable : «Le Fils est du Père seul : ni fait, ni créé, mais engendré. Le Saint-Esprit, du Père et du Fils : ni fait, ni créé, ni engendré, mais procédant»
A son tour la raison éclairée par la foi apporte au dogme catholique l’appui solide de ses raisonnements. Elle dit : Dieu est l’être parfait ; la fécondité est une perfection ; donc Dieu la possède. « Est-ce que Moi, demande le Seigneur, qui fais engendrer les autres, Je n’engendrerai pas ? Moi qui donne la génération aux autres, Je serai stérile ?» (Ps. LXVIII, 9). Par l’organe de saint Cyrille de Jérusalem, elle ajoute : «Dieu est parfait, non seulement parce qu’Il est Dieu, mais parce qu’Il est Père. Qui nie que Dieu soit Père, ôte la fécondité à la nature divine ; il l’anéantit en Lui refusant une perfection essentielle, la fécondité» (Tract. de Trinit., édit. Migne, t. IX).
Expliquant cette divine fécondité, saint Jean Damascène continue : «La raison ne permet pas de soutenir que Dieu soit privé de la fécondité naturelle. Or, en Dieu, la fécondité consiste en ce que de Lui-même, c’est-à-dire de Sa propre substance, Il puisse engendrer semblablement à Sa nature» (De Fide orthod., lib.. I, c. VIII)
La distinction des personnes divines fournit à la raison une autre preuve sans réplique. Il y a en Dieu trois personnes distinctes : nous l’avons établi. Dans les personnes divines on ne voit que deux choses : la nature et le rapport d’origine ou la procession : ainsi, dans le Père, la nature divine et la paternité ; dans le Fils, la nature divine et la génération ; dans le Saint-Esprit, la nature divine et la procession. D’où vient la distinction ? Ce n’est pas de la nature, puisqu’elle est une et la même dans les trois personnes ; il reste donc qu’elle vienne de la communication différente de cette nature à chacune des personnes divines.
Aussi, l’Ange de l’école parlant du Saint-Esprit, dit avec raison : «Le Saint-Esprit est personnellement distinct du Fils, parce que l’origine de l’un est distincte de l’origine de l’autre. Or, la différence d’origine consiste en ce que le Fils est seulement du Père, tandis que le Saint-Esprit est du Père et du Fils. Les processions ne se distinguent pas autrement» (I p., q. 36, art. 2, ad 7).
De là, cette profonde doctrine de saint Grégoire de Nazianze, que les Grecs appellent le Théologien : «Le Fils n’est pas le Père, mais Il est ce qu’est le Père ; le Saint-Esprit n’est pas le Fils, mais Il est ce qu’est le Fils. Ces trois sont un par la divinité ; et cet un est trois par les propriétés distinctes» (Orat. XXXVII).
Pour expliquer l’unité de la nature divine, qui demeure entière et indivisible dans trois personnes parfaitement distinctes, rappelons une comparaison souvent employée par les Pères. « Il en est, disent-ils, de la nature divine comme de la nature humaine ; celle-ci est une et la même dans tous les hommes : en se multipliant, ils ne la divisent pas. Quel que soit le nombre des hommes, il n’y a toujours qu’une nature humaine. Pierre est Pierre, et non Paul ; et Paul n’est pas Pierre. Cependant ils sont indistincts par leur nature. Dans tous les deux, la nature humaine est une ; et ils possèdent, sans aucune différence, tout ce qui constitue l’unité naturelle... Pierre, Paul et Timothée sont trois personnes, mais ils n’ont qu’une seule et même nature.
«Ainsi, comme il n’y a pas trois humanités : l’humanité de Pierre, l’humanité de Paul, l’humanité de Timothée ; il n’y a pas non plus trois divinités : la divinité du Père, la divinité du Fils, la divinité du Saint-Esprit. Donc en Dieu, comme dans le genre humain, distinction et multiplicité de personnes, mais communauté et unité de nature» (S. Cyrill. Alexand., lib. IX, Comment. in Joan. ; S. Maxim. martyr, Dialog. I de Trinit. - Id., Greg. Nyss., lib. De communib. notionib. ; ibid., Joan. Damasc., De Fide orthod., lib. III, c. VIII).
L’Écriture, la tradition, la raison elle-même, dont l’accord unanime vient de nous montrer qu’il y a procession en Dieu, nous enseignent avec la même certitude qu’il y a deux processions en Dieu, et qu’il n’y en a que deux. D’abord, les livres saints n’en comptent que deux. Puis, il est facile de prouver qu’il n’y en a pas un plus grand nombre. Il y a en Dieu autant de processions qu’il y a de personnes qui procèdent. Or, il n’y a que deux personnes divines qui procèdent ; et il n’y a en Dieu que trois personnes. Mais le Père, comme la première, ne procède d’aucune autre ; ainsi, deux seulement procèdent.
De plus, il n’y a en Dieu que deux facultés qui opèrent intérieurement : Ad intra, seu immanenter, comme parle la théologie. Ces deux facultés sont l’entendement et la volonté. Ces facultés agissent nécessairement : car Dieu ne peut pas ne pas Se connaître et ne pas S’aimer. Elles agissent toujours, car Dieu est l’action infinie. (Vitass., de Trinit., quaest. v, art. 1 et 2, assert, 3).
Ces dogmes établis, l’enseignement catholique ajoute que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, c’est-à-dire qu’Il sort de l’un et de l’autre, non par voie de génération, mais par spiration . Sur ces mots divins, écoutons Bossuet. «Le Saint-Esprit, dit l’évêque de Meaux, qui sort du Père et du Fils, est de la même substance que l’un et l’autre, un troisième consubstantiel, et avec eux un seul et même Dieu. Mais pourquoi donc n’est-Il pas Fils, puisqu’il est, par Sa production, de même nature ? Dieu ne L’a pas révélé. Il a bien dit que le Fils était unique (Jean, I, 18), car Il est parfait, et tout ce qui est parfait est unique. Ainsi, le Fils de Dieu, Fils parfait d’un Père parfait, doit être unique ; et, s’Il pouvait y avoir deux Fils, la génération du Fils serait imparfaite. Tout ce donc qui viendra après ne sera plus Fils, et ne viendra point par génération, quoique de même naturel» (Élév. sur les myst., II serm., Élév. 5).
Quelle sera donc cette finale production de Dieu ? C’est une procession sans nom particulier. Éternellement intelligent, le Père Se connaît éternellement, et éternellement Il produit, en Se connaissant, Son Verbe ou Son Fils, égal à Lui, éternel comme Lui. Le Père et le Fils, étant éternels, ne peuvent être sans Se connaître éternellement, ni Se connaître sans S’aimer d’un amour égal à eux, infini, éternel comme eux. Cet amour réciproque - et consubstantiel, c’est le Saint-Esprit. Il procède donc du Père et du Fils.
«C’est, continue Bossuet, ce qui explique la raison mystique et profonde de l’ordre de la Trinité. Si le Fils et le Saint-Esprit procèdent également du Père, sans aucun rapport entre eux deux, on pourrait aussitôt dire : Le Père, le Saint-Esprit et le Fils, que le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Or, ce n’est pas ainsi que Jésus-Christ parle. L’ordre des personnes est inviolable, parce que, si le Fils est nommé après le Père, parce qu’Il en vient, le Saint-Esprit vient aussi du Fils, après lequel Il est nommé ; et Il est Esprit du Fils, comme le Fils est le Fils du Père. Cet ordre ne peut être renversé. C’est en cet ordre que nous sommes baptisés ; et le Saint-Esprit ne peut non plus être nommé le second, que le Fils ne peut être nommé le premier.
«Adorons cet ordre des trois personnes divines et les mutuelles relations qui se trouvent entre les trois, et qui font leur égalité comme leur distinction et leur origine. Le Père S’entend Lui-même, Se parle à Lui-même, et Il engendre Son Fils qui est sa parole. Il aime cette parole qu’Il a produite de Son sein, et qu’Il y conserve. Et cette parole, qui est en même temps Sa conception, Sa pensée, Son image intellectuelle, éternellement subsistante, et dès là Son Fils unique, L’aime aussi comme un Fils parfait aime un Père parfait. Mais qu’est-ce que leur amour, si ce n’est cette troisième personne, le Dieu d’amour, le don commun et réciproque du Père et du Fils, leur lien, leur nœud, leur mutuelle union, en qui se termine la fécondité, comme les opérations de la Trinité ?
« Parce que tout est accompli, tout est parfait, quand Dieu est infiniment exprimé dans le Fils et infiniment aimé dans le Saint-Esprit, et qu’Il se fait du Père, du Fils et du Saint-Esprit, une très simple et très parfaite unité. Tout y retourne au principe, d’où tout vient radicalement et primitivement, qui est le Père, avec un ordre invariable : l’unité féconde se multipliant en dualité pour se terminer en Trinité. De telle sorte que tout est un, et que tout revient à un seul et même principe.
«C’est la doctrine des saints ; c’est la tradition constante de l’Église catholique. C’est la matière de notre foi : nous le croyons. C’est le sujet de notre espérance nous le verrons. C’est l’objet de notre amour ; car aimer Dieu, c’est aimer en unité le Père et le Fils et le Saint-Esprit ; aimer leur égalité et leur ordre, aimer et ne point confondre leurs opérations, leurs éternelles communications, leurs rapports mutuels et tout ce qui Les fait un, en les faisant trois : parce que le Père, qui est un, et principe immuable d’unité, Se répand, Se communique sans Se diviser. Et cette union nous est donnée comme le modèle de la nôtre : O Père, qu’ils soient un en nous, comme Vous, Père, êtes en Moi et Moi en Vous, ainsi qu’ils soient un en Nous» (Jean., XVII 21, Médit. sur l’évangile, 25°jour).
Trois personnes en un seul Dieu, égales entre elles, mais distinctes par leur rapport d’origine : le Père ne procédant de personne ; le Fils procédant du Père par voie d’entendement, comme la parole procède de la pensée ; le Saint-Esprit procédant du Père et du Fils, par voie de volonté ou d’amour mutuel : tel est, sur le premier et le plus profond de nos mystères, le dogme catholique dans sa plus simple expression.
Pour défendre sa foi contre les novateurs, l’Église, assemblée successivement à Nicée et à Constantinople, avait ajouté quelques explications au Symbole des apôtres. Excepté les hérétiques, à qui ces explications ne permettaient plus de tromper les fidèles, l’Orient et l’Occident avaient applaudi à cette sage conduite. Pour tous il était évident que l’Église n’avait rien changé à la doctrine, rien innové ; mais usé du droit de conservation et de légitime défense. Ce qu’elle fit alors, elle l’a toujours fait, elle le fera toujours, lorsque ses dogmes seront attaqués. Tel n’est pas seulement son droit, mais son devoir ; car tel est l’ordre formel de son divin fondateur
La doctrine de l’Église n’est pas sa doctrine : Mea doctrina non est mea. Elle n’en est pas propriétaire, mais dépositaire . Il lui a été dit : « Conservez ce qui vous a été confié et n’a pas été inventé par vous ; ce que vous avez reçu et non imaginé. Ce n’est pas une chose de génie, mais de doctrine ; ce n’est pas une usurpation de la raison privée, mais une tradition publique. Elle est venue à vous, elle ne vient pas de vous : comme vous n’en êtes pas l’auteur, vous n’avez à son égard que le devoir de gardien
«Aussi, gardienne attentive et prudente des dogmes dont le dépôt lui a été confié, elle n’y change jamais rien, elle n’ôte rien, elle n’ajoute rien. Ce qui est nécessaire, elle ne le retranche pas ; ce qui est superflu, elle ne l’admet pas.
Elle ne perd pas son bien, elle ne prend pas celui d’autrui. Pleine de respect pour l’antiquité, elle conserve fidèlement ce qui en vient. Si elle trouve des choses qui n’ont reçu primitivement ni leur forme ni leur complément, toute sa sollicitude est de les élucider et de les polir. Sont-elles confirmées et définies ? Elle les conserve. Fixer par écrit ce qu’elle a reçu des ancêtres par la tradition ; renfermer beaucoup de choses en peu de mots ; souvent même employer un mot nouveau, non pour donner à la foi un nouveau sens, mais pour mieux éclaircir une vérité : voilà ce que l’Église catholique, obligée par les nouveautés des hérétiques, a fait par les décrets des conciles : cela toujours, et rien de plus» (Vincent. Livin., Commonit. civ. Med).
Avec une fidélité incorruptible, elle s’acquittera de cette charge jusqu’à la consommation des siècles ; et, quand viendra le dernier jour, elle remettra à Dieu, sur le tombeau des choses humaines, le dépôt de toutes les vérités qu’elle a reçues au Cénacle, et qui remontent, par leurs bases, jusqu’au berceau de l’humanité» (Mgr Gerbet, Instr. sur diverses erreurs du temps présent, 1860).
CHAPITRE VI.
Histoire du Filioque .
Les sectateurs de Macédonius répandus au loin. - Les Priscillianistes ravagent l’Espagne et nient la divinité du Saint-Esprit. - Lettre du pape saint Léon le Grand aux évêques d’Espagne. - Il enseigne clairement la procession du Saint-Esprit, du Père et du Fils. - Le Concile de Tolède fait réciter le Symbole avec l’addition Filioque . - Ce n’était pas une innovation : preuves, saint Thomas, l’Écriture, saint Damase. - Chant du Symbole autorisé dans les Gaules. - Défense d’y insérer le Filioque . - Plus tard, Rome ordonne de chanter le Filioque. Raisons de sa conduite. - Plaintes mal fondées des Grecs. - Schisme de Photius. - Schisme et hérésie de Michel Cérulaire ; il nie que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. - Concile de Lyon. - Les Grecs reconnaissent la légitimité du Filioque . - Ils trahissent leur foi. - Concile de Florence. - Les Grecs reviennent à l’unité ; puis retombent dans le schisme.
Veiller sur le dépôt de la foi et fixer par ses décisions infaillibles les points en butte aux attaque s de l’hérésie, est le droit et le devoir de l’épouse du Verbe Incarné . Un demi-siècle environ après le concile de Constantinople, l’Église eut un nouveau motif de faire usage de ce droit inhérent à sa constitution. D’une part, les sectateurs de Macédonius s’étaient répandus au loin dans la Thrace, dans l’Hellespont et dans la Bithynie (Socr. hist., lib. II, c. XLV ; lib. V, c. VIII) ; d’autre part, les Vandales et autres peuples, sortis de ces contrées, avaient emporté le dogme hérétique dans leurs migrations et notamment en Espagne. Là, les Priscillianistes attaquaient ouvertement le dogme de la Trinité et de la divinité du Saint-Esprit.
Saint Léon le Grand occupait alors la chaire de saint Pierre. La nouvelle de cette hérésie et des ravages qu’elle faisait en Espagne lui fut envoyée par saint Turibius, évêque d’Astorga. Le Souverain Pontife lui écrivit de réunir en concile tous les évêques d’Espagne, afin de condamner l’hérésie et d’extirper, à tout prix, cette nouvelle ivraie du champ du Père de famille.
Dans sa lettre, saint Léon disait : «Ils enseignent que dans la Sainte Trinité il n’y a qu’une seule personne et une seule chose, appelée tour à tour le Père, le Fils, et le Saint-Esprit ; que celui qui engendre n’est pas distinct de celui qui est engendré, ni de Celui qui procède de l’un et de l’autre» (S. Leo Magn., epist. 93, c. VI).
Le concile eut lieu à Tolède, l’an 447. Présidé par le saint évêque d’Astorga, il condamna les hérétiques. Afin de couper le mal par la racine et de mettre l’Occident à l’abri de toutes ces erreurs, on y décida d’insérer dans le symbole de Constantinople le mot même du Vicaire de Jésus-Christ, qui définissait si bien la procession du Saint-Esprit, du Père et du Fils : Deutroque processit (Battaglini, Istor. unie. de conc., q. 217, 218).
L’addition dont il s’agit n’était point une innovation. C’était une explication, semblable à celles que le concile de Nicée avait insérées dans le Symbole des Apôtres, et le concile de Constantinople dans celui de Nicée. Saint Thomas remarque avec raison qu’elle est d’ailleurs contenue virtuellement dans le concile même de Constantinople, approuvé par tous les Orientaux. «Les Grecs eux-mêmes, dit-il, comprennent que la procession du Saint-Esprit a quelque rapport avec le Fils. Ils conviennent que le Saint-Esprit est l’Esprit du Fils, et qu’Il est du Père par le Fils. On dit même que plusieurs accordent que le Saint-Esprit est du Fils ou qu’Il découle de Lui, mais qu’Il n’en procède pas : distinction qui semble fondée sur l’ignorance ou sur l’orgueil.
«En effet, si l’on veut y faire attention, on trouvera que le mot Procession, entre tous ceux qui expriment l’origine d’une chose quelconque, est le plus commun. Nous nous en servons pour indiquer l’origine, de quelque nature qu’elle soit : par exemple, que la ligne procède du point, le rayon du soleil, le ruisseau de la source. Tous ces exemples et d’autres encore autorisent à dire avec vérité que le Saint-Esprit procède du Fils... Ainsi, ce dogme est implicitement contenu dans le symbole de Constantinople qui enseigne que le Saint-Esprit procède du Père. Or, ce qui est dit du Père, il faut nécessairement le dire du Fils, puisqu’ils ne diffèrent en rien, si ce n’est que l’un est le Fils et l’autre le Père» (S. Th., I p., q. 36, ar 3. Cor. - Et De Potent., q. 10, art. 4. ad. 13).
D’ailleurs, en écrivant si nettement dans une lettre doctrinale, que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, saint Léon n’était que l’écho des vicaires de Jésus-Christ, ses prédécesseurs : Petrus per Leonem locutus est. Au temps même du concile de Constantinople, le pape saint Damase enseignait cette doctrine : «Le Saint-Esprit n’est pas l’Esprit seulement du Père ou seulement du Fils, car il est écrit : Si quelqu’un aime le monde, l’Esprit du Père n’est pas en lui. Et ailleurs : Si quelqu’un n’a pas l’Esprit de Jésus-Christ, il ne Lui appartient pas. Cette nomination du Père et du Fils indique bien qu’il s’agit du Saint-Esprit, dont le Fils Lui-même dit dans l’Évangile : Il procède du Père, il prendra du mien et vous l’annoncera» (1).
(1) Porro non Leonis id fuit novum inventum, sed præ ecessorum traditio. Nam Damasus hæc ait : (Damas., in concil. Rom. apud Crescon. Collect.) Spiritus sanctus non est Patris tantummodo, aut Filii tantummodo Spiritus. Scriptum est enim : Si quis dilexerit mundum, non est Spiritus Patris in illo. I Jean., II. Item scriptum est : Qui autem Spiritum Christi non habet, hic non est ejus . Rom., VIII. Nominato itaque Patre et Fillio, intelligitur Spiritus sanctus, de quo Filius in Evangelio dicit : Quia Spiritus sanctus a Patre procedit, et de meo accipiet, et annuntiabit vobis. Joan., xv. Apud Baron., an. 447, n. 21.
Depuis le concile de Tolède, tous les catholiques d’Espagne et des Gaules récitèrent le symbole de Constantinople avec l’addition Filioque. De la part du Saint-Siège, nulle opposition ; de la part des Orientaux, nulle réclamation ne vint s’opposer à cet usage. Il durait depuis quatre siècles, lorsque Charlemagne rentra dans ses États, après avoir été couronné empereur à Rome, par le pape Léon III.
Or, il avait obtenu, pour les églises de son vaste empire, l’autorisation de chanter à la messe le symbole de Constantinople. Les évêques assemblés à Aix-la-Chapelle, en 807, lui demandèrent si on pouvait le chanter en public, comme on le récitait en particulier, en y insérant l’addition Filioque. Le grand prince répondit qu’il ne lui appartenait pas d’en décider, et qu’il fallait consulter le Souverain Pontife. En conséquence, deux évêques et l’abbé de Corbie, députés du Concile, se rendirent à Rome.
Le pape les accueillit avec bienveillance, mais refusa nettement la permission d’insérer dans le symbole les quatre syllabes Filioque. « Sans doute, leur dit-il, c’est un article de foi inviolable que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils ; mais on ne peut pas insérer dans le symbole tous les articles de foi. D’ailleurs, il ne faut pas modifier, même d’une syllabe, les symboles arrêtés par les Conciles œcuméniques» (Bini., ad Synod. Aquisgran., t. III, Concil. ; Labbé, t. VII, p. 1198 ; Bar., an. 809, n. 57).
Pour montrer que sa résolution était immuable, le pape ordonna de graver incontinent, en grec et en latin, le symbole de Constantinople, sans l’addition du Filioque, sur deux boucliers d’argent, du poids de quatre-vingt-cinq livres, et les fit placer dans la basilique de Saint-Pierre, à droite et à gauche de la Confession» (Anast. Biblioth. in Leon. III, apud Bar. an. 809, n. 62).
Disons-le en passant, ce fait et celui que nous allons rapporter sont deux preuves monumentales de l’incorruptible fidélité de l’Église romaine aux traditions du passé. Non seulement elle refuse aux prières de Charlemagne, son bienfaiteur, d’insérer dans le symbole de Constantinople quatre syllabes, qui expriment nettement un article de foi ; ellemême ne chante aucun symbole à la messe. Tandis que toutes ses filles, les églises d’Orient et d’Occident, font retentir leurs basiliques du symbole de Constantinople, elle s’en tient à celui des apôtres : encore ne le récite-t-elle que dans l’administration du baptême et lorsque l’usage prescrit la profession de foi.
Cependant les siècles marchent, et les circonstances changent avec les siècles. Toujours dirigée par le Saint-Esprit, l’Église romaine fera plus tard ce qu’elle a d’abord refusé, également infaillible dans ses concessions et dans ses refus. Tant que la procession du Saint-Esprit n’est pas attaquée, elle persévère dans ses anciennes traditions. Bientôt de sourdes rumeurs se font entendre. Vers l’an 866, aux rumeurs succèdent des négations publiques. Elles ont pour organes, en Occident, le patriarche d’Aquilée, et en Orient, Photius, patriarche intrus de Constantinople.
Pour leur répondre, comme elle avait répondu à Arius et à Macédonius, Rome fait insérer dans le symbole de Constantinople l’addition Filioque. Elle-même, qui pendant la messe n’a jamais chanté aucun symbole, chante le symbole de Constantinople ainsi expliqué et ordonne de le chanter partout. Dès lors un immense concert de voix catholiques répond nuit et jour aux blasphèmes des novateurs. (Bar., an. 883, n. 34).
La manière dont eut lieu cette mémorable addition offre un exemple nouveau de la sagesse du Saint-Siège et de sa prudente lenteur. Un concile nombreux fut convoqué à Rome. On représenta au Souverain Pontife que depuis longtemps les églises d’Espagne, des Gaules, d Angleterre et de Germanie étaient en possession de chanter publiquement le symbole de Constantinople ; que Rome les approuvait ; mais que, dans les circonstances actuelles, son refus prolongé d’insérer l’addition Filioque pouvait passer, aux yeux des malveillants, pour un blâme tacite ou pour une crainte de professer hautement la foi ; que les ennemis de l’Église ne manqueraient pas de s’en prévaloir, et, de là, faire naître des divisions, un schisme peut-être : qu’en tout cas, c’était le meilleur moyen de confondre Photius et ses adhérents. (Baron., an. 883, n. 37 ; et an. 447, n. 23).
Le Souverain Pontife se rendit à ces raisons, et l’autorisation fut accordée ; on en reporte la date à l’an 883. Toutefois, Rome elle-même ne commença de chanter le symbole que cent vingt-neuf ans plus tard, en 1014, sur les instances de l’empereur saint Henri. Ce grand prince, digne de Charlemagne par ses vertus et par les éminents services qu’il avait rendus au Saint-Siège, étant venu à Rome pour se faire couronner, fut étonné de ne pas entendre chanter le Credo à la messe. Il en demanda la raison.
«Voici, écrit l’abbé Bernon, ce qui lui fut répondu en ma présence : L’Église de Rome n’a jamais été souillée d’aucune hérésie ; mais, fidèle à la doctrine de saint Pierre, elle demeure immuable dans la foi catholique. Elle n’a donc pas besoin de professer sa foi ; c’est le devoir des églises qui ont pu ou qui peuvent l’altérer ou la perdre » (Bern. Abbas augien., De rebus ad miss. spectant., apud Baron., an. 447, n. 24).
Magnifique réponse ! Néanmoins, sur les instances de l’empereur, le pape Benoît VIII décida que Rome elle-même chanterait désormais le symbole. Ce fut celui de Constantinople avec l’addition Filioque. (Baron., an. 447, n. 24). A quelque point de vue qu’on se place, on voit que rien ne fut plus légitime et plus régulièrement fait que cette
insertion. Comme les explications du symbole, à Nicée et à Constantinople, elle était exigée par les circonstances. C’est le Vicaire de Jésus-Christ lui-même, présidant un concile, qui l’ordonne. Enfin, elle ne modifie pas la foi, elle l’explique. « Nul ne peut, écrit un ancien auteur, en prendre occasion d’accuser la sainte et grande Église de Rome, mère et maîtresse de toutes les autres, d’avoir écrit, composé et enseigné une foi nouvelle. Ce n’est ni faire, ni enseigner, ni transmettre un autre symbole, que d’expliquer l’ancien en vue de prévenir l’altération de la foi.
«Bien que dépositaire de l’autorité souveraine, elle ne refuse pas de s’humilier en répondant ce que le concile de Chalcédoine répondit autrefois à ses détracteurs ; C’est injustement qu’on m’accuse. Je n’établis pas une foi nouvelle ; je renouvelle la mémoire de l’ancienne. Éclaircir un point obscur du symbole, ce n’est pas l’altérer. Comme les Pères des siècles passés, j’ai renouvelé la foi ; j’ai ajouté aux conciles de Nicée, de Constantinople et de Chalcédoine ; mais je n’ai rien enseigné qui leur soit contraire. Fidèle à marcher sur leurs traces, j’ai rencontré des points attaqués qui, de leur temps, n’étaient pas mis en question. Ce qui n’était pas bien compris de tous, j’ai dû l’éclaircir par un mot d’interprétation voilà ce que j’ai fait» (Ætherian., apud Bar., an. 883, n. 38).
Cependant les Grecs, poussés par l’esprit d’orgueil, refusèrent obstinément de souscrire à l’addition du Filioque. Le sectaire ambitieux qui les égarait voulait à tout prix séparer l’Église orientale de l’Église occidentale. Une fois l’autorité du Souverain Pontife méconnue, il espérait se faire proclamer patriarche universel. La mort fit évanouir ses coupables projets ; mais elle n’éteignit pas l’esprit de révolte qu’il avait soufflé.
En 1054, Michel Cérulaire, autre patriarche de Constantinople, plus audacieux que Photius, nia formellement que le Saint-Esprit procède du Fils. Dans une lettre adressée à Jean, évêque de Trani, il osa consigner son hérésie, avec invitation d’en faire part au Souverain Pontife. Léon IX y répondit, comme il convient au gardien de la foi, en excommuniant le novateur. Cérulaire, de son côté, excommunia le Pape et avec lui toute l’Église latine. La rupture fut complète, et les Grecs tombèrent dans le schisme et dans l’hérésie. Telle fut, comme nous le verrons plus tard, la source de tous leurs malheurs.
Cependant l’Église latine ne négligea rien pour ramener sa sœur à la foi de leurs pères. Après plusieurs siècles d’efforts inutiles, ce retour tant désiré s’accomplit au concile général de Lyon, en 1274. Réunis sous la présidence du pape Grégoire X, les évêques de l’Orient et de l’Occident exprimèrent leur foi en ces termes : «Nous faisons profession de croire fidèlement et avec piété que le Saint-Esprit procède éternellement du Père et du Fils, non comme de deux principes, mais comme d’un principe ; non par deux spirations, mais par une seule spiration» (Labbe, Conc., t. II, p. 967 ; Bar., an. 1274, n. 18).
La réunion venait d’être jurée pour la treizième fois. Malheureusement elle ne fut pas plus durable que les autres. (Batlagiini, Istor., etc., p. 660, n. 11).
Enfin, le concile de Florence réunit de nouveau les Grecs et les Latins. Pour satisfaire les premiers, le dogme de la procession du Saint-Esprit fut, par ordre du Pape, examiné de nouveau. Jamais discussion plus approfondie, plus longue, plus complète. Sophismes, subterfuges, négations, demi-concessions, flux immense de paroles, les Grecs eurent recours à tous les moyens pour défendre l’erreur.
Dans la dix-huitième session, tenue le 10 mars 1439, Jean de Monténégro, provincial des Dominicains de Lombardie, leur ferma la bouche par un argument sans réplique. «Qu’entendez-vous par processions ? demanda-t-il aux Grecs. Que voulez-vous dire, quand vous affirmez que le Saint-Esprit procède du Père ? - Marc, archevêque d’Éphèse, répondit : J’entends une production par laquelle l’Esprit Saint reçoit de Lui l’être et tout ce qu’Il est proprement. - Fort bien, reprit le frère prêcheur, nous avons cette conclusion : le Saint-Esprit reçoit du Père l’être, ou Il en procède, c’est la même chose. Voici donc comme je raisonne : De qui le Saint-Esprit reçoit l’être, de celui-là aussi Il procède. Or, le Saint-Esprit reçoit l’être du Fils ; donc le Saint-Esprit procède du Fils, suivant le sens propre du mot procession, tel que vous-même l’avez défini. Que le Saint-Esprit reçoive l’être du Fils, on peut le démontrer par beaucoup de témoignages. « Mais, interrompit Marc d’Éphèse, d’où tenez-vous que le Saint-Esprit reçoit l’être du Fils ? - Votre demande me plaît, répliqua frère Jean ; et je vais y répondre à l’instant même. Que le Saint-Esprit reçoive du Fils l’être, cela se prouve par le témoignage, irrécusable pour vous comme pour nous, de saint Épiphane, qui s’exprime ainsi : J’appelle Fils celui qui est de Lui, et Saint-Esprit celui qui seul est des deux. D’après cette parole de saint Épiphane, si l’Esprit est des deux, Il reçoit donc des deux l’être. Puisque, suivant vous, recevoir l’être ou procéder, c’est la même chose. Nous savons par saint Épiphane qu’Il reçoit Son être du Père et du Fils» (Mansi, t. XXXI, col, 723. - Rohrbacher, Hist. univ., t. XXI, p. 534, 2° éd.). L’argument était d’autant meilleur que saint Épiphane est un des Pères grecs les plus anciens et les plus vénérés des Orientaux.
Enfin, le 6 juillet 1439 , jour de l’octave des apôtres saint Pierre et saint Paul, fut célébrée la dernière session du concile. En présence de l’auguste assemblée et aux applaudissements des Grecs et des Latins, on y lut le décret d’union . Il commence ainsi : « Que les cieux se réjouissent et que la terre tressaille ! Le mur qui divisait l’Église d’Orient et l’Église d’Occident vient d’être enlevé. La paix et la concorde est rétablie sur la pierre angulaire, Jésus-Christ, qui des deux peuples n’en a fait qu’un. Nous définissons et voulons que tous croient et professent que le Saint-Esprit est éternellement du Père et du Fils ; qu’Il a Son essence et Son être subsistant à la fois du Père et du Fils ; qu’Il procède éternellement de l’un et de l’autre, comme d’un seul principe et par une seule spiration. Nous définissons, de plus, que l’explication Filioque a été légitimement et avec raison ajoutée au symbole, pour éclaircir la vérité et par une nécessité alors imminente» (Apud Labbe, etc.).
La joie de l’Église ne fut pas de longue durée. Comme l’infidèle Samarie, le schismatique Orient retomba le lendemain dans les erreurs qu’il avait abjurées la veille : mais la mesure était comble. Salmanazar ressuscita dans
Mahomet ; et, treize ans seulement après le concile de Florence, l’empire des Grecs subit le sort du royaume d’Israël .
CHAPITRE VII
MISSION DU SAINT-ESPRIT
La sanctification est l’œuvre propre du Saint-Esprit. - Cette œuvre suppose une mission. - Ce qu’on en tend par mission. - Combien de missions. - Elles n’impliquent aucune infériorité dans la personne envoyée. Différence entre la mission du Fils et la mission du Saint-Esprit. - Toutes deux promises, figurées, prédites, préparées dès l’origine du monde. - Signification du mot Esprit dans l’Écriture. - Passage de saint Augustin.
Autant que le permettent les obscurités de la vie présente, nous connaissons le Saint-Esprit en Lui-même. Il est la troisième personne de l’auguste Trinité. Il est Dieu comme le Père et le Fils. Il procède de l’un et de l’autre par une seule spiration et comme d’un seul et même principe, sans que pour cela il y ait ni postériorité, ni priorité, ni inégalité quelconque entre celui qui procède et ceux de qui Il procède. Il est le fondateur et le roi de la Cité du bien. Sous ses ordres directs sont placées toutes les armées angéliques, nuit et jour en campagne pour protéger, aux quatre coins du monde, les frères du Verbe Incarné contre les attaques des légions infernales.
Amour consubstantiel du Père et du Fils, à Lui revient, par appropriation de langage, l’œuvre par excellence de l’adorable Trinité (S. Bern., Médit., c. 1). Quelle est cette œuvre ? La création ? non. La rédemption ? non. Quelle est-elle donc ? la sanctification et la glorification ; le Père crée, le Fils rachète, le Saint-Esprit sanctifie ; le Père fait des hommes, le Fils des chrétiens, le Saint-Esprit des saints et des bienheureux. L’œuvre du Saint-Esprit est donc plus élevée que celle du Père et du Fils, puisqu’elle est le couronnement de l’une et de l’autre. (I Thess., IV, 3).
Que cette œuvre suprême appartienne au Saint-Esprit, la preuve en est évidente. C’est Lui qui forme Marie, mère du Rédempteur, et, dans le sein virginal de Marie, le Rédempteur Lui-même. C’est Lui qui Le dirige, qui L’inspire, qui Lui donne de faire des miracles, et qui Le glorifie : Ille me clarificabit. Comme prolongement de cette œuvre de sanctification universelle, c’est Lui qui forme l’Église, mère du chrétien, et, dans le sein virginal de l’Église, le chrétien lui-même, frère du Verbe Incarné. C’est Lui qui le dirige, qui l’inspire, qui l’élève peu à peu à la sanctification et de la sanctification à la gloire. (In Epist. ad Hebr., c. IX, 14).
Cette grande œuvre, magnifique synthèse de toutes les œuvres du Père et du Fils, ne pouvait demeurer isolée dans les régions inaccessibles de l’éternité. Loin de là, elle devait devenir palpable et s’accomplir dans le temps. Pour l’accomplir, le Saint-Esprit a donc une mission . Il faut, avant d’aller plus loin, expliquer ce mot si souvent prononcé et si peu compris.
Lorsqu’elle parle des personnes divines, la théologie catholique entend par mission : La destination éternelle d’une personne de la Trinité à l’accomplissement d’une œuvre du temps : destination qui Lui est donnée par la personne de qui Elle procède. (Vitass., De Trinit., q. 8, art. 5). De toute éternité il était décidé que le Verbe Se ferait homme et viendrait dans le monde pour le sauver (Joan.,III, 17) : voilà Sa mission. De toute éternité il était décidé que le Saint-Esprit viendrait dans le monde pour le sanctifier (S. Aug., De Trinit., lib. III, c. IV) : voilà Sa mission.
Ainsi, dans les personnes divines, il y a autant de missions divines qu’il y a de processions. Le Père n’a pas de mission, parce qu’Il ne procède de personne. Le Fils reçoit Sa mission du Père seul, par ce qu’Il ne procède que de Lui. (Gal., IV, 4). Le Saint-Esprit reçoit Sa mission du Père et du Fils, parce qu’il procède de l’un et de l’autre. (Joan., XV, 26).
Écoutons saint Augustin : «Le Fils, dit-il, est envoyé par le Père, parce qu’Il a apparu dans la chair, et non le Père. Nous voyons aussi que le Saint-Esprit a été envoyé par le Fils : Lorsque Je M’en irai, Je vous L’enverrai ; et par le Père : Le Père vous L’enverra en Mon Nom. Par là, on voit clairement que le Père sans le Fils, ni le Fils sans le Père n’a envoyé le Saint-Esprit ; mais Il a reçu Sa mission de l’un et de l’autre. Du Père seul on ne lit nulle part qu’Il a été envoyé. La raison en est qu’Il n’est ni engendré ni procédant de personne. En effet, ce n’est ni la lumière ni la chaleur qui envoie le feu ; mais c’est le feu qui envoie la chaleur et la lumière» (Contra Serm. Arian., c. IV, n. 4, opp. t. VIII, p. 964).
Admirons en passant la profonde justesse du langage divin. Lorsqu’il annonce le Saint-Esprit à Ses apôtres, le Verbe Incarné dit : «Il Me glorifiera, parce qu’Il prendra du Mien, et vous l’annoncera. Tout ce qui est à Mon Père est à Moi. Voilà pourquoi J’ai dit : Il prendra du Mien et vous l’annoncera» (Joan., XVI, 14, 15). Il ne dit pas, Il prendra de Moi, parce que ce serait dire, en quelque façon, qu’Il serait le seul principe du Saint-Esprit, et que le Saint-Esprit procède du Fils, comme le Fils procède du Père, c’est-à-dire de Lui seul. Mais il n’en est pas ainsi. C’est pourquoi il dit : Il prendra du mien et non pas de Moi. Parce que, encore qu’Il prenne de Lui, Il ne prend de Lui que ce que Lui-même a pris du Père.
En sorte que la mission du Saint-Esprit vient tout à la fois du Fils et du Père, de qui le Fils Lui-même a tout reçu. Du reste, il ne faut pas croire que la mission implique une infériorité quelconque dans celui qui la reçoit, relativement à celui qui la donne. La mission ne dénote pas plus une infériorité, que la procession elle-même dont elle est la conséquence. « Dans les personnes divines, dit avec raison l’Ange de l’école, la mission est sans séparation, sans division de la nature divine qui est une et la même dans le Père, et dans le Fils, et dans le Saint-Esprit ; elle n’indique donc qu’une simple distinction d’origine» (I p., q. 43, art. 1, ad 4). C’est ainsi, pour employer une imparfaite comparaison, que le rayon est envoyé par le foyer, et la fleur par la plante, sans en être séparé et en conservant la nature de l’un et de l’autre.
Complétons ces notions fondamentales en ajoutant qu’il y a deux sortes de missions pour le Fils et pour le Saint-Esprit : l’une visible et l’autre invisible. Pour le Fils, la mission visible fut l’Incarnation ; pour le Saint-Esprit, Son apparition au baptême de Notre-Seigneur, sur le Thabor et le jour de la Pentecôte. Pour le Fils, la mission invisible a lieu toutes les fois qu’Il vient, sagesse infinie, lumière surnaturelle, Se communiquer à l’âme bien préparée, dans laquelle Il habite comme dans son temple ; pour le Saint-Esprit, la mission invisible se renouvelle chaque fois qu’Il vient, amour infini, charité surnaturelle, Se communiquer à l’âme bien préparée, dans laquelle Il habite comme dans son sanctuaire. (S. Auq., apud S. T., I p., q. 43, art. 5, ad I et ad 2)
Le but de cette double mission est d’assimiler l’âme à la personne divine qui Lui est envoyée : Similes ei erimus. Or, comme le Fils, lumière éternelle, et le Saint-Esprit, amour éternel, ont été envoyés pour le monde entier, l’intention de Dieu est de s’assimiler le genre humain, et, en se l’assimilant, par la vérité et par la charité, de le déifier. O homme ! si tu comprenais le don de Dieu : Si scires donum Dei ! Dans la pensée divine, cette mission n’est pas transitoire, mais permanente ; elle l’est, en effet, tant que l’homme n’y met pas fin par le péché mortel. Elle n’apporte pas seulement à l’âme les lumières du Fils et les dons du Saint-Esprit ; mais le Fils et le Saint-Esprit en personne viennent habiter en elle. (Joan., XIV, 23. Corn. a Lap., in I Petr., 1, 4).
Compléter l’œuvre du Verbe, en faisant dans les cœurs ce qu’Il avait fait dans les intelligences, achever ainsi la transformation de l’homme en Dieu : telle est la magnifique mission du Saint-Esprit. A raison même de son importance, elle dut être le dernier terme de la pensée divine ; par conséquent l’âme de l’histoire, le mobile et la clef de tous les événements accomplis depuis l’origine du monde. Si donc l’Incarnation du Verbe a dû être connue de tous les peuples ; et, pour cela, promise, figurée, prédite, préparée dès la naissance de l’homme, à plus forte raison, il a dû en être ainsi de la mission du. Saint-Esprit, couronnement de l’Incarnation : les faits confirment le raisonnement.
Or, afin qu’il soit bien entendu que les promesses, les figures, les prophéties, les préparations dont nous allons esquisser le tableau, se rapportent à la troisième personne de la Sainte Trinité, et non à un autre esprit, il est bon de rappeler l’enseignement des Pères, sur la signification du mot Esprit dans l’Écriture
Qu’il suffise d’entendre saint Augustin : «On peut, dit-il, demander si, lorsque l’Écriture dit l’Esprit de Dieu, sans rien ajouter, il faut entendre le Saint-Esprit, la troisième personne de la Trinité, consubstantiel au Père et au Fils ; par exemple : Là où est l’Esprit de Dieu, là est la liberté, et ailleurs : Dieu nous l’a révélé par Son Esprit ; et encore : Ce qui est caché en Dieu, personne ne le sait, si ce n’est l’Esprit de Dieu ? Dans ces passages, comme dans une foule d’autres où il n’est rien ajouté, il est évidemment question du Saint-Esprit. Le contexte le fait assez comprendre. En effet, de quel autre parle l’Écriture lorsqu’elle dit : l’Esprit Lui-même rend le témoignage à notre esprit, que nous sommes les enfants de Dieu ; et : L’Esprit Lui-même aide notre infirmité. C’est un seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, les distribuant à chacun comme Il veut ? Dans tous ces endroits, ni le mot Dieu ni le mot Saint n’est ajouté au mot Esprit, et toutefois il s’agit clairement du Saint-Esprit.
«Je ne sais si on pourrait prouver par un seul exemple authentique, que là où l’Écriture nomme l’Esprit de Dieu sans addition, elle ne veut pas parler du Saint-Esprit, mais d’un autre esprit bon, quoique créé. Tous les textes cités pour établir le contraire sont douteux et auraient besoin d’éclaircissement» (De divers. Quæst., lib. II, n. 5, p. 187, opp. T. VI, S. Th., I p., q. 74, art III, ad. 4).
Nous venons de le voir, dans les conseils éternels il était décidé que deux personnes de l’auguste Trinité descendraient visiblement sur la terre : le Fils pour sauver le monde par Ses mérites infinis, le Saint-Esprit pour le sanctifier par l’effusion de Ses grâces. Mais quand un monarque, tendrement aimé de Son peuple, doit visiter les différentes parties de Son royaume pour semer des bienfaits, tous les esprits sont préoccupés de Sa venue. La renommée le devance ; des courriers le précèdent : toutes les voies s’ouvrent devant Lui, et rien n’est oublié pour Lui préparer une réception digne des espérances qu’Il fait naître et de l’enthousiasme qu’Il inspire.
Il n’est pas un chrétien qui ne le sache : voilà ce que Dieu a fait pour préparer la venue du Verbe Incarné. Promis, figuré, prédit, attendu pendant quarante siècles, le Désiré des nations domine majestueusement le monde ancien. Il est l’âme de la loi et des prophètes, l’objet de tous les vœux, la fin de tous les événements, le but de l’élévation et de la chute des empires : en un mot, Il est l’axe divin autour duquel roule tout le gouvernement de l’univers.
Cette préparation, étonnante de grandeur et de majesté, n’était pas due seulement à la seconde personne de la sainte Trinité, mais aussi à la troisième. Égal au Fils par la dignité de Sa nature, supérieur en un sens par la sublimité de Sa mission, et devant comme le Fils descendre personnellement sur la terre, le Saint-Esprit devait, comme le Messie, être précédé d’une longue suite de promesses, de figures, de prophéties, de préparations, afin d’être, non moins que le Messie, l’objet constant de l’attente universelle : Desideratus cunctis gentibus. Cette induction de la foi n’est pas trompeuse. L’histoire va nous montrer la troisième personne de la Trinité, occupant la même place que la seconde, et dans la pensée de Dieu, et dans l’espérance du genre humain, et dans la direction de tous les événements du monde antique, pendant le long intervalle de quatre mille ans.
CHAPITRE VIII
LE SAINT-ESPRIT DANS L’ANCIEN TESTAME NT, PROMIS ET FIGURÉ.
Promesses du Saint-Esprit : Joël, Aggée, Zacharie. - Figures : les sept jours de la création, le chandelier aux sept branches, l’édifice à sept colonnes de la Sagesse éternelle.
Le Messie est promis, le Saint-Esprit est promis. Après la promesse bien des fois renouvelée, en termes plus ou moins explicites, de la venue du Saint-Esprit sur la terre (Is., XLIV, 3 ; Ezech., XI, 19 ; xxxvi, 26, etc.), Dieu ordonne au prophète Joël de la publier clairement, plus de six cents ans avant le jour mémorable où elle devait s’accomplir. Dans la personne des Juifs, le prophète s’adresse à tous les peuples, appelés à devenir par la foi les enfants d’Abraham. Son regard inspiré voit en même temps le Verbe qui S’incarne et le Saint-Esprit qui descend. Devant lui, sont présentes les deux adorables personnes, et avec te même enthousiasme, il parle de l’une et de l’autre.
«Fils de Sion, s’écrie-t-il, soyez dans la joie et tressaillez de bonheur dans le Seigneur votre Dieu, parce qu’Il vous donnera le Docteur de justice. Et Il fera descendre sur vous la rosée du matin, et la rosée du soir, comme Il était au commencement. Et vos greniers seront remplis de blé, et vos collines de vin et d’huile. Et Je vous rendrai les années qu’ont dévorées les sauterelles, les insectes et la rouille : c’est une grande puissance que Je vous enverrai. Et vous mangerez dans l’abondance, et vous serez rassasiés, et vous louerez le nom du Seigneur votre Dieu qui a fait ces merveilles pour vous ; et Mon peuple ne sera jamais confondu. Et vous saurez que Je suis au milieu d’Israël, Moi le Seigneur votre Dieu, à l’exclusion de tout autre» (Joël, XI, 23-27).
La joie, l’abondance de tous les biens spirituels, la réparation de tous les maux, sous le poids desquels gémissait le genre humain depuis la chute primitive, la présence permanente du Seigneur Lui-même au milieu de Son peuple, la grande nation catholique : voilà bien les traits distinctifs du règne du Messie. Quand le Verbe Incarné aura posé les fondements de cette félicité universelle et arrosé de Son sang, au matin et au soir de Sa vie, cette terre du monde, que va-t-il arriver ? Écoutons le prophète : « Après cela, dit le Seigneur, e répandrai Mon Esprit sur toute chair. Et vos fils et vos filles prophétiseront ; et vos vieillards auront des révélations, et vos jeunes gens verront des visions, En ces jours-là, Je répandrai Mon Esprit même sur Mes serviteurs et sur Mes servantes» (1).
Tels sont, dans leurs traits généraux, les bienfaits dont le monde sera redevable au Saint-Esprit. Comme tous les cœurs devaient palpiter à cette annonce ! Comme les justes de l’ancienne loi devaient conjurer le Seigneur de hâter ce jour, unique entre les jours ! Afin de les consoler, le Seigneur veut bien leur promettre, par la bouche du prophète Aggée, la prochaine venue du Saint-Esprit. Juda revenait de Babylone : il était fort occupé de la construction du second temple ; mais les cœurs étaient tristes. On ne pouvait penser sans gémir à la magnificence de l’ancien temple et à la pauvreté relative du nouveau, qui s’élevait péniblement au milieu des difficultés de tout genre.
Aggée reçoit ordre d’encourager le peuple. Comme Joël, il voit et il annonce la venue de deux personnes de l’adorable Trinité : Le Saint-Esprit, qui, conformément aux antiques promesses, viendra bientôt résider au milieu de Son peuple ; le Verbe fait chair, qui daignera sanctifier le nouveau temple, par Sa présence personnelle. « Prophète, lui dit le Seigneur, parle à Zorobabel fils de Salathiel, chef de Juda, et à Jésus, fils de Josédech, grand-prêtre, et à tout le peuple, et dis leur : Prends courage, Zorobabel ; prends courage, Jésus fils de Josédech ; et toi, peuple de toute classe, prends courage, et agissez parce que Je suis avec vous, dit le Seigneur des armées. Je vais tenir la parole que Je vous ai donnée, lorsque vous sortiez de la terre d’Égypte, et Mon Esprit sera au milieu de vous : ne craignez rien. Encore un peu de temps, et e remuerai le ciel et la terre, et la mer, et les îles, et toutes les nations ; puis viendra le Désiré de toutes les nations ; et Je remplirai de gloire cette maison, et sa gloire sera plus grande que celle de la première» (2). Plus explicite que la première, cette seconde promesse ne se contente pas d’annoncer la venue du Saint-Esprit, elle en désigne l’époque. Il viendra lorsque le monde sera tiré de la vraie captivité d’Égypte, par le sang de l’Agneau de Dieu ; et que les apôtres seront prêts à construire le grand édifice catholique, où le Saint-Esprit doit éternellement habiter.
Vers la même époque, un autre prophète, Zacharie, est chargé d’annoncer la venue du divin Esprit, qui doit changer la face de la terre, après avoir changé les cœurs. Ici encore, le Seigneur a soin de réunir dans la même prédiction l’avènement, du Messie et la descente du Saint-Esprit. La raison en est que ces deux événements se tiennent. Le premier est la preuve du second, et le second la conséquence du premier. On ne peut admettre l’un sans admettre l’autre. «En ce temps-là, dit le Seigneur, Je briserai toutes les nations qui marcheront contre Jérusalem. Et Je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem l’Esprit de grâce et de prières. Et ils lèveront leurs regards vers Moi qu’ils auront attaché à la croix. Et ils pleureront sur Moi, comme on pleure sur un fils unique, et ils pousseront des gémissements et des sanglots, comme on en pousse à la mort d’un premier-né» (Zach., XII, 9, 10).
Lisant dans le lointain des âges, disent les pères et les interprètes, Zacharie voit devant ses yeux le jour mémorable de la Pentecôte, où le Saint-Esprit descend sur les apôtres réunis à Jérusalem. Il le voit produisant la grâce et la sanctification ; puis, les gémissements et les supplications, dans les âmes qu’il vient d’éclairer sur l’énorme attentat, commis par la nation juive sur la personne adorable du Messie. Tout cela est tellement précis, que les Actes des Apôtres, en racontant l’histoire de la Pentecôte, ne semblent être que la reproduction des paroles de Zacharie. (Voir Corn. a Lap., in Zach., XII, 9 ; et S. Jerom., in Zach., opp. t. III, p. 1784, 1785).
(1) Joan., XXVIII, 30. Le jour même de la Pentecôte, saint Pierre déclare aux Juifs que les merveilles qui éclatent à leurs yeux sont l’accomplissement de la promesse du Seigneur, faite par le prophète Joël. Tous les Pères parlent comme le chef des apôtres. Voir entre autres S. Chrys., in princip. Act. Apost., II, t. III, p. 927, n. 11, 12, et Corn. a Lap., in Joël, II, 28
(2) Agg., II, 2-10. Tous les Pères, saint Athanase, saint Cyrille de Jérusalem, saint Grégoire de Nysse, Théodoret, ont vu dans ces remarquables paroles la promesse du Saint-Esprit. Voir entre autres S. Jerom., in Agg. II, opp. t. III, p. 1694, et Cornez. a Lapid., ibid.
Ce n’est pas seulement par ces promesses solennelles et par beaucoup d’autres répandues dans l’Ancien Testament, que Dieu annonçait au monde la venue de l’Esprit sanctificateur. Pour le Messie, nous voyons marcher de pair avec les promesses d’innombrables figures, qui fixaient continuellement l’attention sur le Libérateur futur. Il en est de même pour le Saint-Esprit. A côté des promesses, se montrent constamment des figures qui Le révèlent dans Sa nature et dans Ses dons. Appuyé sur l’autorité des saints docteurs, nous allons en faire connaître quelques-unes.
L’Esprit aux sept dons qui est le principe vital, la lumière, la beauté du monde moral et de l’Église en particulier, se trouve représenté par les différents septénaires, qui reviennent si souvent dans la création du monde matériel et dans la formation du peuple figuratif. Pour n’en citer que deux exemples : le monde physique fut créé en six jours, suivis du jour de repos ; il en est de même du monde moral. L’homme, qui en est le sublime abrégé, est formé par l’Esprit aux sept dons.
Dans l’ordre de la nature, la lumière paraît le premier jour . Elle figure le don de crainte , par lequel l’homme commence à connaître Dieu efficacement, selon cette parole du prophète : La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse.
Au second jour de la création, se déploie le firmament, qui sépare les eaux inférieures des eaux supérieures. C’est l’emblème du don de science , qui nous apprend à discerner les doctrines vraies des doctrines fausses. Orné de ce don précieux, l’homme ressemble au firmament par la stabilité inébranlable de sa foi. Maintenant une séparation radicale entre la vérité et l’erreur, il les empêche de se jamais réunir dans son intelligence pour y produire le chaos. C’est ainsi que le firmament, immuablement placé entre les eaux inférieures et les eaux supérieures, les empêche de confondre leurs masses et de produire un nouveau déluge.
Le troisième jour a lieu la séparation des eaux et de la terre. La terre, montrant sa surface desséchée, se couvre de toutes sortes d’herbes et de plantes. C’est la vive image du don de piété . Séparé des eaux inférieures, c’est-à-dire des doctrines de mensonge, l’idolâtrie, le superstition, l’incrédulité, l’homme vivifié par le don de piété, honore le vrai Dieu et produit les fleurs des bons désirs, les herbes des saintes paroles, enfin les fruits excellents des œuvres de charité envers Dieu et envers le prochain.
Le quatrième jour paraissent les deux grands luminaires, le soleil et la lune, accompagnés de myriades d’étoiles. On voit ici dans toute sa magnificence le don de conseil . Flambeau du jour, semblable au soleil, il éclaire tout le système du monde surnaturel ; flambeau de la nuit, semblable à la lune, il éclaire tout le système du monde inférieur ; semblable aux étoiles, qui, répandues dans toute l’étendue du firmament, en illuminent toutes les parties, il éclaire chacune de nos facultés et dirige chacun de nos sens.
Le cinquième jour , les poissons et les oiseaux prennent naissance du même élément ; les premiers vivent dans les eaux, les seconds volent dans les airs. La sagesse éternelle pouvait-elle mieux préfigurer le don de force ? Grâce à son efficacité, les bonnes résolutions naissent et se fortifient dans la tribulation ; et les bonnes pensées volent vers Dieu, en brisant les résistances des démons, qui remplissent l’air dont nous sommes environnés.
Le sixième jour a lieu la création des animaux et de l’homme leur roi. Voici bien le don d’entendement. L’homme qui le possède connaît clairement sa double nature et l’apprécie ; il sait que la partie supérieure de lui-même doit dominer l’inférieure ; il connaît de plus les règles à suivre pour maintenir cette subordination, principe de vertu et d’harmonie universelle.
Le septième jour , Dieu se repose et bénit ce jour. Telle est la figure parfaitement juste du don de sagesse , le plus noble de tous. Par lui, l’âme se repose délicieusement en Dieu. Dégoûtée de tout ce qui n’est pas Lui, elle attend dans la paix le jour éternel, où elle ira Le bénir de tout ce qu’Il a fait pour elle et par elle. C’est ainsi que le septième jour Dieu couronne l’œuvre de la création du monde matériel ; c’est ainsi que, par le septième don, le Saint-Esprit achève la création d’un monde plus noble, l’homme, son image et son enfant. S. Anton., Summ. theot., I, art., t. X c. 1, § 1.
A ceux qui seraient tentés de ne voir qu’un jeu d’imagination, dans ce parallèle entre la création du monde matériel et la création du monde moral, entre ce qui s’est passé à l’origine des temps et ce qui s’est accompli dans la plénitude des âges, il suffit de rappeler la doctrine de saint Paul et des Pères. Tous enseignent que l’Ancien Testament est à l’Évangile ce qu’est la rose en bouton à la rose épanouie ; que le monde physique n’est que le rayonnement du monde moral ; que l’un et l’autre ont été faits par le même Esprit sur le même plan et dans le même but ; et qu’ainsi, l’annonce figurative du Saint-Esprit commence, comme celle du Messie, au premier jour du monde.
Une autre figure, plus transparente que la première, c’est le chandelier aux sept branches. On se trouvait au milieu du désert ; Israël, sorti d’Égypte, était en marche vers la terre promise. Dieu appelle Moïse et lui ordonne de faire le tabernacle, ouvrage où le mystère et la figure de l’avenir éclatent de toutes parts. Le tabernacle, disent les Juifs, Joseph et Philon, était l’image du monde, et le Saint des saints représentait le ciel empyrée. C’est là que Dieu commande à Moïse de placer un candélabre d’or, à sept branches, destiné à éclairer le ciel de la terre. Où trouver une figure plus belle de l’Esprit aux sept dons, flambeau du temps et de l’éternité ? (Corn. a Lap., in Exod. xxv, 31).
Les Pères de l’Église ont vu une nouvelle figure du Saint-Esprit dans les sept fils de Job. «Les sept fils du patriarche de la douleur, écrit saint Grégoire le Grand, se donnaient des festins, chacun à son tour, chaque jour de la semaine, en compagnie de leurs trois sœurs, dans un édifice quadrangulaire.
«Voilà bien les sept dons du Saint-Esprit qui nourrissent l’âme, chacun à sa manière, et cela en compagnie de leurs trois sœurs, c’est-à-dire des trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité, dans un édifice spirituel de forme carrée, c’est-à-dire formé par les quatre vertus cardinales, la prudence, la justice, la force, la tempérance. Chacun donne son festin, parce que chaque don du Saint-Esprit nourrit l’âme. La sagesse, par l’espérance aussi certaine que délicieuse des biens futurs ; l’intelligence, par la lumière toute divine qu’elle fait briller dans les ténèbres du cœur ; le conseil, par la haute prudence dont elle le remplit ; la force, par le courage invincible, soit dans l’action, soit dans la souffrance ; la science, par la sérénité du regard et la solidité des pensées ; la piété, par le rassasiement, fruit des œuvres de miséricorde ; la crainte, par l’humble confiance, récompense de l’orgueil vaincu» (S. Greg. Moral., lib. I et II). A mesure que nous avançons, les figures deviennent plus transparentes : c’est l’aurore qui succède à l’aube et qui annonce l’approche du soleil. A l’exemple des Pères, étudions la belle figure de l’esprit aux sept dons, si bien dessinée par l’auteur des Proverbes. «La Sagesse, dit l’écrivain sacré, s’est bâti une maison, elle a taillé sept colonnes pour la soutenir. Elle a immolé ses victimes ; elle a mêlé son vin ; elle a dressé sa table. Elle a envoyé ses servantes, pour appeler dans son palais et dans les murailles de sa ville, en disant : S’il y a quelque enfant, qu’il vienne à moi. La Sagesse elle-même a dit à ceux qui sont pauvres d’intelligence : venez, mangez mon pain, et buvez le vin que je vous ai préparé ; quittez l’enfance, et vivez et marchez dans les voies de la prudence» (Prov., IX, 1-6). Quelle est cette Sagesse ? Le Verbe éternel, la sagesse même de Dieu. Cette maison bâtie de Sa propre main ? L’Église, palais du Fils de Dieu sur la terre. Ces sept colonnes, appuis de l’édifice ? Les sept dons du Saint-Esprit, qui rendent l’Église inébranlable, au milieu des ouragans et des tremblements de terre. Comment ? En opposant, chacun en particulier, une force de résistance supérieure à la violence des sept esprits mauvais, puissants ennemis de la Cité du bien. Au démon de l’orgueil, résiste le don de crainte ; au démon de l’avarice, le conseil ; au démon de la luxure, la sagesse ; au démon de la gourmandise, l’intelligence ; au démon de l’envie, la piété ; au démon de la colère, la science ; au démon de la paresse, la force.
Tel est l’harmonieux contraste que les saints docteurs découvrent entre les forces opposées de l’Esprit du bien et de l’Esprit du mal. Rien n’est plus réel, ainsi que nous le montrerons ailleurs. (Voir Corn. a Lap. in Prov., c. IX, 1-6). Contentons-nous de remarquer ici que cette nouvelle figure du Saint-Esprit présente le même caractère que les autres. Les deux personnes divines que le monde attendait y sont désignées ensemble. Quelles sont, en effet, ces victimes immolées par la sagesse, ce pain, ce cette table, préparés pour ses enfants ? D’une voix unanime, les Pères et les commentateurs répondent que c’est le Verbe Incarné. Quant aux servantes chargées d’inviter les convives, la tradition constante y voit les âmes zélées, les prédicateurs et les prêtres dont les prières, les paroles et les exemples attirent leurs frères au banquet divin. Ces enfants mêmes qui viennent y participer représentent au naturel tous les hommes : grands enfants, toujours occupés d’enfantillages, jusqu’au moment où, éclairés par le Dieu qu’ils reçoivent à la table sainte, ils prennent des goûts sérieux et marchent dans les voies de la véritable prudence. (ibid.) Inutile d’ajouter que toutes ces figures étaient comprises des anciens, suivant le degré de connaissance que Dieu voulait leur donner de ses adorables conseils.
CHAPITRE IX
LE SAINT-ESPRIT PRÉDIT.
David annonce la grande œuvre du Saint-Esprit, la régénération du monde. - Isaïe dit la manière dont l e Saint-Esprit accomplira cette merveille. - Ézéchiel montre sous une figure saisissante le genre humain mort à la vie véritable et sa résurrection par le Saint-Esprit. Dans les sept yeux de la pierre angulaire du Temple, Zacharie annonce l’Esprit aux sept dons et Ses opérations merveilleuses dans le Verbe fait chair. - Judith célèbre la future victoire de l’Esprit du bien sur l’Esprit du mal. Le livre de la Sagesse l’annonce comme la lumière et la force du genre humain. - Toutes les prophéties réunies forment le signalement complet du Saint-Esprit.
Dans la préparation du genre humain à la venue de la seconde et de la troisième personne de la Trinité, on trouve la même marche providentielle. Des promesses multipliées rendent certaine la venue du grand Libérateur : des figures ébauchent Son portrait. Plus explicites que les premières, plus transparentes que les secondes, des prophéties donnent Son signalement complet ; de telle sorte que, à moins d’un aveuglement volontaire, il sera impossible à l’homme de méconnaître le Désiré des nations. Même conduite à l’égard du Saint-Esprit. Aux assurances données par les promesses, aux traits épars répandus dans les différentes figures, vont succéder les oracles plus précis des prophètes et les touches plus accentuées de leur pinceau. Telle sera la perfection de ce portrait tracé d’avance, que les aveugles mêmes y reconnaîtront le divin Esprit.
Mille ans avant sa venue, David Le signale à l’attention universelle, en Le montrant avec Son incommunicable caractère. «Seigneur, s’écrie-t-il, Vous enverrez Votre esprit, et tout sera régénéré» (Ps. CV). Comme s’il disait : Habitants de la terre, soyez attentifs ; le jour viendra où le Saint-Esprit, la troisième personne de l’auguste Trinité, descendra parmi vous. Vous Le reconnaîtrez aux prodiges qu’Il opérera sous vos yeux. Le monde mort à la vie surnaturelle à la vie de l’intelligence, à la vie de la vertu, à la vie de la charité et de la liberté, se lèvera de la tombe de boue dans laquelle il est enseveli. Les chaînes de l’esclavage tomberont d’un pôle à l’autre ; le vice fera place à la vertu la plus pure et les vives lumières de la vérité succéderont à la longue nuit de l’erreur ; des hommes nouveaux, un monde nouveau, sortiront du néant : ce prodige sera l’œuvre du Saint-Esprit. Quand vous le verrez accompli, sachez que cet esprit régénérateur, objet de votre attente, sera venu ; c’est à ce signe que vous le reconnaîtrez.
Interrogeons maintenant l’histoire et demandons-lui quel jour a eu lieu cette miraculeuse création. Toutes les nations civilisées nomment le jour de la Pentecôte . Jour éternel qui, depuis dix-huit siècles, se lève successivement sur les différentes contrées de la terre, opérant partout le même prodige qu’à Jérusalem. Quel est l’instant où les peuples barbares sont venus, où ils viennent encore à la lumière, à la vertu, à la civilisation ? - C’est l’instant où l’Esprit-Saint, donné par le baptême, plane sur eux et les vivifie : comme aux premiers jours du monde, il planait sur les eaux du chaos pour les féconder.
Comment le Saint-Esprit accomplira-t-Il ce merveilleux changement ? Isaïe va nous l’apprendre. «Un rameau, dit le prophète, sortira de la tige de Jessé, et une fleur s’élèvera de sa racine. Et sur cette fleur l’Esprit du Seigneur se reposera : Esprit de sagesse et d’intelligence, Esprit de conseil et de force, Esprit de science et de piété, et l’Esprit de la force du Seigneur le remplira... La terre sera remplie de la science du Seigneur, comme si les flots de la mer l’avaient inondée» (Is. XI, 1-9).
Dans cette prophétie nous trouvons encore, réunies et agissant ensemble, les deux personnes de l’auguste Trinité, qui doivent honorer le monde de leur visite. Le Fils est clairement désigné par cette fleur qui sortira du rameau, né de la racine de Jessé. Voyez la justesse du langage prophétique ! Le Messie est comparé à une fleur, à cause de Son humilité, de la grâce de Sa personne et du parfum de Ses vertus. Marie est le rameau qui le porte ; rameau par sa douceur, par sa souplesse sous la main de Dieu, par son intégrité ; car la fleur naît du rameau sans lui faire aucune lésion. Il est dit que ce rameau sort non de l’arbre et du tronc, mais de la racine. Pourquoi ? Parce qu’aux jours du Messie, la famille royale de Jessé, privée de la puissance souveraine et perpétuée seulement dans des rejetons humbles et pauvres, n’était plus un arbre aux rameaux magnifiques, mais une simple racine cachée dans le sein de la terre racine cependant pleine de sève qui produit le rameau le plus parfait, la fleur la plus belle que l’arbre lui-même ait jamais produite. (S. Hier., in hunc loc). Après avoir dépeint sous des traits si gracieux et si parfaitement incommunicables le Messie Fils de Dieu et fils de Jessé, le prophète reprend son pinceau pour esquisser l’action du Saint-Esprit. C’est Lui qui donnera toute sa beauté à la divine fleur et qui communiquera au rejeton de David les dons nécessaires à l’accomplissement des merveilles, dont la cuite de la prophétie va nous retracer l’histoire. L’Esprit du Seigneur, dit le prophète, l’Esprit aux sept dons, reposera sur lui. Pas un père de l’Église, pas un interprète de l’Écriture qui, dans cet Esprit aux sept dons, ne reconnaisse la troisième personne de la sainte Trinité. A quel autre Esprit, en effet, pourrait convenir ce caractère ? Quel autre Esprit pourrait reposer sur le Fils de Dieu ? Quel autre Esprit pourrait être appelé l’auteur ou le coopérateur des merveilles accomplies par le Verbe fait chair ? (S. Hier. Ibid. in Is., XI opp. t. III, p. 99).
Il reposera sur Lui, dit le prophète. Dans l’énergie de la signification originale, ce mot indique la force, la plénitude, le lieu naturel du repos de l’auguste personne. Cela veut dire que le Saint-Esprit demeure inébranlablement dans Notre-Seigneur ; qu’Il Le remplit de la plénitude de Ses dons, et qu’Il est en Lui, comme dans Son inviolable sanctuaire, à raison de l’union hypostatique de la nature divine avec la nature humaine. Au spectacle qu’il vient de décrire, Isaïe, ravi d’admiration, chante les merveilles du monde soumis à l’action combinée de la seconde et de la troisième personne de l’adorable Trinité. Le règne de la justice succédant au règne du caprice, de la force et de la cruauté ; la défaite du démon et des tyrans ses aveugles soutiens ; le tombeau du grand Libérateur brillant d’une gloire immortelle ; le lion et l’agneau, tout ce qu’il y a de plus féroce et tout ce qu’il y a de plus doux, vivant paisiblement ensemble : image dont la gracieuse énergie désigne l’union fraternelle, au sein de l’Évangile, des Juifs et des gentils, des Grecs et des barbares, des plus fiers potentats et des plus faibles enfants. Telles sont les merveilles qui se montrent aux yeux du prophète. Ici. encore, interrogeons l’histoire et demandons-lui quel jour s’est accompli ce merveilleux changement ? Quel jour a été brisé le sceptre de fer, appesanti depuis plus de deux mille ans sur la tête du monde païen ? Quel jour a commencé la destruction du règne de l’idolâtrie ? Quel jour les Juifs et les gentils se sont-ils, pour la première fois, embrassés comme des frères ? Quel jour ont commencé, pour ne jamais finir, la vénération du Calvaire et le culte solennel de son glorieux tombeau ? D’une voix unanime toute la terre nomme le jour à jamais mémorable de la Pentecôte. Si vous demandez au Messie Lui-même, auteur de tant de merveilles, à qui nous devons en témoigner notre reconnaissance, Il nous répond humblement : «Le Saint-Esprit a été sur Moi, et c’est pourquoi J’ai été envoyé, et J’ai opéré les prodiges dont vous êtes témoins» (Luc, IV, 18-21).
Écoutons un autre prophète. Ézéchiel décrit, avec la même précision qu’Isaïe, la troisième personne de la sainte Trinité, Sa venue, Ses caractères, Ses opérations admirables. Ici encore, le Verbe et le Saint-Esprit Se donnent la main pour travailler à la régénération du monde. «Je sanctifierai Mon Nom qui est grand, dit le Seigneur par la bouche du prophète, Mon Nom qui est souillé parmi les nations, afin qu’elles sachent que Je suis le Seigneur... Et Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez lavés de toutes vos souillures, et Je vous purifierai de toutes vos idoles. Et Je vous donnerai un cœur nouveau, et Je placerai au milieu de vous un esprit nouveau. Et J’ôterai de votre poitrine votre cœur de pierre, et Je vous donnerai un cœur de chair. Et Je placerai Mon Esprit au milieu de vous, et Je vous ferai marcher dans la voie de Mes commandements. Et vous garderez Ma loi sainte ; et vous serez Mon peuple, et Je serai votre Dieu» (Ezech., XXXIV, 23-28).
La première chose qui frappe les regards du prophète, c’est le grand Nom de Dieu indignement profané parmi toutes les nations. Voilà bien le règne de l’idolâtrie, tel que l’histoire nous le fait connaître à la venue du Rédempteur ; règne de superstitions honteuses et cruelles, où le nom de Dieu, donné aux crocodiles, aux serpents, aux chats, aux légumes, aux pierres brutes, recevait les plus sanglants outrages. Puis, le même prophète voit tout à coup tomber du ciel une onde pure, qui lave la terre et ses habitants de toutes leurs iniquités, et le grand Nom de Dieu redevenir l’objet du respect et de l’amour universel. Voilà bien les sacrements, surtout le baptême, où le Juif et le païen ont perdu leurs souillures et trouvé la blancheur de l’innocence.
Après cette purification universelle, Ézéchiel voit descendre l’Esprit du Seigneur. Il anime ces hommes nouveaux et les fait marcher d’un pas ferme dans les sentiers de la vertu, en sorte que le vrai Dieu sera désormais pour eux le Dieu unique, et eux-mêmes, eux les adorateurs des idoles, seront Son peuple chéri. Pouvait-on mieux décrire le miracle de la Pentecôte ? N’est-il pas manifeste que c’est à partir de ce grand jour, que le genre humain a perdu son cœur de pierre, qu’il a pris un cœur nouveau et que le grand aveugle, dont la marche, pendant plus de deux mille ans, avait été un égarement continuel, est entré dans la route lumineuse de la vérité et de la civilisation ? (S. Aug., De doct. christ., lib. III, c. XXXIV, n. 28 ; et Patres, passim apud Corn. a Lapid., in Ezech., XXXVI, 25).
Ailleurs, le Très-Haut révèle à Ézéchiel, sous la figure la plus frappante, l’action régénératrice du Saint-Esprit. Pour lui montrer que cet Esprit de vie, annoncé par David comme devant tirer le monde du tombeau de l’erreur et du vice, accomplira dans toute son étendue Sa miraculeuse mission, voici ce que fait le Seigneur.
«Sa main fut sur moi, dit le prophète, et Il me conduisit en esprit au milieu d’une campagne pleine d’ossements, et Il m’en fit faire le tour. Et il y avait une multitude d’ossements, et tous étaient complètement desséchés. Et Il me dit : Fils de l’homme, penses-tu que ces ossements revivent ? Et je dis : Seigneur Dieu, Vous le savez. Et Il me dit : Prophétise sur ces ossements et dis-leur : Ossements arides, entendez la parole du Seigneur ; voici ce que le Seigneur dit de vous : J’introduirai Mon Esprit en vous, et vous vivrez, et Je mettrai sur vous des nerfs, et Je ferai recroître sur vous les chairs, et J’étendrai sur vous la peau, et Je vous donnerai l’esprit ; et vous vivrez, et vous saurez que Je suis le Seigneur.
« Et je prophétisai, comme Il me l’avait commandé. Or, pendant que je prophétisais, un bruit se fit entendre, et voilà une commotion. Et les os s’approchèrent des os, chacun à sa jointure, et je vis, et voilà montant sur eux des nerfs et des chairs ; et la peau s’étendit sur eux, et ils n’avaient pas l’esprit. Et Il me dit : Prophétise à l’Esprit, Fils de l’homme, et dislui : Voici ce que dit le Seigneur Dieu : Des quatre vents, viens, Esprit, souffle sur ces morts, et qu’ils revivent.
« Et je prophétisai comme il me l’avait commandé. Et l’Esprit entra en eux et ils eurent la vie, et ils se tinrent debout sur leurs pieds, comme une immense armée. Et Il me dit : Fils de l’homme, tous ces ossements sont la maison d’Israël. Ils disent : Nos os sont desséchés. Nous n’avons plus d’espérance ; pour toujours nous sommes retranchés du nombre des vivants. C’est pourquoi prophétise, et dis-leur : Voici ce que dit le Seigneur Dieu : J’ouvrirai vos tombeaux, et Je vous retirerai de vos sépulcres, mon peuple, et vous conduirai dans la terre d’Israël. Et vous saurez que Je suis le Seigneur, lorsque J’aurai mis Mon Esprit en vous, et que vous vivrez et que vous reposerez tranquillement sur la terre de vos Pères» (Ezech., XXXVI, 1-14).
Énergie, précision, transparence, que manque-t-il à cette prophétie de la résurrection morale de l’humanité, par le souffle du Saint-Esprit ? Lorsque, par la voix des apôtres sortant du cénacle, la troisième personne de l’auguste Trinité souffla sur le monde, la terre entière n’était-elle pas un champ couvert d’ossements ? Quel peuple alors vivait de la vraie vie ? Ces ossements n’étaient-ils pas desséchés par le temps, calcinés par le souffle brûlant de l’Esprit homicide, esprit d’orgueil et de volupté ? Quel autre Esprit a répandu le mouvement et la vie dans ce vaste charnier du genre humain ? Poser de semblables questions, c’est les résoudre.
Passons à une nouvelle prophétie. Ici encore apparaissent réunies les deux adorables personnes de la Trinité dont la venue sauvera l’univers. C’est Zacharie qui parle. Sous la figure du rétablissement d’Israël dans la patrie de ses aïeux et de la construction du second temple, il annonce la grande réalité du rétablissement universel de toutes choses et l’édification de l’Église, temple immortel du vrai Dieu. Le grand Orient se lève sur le monde ; Il se construit Lui-même un temple, dont Il est tout ensemble le pontife et la pierre angulaire. Sept yeux brillent sur cette pierre magnifiquement ciselée. Aux feux qui en sortent, l’iniquité disparaît de la terre et la paix règne partout.
«Jésus, grand-prêtre, dit le prophète, écoute, Toi et Tes amis, hommes à miracles qui habitent avec Toi. Voici que Je vais faire paraître l’Orient Mon serviteur, et voici la pierre que J’ai montrée à Jésus. Sur cette pierre unique il y aura sept yeux, Je la sculpterai Moi-même, dit le Seigneur des armées ; et J’ôterai l’iniquité de la terre en un seul jour. En ce jour-là, l’homme appellera son ami sous sa vigne et sous son figuier» (Zach., III, 8-10).
Toute la tradition a vu le Messie clairement désigné dans cet oracle remarquable. Comme Dieu, Il est bien le véritable Orient, le seul principe de toute lumière. Comme homme, inférieur à Son Père, Il est bien le serviteur véritable du Dieu des armées. Évidemment Lui, et Lui seul, est aussi la pierre fondamentale de l’Église, figurée par le temple dont la construction occupait alors Jésus, fils de Josédech. Or, comme l’Église est un temple vivant, la pierre qui lui sert de base doit être vivante. Comme elle est l’œuvre de Dieu, le fondement doit être Dieu Lui-même : les yeux dont cette pierre est ornée l’indiquent sous une éloquente figure. Pour montrer qu’il est de l’essence de la Divinité d’être partout et de tout voir, l’usage constant chez les différents peuples est de représenter Dieu sous la figure d’un œil ouvert. En Égypte, un œil surmonté d’un sceptre était l’emblème d’Osiris. Dans la Grèce, la statue de Jupiter avait trois yeux, pour montrer sa triple providence sur le ciel, sur la terre et sur la mer (Macrob., lib. I, c. XXI ; Plutarch., De Oside et Osiride ; Pausan., in Corinth. ; Pierius, hierogl. XXXIII, 15). Dans l’art chrétien, l’œil est encore l’emblème de la Divinité.
Ainsi, l’œil donné à la pierre mystérieuse dont parle Zacharie dénote, sans contestation possible, que cette pierre est l’emblème de Notre Seigneur, le fondement de l’Église. Mais pourquoi Dieu la montre-t-Il au prophète avec sept yeux, et non avec deux ou avec un seul ? Pourquoi le nombre sept et non pas un autre ? Rappelons d’abord que cette figure étant l’œuvre de la sagesse infinie, il ne peut rien s’y trouver d’arbitraire ; plus elle paraît étrange, plus nous devons y soupçonner un sens profond et un grand enseignement. Afin de le connaître, écoutons ceux que Dieu Lui-même a chargés d’expliquer Ses oracles, en leur confiant le secret de Ses pensées.
«Sur cette pierre unique, dit saint Grégoire le Grand, il y a sept yeux. Or, cette pierre est Notre Seigneur. Dire que cette pierre a sept yeux, c’est dire que sur le Verbe Incarné repose l’Esprit aux sept dons. Parmi nous, celui-ci possède le don de prophétie, celui-là le don de science ; un autre, le don des miracles ; un cinquième, le don des langues ; un sixième, le don d’interprétation, suivant la distribution que le Saint-Esprit, juge à propos de faire de Ses dons ; mais nul homme ne les possède tous en même temps et dans leur plénitude. Quant au divin Rédempteur, Il a montré qu’en revêtant notre nature infirme Il possédait, comme Dieu, tous les dons du Saint-Esprit. C’est pourquoi Il réunit en Sa personne tous les yeux brillants dont parle le prophète» (Moral., lib. XXIX, 16. Ita S. Hier., S. Remig., Rupert, Emmanuel, et alii). - Telle est aussi l’interprétation des autres Pères et des plus célèbres commentateurs. Reste à donner le sens des dernières paroles de la prophétie : Je sculpterai Moi-même cette pierre et J’ôterai l’iniquité de la terre, et chacun reposera â l’ombre de sa vigne et de son figuier . Quel sera l’auteur des magnifiques ciselures dont sera ornée la pierre vivante, base éternelle de l’Église ? Celui-là même qui parle par l’organe du prophète, le Saint-Esprit en personne. C’est Lui qui, dans l’Incarnation, sculptera avec une perfection inimitable le corps et l’âme du Rédempteur. C’est Lui qui, avec un art non moins merveilleux, les unira personnellement au Verbe éternel. C’est Lui qui ornera Son âme de tant de sagesse, de vertu, de grâce et de gloire, qu’Il en fera comme un ciel divin, rayonnant de tout l’éclat du soleil, de la lune et des étoiles. C’est Lui, Esprit d’amour, qui formera sur le corps adorable de l’auguste victime, avec la pointe acérée des épines, des clous et de la lance, les adorables ciselures, qui firent pendant la passion l’admiration des anges et qui feront pendant toute l’éternité l’amour des bienheureux.
Quel sera l’effet de ces ciselures sanglantes ? L’abolition de l’iniquité. Le sang du Rédempteur, coulant à grands flots par les incisions du divin tatouage dont le Saint-Esprit ornera Sa chair immaculée, purifiera la terre de Ses crimes. Dieu apaisé rendra Ses bonnes grâces au genre humain, et la paix de l’homme avec Dieu deviendra le principe de la paix de l’homme avec ses semblables. Est-il possible de peindre sous des couleurs plus vives, l’action simultanée du Fils et du Saint-Esprit dans la régénération du genre humain ? Les faits accomplis depuis la Pentecôte chrétienne laissent-ils le moindre doute sur l’influence du Saint-Esprit dans le monde, la moindre obscurité sur Ses opérations dans le Verbe fait chair, la moindre ambiguïté sur les paroles du prophète ? (S. Iren., De hæres., lib. III, 28).
Il serait facile de continuer ce tableau, commencé à l’origine des temps et qui va se développant avec les siècles. Nous verrions le Verbe par qui tout a été fait et le Saint-Esprit par qui tout doit être refait, constamment unis dans les prédictions des prophètes. Nous entendrions la mystérieuse Judith, célébrant sa mystérieuse victoire, et dans son mystérieux cantique, annonçant un triomphe plus glorieux sur un Holopherne plus redoutable, que celui dont elle vient de couper la tête ; nommant le futur vainqueur du grand Holopherne, et s’écriant : «Adonaï, Seigneur, Vous êtes grand. Votre puissance est incomparable, nul ne peut y résister. Toute créature tombera à Vos genoux : Vous enverrez Votre Esprit, et tout sera créé : voix de l’Éternel, tout fléchira à Ses accents. Les montagnes jusque dans leurs fondements, les eaux jusque dans leurs profondeurs seront agitées. Les rochers, comme la cire, fondront devant Votre visage. Grands de la vraie grandeur seront ceux qui Vous craignent» (Judith, XVI, 10 et seqq).
Quand le genre humain, depuis longtemps prosterné aux pieds de Satan, a-t-il commencé de tomber à genoux devant le vrai Dieu ? Quel Esprit a ébranlé les empires païens, réduit en poussière les murs et les temples du Capitole, placé la croix victorieuse au front des Césars ? A quelle époque remonte la génération des vrais grands hommes, apôtres, martyrs, saints sur le trône ou dans la solitude, nobles vainqueurs d’eux-mêmes et du monde ? Toutes les voix répondent en bénissant le Saint-Esprit et le Cénacle.
Le prophète, qui chante les merveilles de la Sagesse incréée, ne manque pas de lui adjoindre le Saint-Esprit. Dans son extase, l’homme inspiré voit toute la terre couverte de ténèbres. Les hommes incertains tâtonnent en plein midi, prenant le faux pour le vrai, le mal pour le bien, ignorant Dieu et s’ignorant eux-mêmes. A ce spectacle, il s’écrie : « Seigneur, qui connaîtra Votre pensée, si Vous ne donnez Votre sagesse, et si Vous n’envoyez Votre Esprit des hauteurs ? C’est ainsi que seront redressées les voies des habitants de la terre, et que les hommes apprendront ce qui Vous est agréable» (Sapient., IX, 17).
Esprit de lumière, qui dissipera la nuit du monde moral, longue nuit de deux mille ans, nuit profonde que rendaient palpables, plutôt qu’elle n’en dissipaient l’obscurité, les vacillantes lueurs de la raison ; Esprit de force, qui, remplissant l’homme d’un courage inconnu, le retirera de la route du vice et le fera marcher d’un pas ferme dans les difficiles sentiers de la vertu : tel est le double caractère sous lequel, est annoncé l’Esprit nécessaire au salut du monde. Est-il besoin de dire que ces deux caractères conviennent au Saint-Esprit, et ne conviennent qu’à Lui ? Ne sont-ils pas écrits au front de toutes les œuvres régénératrices, qui, commencées à la Pentecôte, continuent sous nos yeux pour ne finir qu’au seuil de l’éternité ?
En résumé, le Fils et le Saint-Esprit sont toujours associés dans les prédictions des prophètes. L’un n’étant pas moins nécessaire que l’autre à la régénération du monde, Dieu a voulu qu’Ils fussent également annoncés. Ces deux grandes figures dominent toute l’histoire, illuminent tous les événements, provoquent tous les soupirs, soutiennent toutes les espérances de l’ancien monde, comme Ils doivent exciter l’éternelle reconnaissance du nouveau. De même qu’en étudiant toutes les circonstances de la naissance, de la vie et de la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ, Son caractère, Sa doctrine, Ses miracles, il est impossible de ne pas reconnaître en Lui le Messie annoncé par les prophètes ; de même, en considérant les œuvres merveilleuses et les opérations intimes de l’Esprit du Cénacle, il est impossible de ne pas adorer en Lui la troisième personne de l’auguste Trinité, dont les oracles prophétiques avaient donné le signalement. Le parallélisme constant dont nous venons d’esquisser les principaux traits va se continuer dans la préparation du Saint-Esprit.
CHAPITRE X
LE SAINT-ESPRIT PRÉPARÉ.
Tous les événements de l’ancien monde préparent le Saint-Esprit. - Préparation particulière. - Préludes par lesquels le Saint-Esprit s’annonce Lui-même. – Son action sur le monde matériel. - Sur le monde angélique. – Sur le monde moral. - Nombre sept. - Il crée les patriarches et les grands hommes de l’ancienne loi. - Il crée le peuple juif, le dirige et le conserve. - Il inspire les prophètes. - Pourquoi Lui et non pas le Fils ou le Père.
Dieu ne se contentait pas de promettre le Désiré des nations, ni de Le dépeindre dans une grande variété de figures éloquentes, ni même de donner Son signalement exact par cette longue suite de prophéties, qui tinrent les regards du monde ancien constamment tournés vers l’Orient. Son admirable providence coordonnait tous les faits sociaux à l’établissement du règne immortel de Son Fils. Telle est l’évidence de cette préparation évangélique, que la vraie philosophie résume toute l’histoire antérieure au Messie, par ces deux mots : Tout pour l’enfant de Bethléem
Or, ce qui eut lieu pour la seconde personne de l’adorable Trinité s’accomplit avec le même éclat pour la troisième : il n’en pouvait être autrement. Quoique différente dans ses moyens, l’œuvre de la régénération du monde est commune aux deux personnes envoyées : tout ce qui prépare le Fils prépare le Saint-Esprit.
S’il fallait que le peuple hébreu fût choisi entre tous les peuples pour conserver le dépôt de la vraie religion ; s’il fallait qu’autour de lui et contre lui s’élevassent les quatre grandes monarchies des Assyriens, des Perses, des Grecs et des Romains ; s’il fallait que ces monarchies renfermassent dans leur vaste sein l’Orient et l’Occident et fussent à leur tour absorbées par l’empire romain ; s’il fallait que cet empire mît, sans le savoir, la dernière main à l’accomplissement des prophéties messianiques, tout en élevant au plus haut degré de puissance la Cité du mal ; s’il fallait toutes ces choses pour l’accomplissement des conseils divins sur le Verbe Incarné : avec la même assurance on doit affirmer que toutes étaient nécessaires, et au même titre, pour l’accomplissement des desseins providentiels à l’égard du Saint-Esprit.
Sa mission suppose celle du Verbe dont elle est le couronnement. L’Esprit sanctificateur ne devait venir qu’après l’Incarnation du Verbe, après Sa prédication, Sa passion, Sa résurrection, Son retour dans le ciel : événements immenses pour lesquels Dieu remuait le ciel et la terre, depuis quatre mille ans. L’Esprit, dit saint Jean, n’avait pas été donné, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié (Jean., VII, 39). « La gloire de Jésus, ajoute saint Chrysostome, c’était la croix. Nous étions pécheurs, ennemis de Dieu et privés de Sa grâce. La grâce est le gage de la réconciliation ; or, le don ne se fait pas aux ennemis, mais aux amis. Ainsi, il fallait d’abord que le Verbe offrît pour nous Son sacrifice, et qu’en immolant Sa chair, Il détruisît l’inimitié, afin de nous rendre amis de Dieu et capables de recevoir le don divin, le Saint-Esprit» (In Joan. homil, IV, n. 2, opp. t. VIII, p. 346). Il en résulte clairement que toute la préparation du Désiré des nations se rapporte au Sanctificateur des nations ; que c’est pour Lui, comme pour le Fils, que s’accomplissent tous les événements du monde ancien.
Outre cette préparation générale, il en est une qui est spéciale au Saint-Esprit. Elle consiste dans les actes particuliers, au moyen desquels la troisième personne de l’auguste Trinité prélude, depuis l’origine du monde, à l’acte souverain du jour de la Pentecôte. Le magnifique ouvrier qui doit régénérer le monde, l’illuminer, le conduire et le sanctifier, annonce, dans des essais longtemps renouvelés, le chef-d’œuvre qu’Il médite. C’est ainsi qu’Il prépare les intelligences et les volontés à L’aimer, et à L’adorer, d’un amour et d’une adoration semblables à ceux dont Il honore le Père et le Fils.
Rien de plus intéressant que cette préparation que fait de Lui-même le Saint-Esprit. A raison des opérations merveilleuses qui la composent, elle est éminemment propre à Le tirer de l’oubli dans lequel nous Le laissons. Grâce à elle, nous Le voyons, non point inactif au sein de l’éternité ; mais agissant perpétuellement sur le monde, et préludant, par des œuvres particulières, plus ou moins éclatantes, à des créations plus générales et plus magnifiques.
Pour comprendre cette préparation, il faut se rappeler que la grande œuvre du Saint-Esprit était la régénération de l’univers par l’Église. Il faut se rappeler encore que, dans l’ordre de la grâce, pas plus que dans l’ordre de la nature, Dieu n’agit brusquement et par sauts. Toutes Ses oeuvres, au contraire, se font avec douceur et se développent par des progrès insensibles. « Or l’Église, dit saint Thomas, tient le milieu entre la synagogue et le ciel. Beaucoup plus parfaite que la société mosaïque, la société chrétienne l’est beaucoup moins que l’éternelle société des élus. Dans la synagogue, des voiles sans vérité ; sous l’Évangile, la vérité avec des voiles ; dans le ciel, la vérité sans voiles. (I, II, q. 61, art. 4, ad 1).
Ainsi, l’ancien monde est la préparation du nouveau. Par l’ancien monde, il faut entendre ses hommes, ses lois, ses événements, son culte, ses prophètes. Tous sont au monde nouveau, comme l’esquisse est au portrait, ou comme l’enfant est à l’homme fait. Le peintre divin qui devait réaliser le portrait travaille pendant quatre mille ans à en former l’esquisse : entrons dans Son atelier et voyons-Le à l’œuvre.
Le cadre du portrait, c’est le monde matériel. Qui façonne ce cadre magnifique ? Qui le fait resplendir de beautés éclatantes ? C’est le Saint-Esprit. En sortant des mains du Père et du Fils, la terre n’était qu’une masse informe, pénétrée d’eau et couverte de ténèbres. Sous l’action merveilleuse du Saint-Esprit, les éléments confondus se dégagent, les ténèbres se dissipent, et du sein du chaos sortent, comme par enchantement, des millions de créatures plus gracieuses les unes que les autres. (S. Aug., D. divers. quæst. lib. II, n. 5).
Au principe éternel de leurs beautés, elles doivent le mouvement et la vie. «Le Saint-Esprit, dit un Père, est l’âme de tout ce qui vit. Avec tant de libéralité Il donne de Sa plénitude, que toutes les créatures raisonnables et non raisonnables Lui doivent, chacune dans son espèce, et leur être propre et le pouvoir de faire, dans leur sphère particulière, ce qui convient à leur nature. Sans doute, Il n’est pas l’âme substantielle de chacune et demeurant en elle ; mais, distributeur magnifique de Ses dons, Il les répand et les divise suivant le besoin de chaque créature. Semblable au soleil, il réchauffe tout, et sans aucune diminution de Lui-même, Il prête, Il distribue à chaque être ce qui est nécessaire et ce qui suffit» (S. Cp., sive quivis alios, Serm. in die Pentecost).
Saint Basile ajoute : «Vous ne trouverez dans les créatures aucun don, de quelque nature qu’il soit, qui ne vienne du Saint-Esprit » (Lib. de Spir. sanct., XXIV, n. 55).
La plus belle partie de la création matérielle, le firmament, Lui doit ses magnificences. Quand l’œil contemple l’innombrable armée des cieux, l’éclat éblouissant de ses bataillons, l’ordre de leur marche, la vitesse incompréhensible et la précision de leurs mouvements : que le cœur n’oublie pas d’adresser l’hymne de la reconnaissance à la troisième personne de l’adorable Trinité. Toutes ces beautés, toutes ces grandeurs lui crient : Ipse fecit nos, c’est Lui qui nous a faites. (Ps. XXXII, 6. - Spiritus ejus ornavit cmlos. Job, XXXVI, 13).
Non moins grande est la reconnaissance du monde angélique. Les splendeurs ineffables dont brillent les célestes hiérarchies, astres vivants de l’empyrée, elles les doivent au Saint-Esprit. «Si par la pensée, dit saint Basile, vous ôtez le Saint-Esprit, tout est chaos dans le ciel. Plus de chœurs angéliques, plus de hiérarchies, plus de loi, plus d’ordre, plus d’harmonie. Comment les anges chanteront-ils : Gloire â Dieu dans les hauteurs, s’ils n’en reçoivent le pouvoir du Saint-Esprit ? Une créature quelconque peut-elle dire : Seigneur Jésus, si ce n’est par le Saint-Esprit ? Et quand elle parle par le Saint-Esprit, nulle ne dit anathème à Jésus. Que les anges rebelles aient prononcé cet anathème, leur chute prouve que, pour persévérer dans le bien, les intelligences célestes avaient besoin du Saint-Esprit.
«A mon sens, Gabriel n’a pu annoncer l’avenir que par la prescience du Saint-Esprit. La preuve en est que la prophétie est un des dons de l’Esprit divin. Quant aux Trônes et aux Dominations, aux Principautés et aux Puissances, comment jouiraient-ils de la béatitude, s’ils ne voyaient toujours la face du Père qui est dans les cieux ? Or, la vision béatifique n’est pas sans le Saint-Esprit. Si pendant la nuit vous ôtez les flambeaux d’une maison, tous les yeux sont frappés de cécité : organes et facultés, tout devient inerte. On ne distingue plus ni la beauté ni le prix des objets ; par ignorance l’or est foulé aux pieds comme le fer. De même, dans l’ordre spirituel, il est aussi impossible que la vie bienheureuse du monde angélique subsiste sans le Saint-Esprit, qu’il est impossible à une armée de demeurer en ordre sans un général qui la maintienne, à un chœur de conserver l’harmonie sans un chef qui règle les accords. «Et les Séraphins, comment pourraient-ils dire Saint, saint, saint, si l’Esprit ne leur apprenait quand il faut chanter l’hymne de gloire ? Soit donc que les anges louent Dieu et Ses merveilles, ils le font par le secours du Saint-Esprit ; soit que, debout devant Lui, des milliers et des millions d’entre eux exécutent Ses ordres, ils ne remplissent dignement leurs fonctions que par la vertu du Saint-Esprit. En un mot, ni la sublime et ineffable harmonie des anges dans le culte de Dieu, ni l’accord merveilleux qui règne entre ces célestes intelligences, n’existeraient sans le Saint-Esprit» (S. Basil., lib. de Spir. sanct., c. XVI, opp. t. III, p. 44-45. - S. Greg. Nazianz., homil. in Pentecost).
Est-ce prouver assez clairement l’action du Saint-Esprit sur les anges? Grâce, persévérance dans le bien, connaissance de l’avenir, béatitude, harmonie, beauté, le monde angélique doit tout à la troisième personne de l’auguste Trinité.
Pénétrons plus avant. Afin d’apprendre à toutes les générations qu’Il est l’auteur de toutes les beautés du ciel et de la terre, l’Esprit aux sept dons s’écrit dans Ses ouvrages : Il fait tout par le nombre sept . Comme témoins de Son action et prédicateurs de Sa future venue, sept planètes principales resplendissent au firmament. Dans le monde inférieur, le temps se divise en sept jours. D’Adam à Noé, sept grands patriarches jalonnent la route des siècles (II Petr., II, 5). Sept fois sept jours, augmentés de l’unité mystérieuse qui soude le temps à l’éternité, forment l’espace entre l’immolation de l’Agneau pascal et la promulgation de la loi. (S. Cyp., Serm. de Spirit. sanct.)
Aux semaines de jours succèdent les semaines d’années terminées par l’année jubilaire, année de rémission, de libération, de restauration et de repos : nouvelle figure du jubilé éternel, merveilleuse création du Saint-Esprit. Sept jours de prières consacrent les prêtres ; sept jours de purification rendent le lépreux à la vie civile. Sept trompettes, sonnées par sept prêtres, font tomber les murs de Jéricho. A Pâques, pendant sept jours on se nourrit de pains azymes. Au septième mois se célèbre la fête des Tabernacles, qui dure sept jours. Sept ans sont employés à la construction du temple de Salomon et sept jours à sa dédicace. Sept branches et sept lumières ornent le chandelier du sanctuaire. Sept multiplié par dix donne le nombre des prêtres, associés au ministère de Moïse, et des années où le peuple sera captif à Babylone. (S. Greg. Nazianz., Orat. in Pentecost).
Ces répétitions si fréquentes du nombre sept dans l’Ancien Testament ne sont point arbitraires. Œuvres de la sagesse infinie, elles figuraient, nous le montrerons plus loin, les merveilles septénaires que devait réaliser, dans le Nouveau, le divin Auteur des unes et des autres. (Serm. de Spirit. Sanct). En se gravant, par le nombre sept, au front de toutes les créatures et de tous les événements figuratifs, le Saint-Esprit y gravait avec Lui les deux autres personnes de l’adorable Trinité, et préparait ainsi le genre humain à Les contempler dans l’éclat de leur manifestation.
« Le nombre sept, dit saint Cyprien, se compose de quatre et de trois. Respectable à cause de ses significations mystérieuses, il l’est infiniment plus à raison des parties dont il est composé. Par trois et par quatre sont exprimés les éléments primitifs de toutes choses, l’ouvrier et l’ouvrage, le créateur et la créature. Trois marque la Trinité créatrice, quatre l’universalité des êtres compris, en substance, dans les quatre éléments. Dans la personne du Saint-Esprit, qui procède du Père et du Fils, on voit, aux premiers jours du monde, trois reposer sur quatre : la Trinité sur les quatre éléments, confondus dans la masse informe du chaos ; puis, dans Sa bonté, le Créateur embrasse Sa créature ; beau, Il la rend belle ; saint, Il la sanctifie et se l’unit par les liens d’un amour indissoluble» (Ubi supra).
Il crée les patriarches. Après avoir créé et embelli les cieux et la terre, séjour de Son immortelle Cité ; après avoir également créé et doué de beautés incomparables les princes chargés de la régir, le Saint-Esprit crée, embellit, élève, protège les citoyens qui doivent l’habiter. Patriarches, événements, institutions, prophètes, grands hommes mosaïques, sont autant d’essais par lesquels le Roi de la Cité du bien prélude à des opérations plus complètes sur le peuple catholique. Les fils d’Adam pécheur, et pécheurs eux-mêmes, sont la matière qu’Il manipule. Comme le feu saisit l’or et le purifie, Il les prend, les ennoblit, et, les remplissant de quelques-uns de ses dons, Il les façonne en patriarches.
Au milieu des hommes ordinaires ce qu’est le géant, par la hauteur de la taille et par la force musculaire, le patriarche l’est par ses vertus, au milieu des hommes de l’ancien monde. Qu’on trouve chez les Égyptiens, chez les Assyriens, chez les Perses, chez les Grecs, chez les Romains, des hommes comparables à Hénoch pour la fidélité au vrai Dieu ; à Noé pour la justice ; à Abraham pour la foi ; à Joseph pour la chasteté et le pardon des injures ; à Moïse pour la douceur et la persévérance ; à Josué pour le courage ; à Job pour la patience ; à David pour les qualités royales ; à Salomon pour la science et la sagesse ; à Judas Machabée pour les vertus guerrières : à tous ces justes, au regard serein, aux vertus fortes et modestes, à la simplicité des mœurs, à la bonté, à la haute raison, et dont l’image se peint dans l’imagination, comme ces tableaux à grandes perspectives, qui étendent leurs proportions à mesure que le regard s’en éloigne. Quel est l’auteur de ces miracles vivants, les plus beaux sans contredit, que l’ancien monde ait contemplés ? L’Esprit aux sept dons. (Ser., ubi supra).
Il crée le peuple juif, le dirige et le conserve. Des patriarches, le Saint-Esprit fait sortir un peuple exceptionnel comme ses pères, et figure de tous les peuples. En vain, l’ingrate et soupçonneuse Égypte veut le retenir dans les fers. L’Esprit tout-puissant le tire de sa mystérieuse servitude. Tel est l’éclat des miracles dont Il frappe cette terre endurcie, que les magiciens de Pharaon se confessent vaincus et sont contraints d’y reconnaître non le Père ou le Fils, mais le Saint-Esprit Lui-même. (ibid.).
Les chaînes de l’esclavage sont tombées ; Israël est en marche pour retourner dans sa patrie, mais la mer lui oppose ses abîmes. A la voix du Saint-Esprit, le redoutable élément s’émeut. Comme deux montagnes à pic, ses eaux suspendues ouvrent un passage : six cent mille combattants descendent dans ces profondeurs inconnues et les traversent à pied sec. (Ser., ubi supra).
De l’autre côté, à l’entrée du désert, les attend le Saint-Esprit. C’est Lui qui sera dans l’immense solitude leur précepteur et leur guide : magnifique prélude de la direction future du peuple catholique à travers le désert de la vie. (Il Esdr., IX, 19, 20).
Autre prélude non moins éloquent. C’est Lui qui, au sommet du Sinaï, gravera la loi mosaïque sur des tables de pierre, comme Il gravera la loi évangélique dans le cœur des chrétiens ; constituant ainsi, à l’état social, et le peuple ancien et le peuple nouveau. (Exod., XXXI, 18. - S. Aug., Enarrat., in ps. VIII, n. 7).
Voyageur avec Israël, Jéhova veut un sanctuaire, où Il rendra Ses oracles et recevra les adorations des fils de Jacob. Qui sera chargé de fabriquer au Dieu du ciel une habitation sur la terre ? Un ouvrier du Saint-Esprit. «Le Seigneur dit à Moïse : J’ai appelé Béséléel, fils d’Uri, Je l’ai rempli de l’Esprit de Dieu, de sagesse, d’intelligence et de science en toute sorte d’ouvrages ; c’est lui qui fera Mon tabernacle» (Exod., XXX, 1 et seqq). Dans ce chef-d’œuvre de tous les arts réunis, pas une partie qui ne soit une figure, un essai de l’Église catholique, tabernacle immortel que le Saint-Esprit devait construire à l’auguste Trinité.
Faut-il un chef habile et courageux qui introduise la nation sainte dans la terre promise ? Le Saint-Esprit forme Josué, fils de Nun (Num., XXVII, 18). Des magistrats souverains, qui d’une main dictent des jugements pleins d’équité, et de l’autre repoussent de leur épée victorieuse les rois de Syrie, les Madianites, les fils d’Ammon, les Philistins et les autres ennemis d’Israël ? Le Saint-Esprit suscite tour à tour Othoniel, Gédéon, Jephté, Samson, Samuel, et cette longue suite de sages et de guerriers, auxquels les autres peuples n’ont rien à comparer. (Judic., III, 10 ; id., VI, 34 ; id., XI, 29-32 ; id., XIII, 25, etc.).
Le peuple figuratif a-t-il, aux différentes époques de son existence, besoin d’un prodige de force, de sagesse, de science, de piété ? L’Esprit aux sept dons le fait paraître aussitôt : sous Sa main aucun élément n’est rebelle. «Il prend un bouvier, dit un Père, et Il en fait un joueur de harpe qui enchante les mauvais Esprits. Il voit un berger de chèvres, piquant les sycomores, et Il en fait un prophète. Souvenez-vous de David et d’Amos. Il discerne un beau jeune homme, et Il le constitue juge des anciens : témoin Daniel (S. Greg. Nez., Orat. in Pentecost).
« Ennemi des avares et des faussaires, il frappe Giézi d’une incurable lèpre. Il impose silence à Balaam, payé pour maudire, le fait reprendre par son ânesse, lui fait casser la jambe et le renvoie dans son pays couvert de confusion, les mains vides et boiteux. C’est lui qui maintient le bel ordre qu’on admire chez la nation sainte, qui crée les rois et les princes, qui sacre les pontifes, et qui choisit les prêtres» (S. Cyp., ubi supra).
Comme il est l’âme de l’Église, le Saint-Esprit était l’âme de la Synagogue. Dans les siècles de préparation, on Le voit sans cesse préluder, par une grande variété de figures, aux réalités qu’Il devait opérer dans les siècles d’accomplissement : Hæc omnia operatur unus atque idem Spiritus.
Mais, nulle part, l’action du Saint-Esprit sur l’ancien monde ne se manifeste avec plus d’éclat et de persévérance, que dans l’inspiration des prophètes. Ces hommes divins qui, pendant vingt siècles, se succèdent sans interruption, sont chargés tout à la fois de reprendre Israël de ses prévarications , et d’annoncer au genre humain les futures merveilles de la miséricorde infinie. Qui leur donne la force de parler hardiment aux rois et aux peuples ? Qui met sur leurs lèvres les réprimandes, les menaces, les promesses ? Qui ouvre à leurs yeux les horizons de l’avenir et leur montre, dans le lointain des âges, les événements immenses tour à tour consolants et terribles, dont les faits mosaïques ne sont que les préludes rudimentaires ? Par la bouche de David, tous les prophètes répondent : «C’est l’Esprit du Seigneur qui a parlé par moi ; c’est Sa parole qui est sortie de mes lèvres» (II Reg., XXIII, 2).
Au nom de tous les apôtres, saint Pierre déclare que jamais la prophétie n’est venue de la volonté humaine. «Mais, dit-il, c’est inspirés du Saint-Esprit que les saints hommes de Dieu ont parlé» (Il Petr., I, 21). Par l’organe de saint Chrysostome et de saint Jérôme, tous les Pères grecs et latins ajoutent : «C’est un fait admis de tous que le Saint-Esprit fut donné aux prophètes... Que personne n’imagine qu’un autre Saint-Esprit fut donné aux saints antérieurs à la venue du Messie, et un autre aux apôtres et aux disciples du Seigneur» (S. Chrys., homil. LI, in Joan., n. 2. - In interpret. Didym. De Spir. sanct., p. 495. Enfin, dans sa profession de foi, l’Église chante, d’un bout du monde à l’autre, le Saint-Esprit qui a parlé par les prophètes, qui locutus est per prophetas.
Pourquoi l’inspiration des prophètes est-elle attribuée au Saint-Esprit, et non au Père, le principe des lumières, Pater luminum ; ou au Fils, la sagesse éternelle, sapientia Dei ? C’est ici le lieu de résoudre une question qui se présente naturellement à l’esprit. Rappelons d’abord, avec saint Léon, que la majesté du Saint-Esprit n’est jamais séparée de la toute-puissance du Père et du Fils ; et que tout ce que la sagesse divine fait dans le gouvernement de l’univers est l’œuvre de la Trinité tout entière.
« Si le Père ou le Fils ou le Saint-Esprit, ajoute le grand docteur, fait quelque chose qui Lui soit propre, on doit l’attribuer à la nécessité de notre salut. La sainte Trinité s’est partagée l’œuvre de notre rédemption. Le Père a dû être apaisé, le Fils apaiser et le Saint-Esprit sanctifier. De plus, en nous donnant certains faits ou certaines paroles sous le nom du Père ou du Fils ou du Saint-Esprit, l’Écriture veut préserver d’erreur la foi des chrétiens. En effet, la Trinité étant inséparable, jamais nous ne comprendrions qu’elle est Trinité, si elle était toujours nommée sans distinction des personnes » (Serm. III de Pentecost. - Id., Ser. II, in ibid).
Cela posé, voici la raison fondamentale pour laquelle l’inspiration prophétique est attribuée au Saint-Esprit. Quel est le but de toutes les prophéties de l’Ancien Testament ? C’est d’annoncer le Nouveau. Qu’est-ce que le Nouveau Testament ? C’est l’Incarnation du Verbe et la formation de l’Église. Qu’est-ce que l’incarnation du Verbe et la formation de l’Église ? L’œuvre par excellence de l’amour divin. Le Saint-Esprit est l’amour divin en personne. C’est donc à juste titre qu’on lui attribue l’Incarnation du Verbe et la formation de l’Église. (S. Th., III p., q. 31, art. 1, 6, et ad 1).
Les prophéties sont l’annonce et la préparation de l’une et de l’autre. Quoi de plus rationnel que de les attribuer au Saint-Esprit ? Serait-il même possible de concevoir qu’étant chargé de la fin, Il ne fût pas chargé des moyens ? Ainsi, les paroles et les actions inspirées des prophètes sont l’œuvre du Saint-Esprit ; et, comme nous l’avons remarqué, elles forment dans l’ancien monde le double prélude des merveilles analogues, mais bien plus grandes, qu’Il devait accomplir dans la plénitude des temps.
Écoutons les interprètes et les docteurs : «Pendant de longs siècles, disent-ils, le Saint-Esprit s’essaye à la formation du Verbe Incarné ; chaque prophète, chaque action prophétique, en est un linéament, une esquisse. Quel autre que Lui dans Isaac porte le bois de Son sacrifice ? Quel autre que Lui dans le bélier embarrassé par les épines est offert en holocauste ? Quel autre que Lui dans l’ange qui lutte avec Jacob, et dont Il bénit la postérité demeurée fidèle ? C’est Lui qui est Josué introduisant le peuple dans la terre promise ; Samson tuant le lion, et qui va chercher une épouse étrangère, figure de l’église des Gentils. « Qui est Jahel, femme pleine de confiance, qui tue Sisara général des armées de Jabin, en lui enfonçant dans la tempe la clou de sa tente ? C’est l’Église, qui, armée de la croix, écrase le démon et ruine son empire. Qu’est-ce que la toison couverte de rosée sur la terre sèche, puis la toison sèche sur la terre humide ? Le Messie, caché d’abord dans le mystère de la loi judaïque, tandis que le reste du monde demeure comme une terre sans eau ; puis, le monde possédant la divine rosée dont le Juif s’est rendu indigne. Qu’est-ce qu’Élie, multipliant la farine et l’huile de la pauvre veuve, ou Élisée ressuscitant un mort ? Le Christ futur. Ainsi, l’Ancien Testament est la semaille ; le Nouveau, la moisson ; et l’un comme l’autre est l’œuvre du Saint-Esprit» (Corn. a Lap., Prœm. in Proph. - S. Aug., lib.XII, contra Faust., c. XXVI, XXXI , XXXII, XXXV. - Satures fuerunt Prophetæ, messores Apostoli. S. Chrys., homil. XXXIV, in Jean., 4).
A cette ébauche, si l’on ajoute mille traits faciles à recueillir, nous aurons le tableau de l’action du Saint-Esprit sur le monde angélique, sur le monde physique et sur le monde moral, pendant toute la durée de l’ancienne alliance. Loin d’être inactif au sein de l’éternité le Saint-Esprit nous apparaîtra comme le principe toujours agissant dans la création, et comme le préparateur infatigable de l’Alpha et de l’Oméga des œuvres divines : Jésus-Christ et l’Église. Il est temps de nous occuper de ces deux merveilles constitutives de la Cité du bien.
CHAPITRE XI
LE SAINT-ESPRIT DANS LE NOUVEAU TESTAMENT, PREMIÈRE CRÉATION.
Action du Saint-Esprit continuée dans le Nouveau Testament. - Passages de Saint Basile et de saint Léon. Quatre grandes créations du Saint-Esprit : la sainte Vierge, le Verbe Incarné, l’Église, le Chrétien. - Marie résumant en elle toutes les gloires des femmes de l’Ancien Testament et toutes les perfections des saints. Marie, océan de grâces : doctrine de saint Thomas. - Beauté corporelle de la sainte Vierge. - Marie formée par le Saint-Esprit et pourquoi. - Histoire de cette formation. - Concours des trois personnes de la sainte Trinité. – Beau commentaire du père d’Argentan.
Reliant l’action incessante et universelle du Saint-Esprit dans l’ancien monde, à Son action également incessante et universelle dans le monde nouveau, deux grands docteurs, l’un de l’Orient, l’autre de l’Occident, s’expriment avec une précision qui porte dans l’âme, avide de la vérité, la lumière et la joie. «C’est au Saint-Esprit, dit saint Basile, que toutes les créatures du ciel et de la terre doivent leur perfection. Quant à l’homme, toutes les dispositions bienveillantes du Père et du Verbe Sauveur, qui peut nier qu’elles n’aient été réalisées par le Saint-Esprit ? Que vous considériez les temps anciens, les bénédictions des patriarches, la promulgation de la loi, les figures, les prophéties, les exploits militaires, les miracles des anciens justes, ou que vous regardiez tout ce qui concerne l’avènement du Seigneur dans la chair : tout a été fait par le Saint-Esprit» (Lib. de Spir. sanct., CXVI, n. 39).
Saint Léon n’est pas moins explicite. «Il n’en faut pas douter, écrit l’immortel Pontife : si au jour de la Pentecôte l’Esprit-Saint a rempli les apôtres, ce ne fut pas le commencement de Ses bienfaits, mais une augmentation de libéralité. Les patriarches, les prophètes, les prêtres, tous les saints qui vécurent dans les anciens temps, durent au même Saint-Esprit la sève sanctifiante qui fit leur force et leur gloire. Sans Sa grâce, jamais signes sacrés ne furent établis, jamais mystères célébrés ; en sorte que la source des bienfaits fut toujours la même, bien que différente dans la mesure de ses dons» (Serm. II de Pentecost).
Or, les effusions partielles du Saint-Esprit sur les hommes et sur les femmes illustres de l’ancienne loi, sur la synagogue, sur le simple Juif lui-même, devaient aboutir dans la suite des temps à une effusion complète, manifestée par quatre grandes créations : la Sainte Vierge, Notre-Seigneur, l’Église et le Chrétien.
Première création du Saint-Esprit dans le Nouveau Testament, la Sainte Vierge . Dieu a parlé à l’homme, et parlé pour l’instruire. Sa parole n’est donc pas, elle ne peut pas être un livre scellé. De là, l’indispensable nécessité d’une interprétation authentique . Cette interprétation ne se trouve nulle part, ou elle est dans la tradition universelle de la synagogue et de l’Église.
Cette tradition nous dit que toutes les femmes illustres de l’Ancien Testament sont des ébauches, des esquisses, des figures de la femme par excellence, Marie . Les dons qu’elles ne possédèrent qu’en partie et transitoirement, Marie les possède dans leur plénitude et d’une manière permanente.
Comme les différents cours d’eau qui arrosent la terre viennent se perdre dans l’océan : toutes les effusions partielles du Saint-Esprit, sur les femmes de la Bible, se donnent un rendez-vous dans la femme de l’Évangile, pour créer l’incomparable merveille de son sexe, la Vierge mère, Marie.
Ainsi qu’on voit la rose poindre dans le bouton, nous voyons Marie poindre dans Ève, la mère des vivants, l’irréconciliable ennemie du serpent dont elle écrasera la tête. Elle resplendit dans Rébecca, jeune vierge modeste, naïve, belle et pudique, recherchée entre toutes par le vénérable Abraham, pour le fils de sa tendresse, Isaac. Tous les siècles l’admirent dans la courageuse Judith, qui, au péril de sa vie, tue le cruel Holopherne, et sauve sa patrie. Esther présente un reflet de son incomparable beauté, de sa puissance sur le cœur du grand Roi, de sa compassion pour les malheureux. Salomon la chante avec tous ses attraits, toutes ses vertus, tous ses bienfaits, dans l’épouse immaculée du Cantique des Cantiques.
Tous ces dons épars sont réunis dans Marie ; mais ce n’est pas assez. Placée par le Saint-Esprit entre le monde ancien et le monde nouveau, elle est comme un océan dans lequel viennent se confondre toutes les merveilles des deux Testaments. «Tous les fleuves, dit le Docteur séraphique, entrent dans la mer et la mer ne déborde pas : ainsi, toutes les qualités des saints se donnent rendez-vous dans Marie. Le fleuve de la grâce des anges entre dans Marie. Le fleuve de la grâce des patriarches et des prophètes entre dans Marie. Le fleuve de la grâce des apôtres entre dans Marie. Le fleuve de la grâce des martyrs entre dans Marie. Le fleuve de la grâce des confesseurs entre dans Marie : tous les fleuves entrent dans cette mer et cette mer ne déborde pas. Qu’y a-t-il d’étonnant que toute grâce coule dans Marie, puisque toute grâce découle de Marie ?» (In Specul. B. M. V., post Med).
Quel est cet océan ? Cet océan sans limites et sans fond se compose de toutes les richesses de la nature et de la grâce, de toutes les vertus théologales et cardinales, de tous les dons du Saint-Esprit et de toutes les grâces gratuites, dans un degré super éminent. «Le Verbe Incarné, dit saint Thomas, posséda dans Sa perfection la plénitude de la grâce ; mais elle fut commencée dans Marie» (III p., q. 28, art. 3, ad 2).
Quant aux grâces gratuites, c’est-à-dire qui sont données pour l’utilité des autres, afin de travailler à leur salut, soit en opérant leur conversion, soit en assurant leur persévérance, voulons-nous connaître, sous ce rapport, les richesses de Marie ? Écoutons saint Paul spécifiant les neuf espèces de grâces gratuites, distribuées aux différents membres de l’Église. «Les uns, dit-il, reçoivent l’esprit de sagesse ; les autres, l’esprit de science ; les autres, le don de la foi ; les autres, la grâce de rendre la santé aux malades ; les autres, de faire des miracles ; quelques-uns, le don de prophétie ; les autres, le discernement des esprits ; les autres, le don des langues, et les autres, l’intelligence pour interpréter aisément les Écritures» (I Cor.. XII, 8). Posséder une seule de ces grâces insignes suffit pour être éminent dans l’Église.
Or, saint Thomas, suivi de la théologie catholique, enseigne que Marie les avait toutes, en habitudes ou en actes. « Il ne faut pas douter, dit-il, que la bienheureuse Vierge n’ait reçu excellemment le don de sagesse et des miracles, ainsi que l’esprit de prophétie. Toutefois elle n’a pas reçu l’usage de toutes les grâces gratuites c’est le privilège exclusif du Verbe Incarné. Elle a exercé celles qui étaient convenables à sa condition. Ainsi, elle a reçu le don de sagesse, pour s’élever à de sublimes contemplations ; mais elle n’en a pas eu l’usage pour prêcher publiquement l’Évangile, parce qu’il n’était pas convenable à son sexe.
« Elle possédait vraiment le don des miracles ; mais elle n’en a pas eu l’usage, surtout pendant que son Fils Lui-même prêchait l’Évangile. Il était convenable, en effet, que pour confirmer Sa doctrine, Lui seul fît des miracles, en personne ou par Ses organes accrédités, les disciples et les apôtres. De là vient ce qui est écrit de Jean-Baptiste lui-même, qu’il n’a fait aucun miracle. Il en devait être ainsi, afin que l’attention du peuple ne fût point partagée entre plusieurs, mais que tous les yeux fussent tournés vers le Verbe divin. Quant au don de prophétie, Marie en a fait usage dans son immortel cantique» (III p., q. 27, art. 5, ad 3).
Comme les rayons du soleil colorent, en le traversant, un nuage diaphane ; les beautés intérieures de la fille du Roi rayonnaient sur son corps virginal et lui donnaient une grâce incomparable. Marie fut plus belle que Rachel, plus belle que Rébecca, plus belle que Judith, plus belle qu’Esther, plus belle que toutes les beautés de l’ancien monde. De même que Notre-Seigneur fut le plus beau des fils des hommes, Marie fut la plus belle des filles des hommes. Type parfait de la beauté morale, elle fut le type également parfait de la beauté physique. (B. Albert magn., apud Canisium, De Maria Deip., Lb. I, c. XIII, p. 92, édit. in-folio).
Par qui a été formé cet océan de perfections ? Par le Saint-Esprit. Marie est ce que nous venons de dire, et mille fois plus encore, parce que, de toutes les créatures du ciel et de la terre, des temps passés et des siècles futurs, elle est la seule en qui la troisième personne de l’auguste Trinité soit survenue avec la plénitude de Ses dons. Si vous demandez dans quel but le Saint-Esprit S’est ainsi reposé en Marie, les anges et les hommes répondent : Parce que Marie devait être Son épouse, la mère du Verbe Incarné, la base de la Cité du bien, la femme par excellence, mère d’une lignée perpétuelle de femmes héroïques.
Méditons le Fiat créateur de Marie. «L’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, à une vierge, mariée à un homme, nommé Joseph, de la maison de David ; et le nom de cette vierge était Marie. Et l’ange, venant vers elle, dit : Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre les femmes» (Luc, I, 28).
Remarquons-le bien, l’ange ne dit pas : Vous serez pleine de grâce, mais : Vous êtes pleine de grâce et bénie pardessus toutes les femmes. Les perfections ineffables de Marie ne datent pas de la visite du céleste ambassadeur. Ce n’est pas à lui qu’elle les doit ; elle les possède sans lui et avant lui.
Après s’être exercé, comme en se jouant, à mille préludes, le divin architecte avait, en créant Marie, construit son vivant sanctuaire. Dès le premier instant de son existence, il avait orné Sa future épouse de la plénitude de la grâce. Objet de Ses complaisances infinies, elle était Sa colombe, unique, toute belle, sans tache, ni ombre de tache, blanche comme le lis, gracieuse comme la rose, brillante comme le saphir, transparente comme le diamant. Telle était Marie au moment de la visite de l’ange ; telle elle avait toujours été. Jamais, ni à sa conception, ni à sa naissance, ni pendant sa vie, le souffle impur du prince de la Cité du mal n’avait effleuré celle qui devait lui écraser la tête.
Nous n’avons plus à prouver la possession plénière et perpétuelle de la grâce par Marie, depuis que l’Église, résumant la croyance universelle des siècles, a formulé en dogme de foi la Conception Immaculée de l’épouse du Saint-Esprit. Il nous reste seulement à dire avec l’ange, dans les transports de la reconnaissance et de la foi : Je vous salue, pleine de grâce : Ave gratia plena.
Reprenons l’histoire de cette création, bien plus merveilleuse que celle du ciel et de la terre. Gabriel ajoute : «Ne craignez point, Marie ; vous concevrez en votre sein et vous enfanterez un fils. Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de Son ombre. C’est pourquoi le Saint qui naîtra de vous s’appellera le Fils de Dieu» (Luc, 1, 29).
La langue des anges serait impuissante à expliquer ces profonds mystères : que peut la langue de l’homme ? La première chose qui frappe dans le message angélique, c’est la parole : Ne craignez point, Marie. Quel en est le sens et la raison ? «Vous venez d’entendre, répond un Père de l’Église, que par un incompréhensible mystère, Dieu et l’homme seront mis dans un même corps, et que la fragile nature de notre chair doit porter toute la gloire de la divinité. De peur que dans Marie le grain de sable de notre corps ne fût écrasé sous le poids immense du céleste édifice, et que Marie, tige délicate, destinée à porter le fruit de tout le genre humain, ne fût brisée, l’ange commence par bannir toute crainte en disant: Ne craignez point, Marie ». (S. Pet. Chrys., Ser. CXLII, De Annuntiat.
Pourquoi la jeune vierge de Juda doit-elle être sans crainte ? L’ange s’empresse de le dire en lui annonçant le concours des trois personnes de la Trinité. Le Père paraît comme soutien, le Saint-Esprit comme époux, le Verbe comme fils. Pourquoi ce concours si expressément indiqué ? Les interprètes répondent : «Jusqu’à Marie, les illustres filles de Juda avaient reçu le Saint-Esprit partiellement, pour une mission particulière : la Vierge-Épouse doit recevoir du SaintEsprit toute la substance du Verbe éternel, le Verbe Lui-même en personne, le Créateur des mondes. Gabriel connaît le poids écrasant du miracle. Aussi il ne se contente pas de dire : Le Saint-Esprit surviendra en vous, il s’empresse d’ajouter : Et la vertu du Très-Haut vous couvrira de Son ombre. Elle le fera d’une manière ineffable, afin que vous puissiez soutenir le poids de votre conception. Que devait en effet concevoir cette jeune vierge, deux fois fragile par son sexe et par sa condition mortelle ? Le Tout-puissant, Verbe de Dieu, la solide substance de l’Éternel, découlée de la pure substance de Dieu le Père, et dont le seul aspect fait trembler les anges. Il est donc bien dit : Vous serez soutenue par la vertu du Très-Haut : vertu puissante en miracles, seule capable d’associer la substance d’une femme au Verbe Dieu» (Rupert., De Trinit. et oper. ejus, lib. XLII, De Spir. sanct., lib. I, c. IX).
Un savant panégyriste de la Sainte Vierge, le père d’Argentan donne une nouvelle raison de ce concours empressé. Rappelant le mot de saint Hésychius de Jérusalem, qui dit qu’en Marie était le complément de toute la Trinité, (Ser., de S. Maria Deip).
il écrit le commentaire suivant : « Il est vrai, en quelque façon, que Marie donne aux trois personnes de l’adorable Trinité un certain complément de perfection, qu’elles n’auraient jamais eu sans elle et qui va du moins à la gloire extérieure de Dieu.
« Commençons par le Père. On ne peut pas douter qu’Il ne possède la perfection infinie de la divine paternité, puisqu’il communique tout Son être à Son fils unique. Mais ce Fils, Lui étant égal en toute chose, ne peut Lui rendre aucun des devoirs de la piété filiale, service, obéissance, respect. Ne semble-t-il pas, selon nos faibles idées, que ce serait un complément d’honneur pour le Père, si ce même Fils, demeurant toujours dans la possession de la majesté infinie, Lui obéissait et Lui rendait de profonds hommages ? Se voir adoré par un Dieu aussi grand que Lui, quelle gloire ! Qui la procure au Père ? Marie. Le Père qui voit avant tous les siècles Son fils naître de son sein, Son égal, le voit dans le temps naître du sein de Marie, Son inférieur, tellement dévoué et tellement soumis, qu’Il lui donnera Sa propre vie, sur une croix. Peut-on nier qu’à l’égard du Père, l’auguste Vierge ne soit le complément de la Trinité : universum Trinitatis complementum ?
« Quant au Fils, même raisonnement. Éternellement Il possède toutes les perfections, puisqu’il est Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu. Mais ce Verbe éternel de Dieu demeure caché dans le sein de Celui qui L’a produit. Or, cette parole vivante de Dieu est, comme celle de l’homme, susceptible de deux naissances : l’une intérieure, l’autre extérieure. La première a lieu lorsque notre esprit conçoit une pensée qu’il garde en lui-même. C’est ce que saint Athanase appelle le verbe ou la parole de l’entendement, verbum mentis. La seconde se fait lorsque, au moyen d’une parole sensible, nous produisons au dehors notre pensée. Cette parole extérieure, seconde naissance de l’intérieure, lui donne son complément.
« Ainsi de la Parole éternelle. Née dans le sein du Père, elle était en Lui avant tous les siècles. Nul ne la connaissait, mais elle était capable d’une seconde naissance qui l’exposât au dehors et la rendît sensible. Selon notre manière de comprendre, cette seconde naissance lui donnait son dernier complément. Or, Marie a été la bouche par laquelle le Père a produit Son Verbe au dehors. C’est elle qui Lui a donné un corps, et L’a rendu visible et sensible. Elle peut donc être, nommée, à l’égard du Fils aussi bien qu’à l’égard du Père, le complément de la Trinité : universum Trinitatis complementum.
« La chose est encore plus palpable à l’égard du Saint-Esprit. Dieu, Il possède toutes les perfections, toute la bonté, toute la fécondité qui est dans le Père et dans le Fils. La fécondité du Père paraît dans la génération éternelle de Son Fils unique ; le fécondité du Père et du Fils éclate dans la production du Saint-Esprit. Seule, cette troisième personne, aussi riche en fécondité que les deux autres, demeure stérile, lui étant impossible de produire une quatrième personne de la Trinité. Marie fera disparaître cette infériorité apparente. Grâce à elle, le Saint-Esprit deviendra fécond : Il produira un Dieu-Homme ou un Homme-Dieu, chef-d’œuvre de puissance et d’amour. Ne semble-t-il pas qu’en cela l’auguste Vierge lui donne un surcroît de gloire, et qu’une troisième fois elle mérite d’être appelée le complément de toute la Trinité : universum Trinitatis complementum ? » (Grandeurs de la Sainte Vierge, c. I, § 3).
Nous verrons bientôt ce que produira dans Marie elle-même le concours empressé des trois personnes divines.
CHAPITRE XII
(SUITE DU PRÉCÉDENT).
Marie créée pour être l’épouse du Saint-Esprit. - Demande en mariage. - Consentement de la Sainte Vierge. Marie créée pour être la mère du Verbe. - Mystère d e l’Incarnation. - Explication des paroles de l’ange. – Marie créée pour être la base de la Cité du bien. Pourquoi Notre-Seigneur ne la conduit pas au ciel avec Lui - Marie nourrice de l’Église, - institutrice des apôtres, Force des martyrs, - Consolation des fidèles. - Après sa mort, Marie continue sa mission. - Deux têtes de Satan : l’idolâtrie et l’hérésie. - Marie les écrase. - Guerre de Satan contre Marie.
Marie est créée, créée par le Saint-Esprit (B. Albert. magn., apud Dionys. Carth., De laudib. Virg., lib.I, c. XIII) ; créée chef-d’œuvre unique de la Puissance infinie. «Vers vous, lui crie saint Bernard, comme vers l’arche de Dieu, comme vers la cause et le centre des événements, comme vers l’affaire de tous les siècles, negotium omnium sæculorum, tournent leurs regards et les habitants des cieux et les habitants de la terre, et ceux qui nous ont précédés, et nous qui passons, et ceux qui nous suivront, et les enfants de leurs enfants. Toute la création fixe les yeux sur vous, et c’est avec raison. De vous, en vous, par vous, la main bienfaisante du Tout-Puissant a régénéré tout ce qu’elle avait créé» (Ser. II, de Pentec.).
Le Créateur Lui-même contemple Son ouvrage avec des complaisances infinies. Marie est créée pour être l’épouse du Saint-Esprit et la mère du Verbe. Le mariage suppose le libre consentement des parties : voyons de quelle manière est sollicité celui de l’auguste vierge. Les trois personnes de la sainte Trinité envoient un ambassadeur, chargé de la demander en mariage. Étonnée de tant d’honneur, Marie se trouble ; mais elle fait ses conditions et traite avec Dieu même d’égale à égal. Je consentirai, dit-elle, à la condition de conserver intact le lis de ma virginité.
Ainsi, une jeune fille de douze ans tient en ses mains le salut du monde. De sa volonté dépend l’accomplissement de l’œuvre à laquelle se rapportent, dès l’éternité, tous les divins conseils. L’auguste Trinité paraît en suppliante devant Marie. Ineffable démarche ! qui contient toute une révolution morale. La femme, jusqu’alors l’être le plus abject, devient tout d’un coup l’être le plus respecté. Le genre humain aura-t-il un Sauveur ? La réponse d’une femme en décidera. Marie réfléchit. En acceptant le double titre d’épouse du Saint-Esprit et de mère du Verbe, elle sait qu’elle accepte celui de reine des martyrs. Devant ses yeux se déroule une longue suite de sanglantes et lugubres images : la crèche, la croix, le calvaire, seront pour elle, car ils seront pour son fils.
« Consentez, consentez, lui crie saint Augustin, ne retardez pas le salut du monde. L’ange vous a donné sa parole, vous resterez vierge, et vous serez mère ; vous aurez un fils, et votre virginité ne souffrira aucun dommage. Heureuse Marie ! tout le genre humain captif vous supplie de consentir. Le monde vous établit auprès de Dieu l’otage de sa foi. Ne tardez pas ; répondez un mot à l’ambassadeur ; consentez à devenir mère, engagez votre foi, et vous connaîtrez la vertu du Tout-Puissant.
Marie a incliné doucement sa tête virginale. Elle a dit Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait suivant votre parole. Elle est épouse, elle est mère ; et sa couronne nuptiale est une couronne d’épines, et ses joies maternelles sont le commencement d’un long martyre. En attendant, le monde est sauvé, sauvé par une femme ; et l’anathème, quarante fois séculaire, qui pesait sur la femme est levé pour toujours, car la femme désormais paraît à la tête de tout bien. Cependant le Saint-Esprit est survenu dans Marie, et l’être saint qui naîtra d’elle sera appelé le Fils de Dieu. Pourquoi le Fils de Dieu, et non le Fils du Saint-Esprit ? Par la bouche des docteurs, la foi catholique répond : Il ne sera pas appelé et Il ne sera pas le Fils du Saint-Esprit, parce qu’Il ne sera pas formé de la substance du Saint-Esprit. Sa chair sera la chair de Marie, et Marie sera Sa mère ; mais, Sa chair n’étant pas formée de la substance du Saint-Esprit, le Saint-Esprit ne sera pas Son père :
Remarquons la précision merveilleuse du langage divin. L’ange ne dit pas : Il sera appelé, ou : Il sera saint ; mais il dit: L’être saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu. En effet, celui que Marie conçoit était depuis longtemps ; Il était saint par essence et Fils de Dieu. Il restait donc à L’appeler ce qu’Il était, et en L’appelant à manifester qu’Il était Fils de Dieu, non par adoption, mais par nature.
«L’ange ne dit pas : Le saint que naîtra de vous, mais : La chose sainte, l’être saint qui naîtra de vous. Pourquoi ? Parce qu’un grand nombre sont appelés saints ou sanctifiés, mais il n’y a qu’une chose sainte, un être saint, la sainteté même, d’où émane celle de tous les saints. Cet être saint est le saint des saints, le Fils de Marie. Étranger à la prévarication d’Adam, conçu par l’opération du Saint-Esprit, né d’une vierge sans tache, Il n’a eu besoin, ni à Sa conception, ni à Sa naissance, d’une sanctification accidentelle, mais Il est saint par essence et la sainteté même» (Rupert., De Spir. sanct. lib. 1, c. x).
Voilà donc la jeune vierge de Juda, devenue l’épouse du Saint-Esprit, la mère du Verbe, la parente de toute la Trinité, consanguinea Trinitatis. Tant de gloire n’est pas pour elle seule. Comme Ève et Adam furent les bases de la Cité du mal, Marie et son Fils seront les bases de la Cité du bien, élevée sur la terre à sa plus grande perfection. Connue dans le monde entier sous le nom incommunicable d’Église catholique, cette glorieuse cité reconnaît Marie pour sa mère et sa maîtresse. Aux Chinois ; aux Thibétains, aux sauvages d’aujourd’hui, comme aux Grecs et aux barbares d’autrefois, qui lui demandent son origine, elle répond : Je suis fille du Verbe éternel conçu du Saint-Esprit et né de la vierge Marie : conceptus de Spiritu sancto, natus ex Maria virgine.
Mère et maîtresse de l’Église, cette prérogative de Marie explique un mystère autrement inexplicable. Quand on connaît l’affection réciproque de Jésus et de Marie, on se demande avec étonnement pourquoi le Sauveur montant au ciel n’y conduit pas avec Lui Sa mère bien-aimée ? Plus que personne n’avait-elle pas partagé Ses travaux, Ses humiliations et ses souffrances ? Qui donc méritait mieux d’être associée à Ses gloires et à Ses joies ? Pendant que Lui-même, le meilleur des fils, va jouir d’un bonheur sans mélange et sans fin, pourquoi laisse-t-Il la plus tendre des mères dans les tristesses de l’exil ? Les Justes de l’Ancien Testament, qui forment Son cortège, sont-ils de meilleure condition que Marie ? Leurs désirs du ciel, plus vifs que les siens ? Le bon larron lui-même monte au ciel, et Marie reste sur la terre ! Quel est le mystère d’une semblable conduite ?
En retournant à Son Père, Notre-Seigneur laissait l’Église au berceau. Petite et tendre enfant, elle avait besoin de lait et de soins maternels : Il lui donne Sa mère pour nourrice, ecce Filius tuus. Toujours dévouée, Marie accepte cette fonction qui prolongera son exil, et s’en acquitte avec une sollicitude ineffable. De ses prières, de ses exemples, de ses leçons, elle nourrit la jeune épouse de son fils, comme elle avait nourri de son lait virginal l’époux de l’Église, pendant qu’Il était enfant.
Ainsi que dans une maison, en l’absence ou après la mort du père, la mère prend soin de la famille et en fait les affaires ; de même, le chef de l’Église ayant cessé d’être visiblement présent au milieu d’elle, c’est Marie qui Le remplace (Corn. A Lap., in act. V, 42). Voilà pourquoi les apôtres et les disciples l’entourent de leurs respects et de leur obéissance filiale. Cette mission de Marie explique sa présence au Cénacle avec les apôtres et ses prières continuelles pour leur obtenir le Saint-Esprit. (Dionys. Carthus., lib. IV, De præcon. B. M. V).
Elle explique la fidélité des apôtres à la consulter dans les affaires importantes. Possédant à elle seule plus de grâces et de lumières que tout le collège apostolique, lorsque les organes du Verbe ont besoin d’un supplément d’instruction, ou d’un témoignage pour confirmer l’interprétation des Écritures, ils ont recours à celle qui, pendant neuf mois, fut le siège vivant de la sagesse, Sedes sapientiæ. De là vient que saint Bonaventure appelle Marie la maîtresse des maîtres, la maîtresse des Évangélistes. (Lucius dexter., Præfect. Prætor. Orient., in Chron., ad an. Chr, XXXIV. - Rupert., lib. I, in Cant. - S. Bonav., in Psalt. Mar).
Les beaux jours de la primitive Église nous la montrent dans l’exercice plénier de cette prérogative. Sa parole souveraine éclaircit tous les doutes, son autorité maternelle ramène toutes les divergences à l’unité. C’est elle qui, au concile de Jérusalem, tranche la question des observances légales : question délicate, vivement discutée, cause de troubles sérieux pour l’Église naissante, et qui même un instant, avait divisé Paul et Céphas. « Non pas, dit Rupert, que Marie ait présidé le concile ; une pareille fonction ne convenait pas à une femme, mais elle en avait dicté les décrets» (In Cant. lib. I ; et Corn. a Lap., in Act., xv, 13).
C’est elle qui, avant la dispersion des apôtres, ouvre sa bouche au milieu de l’assemblée des Saints et envoie, comme la rosée, les paroles de sa sagesse pour éclairer les princes de l’Église (Eccl., XV, 5. - Ps. CIV, 21). Comment les apôtres et les disciples auraient-ils pu connaître, si la sainte Vierge ne les en avait instruits, les mystères de la sainte enfance et de la vie cachée de Notre-Seigneur ? Quelle autre que la divine Mère pouvait leur raconter l’annonce du Précurseur, la visite de Gabriel et son entretien avec Marie, la visite à sainte Élisabeth, la sanctification de Jean-Baptiste dans le sein de sa mère, le cantique virginal, la naissance admirable de Jean-Baptiste et le cantique de Zacharie, la naissance du Sauveur, Sa circoncision, Sa présentation au Temple, le cantique et la prophétie de Siméon, l’arrivée des mages, la fuite en Égypte, le retour à Nazareth, l’enseignement de Jésus au Temple, Sa soumission à Ses parents et une foule d’autres particularités ?
Où étaient les témoins de ces mystères, accomplis la plupart dans le secret de la vie domestique ? Qui les connaissait comme Marie ? Elle seule pouvait les apprendre aux apôtres. Ceux-ci, à leur tour, en ont instruit le genre humain, en consignant dans l’Évangile le récit de l’auguste Mère. Saint Luc en particulier s’attache à décrire les premières circonstances de l’Incarnation du Verbe. « J’ai écrit, dit-il, d’après le récit de ceux qui ont vu de leurs yeux, dès le commencement, et qui ont été les ministres du Verbe» (Luc., I, 2). Sans doute il existait encore beaucoup de témoins qui avaient assisté au commencement de la prédication du Sauveur, qui avaient vu ce qu’Il faisait et entendu ce qu’Il disait ; mais jusqu’à sa trentième année, Marie seule le savait, seule elle pouvait le dire, puisqu’à l’époque où saint Luc écrivait, saint Joseph était mort depuis longtemps (1). De là vient que saint Luc, historien de la vie cachée, est appelé le secrétaire de la sainte Vierge, Notarius Virginis.
(1) Avec la tradition la mieux fondée, le pape Benoît XIII enseigne que saint Joseph mourut au commencement de la prédication de Notre-Seigneur. Serm. LIV, Marian., p. 224, in-folio. Benevento, 1728.
Ainsi, pour emprunter le langage de saint Hilaire, Marie seule apprit aux apôtres ce qui fut dès le commencement, ce qu’elle entendit, ce qu’elle vit de ses yeux. Ce qu’elle contempla, ce que ses mains touchèrent du Verbe de vie, ce qu’elle avait vu dans le secret, elle le manifesta publiquement. Ce que ses oreilles seules avaient entendu, elle l’annonça sur les toits, afin que les prédicateurs apostoliques les fissent connaître au monde entier (Can. X in Matth). « Quelle reconnaissance nous devons à Marie, ajoute Eusèbe Émissène, pour avoir gardé tant de vérités importantes, que nous n’aurions jamais sues sans elle : Nisi enim ipsa conservasses, non ea haberemus».
De son côté, saint Bernard, sondant avec sa pénétration ordinaire les mystères de Marie, demande pourquoi l’archange Gabriel lui annonce l’état de sainte Élisabeth ? Il répond : «L’état de sainte Élisabeth est manifesté à Marie, afin qu’étant informée tour à tour de l’arrivée du Précurseur et de l’arrivée du Verbe, elle connût le temps et l’ordre des événements, de manière à pouvoir plus tard révéler aux apôtres et aux évangélistes la vérité dont elle avait été dés l’origine pleinement et divinement instruite» (Hom. IV sup. Miss).
Non seulement l’auguste Mère nourrit la jeune Église des plus doux et des plus importants mystères, elle la fortifie, la console et lui assure une glorieuse immortalité. La Passion de son divin Fils ne doit pas finir au Calvaire. Là, elle ne fait que commencer, pour se perpétuer dans les frères du Verbe Incarné, sur tous les points du globe, jusqu’à la fin des siècles. Le jeune et courageux diacre Étienne est arrêté, jugé, condamné à mort. Marie ne l’abandonne pas plus qu’elle n’avait abandonné son fils montant au Calvaire. Descendue au fond de la vallée de Josaphat, non loin du torrent de Cédron, où le jeune diacre doit être lapidé, la douce Vierge, accompagnée de saint Jean, se met à genoux et les prières de la Reine des martyrs obtiennent la palme de la victoire au premier des martyrs (Corn. a Lap.., in Act. VII, 57).
Le feu de la persécution s’allume de plus en plus : les apôtres ont besoin de conseils, les fidèles de consolations. Marie se fait toute à tous ; l’Église de Jérusalem est une famille dont elle est la mère. Autour d’elle se réunissent ses enfants ; chacun lui expose ses douleurs et ses craintes. Nul ne la quitte sans être éclairé et consolé (S. Ignat. martyr. Epist apud Canis., De Maria Deip., lib. V, c. I). Heureux entretiens ! dont une heure s’achèterait au prix d’une vie de quatre-vingts ans. Ce que saint Augustin dit de sa bonne mère doit à plus forte raison se dire de Marie : « Elle était, ô mon Dieu, la servante de vos serviteurs, elle prenait soin d’eux, comme si tous avaient été ses fils, et elle se prêtait à leurs désirs comme si de tous elle avait été la fille ». (Confess., lib. IV, c. IX).
La mission de consoler l’Église, de l’encourager, de la protéger, ne finit pas avec la vie mortelle de la sainte Vierge. Impérissable comme la parole qui en est le titre, elle durera autant que les siècles. Voilà votre enfant, ecce filius tuus, lui dit le Sauveur mourant. Tant que cet enfant voyagera dans la terre d’exil, exposé aux attaques du prince de la Cité du mal, il aura besoin de vous ; vous lui tiendrez lieu de mère, ecce filius tuus. La fidélité de Marie au divin mandat est écrite dans toutes les pages de l’histoire.
D’une part, l’Église n’hésite pas à lui faire hommage de la destruction de toutes les hérésies : cunctas hæreses sola interemisti in universo mundo. D autre part, elle lui donne le nom glorieux de Secours des chrétiens : Auxilium christianorum. Par les splendides sanctuaires élevés en son honneur sur tous les points du globe, par les manifestations enthousiastes de leur confiance filiale, de leur amour et de leur reconnaissance, les individus et les peuples répètent, depuis l’origine du christianisme, d’une voix que jamais l’impiété ne pourra réduire au silence : Marie est le secours des chrétiens, la colonne de l’Église, la terreur de Sa tan, l’espérance des désespérés, la consolatrice de s affligés, la santé des malades, le salut du monde, la pierre ang ulaire de la Cité du bien.
La synagogue fait écho à l’Église, et, par la bouche de ses docteurs, elle proclame les gloires, la puissance et les beautés de la Vierge de Juda. «C’est, disent-ils, par amour pour la Vierge immaculée que Dieu a créé le monde. Non seulement Il l’a créé par amour pour elle, mais par amour pour elle Il le conserve. Depuis longtemps, les crimes du monde l’auraient fait périr, si la puissante intercession de la douce Vierge ne l’avait sauvé» (R. Onkelos, apud Cor. a Lap., in Prov., VIII, 22). Saint Bernard montre que la foi la plus orthodoxe ne trouve aucune exagération dans les paroles des rabbins, lorsqu’il s’écrie : «C’est pour Marie que toute l’Écriture a été faite ; pour elle que tout l’univers a été créé. Pleine de grâce, c’est par elle que le genre humain a été racheté, le Verbe fait chair, Dieu humble et l’homme Dieu» (Serm. V in Salve regina).
Épouse du Saint-Esprit, Mère du Verbe, pierre angulaire de la Cité du bien, chef-d’œuvre de beauté intérieure et extérieure, Marie est la perle de l’univers. Tant de glorieuses prérogatives sont-elles le dernier mot de sa création ? Nullement. Par un privilège unique, Marie réunit en elle les deux gloires incompatibles de la femme, la virginité et la maternité. Vierge et mère, mystère de sainteté et mystère d’amour ; mystère de grâce, de pudeur, de timide modestie et mystère de courage et de dévouement sublime ; type d’une femme nouvelle, inconnue de l’ancien monde ; souche éternellement féconde d’une glorieuse lignée de femmes, vierges par leur pureté sans tache et mères par l’héroïsme de leur charité : telle est Marie et telle elle devait être. (S. Bern., Serm. IV, in Assumpt).
Depuis la prévarication primitive, un anathème spécial pesait sur la femme : il fallait qu’une femme vînt le lever. Il le fallait, afin que le Prince de la Cité du mal eût la honte d’être vaincu par celle-là même, dont il s’était fait un instrument de victoire. Il le fallait, pour que la femme, principale cause de la ruine de l’homme, le devînt de son salut. Coupable messagère du démon, elle avait porté la mort à l’homme ; bienfaisante messagère de Dieu, elle devait lui rapporter la vie (De Symbol, ad catechum., tract. III, § 4). Le genre humain le savait ; toutes les traditions de l’ancien monde plaçaient la femme à la tête du mal : toutes les traditions du monde nouveau devront la placer à la tête du bien.
En se redisant les unes aux autres : C’est la femme qui est la cause de tous nos malheurs (Eccles., XXV, 33), les générations antiques avaient accumulé sur la tête de la femme une masse de haine et de mépris, qui avait fait de l’ancienne compagne de l’homme le plus abject et le plus misérable des êtres. En se répétant jusqu’au seuil de l’éternité.
C’est à la femme que nous devons tous nos biens, les générations nouvelles environneront la femme d’une vénération et d’une reconnaissance, qui en feront l’être le plus respecté et le plus saintement aimé de tous ceux que Dieu a tirés du néant.
Vierge et mère, Marie est ce que fut la femme dans la pensée du Créateur : l’aide de l’homme, semblable à lui : Adjutorium simile sibi. Elle-même enfante des filles semblables à elle, mères comme elle, et mères dignes de ce nom ; vierges comme elle, et vierges dignes de ce nom. Comme Marie avait résumé en elle toutes les gloires des femmes bibliques, ses préparations et ses figures : ainsi elle communique ses qualités aux femmes évangéliques, sa continuation et son prolongement. Toutes sont ses filles ; mais quelles que soient leurs richesses et leurs beautés. Marie les surpasse toutes. Agnès est sa fille, Lucie est sa fille, Cécile est sa fille, Agathe est sa fille, Catherine est sa fille. Toutes ces vierges, toutes ces femmes resplendissantes de vertus, riches de mérites et de gloires, sont filles de Marie, mais elle les surpasse toutes. (S. Bonav., in Specul., c. II).
Il faudrait parcourir les annales de tous les peuples catholiques, si l’on voulait nommer ces femmes nouvelles, glorieuses filles de Marie ; ces mères de famille si grandes, si respectées, si chéries et si dévouées ; ces vierges héroïques, fleurs gracieuses du jardin de l’Époux ; abeilles infatigables qui, des vertus les plus rares, composent un baume souverain pour toutes les maladies.
Regardez plutôt, et voyez tout ce que le monde doit à la femme régénérée par Marie. Il lui doit la famille et c’est à la famille que la société chrétienne est redevable de toute sa supériorité. La femme est une puissance chrétienne. Cet élément de civilisation manquait au monde antique ; il manque encore an monde idolâtre ; et avec lui manque et manquera toujours la civilisation. Il lui doit la variété la plus touchante de services gratuits pour tous les besoins de l’âme et du corps. Il lui doit la conservation de ce qui reste de foi sur la terre. La première aux catacombes, la femme est la dernière au pied des autels. Il lui doit, aujourd’hui même, le spectacle peut-être le plus beau, mais à coup sûr le plus mystérieux qu’il ait jamais vu.
Jusqu’ici les femmes et les vierges catholiques, filles et sœurs de Marie, étaient restées dans l’intérieur du foyer domestique ; jamais, du moins, elles n’avaient franchi, pour l’apostolat, les frontières du monde civilisé. Tout à coup l’Esprit du Cénacle s’est répandu sur elles. Son ardeur les anime, sa force les soutient. Transformées comme les apôtres, elles volent à la conquête des âmes. Timidité, délicatesse, préjugés, liens du sang, tout a disparu : la femme fait place à l’héroïne.
Comme ces graines légères, qu’aux jours d’automne le vent promène dans toutes les directions, afin de donner naissance à des pépinières de fleurs et d’arbustes, elles vont, portées sur l’aile de la Providence, se reposer aux quatre coins du monde. A leur vue, l’Arabe, le Chinois, le Musulman, le sauvage, restent frappés de stupeur. Ils demandent naïvement si elles sont des femmes et non pas des anges descendus du ciel en ligne droite ! Tant de vertus héroïques dans un sexe qu’ils n’ont jamais su que mépriser est pour eux un mystère palpable qui les dispose à croire tous les autres.
Marie étant ce qu’elle est, faisant ce que nous savons et beaucoup plus encore, on peut prévoir à quel degré de puissance et de perfection son influence élèvera la Cité du bien. Mieux que l’homme, Satan l’avait compris. L’anathème primitif lui était toujours présent : lui, l’orgueil incarné, avoir un jour la tête écrasée par une femme ! Cette pensée monte sa haine jusqu’au paroxysme. Pendant quatre mille ans, il se venge de la femme en l’outrageant de toutes manières. Ce n’est pas assez : à tout prix il veut empêcher la victoire qu’il redoute.
La femme dont le pied lui brisera la tête sera Vierge et Mère de Dieu : il le sait. A faire méconnaître Marie et à paralyser son action salutaire sur le monde, il emploie tous ses artifices. Grand singe de Dieu, longtemps d’avance, il multiplie chez tous les peuples les caricatures de l’auguste Vierge : «De peur, dit-il, que mon Ennemie ne soit reconnue et honorée comme la Mère de Dieu, j’inventerai une autre mère de Dieu». Et dès la plus haute antiquité il invente Cybèle, la mère de tous les dieux, la femme du vieux Saturne, le plus ancien des dieux. Célèbre par toute la terre, son culte empêchera l’homme de faire aucun cas d’une autre mère de Dieu, plus récente et moins féconde. Une seule ne lui suffit pas. Toutes les anciennes mythologies de l’Occident, comme toutes les mythologies actuelles de l’Orient, sont pleines de déesses mères de dieux.
« Sans doute que mon Ennemie fera parade de son enfant : l’orgueil d’une mère est de porter son enfant dans ses bras. Ce spectacle sera de nature à la faire aimer, elle et son Fils». Et il invente Vénus, type de la beauté sensuelle ; entre ses bras, il lui met un fils, Cupidon, qui avec ses flèches allume l’amour dans tous les cœurs. Le genre humain tout entier prendra le change et croira que cette mère avec son enfant n’est qu’une copie de Vénus et de Cupidon.
« On attribuera sans peine un grand crédit à mon Ennemie sur le cœur de Dieu. Le monde sera porté à l’implorer ; et cette confiance affermira son empire». Et il invente Junon, la reine de l’Olympe, puissante sur le cœur de Jupiter, son époux, et le maître des dieux.
« Mon Ennemie sera secourable aux petits, aux malheureux, aux personnes de son sexe. Ses sanctuaires seront assiégés par des multitudes qui viendront lui exposer leurs besoins de l’âme et du corps. Les grâces obtenues populariseront son culte, et le mien tombera peu à peu dans le mépris». Afin que personne n’ait recours à Marie, il invente Diane, déesse bienfaisante à tout le monde. Les bergers et les villageois l’invoqueront, parce qu’il sera reçu qu’elle préside aux forêts et aux montagnes. Les femmes enceintes auront recours à elle, ainsi que les voyageurs de nuit et ceux qui auront mal aux yeux, parce que, sous le nom de Lucine ou lumineuse, on croira qu’elle aide l’enfant à venir au jour, qu’elle dissipe les ténèbres et rend la vue aux aveugles (Voir le Père d’Argentan, Grandeurs de la sainte Vierge, t. III, c. XXV, § 11). La pensée satanique de discréditer Marie n’a pas vieilli. Un missionnaire écrit de l’Inde : «Mariamacovil est un gros bourg, voisin de Tan, jaour. Ses maisons se groupent autour de l’énorme pagode de Mariamel, fausse divinité, qui a donné son nom à la petite ville. Le démon, furieux contre Celle qui lui a écrasé la tête, a voulu travestir le culte de notre bonne Mère du ciel. Il a donc inspiré à ses prêtres d’imaginer une déesse qui portât le nom de Marie, et de la présenter à leurs dupes comme une divinité malfaisante, que l’on ne doit chercher qu’à apaiser pour l’empêcher de faire du mal. Cet horrible blasphème contre la Mère de bonté est bien digne de l’enfer. Aussi ce bourg est-il un des boulevards du paganisme» (Annales de la Sainte Enfance, n. 89, p. 411, décemb. 1862.
En un mot, bien des siècles avant la naissance de Marie, Satan remplit le monde païen d’un nombre infini de déesses et de demi-déesses, de Pallas, de Minerve, de Cérès, de Proserpine et cent autres qui, toutes ensemble, forment une immense contrefaçon de Marie, afin d’obscurcir sa gloire, comme une nuée de poussière cache la face du soleil.
Vains efforts ! « La très sainte Vierge, dit Euthymius, à brisé les autels des idoles, renversé les temples des gentils, fait tarir les torrents de sang chrétien répandus dans toutes les parties du monde» (Cingul. Mar). Satan ne se tient pas pour battu. Au moyen des hérésies, il recommence la lutte. Ici encore, ainsi que nous l’avons remarqué, tous ses efforts tendent à détruire le dogme du Verbe Incarné, par conséquent, à détrôner Marie. Tentative désespérée ! Toutes les fois que l’antique serpent lève la tête, il sent le pied virginal de Marie qui l’écrase ; car il faut que l’anathème divin ait éternellement son effet : Ipsa conteret caput tuum. Jusqu’à la fin de l’épreuve réservée à la race humaine, la lutte recommencera sous un nom ou sous un autre, avec la même honte pour Satan et la même gloire pour Marie.
CHAPITRE XIII
SECONDE CRÉATION DU SAINT-ESPRIT, NOTRE-SEIGNEUR.
But final des œuvres de Dieu et de l’Incarnation. Formation de l’Homme-Dieu. - Premier acte de Sa vie publique, la prédication de la pénitence. - Le Sain t-Esprit Lui-même forme le divin prédicateur. - Pourquoi Il descend sur Lui en forme de colombe. - Pourquoi Il Le conduit au désert. - Lutte de l’Homme-Dieu contre Satan : modèle de toutes les luttes et prélude de toutes les victoires. - Toute la vie de l’Homme-Dieu, prolongement de la lutte du désert. - Cette lutte toujours dirigée par le Saint-Esprit. - Dépendance continuelle de l’Homme-Dieu à l’égard du Saint-Esprit.
Une Vierge-Mère est la première création du Saint-Esprit, dans le Nouveau Testament : un Homme-Dieu est la seconde. L’ordre de la Rédemption demandait qu’il en fût ainsi. D’une femme et d’un homme coupables, Satan avait formé la Cité du mal ; par un de ces harmonieux contrastes, si fréquents dans les œuvres de la sagesse infinie, d’une femme et d’un homme parfaitement justes, le Saint-Esprit formera la Cité du bien. Nous connaissons la nouvelle Ève, il reste à étudier le nouvel Adam.
Diviniser l’homme est l’éternelle pensée de Dieu. Sataniser l’homme est l’éternelle pensée de l’enfer. Diviniser, c’est unir ; sataniser, c’est diviser : sur ces deux pôles opposés se balance le monde moral. Pour diviniser l’homme, le Verbe créateur a résolu de s’unir hypostatiquement la nature humaine. Homme-Dieu, Il deviendra le principe de générations divinisées. Mais qui lui donnera cette nature humaine qu’Il n’a pas, et dont Il a besoin ? Qui Le fera Homme-Dieu ? Au Saint-Esprit est réservé ce chef-d’œuvre. Sans doute, Il ne crée pas la divinité, mais Il crée l’humanité et l’unit d’une union personnelle au Verbe incréé.
Il L’a créé non de Sa substance, ce qui est monstrueusement absurde, mais par Sa puissance. Il L’a créé de la chair la plus pure, la plus sainte, d’une vierge sans aucune tache de péché, ni actuel ni originel. (S. Ambr., de Spir. sancto, lib. II, c. V. - Rupert., De Spirit. sancto, c. XIII).
Il L’a créé en renouvelant le miracle de la création du premier Adam. D’une terre vierge et inanimée, Dieu forma le premier chef du genre humain. De la chair virginale d’une vierge vivante, le Saint-Esprit forme le second. D’Adam vierge, Dieu forma la vierge Ève : pourquoi le Saint-Esprit n’aurait-Il pas pu former d’une femme vierge un homme vierge ? « Marie, dit saint Cyrille, rend la pareille à l’humanité. Ève naquit d’Adam seul : le Verbe naîtra de Marie seule» (catech., XII).
Le plus beau des enfants des hommes est formé. Trente ans Il a vécu, ignoré du monde, sous l’aile de Sa mère et sous la direction du Saint-Esprit. L’heure de Sa mission publique a sonné. Descendu du ciel pour réunir l’homme à Dieu, Son premier devoir est de prêcher la pénitence, car la pénitence n’est que le retour de l’homme à Dieu. Afin d’autoriser Ses leçons, Il commence par se proclamer Lui-même le grand pénitent du monde. Sur les bords du Jourdain, Jean-Baptiste enrôle les multitudes sous l’étendard de la pénitence. Jésus s’y rend, et, aux yeux de tous les pécheurs assemblés, Il reçoit le baptême de Jean. Ici reparaît le Saint-Esprit. Sous la forme mystérieuse d’une colombe, Il descend sur l’Homme-Dieu. Principe de Sa vie naturelle, guide de Sa vie cachée, Il sera l’inspirateur de Sa vie publique. (S. Aug., De Trinit., lib. XV, c. XXVI).
Pourquoi Celui qui sera nuée lumineuse au Thabor, langues de feu au Cénacle, est-Il colombe au Jourdain ? Dans les œuvres de la sagesse infinie, tout est sagesse. Aussi, cette question a exercé les plus hautes intelligences chrétiennes de l’Orient et de l’Occident. « La colombe est choisie, dit saint Chrysostome, comme le symbole de la réconciliation de l’homme avec Dieu, et de la restauration universelle que le Saint-Esprit allait opérer par Jésus-Christ. Elle met le Nouveau Testament en regard de l’Ancien : à la figure elle fait succéder la réalité. La première colombe, avec son rameau d’olivier, annonce à Noé la cessation du déluge d’eau ; la seconde, reposant sur la grande victime du monde, annonce la fin prochaine du déluge d’iniquités» (in Cen., IX, 12).
Dans la colombe du Jourdain, saint Bernard voit la douceur infinie du Rédempteur. Il est désigné par les deux êtres les plus doux de la création : l’agneau et la colombe. Jean-Baptiste l’appelle l’Agneau de Dieu, Agnus Dei. Or, pour indiquer l’Agneau de Dieu, rien ne convenait mieux que la colombe. Ce qu’est l’agneau parmi les quadrupèdes, la colombe l’est parmi les oiseaux : de l’un et de l’autre, souveraine est l’innocence, souveraine la douceur, souveraine la simplicité. Quoi de plus étranger à toute malice que l’agneau et la colombe ? (Serm. I de Epiphan.) Dans ce double symbole, se révèle la mission de l’Homme-Dieu et tout l’esprit du christianisme.
Suivant Rupert, la colombe indique la divinité du Verbe fait chair. « Pourquoi, dit-il, une colombe et non une langue de feu ? La flamme ou tel autre symbole pouvait désigner une infusion partielle du Saint-Esprit, mais non la plénitude de ses dons. Or, en Jésus-Christ habite corporellement toute la plénitude de la divinité (Col. II, 9). La colombe tout entière, la colombe sans mutilation, se reposant sur Lui, montrait qu’aucune grâce de l’Esprit septiforme ne manquait au Verbe Incarné ; qu’Il était bien le Père de l’adoption, le Chef de tous les enfants de Dieu, et le grand Pontife du temps et de l’éternité. (De Spirit. sancto, lib. I, c. XX).
Saint Thomas trouve dans la colombe les sept qualités qui en font le symbole parfait du Saint-Esprit, descendu sur le Baptisé du Jourdain. «La colombe, dit-il, habite sur le courant des eaux. Là, comme dans un miroir, elle voit l’image de l’épervier qui plane dans l’air, et elle se met en sûreté : don de Sagesse. Elle montre un admirable instinct pour choisir, entre tous, les meilleurs grains de blé : don de Science. Elle nourrit les petits des autres oiseaux : don de Conseil. Elle ne déchire pas avec le bec : don d’Intelligence. Elle n’a pas de fiel : don de Piété. Elle fait son nid dans les fentes des rochers : don de Force. Elle gémit au lieu de chanter : don de Crainte» (III w p., q. 39, art, 6, Corp). Voyons resplendir dans le Verbe Incarné toutes ces qualités de la divine colombe. Il habite sur le bord des fleuves des Écritures, dont Il possède la pleine intelligence. Là, Il voit toutes les ruses passées, présentes et futures de l’ennemi, ainsi que les moyens d’y échapper : don de Sagesse. Dans l’immense trésor des oracles divins, Il choisit avec un merveilleux à propos les armes de précision contre chaque tentation en particulier, les sentences les mieux appropriées aux circonstances des lieux, des temps et des personnes. On le voit par Ses réponses au démon du désert, et aux docteurs du temple. On le voit par cette profonde connaissance des Écritures qui jetait dans l’étonnement Ses heureux auditeurs : don de Science.
Il nourrit les étrangers, c’est-à-dire les gentils, substitués aux Juifs ingrats. Il les éclaire, les admet à Son alliance et les comble de Ses grâces : don de Conseil. Il est loin d’imiter l’hérétique Arius, l’hérétique Pélage, l’hérétique Luther : oiseaux de proie au bec crochu, qui, s’abattant sur les Écritures, les déchirent par les interprétations du sens privé ; et des lambeaux qu’ils emportent se servent comme de haillons pour cacher leurs mensonges, tromper les faibles et perdre les âmes. Lui, l’élève de la colombe, Il comprend l’Écriture dans son vrai sens ; Il l’admet tout entière, et de chaque texte Il fait jaillir un rayon lumineux, qui montre dans Sa personne le Verbe rédempteur du genre humain : don d’Intelligence.
Il n’a pas de fiel. L’infinie mansuétude de Son âme devient transparente dans les paraboles du Samaritain, de la brebis perdue et de l’enfant prodigue. Lui-même, pratiquant Sa doctrine, ne rend pas le mal pour le mal, ni l’injure pour l’injure. Que dis-je ? ce qui ne s’était jamais vu, ce que l’homme n’aurait jamais rêvé : Il prie pour Ses bourreaux : don de Piété. Il fait Son nid dans le rocher inébranlable de la confiance en Dieu, et celui de Ses petits dans les plaies de Son corps adorable : double asile inaccessible au serpent. Ses ennemis veulent Le précipiter du haut d’une montagne : Il passe tranquillement au milieu d’eux. Descendu dans les abîmes du tombeau, Il en sort plein de vie. Partout, sur son passage, Il fait fuir les démons, guérit les malades et finit par enchaîner Satan, le Prince de ce monde : don de Force.
Sa vie est un long soupir. Il marche humblement à la mort ; Il en éprouve toutes les horreurs, demande à genoux d’en être délivré ; reçoit le secours d’un ange, et enfin, sur la croix, prie et pleure en rendant Son âme à Son Père : don de Crainte. (Rupert, ubi suprà, c. XXI).
Cependant, le nouvel Adam baptisé et confirmé est initié à Sa grande mission de conquérant, et revêtu de Son impénétrable armure. Avec assurance, Il peut marcher au combat. Le Saint-Esprit, qui L’anime, Le pousse au désert. (C’est le désert de l’Arabie Pétrée, au delà de la mer Morte, non loin des lieux où Jean baptisait).
Le démon l’y attend : David et Goliath sont en présence. Lucifer emploie toutes ses ruses pour vaincre, ou du moins pour connaître ce mystérieux personnage dont l’austérité l’étonne et la sainteté l’inquiète. A l’inutilité de ses attaques, il comprend qu’il a trouvé son maître. Cette première victoire de l’Homme-Dieu, prélude de toutes les autres, ébranle, jusque dans leurs fondements, les murs de la Cité du mal. Bientôt, par des brèches de plus en plus larges, les captifs de Satan pourront s’échapper et venir habiter la Cité du bien. A dater de ce moment, le christianisme avance, le paganisme recule : l’histoire des temps modernes commence.
L’œuvre victorieuse qu’Il a inaugurée au désert, le nouvel Adam vient la continuer dans les lieux habités. Toujours sous la conduite du Saint-Esprit, Il parcourt les campagnes, les bourgades et les villes. «L’Esprit du Seigneur, dit-Il Lui-même, est sur Moi. Il M’a consacré par Son onction pour évangéliser les pauvres : pour guérir ceux qui ont le cœur brisé ; pour annoncer aux captifs leur délivrance, et aux aveugles le recouvrement de la vue ; pour soulager les opprimés et prêcher l’année de grâce du Seigneur, et le jour de la justice» (Luc., IV, 14, 20).
Plus loin, résumant en deux mots toute Sa mission, Il dit : « Le Fils de l’homme est venu pour détruire les œuvres du diable» (I Jean., III, 8). L’œuvre du diable, c’est la Cité du mal, avec ses institutions, ses lois, ses villes, ses armées, ses empereurs, ses philosophes, ses dieux, ses superstitions, ses erreurs, ses haines, son esclavage, ses ignominies intellectuelles et morales : Cité formidable, dont Rome, maîtresse du monde, était alors la capitale.
Seul, le tout-puissant roi de la Cité du bien peut réussir dans une pareille entreprise. Ce n’est qu’à coups de miracles d’un éclat éblouissant et d’une authenticité victorieuse, que peuvent tomber les forteresses de Satan, bâties sur des prestiges et protégées par des oracles en possession de la foi universelle » (Voir notre opuscule : CREDO). L’Esprit aux miracles Se communique donc tout entier au Verbe Incarné. Par la bouche d’Isaïe, Lui-même l’avait prédit : « Et sur Lui reposera l’Esprit du Seigneur, esprit de sagesse et d’intelligence ; esprit de conseil et de force ; esprit de science et de piété. Et l’esprit de la crainte du Seigneur le remplira» (Is., XI, 2).
A son tour, le Verbe Incarné rapporte au Saint-Esprit toute la gloire du succès. S’Il baptise, s’Il chasse les démons, s’Il enseigne la vérité, s’Il donne le pouvoir de remettre les péchés : en d’autres termes, si, d’une main, Il renverse la Cité du mal ; et, de l’autre, édifie la Cité du bien, c’est au Nom, par la puissance, et comme lieutenant du Saint-Esprit. (Matth., III, 8 ; XIII, 18, etc., etc.).
Les vertus mêmes qui brillent en Lui et qui ravissent les peuples d’admiration, Il Se fait honneur de les devoir au Saint-Esprit et d’être Lui-même l’accomplissement vivant de la parole d’Isaïe : «Voici Mon serviteur, Je L’ai choisi. C’est Mon bien-aimé. En Lui, J’ai mis toutes Mes complaisances. Je placerai Mon Esprit sur Lui, et Il annoncera la justice aux nations. Il ne contestera point ; et nul n’entendra Sa voix sur les places publiques. Il ne brisera point le roseau à moitié rompu. Il n’éteindra point la mèche encore fumante, jusqu’à ce qu’Il ait assuré le triomphe de la justice, et les nations espéreront en lui» (Is., XLI, 1, 6 ; Matth., IV, 1 ; XII, 18, 28).
Arrive l’heure solennelle où il doit remporter Sa dernière victoire et sauver le monde par Son sang divin. Nouvel Isaac, victime du genre humain, c’est le Saint-Esprit, nouvel Abraham, qui Le conduit au Calvaire et qui L’immole. Il meurt ; et le Saint-Esprit Le retire vivant du tombeau. (Hebr., IX, 14 ; Rom., VIII, 11).
Faut-il défendre les droits du Saint-Esprit ? Il semble oublier les siens. Lui-même a prononcé cette sentence : « Quiconque aura dit une parole contre le Fils de l’homme, elle lui sera pardonnée ; mais celui qui l’aura dite contre le Saint-Esprit, le pardon ne lui sera accordé ni dans ce monde ni dans l’autre» (Matth., VII, 32). Le moment est-il venu de Lui faire place dans les âmes ? Il n’hésite pas, à se séparer de tout ce qu’Il a de plus cher au monde, dans la crainte que Sa présence ne soit un obstacle au règne absolu du divin Esprit. « Il vous est utile que Je m’en aille, dit-Il à Ses apôtres ; attendu que, si Je ne m’en vais pas, le Saint-Esprit ne viendra point en vous» (Joan., XVI, 7).
S’agit-il de la grande mission qui doit leur être confiée ? Il leur en explique la nature et l’étendue, Il leur en donne l’investiture ; mais Il les avertit que la force héroïque dont ils ont besoin pour l’accomplir leur sera communiquée par le Saint-Esprit (Luc., XXIV, 46, 49). Enfin, continuant de s’effacer devant le divin Paraclet, le Maître descendu du ciel leur déclare en termes formels que, malgré les trois ans passés à Son école, leur instruction n’est pas finie. Au Saint-Esprit est réservée la gloire de la compléter, en leur apprenant tout ce qu’ils doivent savoir. (Joan, XVI, 13-13).
Tels ont été les enseignements et les actes de l’Homme-Dieu à l’égard du Saint-Esprit. Jamais le ciel et la terre n’ont entendu, et jamais ils n’entendront rien de si éloquent, sur la majesté du Saint-Esprit et sur la nécessité de Son influence, soit pour régénérer l’homme, soit pour le maintenir dans son état de régénération.
CHAPITRE XIV
(SUITE DU PRÉCÉDENT).
L’Homme-Dieu, chef-d’œuvre du Saint-Esprit. - Notre-Seigneur, type unique de perfection. - Homme par excellence. - Seule personnalité de l’histoire. - A u lieu de n’être rien, Il est tout. - A Lui aboutit le monde ancien. De Lui part le monde moderne. - Le ciel, la terre, l’enfer, Le reconnaissent pour l’alpha et l’oméga de toutes choses. - Les anges et les astres font leur acte de foi : Calculs astronomiques. - La terre fait son acte de foi : Attente générale du Messie. - Témoignages. - L’enfer fait son acte de foi : Fuite des démons. - Leurs paroles. Cessation des oracles. - Mort du grand Pan. - Ce triple acte d’adoration continue depuis deux mille ans. - L’Incarnation pivot du monde moderne, dont l’existence repose sur la résurrection d’un mort. - Y croire, ou être fou. - Tentatives du démon pour empêcher la croyance de l’Incarnation.
La seconde création du Saint-Esprit est, comme la première, un indicible chef-d’œuvre. Le Fils de Marie s’élève à une telle hauteur, qu’Il surpasse tout ce que le monde a jamais vu. Mélange ineffable de grâce et de majesté, de douceur et de force, de simplicité et de dignité, de fermeté et de condescendance, de calme et d’activité, Il parle, et nul homme n’a jamais parlé comme Lui. Il commande, et tout obéit. D’un mot, Il calme les tempêtes ; d’un autre, Il chasse les vendeurs du temple, ou les démons du corps des possédés. Il enseigne, comme ayant une autorité propre, que personne ne partage avec Lui. Ses préférences sont pour les petits, les pauvres et les opprimés.
Sur Ses pas, Il sème les miracles, et tous Ses miracles sont des bienfaits. Quel que soit le crime repentant, Il lui pardonne avec une bonté maternelle. Telle est la sainteté de sa vie, qu’il met au défi ses ennemis les plus acjharnés de trouver en lui l’ombre d’une faute. Il se tait quand on L’accuse ; Il bénit quand on L’outrage. Injustement condamné par des ennemis avides de Sa mort, Il suspend leurs coups, déjoue leurs trames, et ne laisse éclater l’orage qu’au jour et de la manière que Lui-même a fixés, prouvant Sa divinité plus invinciblement par Sa mort que par Sa vie.
Mais le but du Saint-Esprit n’est pas seulement de faire du Verbe Incarné une création exceptionnelle, digne de l’admiration du ciel et de la terre. Avant tout, Il veut réaliser en Lui l’homme par excellence, tel qu’Il existait de toute éternité dans la pensée divine, et tel qu’Il devait apparaître un jour pour diviniser tous les hommes : merveilleuse opération qui, soudant la création inférieure à la création supérieure, la nature humaine à la nature divine, devait tout ramener à l’unité. Or, cette déification de l’homme est le dernier mot des œuvres de Dieu, le but final de la Cité du bien. (Corn. a Lap., in Agg., II, 8).
« Au commencement, dit le savant docteur Sepp, l’homme et par lui la nature, dont il était à la fois et le chef et le représentant, étaient intimement unis à Dieu. Cette union dura jusqu’à ce que le péché, en détachant l’homme de son Créateur, lui eut fait perdre en même temps la puissance qu’il avait reçue sur la nature. Mais Dieu, pour réparer Son œuvre altérée par le péché, se rapprocha de nouveau de la créature par l’Incarnation. *
« Elle consiste en ce que la divinité s’étant unie à l’humanité, dans la personne de Jésus-Christ, celui-ci est devenu le centre de l’histoire. Cette union intime, une fois accomplie dans le centre, se communique par une effusion continuelle à tous les points de la circonférence, et ce qui s’est produit une fois dans la vie de Jésus-Christ, se reproduit et se développe sans cesse dans la vie de l’humanité» (Vie de Notre Seigneur Jésus-Christ, t. 1, introduction, 17, 18).
Suivant la belle pensée de Clément d’Alexandrie, tout le drame de l’histoire s’est accompli, par manière de prélude dans la vie de Jésus-Christ. Le Verbe, qui S’est incarné une fois dans le sein de Marie, doit S’incarner tous les jours, et dans l’humanité et dans chaque homme en particulier. Chaque jour aussi, la naissance du Verbe se reproduit dans l’histoire et dans cette renaissance spirituelle, qu’opèrent sans cesse les sacrements où Il a déposé Sa grâce.
Il en résulte que Notre-Seigneur Jésus-Christ n’est pas seulement la plus grande figure, mais encore la seule personnalité de l’histoire. Au lieu de n’être rien ou peu, Il est tout : Omnia in omnibus. Au lieu d’être un mythe ou un faussaire, comme ont osé le dire des blasphémateurs stupides, Il est la réalité à laquelle aboutit tout le monde ancien ; le foyer d’où part tout le monde nouveau. C’est au point que si Notre-Seigneur Jésus-Christ, né dans l’étable de Bethléem et mort sur la croix du Calvaire, n’est pas l’homme par excellence, l’Homme-Dieu, réellement Dieu, réellement homme, et principe de la déification universelle, fausses d’un bout à l’autre sont toutes les traditions et toutes les aspirations antiques, fausses toutes les croyances modernes ; et la vie du genre humain est une démence, sans intervalles lucides, commencée il y a six mille ans, pour durer, an grand désespoir de l’incrédulité, tant qu’une poitrine humaine respirera sur le globe.
En effet, s’il y a dans l’histoire un point non contestable ; c’est que les nations, même le plus grossièrement idolâtres, n’ont jamais perdu le souvenir de la chute primitive, ni l’espérance d’une restauration. Ce double dogme a sa formule dans le sacrifice, offert constamment sur tous les points de la terre. Un personnage divin, Sauveur et régénérateur de l’univers, est l’objet évident de toutes leurs aspirations.
Le juif le voit dans Noé, dans Abraham, dans Moïse, dans Samson, dans vingt autres qui le photographient. En vain, l’Esprit du mal s’efforce d’altérer chez les gentils le type traditionnel du Désiré des nations. Il peut en obscurcir quelques traits, mais le fond reste. Nous voyons même qu’à la venue du Messie, le monde entier était plus que jamais dans l’attente d’un libérateur. Nous disons le monde entier, afin d’exprimer toutes les parties dont il se compose : le ciel, la terre et l’enfer. Chacun à sa manière devait proclamer le Restaurateur universel, et, suivant l’expression de saint Paul, fléchir le genou devant Sa personne adorable.
A peine est-Il né, que toute la milice céleste vient se prosterner autour de Son berceau, et annonce l’accomplissement du plus désiré des mystères, la réconciliation de l’homme avec Dieu, la gloire au ciel et la paix sur la terre. A la voix des anges se joint la voix des astres. Nous ne parlons pas de l’étoile qui conduit les mages à Bethléem, nous parlons de tout le système planétaire. Les calculs astronomiques les plus savants établissent que les astres prédisaient la venue du Verbe Incarné ; que l’année sabbatique, année de pardon et de renouvellement, était calculée sur leurs révolutions, et que les astres renouvelaient leur course chaque fois que la terre se renouvelait à pénitence.
Les savants docteurs allemands, Sepp et Schuberr, ont montré que tous les peuples de l’antiquité connaissaient ce langage des astres et le grand événement qu’ils annonçaient. «Mais toutes ces harmonies particulières tendaient à une harmonie plus générale et plus haute dans le mouvement d’Uranus, la plus élevée et la plus éloignée des planètes. Dans l’année de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Uranus, dont le temps de rotation autour du soleil embrasse celui de toutes les autres planètes, accomplissait sa cinquantième révolution. Or, on peut regarder avec raison l’année d’Uranus comme la seule année réelle et complète du système planétaire, puisque c’est alors que tous les astres même les plus éloignés recommencent leur cours.
« Eh bien ! ce fut précisément à cette époque, où tout le système planétaire réuni célébra sa première année de réparation et de réconciliation, que toutes les prophéties s’accomplissaient, que les anges du ciel et les habitants de la terre chantaient, en mêlant leurs voix aux concerts harmonieux des sphères : Gloire dans les hauteurs, à Dieu, et sur la terre paix aux hommes de bonne volonté. Cette époque coïncidait avec la fin de la semaine de l’année sabbatique, dans laquelle, suivant une ancienne prédiction, Dieu devait affermir on alliance avec les Siens.
« En résumé, dans cette grande horloge de l’univers, dont la destination primitive est de marquer le temps, les rouages et les ressorts avaient été, dès le principe, tellement disposés par le Créateur Lui-même, qu’ils se rapportaient tous à la GRANDE HEURE, où Dieu devait faire luire le jour éternellement prévu du pardon et du renouvellement de l’univers. Dans les grandes proportions de Son ordonnance générale, ainsi que dans la disposition de Ses harmonies intérieures, le firmament annonçait donc Celui par qui et pour qui a été fait le ciel étoilé» (Schuberr, Symbolique des songes ; Sepp., Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, t. II, 387 et suiv.). C’est ainsi qu’à l’heure de Son Incarnation les anges et les astres fléchirent le genou devant lui et le reconnurent pour leur auteur : Omne genu flectatur cœlestium.
Les mêmes hommages Lui sont rendus par les habitants de la terre. Instruits dès l’origine de leur nation par la prophétie de Jacob, qui marquait la venue du grand libérateur, au moment où le sceptre, sorti de la maison de Juda, serait porté par un étranger, les Juifs sont dans l’attente de Sa prochaine venue. Leurs oreilles sont ouvertes à tous les imposteurs qui, se disant le Messie, promettent de les affranchir du joug des nations : ils s’attachent à eux avec une facilité jusque là sans exemple (Act., v, 36, 37, etc). L’histoire atteste que le principal motif de la guerre insensée qu’ils soutinrent alors contre les Romains fut un oracle des Écritures, annonçant qu’il s’élèverait en ce temps-là, dans leur patrie, un homme qui étendrait sa domination sur toute la terre (Joseph, de Bell. judaico, lib. VI, c. V, n, 4).
Cette attente de la prochaine arrivée du Messie n’était pas particulière aux Juifs ; toutes les nations du monde la partageaient. Il fallait bien qu’il en fût ainsi ; sans cela, comment les prophètes, en commençant par Jacob et en finissant par Aggée, auraient-ils pu appeler le Messie l’Attente des nations, le Désiré de toutes les nations ? (Gen., XLIX, 10 - Agg., II).
Les gentils devaient cette connaissance du Rédempteur futur, tant à la tradition primitive qu’au commerce des Juifs, répandus, depuis plusieurs siècles, dans les différentes contrées de la terre et à Rome même. Loin d’être en petit nombre, ignorés et sans influence, dans cette capitale du monde, ils y étaient très nombreux. Ils occupaient des emplois importants, et telle était leur union, qu’ils exerçaient une influence marquée sur les assemblées publiques. « Vous savez, disait aux magistrats romains Cicéron plaidant pour Flaccus, combien la multitude des Juifs est considérable, combien ils sont unis, combien ils ont d’influence dans nos assemblées. Je parle tout bas, seulement assez haut pour que les juges m’entendent. Car il ne manque pas de gens qui les excitent contre moi et contre les meilleurs citoyens» (Pro Flacco, n. 28).
Évidemment la religion d’un tel peuple, au moins dans ses dogmes fondamentaux, ne pouvait être ignorée des Romains : la raison l’insinue et vingt témoignages de l’histoire le confirment (Voir les excellents articles des Annales phil. chrét., années 1862, 1863, 1864). Par exemple, Hérode était l’hôte et l’ami particulier d’Asinius Pollion, au fils duquel s’applique, dans le sens littéral, la quatrième églogue de Virgile. Le Juif Nicolas de Damas, homme habile, à qui Hérode confiait le soin de ses affaires, était dans les bonnes grâces d’Auguste. Macrobe rapporte qu’Auguste connaissait même la loi par laquelle il était défendu aux Juifs de manger de la viande de porc. Or, on sait que l’attente du Messie était la base de la religion mosaïque.
A mesure qu’approche l’avènement du Désiré des nations, une lumière plus vive se répand dans le monde on dirait les premiers rayons de l’étoile de Jacob. Elle va paraître ; et Virgile, interprète de la Sibylle de Cumes, chante à la cour d’Auguste la prochaine arrivée du Fils de Dieu, qui, descendant du ciel, effacera les crimes du monde, tuera le Serpent et ramènera l’âge d’or sur la terre.
Aux orateurs et aux prêtres de Rome se joignent les plus graves historiens. « Tout l’Orient, écrit Suétone, retentissait d’une antique et constante tradition, que les destins avaient arrêté qu’à cette époque la Judée donnerait des maîtres à l’univers» (In Vespas., n. 4). Tacite n’est pas moins formel. « On était, dit-il, généralement convaincu que les anciens livres des prêtres annonçaient qu’à cette époque l’Orient prévaudrait, et que de la Judée sortiraient les maîtres du monde» (Hist., lib. V, n. 3).
Cette vive attente du Messie se trouvait chez tous les peuples, si défigurée que fût parmi eux la religion primitive. Une tradition chinoise, aussi ancienne que Confucius, annonce qu’à l’Occident apparaîtra le Juste. Suivant le second Zoroastre, contemporain de Darius, fils d’Hystaspe, et réformateur de la religion des Perses un jour s’élèvera un homme, vainqueur du démon, docteur de la vérité, restaurateur de la justice sur la terre et prince de la paix. Une Vierge sans tache lui donnera le jour. L’apparition du Saint sera signalée par une étoile, dont la marche miraculeuse conduira ses adorateurs jusqu’au lieu de sa naissance. (Schmidt, Rédemption du genre humain, p. 66-174).
Jusqu’à notre époque, l’hérésie et même l’incrédulité ont reconnu et respecté cet accord unanime de l’Orient et de l’Occident. « Des traditions immémoriales, dit le savant anglais Maurice, dérivées des patriarches et répandues dans tout l’Orient, touchant la chute de l’homme et la promesse d’un futur médiateur, avaient appris à tout le monde païen à attendre, vers le temps de la venue de Jésus-Christ, l’apparition d’un personnage illustre et sacré» (Id. ubi supra).
L’impie Volney tient le même langage : « Les traditions sacrées et mythologiques des temps antérieurs à la ruine de Jérusalem avaient répandu dans toute l’Asie un dogme parfaitement analogue à celui des Juifs sur le Messie. On n’y parlait que d’un grand Médiateur, d’un Juge final, d’un Sauveur futur, qui, roi, Dieu, conquérant et législateur, devait ramener l’âge d’or sur la terre, la délivrer de l’empire du mal, et rendre aux hommes le règne du bien, la paix et le bonheur» (Ruines, c. XX, n. 13).
Telle était l’universalité et la vivacité de cette croyance que,-suivant une tradition des Juifs, consignée dans le Talmud et dans plusieurs autres ouvrages anciens, un grand nombre de gentils se rendirent à Jérusalem vers l’époque de la naissance de Jésus-Christ, afin de voir le Sauveur du monde, quand Il viendrait racheter la maison de Jacob (Talmud, c. XI).
En résumé, deux faits sont certains comme l’existence du soleil.
Premier fait : jusqu’à la venue du Verbe Incarné, tous les peuples de la terre ont attendu un libérateur.
Second fait : depuis la venue de Notre-Seigneur, cette attente générale a cessé.
Que conclure de là ? Ou que le genre humain, instruit par les traditions de son berceau, et par les oracles des prophètes, s’est trompé en attendant un libérateur et en reconnaissant pour tel Notre-Seigneur Jésus-Christ ; ou que Notre-Seigneur Jésus-Christ est véritablement le Désiré des nations : il n’y a pas de milieu. C’est ainsi que la terre fléchit le genou devant Lui et Le reconnaît pour son rédempteur : Omne genu flectatur terrestrium.
L’enfer lui-même ne pouvait rester étranger à l’avènement du Messie. C’était pour lui une question de vie ou de mort. Combien de fois dans l’Évangile nous voyons les esprits immondes, non seulement céder aux ordres de Jésus, mais encore le proclamer Fils de Dieu ! Si répété qu’il fût, cet hommage individuel ne suffisait pas. Devant le Verbe éternel, le Verbe vivant, descendu sur la terre pour instruire le monde, le Verbe démoniaque, Satan et ses oracles devaient rester muets. Il fallait même, par un juste retour, que leurs derniers accents fussent une proclamation solennelle de la divinité et de la venue, sur la terre, de Celui qui les réduisait au silence.
A ce sujet, Plutarque, dans son livre de la Chute des oracles, rapporte une histoire merveilleuse. C’est un dialogue entre plusieurs philosophes romains, dont l’un s’exprime de la manière suivante : « Un homme grave et incapable de mentir, Épitherse, père du rhéteur Émilien, que quelques-uns de vous ont entendu, et qui était mon compatriote et mon maître de grammaire, racontait qu’il fit un voyage en Italie, sur un vaisseau qui avait à bord des objets de commerce et beaucoup de passagers.
« Un soir, comme ils étaient près des îles Échinades (Aujourd’hui Curzolari, Paros et Antiparos), le vent cessa, et le vaisseau fut poussé dans le voisinage de l’île Parée. La plupart des passagers étaient encore éveillés, et beaucoup buvaient après le souper, lorsqu’on entendit tout à coup partir de cette île une voix, comme si quelqu’un appelait Thamus. Ainsi se nommait le pilote qui était Égyptien, mais dont très peu de passagers connaissaient le nom. Tout le monde fut plongé dans l’étonnement, et le pilote ne répondit point à cette voix, quoiqu’elle l’eût appelé deux fois. Cependant il répondit à un troisième appel, et la voix lui cria alors : Quand tu passeras près de Palodes, annonce à ce lieu que le grand Pan est mort.
«Tous les passagers ne savaient que penser, et se demandaient s’il était prudent d’exécuter l’ordre qui venait d’être donné, ou s’il ne valait pas mieux ne plus s’occuper de cette affaire. Mais Thamus déclara que, si le vent soufflait, il passerait devant Palodes sans rien dire ; mais que si, au contraire, le temps était calme, il dirait ce qu’il avait entendu. Or, lorsqu’on fut près de Palodes, comme le temps était calme et la mer tranquille, Thamus, se plaçant sur l’arrière du vaisseau, et se tournant du côté de la terre, cria comme il l’avait entendu : Le grand Pan est mort. (Pan, universel ; grand pan, grand universel, Dieu des dieux).
« A peine avait-il prononcé ces mots, qu’on entendit une grande multitude qui poussait un immense soupir. Comme il y avait beaucoup de passagers sur le vaisseau, cet événement fut bientôt connu à Rome, où il devint l’objet de toutes les conversations, si bien que l’empereur Tibère fit venir près de lui Thamus. Cette affaire produisit même sur son esprit une telle impression, qu’il fit faire des recherches très exactes relativement à ce Pan, dont on avait annoncé la mort» (c. XIII). L’histoire ne dit pas quel fut le résultat des recherches impériales ; mais, d’après l’analogie des faits, la tradition le conjecture avec fondement. Elles aboutirent à constater la mort de celui que le centurion du Calvaire avait proclamé Fils de Dieu. « Les voix dont il est question, écrit le docteur Sepp, étaient des voix mystérieuses de la nature, dont les puissances infernales se servaient pour communiquer aux hommes cette nouvelle, objet de terreur pour elles. La mort du Fils de Dieu fut annoncée, par toute la terre, par des phénomènes étranges (Catéch. de persév., t, III, 156 et suiv. 8 è édit). Le paganisme ressentit jusque dans son fond le plus intime, ses oracles, le contrecoup de ce grand événement. « De même qu’un signe, paraissant au ciel, avait annoncé au sabéisme oriental la naissance du Sauveur ; ainsi la mort de celui qui était descendu aux enfers est annoncée, en Occident, par les oracles de l’enfer, aux adorateurs des démons, jusque dans Rome, leur capitale. Et de même qu’à l’arrivée des mages, Hérode réunit les sages d’entre les Juifs, pour les interroger sur la naissance du Messie ; ainsi Tibère consulte ici les sages de son peuple sur la nouvelle de sa mort. Cet événement est d’autant plus remarquable, que, peu de temps après, le rapport de Pilate, sur la mort de Jésus, arriva à Rome au palais de l’empereur» (Sepp, t. I, 145, 146).
Suivant Tertullien, ce rapport contenait, en abrégé, la vie, les miracles, la passion, la mort de Notre-Seigneur. « Pilate, dit le grand apologiste, chrétien dans sa conscience, écrivit tout cela touchant le Christ, à Tibère, alors empereur. Dès ce moment, les empereurs auraient cru en Jésus-Christ, si les Césars n’avaient pas été les esclaves du siècle, ou si des chrétiens avaient pu être des Césars. Quoi qu’il en soit, lorsque Tibère eut appris de la Palestine les faits qui prouvaient la divinité du Christ, il proposa au sénat de le mettre au rang des dieux, et lui-même lui accorda son suffrage. Le sénat, ne l’approuvant pas, rejeta sa demande. L’empereur persista dans son sentiment, et menaça de son courroux ceux qui accuseraient les chrétiens » (Apol. V, Pamelii notæ 57 et 58).
Ainsi, lâcher leur proie, proclamer Sa divinité, devenir muets, annoncer Sa mort, déserter, pour ne plus y revenir, leurs temples et leurs bois sacrés : tels sont les actes par lesquels les démons fléchissent le genou devant le Verbe Incarné et Le reconnaissent pour leur vainqueur Omne genu flectatur infernorum.
Depuis le passage sur la terre du fils de Marie, tous les siècles ont continué de fléchir le genou devant Lui. Sa personnalité divine est la base de leur histoire, la raison même de leur existence et de leur dénomination. A quelle date remonte la chute du paganisme gréco-romain, l’apparition dans la langue humaine du grand nom de chrétien, la naissance de la plus puissante nation du globe, la nation catholique, le renversement de la tyrannie césarienne, l’abolition de l’esclavage? Quand ont disparu du sol de l’Occident le divorce, la polygamie, l’oppression de la femme, le meurtre légal de l’enfant, les sacrifices humains ? Adressez toutes ces questions aux peuples qui composent l’élite de l’humanité : d’une voix unanime, ils vous nommeront Jésus-Christ, Sa doctrine et Son époque.
Si vous parcourez, les uns après les autres, tous les éléments de la civilisation moderne, vous n’en trouverez pas un seul qui ne suppose la foi à l’Incarnation, c’est-à-dire à la vie, aux miracles, à la divinité, à la mort, à la résurrection, à l’histoire complète de Notre-Seigneur. Et les Renan modernes osent dire qu’on n’a jamais vu de miracles ; notamment que la résurrection d’un mort est un fait impossible ou du moins sans exemple !
Pygmées du doute, ils ne voient pas qu’ils sont eux-mêmes une affirmation vivante de ce miracle. Ils ne voient pas qu’ils ne peuvent nommer l’année de leur naissance, de la naissance ou de la mort de leur père, l’année des événements qu’ils racontent, qu’ils admettent ou qu’ils combattent, sans affirmer le miracle dont ils affectent sottement de nier l’existence ! Négateurs impuissants, vous vous mentez à vous-mêmes ; mais seulement à vous. Malgré vos négations il demeure évident comme le jour, que toute l’histoire religieuse, politique, sociale, domestique du monde moderne, part de la résurrection d’un mort ; et que la civilisation européenne, comme votre vie intellectuelle, a pour piédestal un tombeau.
Si donc Jésus-Christ n’est pas ressuscité, tout est faux, et le genre humain est fou. Mais si le genre humain est fou, prouvez que vous ne l’êtes pas.
Ainsi, attendu et désiré, cru et adoré, le Dieu-homme, le Verbe Incarné, la seconde création du Saint-Esprit dans le Nouveau Testament, est le centre auquel tout aboutit, le foyer duquel tout part, le fait fondamental sur lequel repose l’édifice de la raison et de l’histoire, qui n’est elle-même dans son cours que le développement de ce fait divin. « Le christianisme possède donc tous les caractères d’une révélation centrale, l’unité, l’universalité, la simplicité et une fécondité telle, que dix-huit siècles de méditations et de recherches n’ont pu l’épuiser, et que la science, à mesure qu’elle creuse plus avant dans cet abîme, y découvre de nouvelles profondeurs. C’est là ce qui donne au christianisme le cachet de la divinité, et à ses démonstrations celui de la perfection» (Sepp, introd., 24).
L’Incarnation étant ce qu’elle est dans le plan de la Providence, le roi de la Cité du mal ne pouvait manquer, ainsi que nous l’avons dit, de faire les derniers efforts pour empêcher la croyance de ce dogme, destructeur de son empire. Aussi, les contrefaçons qu’il avait multipliées pour désorienter la foi du genre humain à la maternité divine de la Vierge des vierges, il les emploie avec une désolante habileté, pour rendre impossible la foi des nations à la divinité de son fils.
Instruit dès l’origine du monde de l’Incarnation du Verbe il tient conseil et dit : De peur que ce Dieu homme ne soit reconnu pour le seul vrai Dieu, fils d’une vierge toujours vierge, oracle insigne de la vérité, libérateur et sauveur des hommes, inventons une multitude de dieux entre lesquels nous partagerons ses différents traits : dieux visibles, nés de déesses et de demi-dieux ; d’eux sages, puissants et bons qui rendront des oracles, qui protégeront les hommes, qui les délivreront de leurs ennemis, qui se feront écouter par les sages, craindre par les peuples, servir par les empereurs ; dieux anciens, dieux nouveaux et en si grand nombre, que, malgré le ciel, nous serons maîtres de la terre. (Voir D’Argentan, Grandeurs de la Sainte Vierge, c. XXIV, § 2, 431).
De ce conseil infernal sont sorties les innombrables contrefaçons du grand Libérateur, l’espérance du genre humain. Parcourez l’histoire du monde païen, ancien et moderne, partout vous trouverez le type défiguré du Messie, homme-Dieu et régénérateur de toutes choses. L’Indien vous l’offre dans Chrishna, incarnation de Vischnou, qui dirige au firmament la marche des étoiles, et qui naît parmi les bergers. Le voici dans Buddha qui, sous des noms divers, est à la fois le Dieu de la Chine, du Thibet et de Siam. Il naît d’une vierge royale, qui ne perd point sa virginité en le mettant au monde. Inquiet de sa naissance, le roi du pays fait mourir tous les enfants nés en même temps que lui. Mais Buddha, sauvé par les bergers, vit comme eux dans le désert, jusqu’à l’âge de trente ans. C’est alors qu’il commence sa mission, enseigne les hommes, les délivre des mauvais esprits, fait des miracles, réunit des disciples, leur laisse sa doctrine et monte au ciel. Voyons-le dans le Féridun des Perses, vainqueur de Zohac, sur les épaules duquel sont nés deux serpents, qui doivent être nourris chaque jour avec les cervelles de deux hommes.
« Héritiers des traditions primitives, tous les peuples savaient que le mal était entré dans le monde par un serpent ; ils savaient que l’ancien dragon devait être vaincu un jour, et qu’un dieu, né d’une femme, devait lui écraser la tête. Aussi, nous trouvons chez tous les peuples de l’antiquité le reflet de cette tradition divine dans un mythe particulier, dont les nuances varient suivant les temps et les lieux, mais dont le fond demeure le même.
«Apollon combat contre Python ; Horus, contre Typhon, dont le nom signifie serpent ; Ormuzd contre Ahriman, le grand serpent qui présente à la femme le fruit, dont la jouissance la rendit criminelle envers Dieu ; Chrishna contre le dragon Caliya-Naza, et lui brisa la tête. Thor chez les Germains, Odin chez les peuples du Nord, sont vainqueurs du grand serpent qui entoure la terre comme d’une ceinture. Chez les Thibétains, c’est Durga qui lutte contre le serpent. Tous ces traits épars dans les mythologies des différents peuples, le paganisme gréco-romain les avait réunis dans Héraclès ou Hercule» (D’Argentan, Grandeurs de la Sainte Vierge, 25-27).
Ce demi-dieu, sauveur des hommes, exterminateur des monstres, est fils de Jupiter et d’une mortelle. A peine né, il tue deux serpents envoyés pour le dévorer. Devenu grand, il se retire dans un lieu solitaire, se voit en butte à la tentation et se décide pour la vertu. Doué de forces physiques extraordinaires, il se dévoue au bien des hommes, parcourt la terre, punit l’injustice, détruit les animaux malfaisants, procure la liberté aux opprimés, étouffe le lion de Némée, tue l’hydre de Lerne, délivre Hésione, descend aux enfers et en arrache le gardien Cerbère. Ces exploits et d’autres non moins brillants composent les douze travaux d’Hercule, nombre sacré qui représente l’universalité des bienfaits dont le genre humain est redevable à. l’héroïque demi-dieu. Hercule succombe enfin dans sa lutte pour l’humanité ; mais du milieu des flammes de son bûcher, élevé sur le sommet du mont Œta, il monte à la céleste demeure.
Ajoutons que Hercule était le principal objet des mystères de la Grèce, dans lesquels sa naissance, ses actions et sa mort étaient continuellement célébrées. Ajoutons encore que, sous un nom ou sous un autre, Hercule se trouve chez tous les peuples de l’Orient et de l’Occident : Candaule en Lydie, Bel en Syrie, Som en Égypte, Melkart à Tyr, Rama aux Indes, Ogmios dans les Gaules. Comment ne pas voir, dans cet Hercule universel, le type défiguré du Désiré de toutes les nations, qui parcourt sa carrière en libérateur et qui offre sa vie pour expier les péchés du monde ? (1)
(1) Satan avait popularisé en Égypte une autre contrefaçon du Dieu réconciliateur. Chaque année, on offrait au peuple un spectacle solennel dont la vie d’Osiris faisait la base. Le Dieu soleil naît sous la forme d’un enfant ; une étoile annonce sa naissance : le Dieu grandit et se trouve obligé de prendre la fuite, poursuivi par des animaux féroces ; succombant enfin à la persécution, il meurt. Alors commence un deuil solennel ; le Dieu soleil, naguère privé de la vie, ressuscite, et l’on célèbre sa résurrection. Voir aussi Plutarch., De Iside et Osiride.
Ainsi, la lutte, les caractères et le héros de la lutte se trouvent par toute la terre. Au fond des traditions des différents peuples, on découvre le type plus ou moins altéré du Messie, de son œuvre et de sa vie : l’annonciation, la naissance d’une vierge, la persécution d’Hérode, la lutte victorieuse contre le serpent, la mort, la résurrection, la délivrance du genre humain et l’ascension dans le ciel. Si tous ces mythes n’étaient pas calqués sur une vérité commune ; s’ils étaient uniquement le fruit de l’imagination des peuples, comment expliquer un pareil accord entre toutes les nations de l’univers, et quel en eût été le but ? Si Lucifer et l’humanité n’avaient été instruits, l’un très clairement, l’autre confusément, que le Rédempteur apparaîtrait un jour sous ces traits, où les auraient-ils pris ? Mais la réalité historique qui a servi de base à tous ces mythes, où la trouverons-nous, si ce n’est dans la personne du Verbe Incarné qui a changé la face du monde, au prix de Ses travaux et de Son sang ? Si l’univers entier, disons-nous encore, après s’être trompé quatre mille ans dans ses espérances, se trompe depuis deux mille ans dans sa foi, qu’y a-t-il de vrai pour l’esprit humain ?
CHAPITRE XV
TROISIÈME CRÉATION DU SAINT-ESPRIT, L’ÉGLISE.
Rapport entre la Sainte Vierge et l’Église. - Ce que la Sainte Vierge est au Verbe Incarné, l’Église l’est au chrétien. - Comme Marie l’Église est formée par le Saint-Esprit. - Paroles de saint Basile. – Histoire détaillée de la Pentecôte.
L’Incarnation est l’axe du monde. L’histoire universelle n’est que l’épanouissement de ce mystère : une fois accompli dans le dernier des élus, les temps finiront. Pour réaliser l’Homme-Dieu, le Saint-Esprit créa Marie. Pour généraliser l’Homme-Dieu, il crée l’Église. Comme le chrétien est le prolongement de Jésus-Christ, l’Église est le prolongement de Marie. Ce que Marie est à Jésus, l’Église l’est au chrétien. Les traits divins qui distinguent Marie distinguent l’Église.
Marie est la première création du Saint-Esprit dans la loi de grâce; l’Église est la troisième.
Marie est remplie de tous les dons du Saint-Esprit ; l’Église est remplie de tous les dons du Saint-Esprit. Marie est vierge ; l’Église est vierge.
Marie est mère et toujours vierge ; l’Église est mère et toujours vierge.
Le Saint-Esprit, survenu en Marie, repose toujours en elle : Il la protège, Il l’inspire, Il la dirige. Descendu sur l’Église, le Saint-Esprit habite toujours en elle, pour la protéger, l’inspirer, la diriger.
Marie est le foyer de la charité ; l’Église est le foyer de la charité.
Ces analogies et d’autres encore révèlent la mystérieuse unité qui préside à la déification de l’homme : quelques détails sur chacune.
Marie est la première création du Saint-Esprit ; l’Église, la troisième. « La troisième personne de l’auguste Trinité, dit saint Basile, ne quitte pas l’Homme-Dieu, ressuscité d’entre les morts. L’homme avait perdu la grâce qu’il avait, au jour de sa création, reçue du souffle de Dieu. Le Verbe Incarné veut la lui rendre. Pour cela, Il souffle sur la face de Ses disciples. Et que leur dit-il ? Recevez le Saint-Esprit, les péchés seront remis à qui vous les remettrez, retenus à qui vous les retiendrez. Qu’est-ce à dire, sinon que l’Église, sa hiérarchie et son gouvernement sont évidemment et sans conteste l’ouvrage du Saint-Esprit ? C’est Lui-même, dit saint Paul, qui a donné à l’Église d’abord les apôtres ; ensuite, les prophètes ; en troisième lieu, les docteurs ; puis, le don des langues et des miracles, suivant qu’il l’a jugé convenable» (Lib. de Spirit. sancto, CXVI, n. 39).
Ouvrons le Livre sacré et suivons pas à pas le récit de cette merveilleuse création. Il nous montrera que le Saint-Esprit a formé l’Église, comme il a formé Marie.
«Cum complerentur dies Pentecostes : comme les jours de la Pentecôte s’accomplissaient» (Art., II, 1). La résurrection et l’ascension du Sauveur avaient été tellement ménagées, que la descente du Saint-Esprit devait, vertu des nombres sacrés, avoir lieu aux fêtes de la Pentecôte mosaïque. De même qu’en ces jours, le Saint-Esprit avait, par le ministère des anges, donné à Moïse la loi de crainte, qui constituait définitivement les Hébreux à l’état de nation et de nation séparée ; ainsi, Il choisit ces jours solennels pour donner, en personne, la loi d’amour qui substituait l’Église à la synagogue, et constituait définitivement à l’état de nation universelle la grande famille catholique.
Voilà pourquoi la descente du Saint-Esprit n’eut pas lieu le jour même de la Pentecôte mosaïque, mais le lendemain, premier jour de la grande octave. On sait, en effet, que les Juifs célébraient la Pentecôte le samedi, et les apôtres la célébrèrent le dimanche. Choisir pour la régénération du monde le jour même de Sa création et le jour où, par Sa résurrection glorieuse, le Rédempteur avait triomphé de Satan, c’est là une de ces belles harmonies qu’on rencontre à chaque pas dans l’œuvre divine.
Erant onmes pariter in eodem loto : ils étaient tous ensemble dans un même lieu». Dès sa plus tendre enfance, Marie, renfermée dans le temple, s’était préparée avec soin à la visite du Saint-Esprit. A peine née du sang du Calvaire, l’Église s’était retirée dans le cénacle, afin de se préparer par le recueillement à la venue du Saint-Esprit et appeler ses faveurs. Cent vingt personnes composaient la jeune société. C’était chez les Juifs le nombre voulu pour former une communauté ecclésiastique ; car cent vingt personnes composèrent la grande synagogue sous Esdras, lorsqu’il rétablit l’état et le culte de la nation (Sepp, Hist. de Notre-Seigneur, t. II, 78).
Ne formant tous qu’un cœur, qu’une âme et qu’une prière ardente pour demander le Saint-Esprit, ils étaient dans le même lieu : in eodem loco. Ce lieu était le Cénacle . Dans quel but le Saint-Esprit choisit-Il le cénacle, pour le premier théâtre de Ses révélations merveilleuses ? Parce que c’était le lieu le plus saint de la terre . C’est dans ce même cénacle que le Seigneur institua la divine Eucharistie, et qu’après Sa résurrection Il apparut à l’apôtre Thomas. C’est là aussi qu’en mémoire des plus grands prodiges fut bâtie la très sainte Sion, la plus vénérable des Églises. Lieu sacré, témoin de plus étonnantes merveilles que le Sinaï, le Jourdain, le Thabor ; lieu béni, qui rappelait aux apôtres l’ineffable bonté du maître, Ses divins discours, et leur première communion de la main même de Jésus. Comme ils devaient y revenir avec attendrissement et y rester avec amour ! (Alexand., in Vila B. Barnab., ap. Cor. a Lap., in Act, , 13). Ce cénacle était dans la maison de Marie, mère de Jean, surnommé Marc, et cousin de saint Barnabé (Baron., an. 34). Suivant deux illustres Pères de l’Église orientale, saint Hésychius, patriarche de Jérusalem, et saint Proclus, patriarche de Constantinople, le Saint-Esprit descendit au moment même où saint Pierre célébrait, au milieu des disciples, l’auguste sacrifice de la messe. Aussitôt qu’Il a vu le corps de Jésus et senti l’ineffable parfum de cette chair immaculée, l’aigle divin se précipite du ciel. Admirable contraste ! L’Esprit de Dieu s’était séparé de l’homme, parce que la chair l’avait entraîné dans ses honteuses convoitises (Gen., VI, 3) et le démon s’était emparé de l’humanité. Mais voilà que la chair très pure de Jésus se présente devant Dieu. Aussitôt l’Esprit descend, attiré par toutes Ses pures beautés, fasciné par toutes Ses amabilités, et avec elle Il demeure à jamais : et cette chair divine, multipliée à l’infini, étend à tous les lieux et à tous les siècles l’union du Saint-Esprit avec l’humanité.
«Et factus est repente de cœlo sonus : et il se fit tout à coup du ciel un bruit». Chacune de ces divines paroles renferme un trésor de vérité. Il se fit tout à coup , sans que les apôtres s’y attendissent et sans aucune participation de leur part. Ainsi, nous apprenons que le Saint-Esprit répandait l’abondance de Ses dons intérieurs et extérieurs par Sa pure libéralité. Nous voyons encore la promptitude et la force de Sa grâce, qui en un clin d’œil change les hommes terrestres en hommes célestes : Pierre en héros, Madeleine en sainte. O l’admirable ouvrier que le Saint-Esprit ! A Son école point de délai pour apprendre, Il touche l’âme et Il l’enseigne : l’avoir touchée, c’est l’avoir enseignée. (S. Greg., Hom. XXI, in Evang) :
Du ciel : pour montrer que là est le séjour du Saint-Esprit, qu’Il est Dieu et qu’Il vient élever au ciel les apôtres et par eux le monde entier. Puissant levier ! « Aujourd’hui, s’écrie le grand Chrysostome, la terre pour nous devient le ciel, non par la descente des étoiles sur la terre, mais par l’ascension des apôtres dans le ciel. De l’univers, l’abondante effusion du Saint-Esprit fait un ciel unique, non en changeant la nature des êtres, mais en divinisant les volontés. Il trouve des païens, et Il en fait des chrétiens ; des adorateurs du démon, des adorateurs du vrai Dieu ; des voleurs, des détachés ; des persécuteurs, des apôtres ; des femmes publiques, Il les égale aux vierges. Il met en fuite la méchanceté et la remplace par la bonté ; la loi de haine universelle, par la loi d’amour universel ; l’esclavage, par la liberté.
« Pour opérer ces merveilles, tous moyens Lui sont bons. Il prend les timides apôtres, et qu’en fait-Il ? Il en fait des vignerons, et des pêcheurs, et des tours, et des colonnes, et des médecins, et des généraux, et des docteurs, et des ports, et des gouverneurs, et des pasteurs, et des athlètes, et des lutteurs triomphants. Des colonnes, ils sont les appuis et les fondements de l’Église. Des ports, ils abritent le monde contre les tempêtes des persécutions, des hérésies, des scandales. Ils en ont triomphé pour eux et pour nous ; ils en triomphent encore : ils en triompheront toujours. Des gouverneurs, ils ont remis l’humanité dans son bon chemin. Des pasteurs, ils ont chassé les loups et conservé les brebis. Des agriculteurs, ils ont arraché les épines et semé la graine de la piété. Des médecins, ils ont guéri nos blessures.
« Et afin que tu ne prennes pas mes paroles pour un vain langage, je mets sous tes yeux Paul, faisant toutes ces choses. Veux-tu voir un agriculteur ? Écoute : J’ai planté ; Apollon e arrosé et Dieu a donné l’accroissement . Un constructeur ? Comme un habile architecte j’ai pose les fondements. Un soldat ? Je combats, non en donnant des coups en l’air. Un curseur ? Depuis Jérusalem et les environs jusqu’en Illyrie et au delà, aux Espagnes et jusqu’aux extrémités de la terre, j’ai tout rempli de l’Évangile de Jésus-Christ. Un athlète ? Pour nous la lutte n’est pas contre la chair et le sang, mais contre les puissances de l’air. Un général ? Prenez les armes de Dieu et revêtez la cuirasse de la foi, le casque du salut et le glaive du Saint-Esprit. Un guerrier ? J’ai combattu un bon combat, j’ai gardé ma consigne. Un triomphateur ? Une couronne de justice reposera sur ma tête. Ce que Paul fait à lui seul, chaque apôtre le fait, parce que le Saint-Esprit étant indivisible est tout entier en chacun» (Serm. I de Pentecost).
« Tanquam advenientis Spiritus vehementis : ce bruit était comme celui d’un vent violent qui arrive». Ce vent n’était pas le Saint-Esprit, mais Son emblème. Pourquoi cet emblème et non pas un autre ? Pour montrer la force irrésistible du Saint-Esprit. De tous les éléments le vent est le plus fort. En quelques minutes il bouleverse l’Océan jusque dans ses profondeurs et élève jusqu’aux nues la pesante masse de ses eaux ; ou il déracine, comme en se jouant, des forêts séculaires. Vent impétueux, il rendra les apôtres ardents aux combats et invincibles dans la conquête du monde. Animée du souffle du Saint-Esprit, leur parole va faire tomber les idoles, ébranler les empires, confondre tous les potentats : chasser les nuées sans eau de l’erreur et de la philosophie ; purifier l’air corrompu par vingt siècles de ténèbres nauséabondes ; amener des quatre points du ciel les nuages chargés de pluies fécondantes, activer dans les âmes la sève divine, et les pousser, à toutes voiles, comme des vaisseaux bien équipés, vers les rivages de l’éternelle Jérusalem. (Corn. a Lap., in Dan., III).
« Et replevit totum domum : et Il remplit toute la maison». Au moral comme au physique, le vent ou le souffle est le signe de la vie. Principe de vie, le Saint-Esprit, figuré par ce vent, remplit toute la maison où se trouvaient les apôtres ; mais Il ne remplit que celle-là. Ainsi, pour avoir le Saint-Esprit, il faut être dans la maison des apôtres, c’est-à-dire dans l’Église. « Le Saint-Esprit, dit admirablement saint Augustin, n’est que dans le corps de Jésus-Christ. Le corps de JésusChrist, c’est la sainte Église catholique. Hors de ce corps divin, le Saint-Esprit ne vivifie personne» (Epist. III, Class. epist., 185. T. 11, 995).
Et ailleurs : « Qu’ils deviennent le corps de Jésus-Christ, s’ils veulent vivre de l’esprit de Jésus-Christ. Seul le corps de Jésus-Christ vit de l’esprit de Jésus-Christ. Mon corps à coup sûr vit de mon esprit. Veux-tu vivre de l’esprit de Jésus-Christ ? Sois dans le corps de Jésus-Christ. Est-ce que mon corps vit de ton esprit ? Mon corps vit de mon esprit, et le tien de ton esprit» (Tract. XXVI, in Jean).
Il la remplit tout entière, afin de montrer que l’Église, figurée par cette maison, remplirait un jour le monde entier du Saint-Esprit, par conséquent de lumière et de charité. Elle l’a fait. Cherchez à quelle époque l’humanité, tirée de la barbarie païenne, a commencé de marcher dans la voie de la véritable civilisation, vous trouverez le jour de la Pentecôte. Partout où il n’a pas lui, le monde reste dans son antique dégradation. Partout où il baisse, reviennent les anciennes ténèbres, et le genre humain fait halte dans la boue, ou marche aux écueils. « Donnez-moi, dit saint Chrysostome, un vaisseau léger, un pilote, des matelots, des câbles, des agrès, tout l’appareil nécessaire à la navigation, :mais pas un souffle de vent : n’est-il pas vrai que tout demeure inutile ? De même dans l’humanité. Malgré la philosophie, malgré l’intelligence, malgré la plus ample provision de discours, si le Saint-Esprit, qui donne l’impulsion, manque, tout est vain» (Homel. de Spirit. Sancto, t. III sub fin. edit. vct).
«Ubi erant sedente : où ils étaient assis». Ce n’est pas sans raison que l’Écriture marque l’attitude de l’Église, au moment de la descente du Saint-Esprit. Le repos du corps est ici le symbole de la quiétude et de la royauté de l’âme : double disposition nécessaire pour recevoir le Saint-Esprit. La quiétude ; ce n’est ni dans le bruit extérieur du monde, ni dans le tumulte intérieur des passions, que le Saint-Esprit Se communique aux âmes. La royauté ; il faut être roi de son âme pour recevoir le Saint-Esprit. Lui-même dit qu’Il n’habite pas dans l’esclave du péché. La royauté ; ajoutons qu’Il venait la donner à l’Église : royauté impérissable contre laquelle ne prévaudront jamais les portes de l’enfer.
« Et apparuerunt illis dispertitæ linguæ : et il leur apparut des langues divisées». Ces langues disaient aux yeux que le Saint-Esprit planait sur tous les habitants du cénacle : la Sainte Vierge, les apôtres et les disciples, auxquels Il allait communiquer la connaissance des langues des différentes nations, appelées au bienfait de l’Évangile. Pourquoi des langues ? Le monde avait été perdu par la langue ; c’est par la langue qu’il devait être sauvé. Pourquoi des langues visibles ? Le plus grand théologien de l’Orient en donne la raison : Le Fils, dit saint Grégoire de Nazianze, avait conversé avec nous dans un corps sensible et palpable : Il était donc convenable que le Saint-Esprit apparût aux hommes sous une forme corporelle. Ainsi, comme le Verbe S’est Incarné pour nous enseigner de Sa propre bouche la voie de la vérité et du salut ; de même le Saint-Esprit S’est, pour ainsi dire, Incarné dans des langues de feu, afin d’instruire les apôtres et les fidèles» (Apud Corn. a Lap.,. in hunc locum).
Le don des langues suppose la connaissance des mots et de leur signification ; l’accent ou la manière de parler ; la claire vue de toutes les vérités nécessaires au succès de la prédication apostolique, accompagnée d’une prudence consommée, pour dire ce qu’il fallait et rien que ce qu’il fallait, au milieu de tant de difficultés et de périls, et en face d’une si grande variété de personnes et de conjonctures : tout cela fut donné aux apôtres.
Or, les dons de Dieu sont sans repentance, et le Saint-Esprit est toujours demeuré dans l’Église, tel qu’Il descendit sur elle au cénacle. Le merveilleux don des langues s’est donc conservé dans l’Église catholique et dans elle seule, non seulement par exception, comme dans saint Antoine de Padoue, saint Vincent Ferrier, saint François Xavier ; mais habituellement et perpétuellement pour chaque catholique.
Écoutons saint Augustin. « Quoi donc ! mes frères, parce que aujourd’hui celui qui est baptisé ne parle pas toutes les langues, faut-il croire qu’il n’a pas reçu le Saint-Esprit ? A Dieu ne plaise qu’une pareille perfidie tente notre coeur. Au baptême tout homme reçoit le Saint-Esprit, et, s’il ne parle pas les langues de toutes les nations, c’est que l’Église ellemême les parle. Or, l’Église est le corps de Jésus-Christ. Je suis membre de ce corps qui parle toutes les langues ; je les parle donc toutes. Unis par les liens étroits de la charité, tous les membres de ce corps parlent comme parlerait un seul homme. L’Église est leur bouche, le Saint-Esprit leur âme» (In Jean., Tract. XXXII, n. 7).
« Tanquam ignis : ces langues étaient comme du feu». Le vent et le feu étaient des symboles éloquents du SaintEsprit. Plusieurs fois réitérée, la mission de l’auguste Personne s’est manifestée par des signes analogues à chaque circonstance. « Au baptême de Notre-Seigneur, dit l’Ange de l’école, le Saint-Esprit apparaît sous la forme d’une colombe, oiseau très fécond, pour montrer que le Verbe Incarné est la source de la vie spirituelle. De là, ce mot du Père : C’est ici Mon Fils bien-aimé ; par Lui tous deviendront mes enfants.
« A la Transfiguration, Il prend la forme d’une nuée lumineuse pour annoncer l’exubérance de la doctrine qu’Il fera tomber sur le monde. De là ce mot : Écoutez-Le. Aux apôtres Il vient sous l’emblème du vent et du feu, parce qu’Il leur communique le pouvoir du ministère dans l’administration des sacrements. De là, ces paroles : Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils seront remis. Et dans la prédication de la doctrine, prédication invincible et victorieuse de tous les obstacles. De là ce mot : Ils commencèrent à parler diverses langues’» (1 p., q. 43, art. 7, ad 6).
Les langues du cénacle n’étaient pas un vrai feu, mais un feu apparent dont elles avaient la couleur, l’éclat et la mobilité. Le Saint-Esprit choisit le feu comme symbole, pour deux raisons. La première, parce que, étant l’amour en substance, Il est Lui-même un feu consumant : ignis consumens. Le feu échauffe, éclaire, purifie, s’élève en haut. Or, le Saint-Esprit fait tout cela dans les âmes. La seconde, parce que la loi ancienne fut donnée sur le Sinaï, par le feu, au milieu du feu (Deuter., XXXIII, 2). Il fallait que la réalité répondit à la figure et que la loi nouvelle fût donnée par le feu et au milieu du feu ; mais sans éclairs ni tonnerres : attendu qu’elle est une loi non de crainte, mais d’amour.
« Seditque super singulos eorurn : et ce feu en forme de langues se reposa sur chacun d’eux.» Le texte sacré ne dit pas : Les langues se reposèrent, mais le feu se reposa. Ce singulier révèle le profond mystère d’une langue unique et universelle, bien que divisée en plusieurs parties, suivant la diversité des nations qui devaient la parler et à qui elle devait être parlée. Il révèle encore l’unité du Saint-Esprit, dont cette langue était la langue.
Quel autre mystère dans ce mot se reposa ! Une flamme sur la tête d’un homme était, aux yeux de la plus haute antiquité, le signe d’une vocation divine. C’était la première fois que ce phénomène se produisait chez les disciples du Nazaréen. En témoignant de la divinité du Maître, il proclamait la grande mission confiée aux apôtres. C’est par le feu, symbole du Saint-Esprit, que Dieu avait autorisé les prophètes. C’est sous l’emblème du feu que les chérubins, qui accompagnent le char de Dieu› apparaissent à Ézéchiel (Is., VI, 6 ; Eccles., XLVIII, 1 ; IV Reg., XXI, 11 ; Thren., I, 13 ; Ezech., I, 13). C’est dans un char de feu qu’Élie est enlevé au ciel.
Les prophètes et les chérubins de l’ancienne loi n’étaient que la figure des apôtres. Prophètes, ils ont annoncé les oracles divins, non à un seul peuple, mais à tous les peuples. Chérubins, ils ont conduit le char de Dieu dans le monde entier. «Chérubins de la terre, dit saint Grégoire de Nazianze, le Saint-Esprit les choisit pour Son trône et repose sur eux, comme sur les chérubins du ciel» (Orat. XLIV).
Il repose sur eux, pour les consacrer docteurs du monde et pour montrer qu’ils sont des hommes tout célestes, doués par conséquent d’une sagesse et d’une éloquence divine. Il repose sur eux, ajoute saint Chrysostome, pour annoncer à tout l’univers qu’Il demeure avec eux et avec leurs successeurs, jusqu’à la consommation des siècles (Apud Corn. a Lap. in Act., II, 3). Demeure permanente qui, assurant à l’Église l’infaillibilité de tous les jours et de toutes les heures, confond d’avance toutes les hérésies et condamne au scepticisme toute raison rebelle à l’enseignement catholique.
CHAPITRE XVI.
(SUITE DU PRECEDENT).
Continuation de l’histoire de la Pentecôte. Explication de chaque parole du texte sacré. - Combien de fois et de quelle manière le Saint-Esprit a été donné aux apôtres. - Enseignement des Pères. - Similitudes entre le mont Sinaï et le mont Sion. - Contraste avec la tour de Babel. - Ivresse et folie des apôtres. - Perpétuité et effets de cette mystérieuse ivresse et de cette sublime folie
Quoi de plus doux pour des enfants que de contempler le berceau de leur mère ! Continuons donc le récit détaillé de la naissance de l’Église. Restons au cénacle, notre maison maternelle, et écoutons le texte sacré. Il ajoute : « Et repleti sunt omnes Spiritu sancto : et ils furent tous remplis du Saint-Esprit.» Telle est la consommation du mystère créateur. Comme le Verbe en s’incarnant dans Marie, par l’opération du Saint-Esprit, avait formé Sa mère ; de même, le Saint-Esprit S’incarne en quelque sorte aujourd’hui dans l’Église, pour former la mère des chrétiens. Étudions quelques traits de ce ravissant parallélisme.
Saint Augustin appelle le Saint-Esprit, le vicaire et le successeur du Verbe. Or, ajoutent les interprètes, comme le Verbe est descendu, le Saint-Esprit a voulu descendre pour achever Son œuvre. De là vient que la descente du Saint-Esprit sur les apôtres ressemble à la descente du Verbe dans le monde, c’est-à-dire à l’Incarnation.
Quant à la substance. Comme la substance du Verbe descendit dans la chair, le Saint-Esprit descendit substantiellement sur les apôtres.
Quant au mode . Le mode de l’Incarnation fut l’union hypostatique ; ainsi la personne ou l’hypostase du Saint-Esprit s’unit aux apôtres d’une manière en quelque sorte semblable. Le Verbe fut dans la chair comme le feu dans le charbon, et les Pères le comparent à un charbon incandescent ; de même le Saint-Esprit fut comme un feu résidant dans les apôtres.
Quant à la cause . La descente du Saint-Esprit, ainsi que l’Incarnation du Verbe, eut pour cause l’amour immense qui le portait, comme Dieu, à combler l’homme du plus immense bienfait, en Se communiquant à lui de la manière la plus parfaite : c’est-à-dire substantiellement et personnellement.
Quant aux propriétés . En Notre-Seigneur, les propriétés de la nature humaine s’attribuent à Dieu et au Verbe ; en sorte qu’en vertu de la communication des idiomes, on peut dire que Dieu est né, et pareillement que l’homme est Dieu, tout-puissant, éternel. De même entre le Saint-Esprit et les apôtres, il existe une sorte de communication des idiomes, par laquelle les apôtres sont appelés saints, divins, spirituels, à cause de l’Esprit-Saint et divin qu’ils reçoivent. Pareillement le Saint-Esprit lui-même est appelé apostolique, prophétique, docteur, prédicateur, multilangue, parce qu’Il a rendu tels les apôtres, dont les lèvres sont devenues ses organes.
Quant aux fruits . En S’incarnant, la seconde personne de l’adorable Trinité nous a purifiés de nos péchés, comblés de toute sorte de grâces, perfectionnés, béatifiés et conduits à la gloire éternelle. En descendant sur le monde, la troisième personne a fait tout cela. Purification, illumination, perfection, béatification : nous lui devons tout. (Corn. a Lap, in hunc locum).
Ici se présente une difficulté. Le texte sacré vient de nous dire qu’au jour de la Pentecôte, les apôtres furent remplis du Saint-Esprit : repleti sunt omnes Spirite sancto. Sans cesse Notre-Seigneur leur promet cette immense faveur : « Si Je ne m’en vais, le Saint-Esprit ne viendra point en vous. Je vous enverrai un autre Paraclet. Lorsqu’il sera venu, Il vous enseignera toute vérité. Dans peu de temps vous serez baptisés dans le Saint-Esprit. Le Saint-Esprit n’avait pas encore été donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié» (Joan., VII, 39 ; XIV, 16, 26, etc., etc).
Mais quoi ! jusqu’au jour de la Pentecôte les apôtres avaient-ils été privés du Saint-Esprit ? S’ils L’avaient reçu, comment Notre-Seigneur peut-Il Le leur promettre ? Reçoit-on ce que déjà on possède ? Écoutons les Pères et les Docteurs. « Le Seigneur, répond saint Augustin, dit aux apôtres : Si vous M’aimez, gardez Mes commandements ; et Je prierai Mon Père, et Il vous donnera un autre consolateur. Manifestement ce consolateur est le Saint-Esprit, sans lequel on ne peut ni aimer Dieu ni garder Ses commandements. Mais, s’ils ne l’avaient pas encore, comment pouvaient-ils aimer et accomplir les préceptes ? Et, si déjà ils L’avaient, comment leur est-Il promis ? En attendant Il leur est commandé d’aimer et de garder les commandements, afin de recevoir le Saint-Esprit.
« Les disciples avaient donc le Saint-Esprit, que le Seigneur leur promettait ; car ils aimaient leur maître et observaient Ses préceptes. Mais ils ne L’avaient pas encore, comme le Seigneur Le leur promettait. Ils L’avaient donc, et ils ne L’avaient pas ; attendu qu’ils ne L’avaient pas autant qu’ils devaient L’avoir. Ils L’avaient intérieurement ; ils devaient Le recevoir extérieurement et avec éclat. C’était une nouvelle faveur du Saint-Esprit, que de leur manifester à eux-mêmes ce qu’ils possédaient.
« De cette immense faveur l’apôtre parle, lorsqu’il dit : Pour nous, nous n’avons pas reçu l’esprit de ce monde, mais l’Esprit de Dieu, afin que nous connaissions les dons que Dieu nous a faits (I Cor., 11, 12). Que le Saint-Esprit soit donné avec plus ou moins d’abondance, la preuve en est dans la différence de la charité avec laquelle les hommes aiment Dieu et observent Sa loi. D’ailleurs, s’Il n’était pas plus abondamment dans l’un que dans l’autre, Élisée n’aurait pas dit à : Élie : Que l’Esprit qui est en vous soit double en moi. Le Seigneur a donc pu promettre aux apôtres ce qu’ils avaient déjà» (Joan., Tract. 74, n. 1 et 2).
Saint Grégoire de Nazianze parle comme saint Augustin. « Le Saint-Esprit ; dit-il, a été donné trois fois aux apôtres, à des époques différentes et suivant la capacité de leur intelligence : avant la Passion, après la Résurrection et après l’Ascension. Avant la Passion, lorsqu’ils reçurent le pouvoir de chasser les démons, ce qui manifestement ne pouvait se faire que par la puissance du Saint-Esprit. Après la Résurrection, lorsque le Seigneur souffla sur eux, en disant : Recevez le Saint-Esprit. Après l’Ascension, lorsqu’ils furent tous remplis du Saint Esprit : repleti sunt omnes Spiritu Sancto. La première fois d’une manière plus cachée et moins efficace ; la seconde plus expressive ; et la troisième plus complète, en ce sens que ce n’est pas seulement en acte, comme avant, mais par essence, si je puis m’exprimer ainsi, que le Saint-Esprit leur fut présent et conversa avec eux» (Orat. in Pentecost).
La vérité théologique est, pour emprunter le langage d’un savant commentateur, que les apôtres, avant la Pentecôte, avaient reçu le Saint-Esprit substantiellement et personnellement, substantialiter et personaliter (Corn. a Lap., in Act. apost., II, 4). Tel est l’enseignement des Pères et entre autres de saint Cyrille. Sur les paroles de Notre-Seigneur, Recevez le Saint-Esprit, il s’exprime en ces termes : « Par l’insufflation du Sauveur, les apôtres devinrent participants non pas seulement de la grâce du Saint-Esprit, mais du Saint-Esprit Lui-même. Si la grâce qui est donnée par le Saint-Esprit était séparée de la substance du Saint-Esprit, pourquoi ne pas dire ouvertement : Recevez la grâce par le ministère du Saint-Esprit ? » (Dialog., VII, p.638. Voir Pétau, De dogmat. theolog., De Trinit., lib. VII, c. V et VI 4). Une fois dans l’âme, le Saint-Esprit y répand Sa grâce, Sa charité, Ses dons : comme le soleil une fois sur l’horizon répand dans le monde sa lumière, ses rayons et sa chaleur. (Corn. a Lap., ubi supra).
Mais pourquoi ces donations successives ? C’est afin de nous apprendre que dans l’ordre de la grâce, comme dans l’ordre de la nature, Dieu fait tout avec mesure, nombre et poids, proportionnant les moyens à la fin, et donnant à chaque créature ce dont elle a besoin, suivant les devoirs qui lui sont imposés.
Autre mystère : pourquoi la première de ces donations manifestes a-t-elle lieu par insufflation, tandis que l’autre s’accomplit sous la forme de langues de feu ? Le Sauveur ressuscité allait confier aux apôtres l’admirable pouvoir de ressusciter les âmes, mortes à la vie de la grâce ; et il leur dit : « Comme Mon père M’a envoyé, Moi aussi Je vous envoie». A ces mots Il souffla sur eux, en disant «Recevez le Saint-Esprit ; ceux dont vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; et ceux à qui vous les retiendrez, ils seront retenus» Jean., XX, 21-23).
Rappelant d’une manière sensible l’insufflation primitive qui fit d’Adam un être vivant, cette insufflation cachait un grand mystère. Par ce langage d’action, le divin réparateur disait : Autrefois, comme Dieu, en soufflant sur Adam, Je lui ai communiqué le Saint-Esprit, principe de la vie naturelle et surnaturelle ; aujourd’hui, en soufflant sur vous, Je vous donne le Saint-Esprit, principe de la vie surnaturelle et divine, perdue par le péché, afin qu’à votre tour vous la communiquiez au genre humain. C’est donc moi, Créateur de l’homme, qui suis son régénérateur et son restaurateur (S. Cyril., lib. XII, c. LVI, et S. Athan., Ad Antioch., q. 61.
«Et cœperunt loqui variis linguis : et ils commencèrent à parler diverses langues». Voilà les apôtres saints et sanctificateurs, que leur manque-t-il et que peut leur donner la troisième et solennelle effusion du Saint-Esprit ? « Les apôtres, dit saint Léon, qui, avant la Pentecôte, possédaient déjà le Saint-Esprit, Le reçurent alors dans toute Sa plénitude et pour des fins différentes» (Serm, III, de Pentecost). La première était un grand accroissement de charité. « Deux amours, enseignent saint Augustin et saint Grégoire, constituent la perfection : l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Par l’insufflation divine les apôtres étaient remplis de l’amour du prochain et revêtus du pouvoir sublime de lui donner le plus grand des biens, la vie de la grâce. Mais la charité, quoique la même dans son principe, a deux objets : Dieu et le prochain. Voilà pourquoi, après l’insufflation qui communique l’amour du prochain, viennent les langues de feu qui communiquent l’amour de Dieu.
« En dignité cet amour est le premier. Toutefois le Saint-Esprit commence par le second. Si, en effet, dit saint Jean, vous n’aimez pas d’abord votre frère que vous voyez, comment aimerez-vous Dieu que vous ne voyez pas ? Ainsi, pour nous former à l’amour du prochain, le Seigneur, pendant qu’Il était visible sur la terre, modèle vivant de la charité du prochain, a donné le Saint-Esprit, en soufflant sur le visage des apôtres ; puis, du ciel, séjour de la charité divine, Il a envoyé le Saint-Esprit. Recevez donc le Saint-Esprit sur la terre, et vous aimez votre frère ; recevez-le du ciel, et vous aimez Dieu» (S. Aug., serm. 265, n. 7 et 8 ; Tract. in Joan., 74, n. 1 et 2 ; S. Greg., Homil. XXX in Evang. ; S. Bern., ser. I, n. 14, in festo Pentecost).
La seconde était la prédication de l’Évangile par toute la terre. De là, le don des langues que les apôtres parlèrent toutes, suivant l’occasion, avec la même facilité. Puis, cet autre don d’être entendus par des hommes de différentes langues, tout en ne parlant eux-mêmes qu’une seule langue. Avant la Pentecôte, les apôtres avaient reçu la mission d’évangéliser le monde entier mais, ne parlant pas toutes les langues, ils n’avaient pas l’instrument de leur mission.
La troisième était la pleine connaissance de la vérité. Avant la Pentecôte leur esprit était trop faible pour porter le poids immense des mystères du Verbe Incarné, Dieu de Dieu et Dieu Lui-même. « J’ai encore beaucoup de choses à vous enseigner, leur disait le Sauveur, mais vous ne pouvez pas encore les porter ; mais, lorsque viendra l’Esprit de vérité, Il vous enseignera toute la vérité» (Joan., XVI, 12). Ainsi, avant la Pentecôte, en voyant le Sauveur marcher sur les eaux, ils s’écriaient, saisis de crainte «C’est un fantôme» (Matth., XIV, 26). Après la Pentecôte ils écrivent : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Il est avant tous et il est le lien de toutes choses» (Jean., I, 1 ; Coloss., I, 17). Ainsi des autres vérités.
La quatrième était la force de rendre à la vérité le témoignage du sang. Avant la Pentecôte, il leur avait été dit de confesser le Fils de Dieu devant les tribunaux et devant les synagogues ; mais aucun n’avait eu le courage de le faire. Le plus brave avait renié son maître à la voix d’une servante. Jusqu’à la venue du Saint-Esprit, pas un disciple, pas un apôtre ne fut orné de la couronne du martyre. Vient la Pentecôte, et tous à l’envi entrent dans la carrière sanglante et moissonnent les palmes de la victoire. « Ils sortaient de devant les juges, pleins de joie d’avoir été trouvés dignes de souffrir des affronts pour le Nom de Jésus» (Joan., v, 41).
La cinquième était le pouvoir souverain de commande aux démons, aux hommes et à toute la nature, au moyen des miracles. Ambassadeurs de Dieu auprès de toutes les nations civilisées ou barbares, il fallait aux apôtres des lettres de créance, authentiques et lisibles à tous : elles étaient dans le don des miracles, elles ne pouvaient être que là. Cette affirmation est tellement évidente, que le monde, converti sans miracles, serait le plus gr and des miracles .
«Prout Spiritus sanctus dabat eloqui illis : suivant que le Saint-Esprit les faisait parler». Pourquoi tous ces dons merveilleux : don des langues, don de prophétie, don des miracles, don de force surhumaine et d’intelligence, inconnue des prophètes d’Israël et des sages de la gentilité ; pourquoi tous ces dons, accompagnés d’un immense accroissement de charité, ne descendent-ils sur l’Église qu’aux jours de la Pentecôte, et non avant l’ascension du Sauveur ? Pourquoi encore sont-ils communiqués, non pas solitairement, mais avec le plus grand éclat ?
Les Pères en trouvent plusieurs raisons, dignes de la sagesse infinie. « Les riches trésors de grâce, dit saint Chrysostome, qui ont fait des apôtres les hommes les plus extraordinaires que le monde ait vus et qu’il verra, ne leur ont pas été communiqués pendant la vie mortelle du Sauveur, afin de les leur faire désirer plus vivement, et de les préparer ainsi à la réception de ces immenses faveurs. Voilà pourquoi le Saint-Esprit ne vient qu’après le départ du Maître. S’il fût venu pendant que Jésus était avec eux, ils n’auraient pas été dans une vive attente. Il fallait qu’ils fussent, quelque temps, tristes et orphelins, pour mieux apprécier les bienfaits du Consolateur.
« Il n’est donc venu ni avant l’ascension ni aussitôt après, mais seulement à dix jours d’intervalle. Il fallait de plus que la nature humaine apparût dans le ciel, parfaitement réconciliée, et l’acte de réconciliation signé de Dieu le Père, en présence de toute la cour céleste, avant que le Saint-Esprit descendît sûr le monde» (In Act. apost., homil. I, II. 5).
Ces dons merveilleux sont communiqués à l’Église avec un éclat qui rappelle le Sinaï, afin de vérifier authentiquement les promesses du Sauveur et d’établir d’un seul coup, aux yeux des Juifs et des gentils, accourus à Jérusalem, de toutes les parties du monde, et la divinité de Notre-Seigneur et la divinité du Saint-Esprit.
De même que Dieu le Père avait déployé Sa divinité, en envoyant le Fils ; de même le Fils, Dieu fait chair, devait pour preuve dernière de Sa divinité, et comme glorification suprême de Sa personne, envoyer le Saint-Esprit, démontrant ainsi que cette personne divine procédait du Fils comme du Père. La descente du Saint-Esprit devait être un des fruits de la Passion et de la Résurrection du Sauveur, et l’Ascension, terme final des mystères de la vie de Jésus sur la terre, le signal de l’effusion abondante et visible du Saint-Esprit. (S. Leo, ser. in Pentecost).
Il arriva aux Juifs avec les apôtres ce qui était arrivé au patriarche Jacob avec ses fils. « Les fils de Jacob, dit l’Écriture, lui annoncèrent que son fils Joseph vivait et qu’il régnait sur toute la terre d’Égypte. A cette nouvelle, Jacob s’éveilla comme d’un profond sommeil, mais il ne les croyait pas. Eux, de leur côté, lui racontaient toute la suite de l’événement. Enfin, ayant vu les chariots et tout ce que Joseph lui envoyait, Jacob reprit ses esprits, et dit : Cela me suffit, puisque Joseph vit encore, j’irai et je le verrai avant de mourir» (Gen., XLV, 26 et suiv.).
Ainsi, les apôtres, fils de la synagogue, annonçaient à leur mère que Jésus-Christ était ressuscité. Mais à cette nouvelle les Juifs, sortant comme d’un profond sommeil, demeuraient incrédules. Enfin, lorsqu’au jour solennel de la Pentecôte ils eurent vu les chariots et les magnifiques présents, c’est-à-dire les dons miraculeux qui étaient envoyés aux apôtres par le divin Joseph, en témoignage de Sa Résurrection et de Sa toute-puissance dans le ciel, ils furent frappés de stupeur, ravis d’admiration, et ils se dirent les uns aux autres : « Est-ce que tous ces hommes qui parlent ne sont pas Galiléens ? Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans sa propre langue ? Et ils crurent» (Voir Diez, Summa prædicant, t. II, p. 464).
Même enseignement pour les gentils. Tant de miracles, fruits de la passion du Christ et gages de Ses promesses, étaient pour eux la preuve palpable de Sa divinité et de Son triomphe dans le ciel. Le spectacle qu’ils avaient vu si souvent dans les choses humaines, ils le voyaient dans l’ordre divin. Lorsque les rois et les empereurs prennent possession de leur royaume, ou qu’ils reviennent victorieux de leurs ennemis, ils ont coutume de répandre l’or et l’argent dans le peuple, en signe de joie et de congratulation. Ainsi le Fils de Dieu, prenant possession du ciel Son royaume, et vainqueur du démon, répand sur l’Église une immense effusion de grâces merveilleuses. Saint Pierre a soin de dire : « C’est Jésus qui a été ressuscité et élevé à la droite de Dieu, qui a répandu cet Esprit que maintenant vous voyez et entendez» (Act., II, 32, 33).
Or, cette génération de Juifs et de gentils, témoin oculaire des miracles de la Pentecôte, s’est perpétuée, s’est étendue sur le globe. Des deux peuples, fondus en un, elle forme l’Église catholique, l’élite de l’humanité, race indestructible dont l’opiniâtreté à croire aux prodiges de son berceau émousse, depuis dix-huit siècles, la hache de tous les bourreaux et déjoue les ruses de tous les sophistes.
Par les dons incomparables de la Pentecôte, la divinité du Saint-Esprit n’est pas prouvée avec moins d’évidence que la divinité du Sauveur. Il est Dieu, celui qu’un Dieu donne pour un autre Lui-même. Or, avant de les quitter, le Fils de Dieu avait dit à Ses apôtres : « Je prierai Mon Père, et Il vous donnera un autre consolateur, l’Esprit de vérité, qui demeurera toujours avec vous : Il me rendra témoignage et vous-mêmes rendrez témoignage de Moi» (Joan, XVII, 17, etc.).
Sur quoi saint Augustin s’exprime ainsi : « Un autre, non pas inférieur à Moi, mais semblable à Moi, en gloire, en nature, en substance, quoique autre en personne. Il parlait de la sorte afin que la foi des apôtres, préparée par cette infaillible promesse, reconnût pour vrai Dieu celui qui leur était promis à la place d’un Dieu. Voyez avec quelle précision cette promesse exprime le mystère de la Trinité ! Elle nomme le Père, qui doit être prié ; le Fils, qui doit prier ; le Saint-Esprit, qui doit être envoyé. (Homil. VIII in Miss. Spir. sanct.).
« Ineffable bonté du Rédempteur ! Il porte l’homme au ciel, et Il envoie Dieu sur la terre. Dans le Créateur quel soin de Sa créature ! Pour la seconde fois, un nouveau médecin est envoyé du ciel. Pour la seconde fois la Majesté souveraine daigne venir en personne visiter Ses malades. Pour la seconde fois, le ciel s’unit à la terre en lui députant le vicaire du Rédempteur. Ce que le Verbe a commencé, Il vient par Sa vertu particulière le consommer ; ce qu’Il a racheté, le sanctifier ; ce qu’Il a acquis, le garder. Ainsi se révèle, par l’unité de grâce et d’office, l’unité de Dieu, la Trinité et la parfaite éga lité des personnes ». (Id. Serm. 185 de Tempore).
Il est Dieu celui qui, depuis le jour de la Pentecôte, fait toutes les œuvres de Dieu et les fait avec plus d’éclat que le Fils de Dieu Lui-même. Qui complète les enseignements du Sauveur ? Qui procure aux apôtres une consolation égale à la privation d’un Dieu ? Qui leur communique le don des langues et des miracles ? Qui leur enseigne la vérité dont ils ont inondé le monde ? Qui leur donne la force invincible de rendre témoignage à leur maître, devant les juges et devant les philosophes, à Jérusalem, à Athènes, à Rome ? Qui conserve dans l’Église tous ces dons inconnus de toute autre société ? N’est-ce pas le Saint-Esprit qui est à l’Église ce que l’âme est au corps ? (S. Aug., Lit. de Gracia Nov. Test., et Corn. a Lap., in loan. XIV, 17).
Que ce fleuve de dons miraculeux dont la source est au cénacle continue de couler sur le monde, il suffit d’ouvrir les yeux pour le voir. D’où prennent leur commencement toutes ces générations de martyrs qui, pour la foi catholique, ont bravé et qui bravent encore les chevalets, les bûchers, les tisons, le glaive, la cangue, les tortures les plus exquises ; tous ces chœurs de vierges qui, pour sauver leur virginité, ont combattu, et qui combattent encore jusqu’à mourir, et les séductions et les menaces et les supplices ; tous ces essaims de solitaires, d’anachorètes, de religieux et de religieuses qui ont vécu et qui vivent encore uniquement pour Dieu, séparés du monde, comme des hommes célestes ou comme des anges terrestres ; tous ces ordres de pontifes, de prélats et de prêtres qui, remplis de sainteté, ont gouverné et qui gouvernent sagement les Églises et les âmes confiées à leur sollicitude, et les forment à une sainteté parfaite ; toutes ces légions de docteurs, de prédicateurs, de confesseurs qui, par la parole et par l’écriture, ont répandu et qui répandent encore sur le monde entier des trésors de doctrine et de piété : toutes ces myriades de fidèles, hommes et femmes, qui ont vécu et qui vivent encore dans le monde avec sobriété, justice et piété, attendant avec empressement l’avènement de la gloire du grand Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ ?
En un mot, qui a formé et qui conserve la grande nation catholique, dont les lumières et les vertus la font briller au milieu des nations, comme le soleil parmi les astres du firmament ? N’est-ce pas le Saint-Esprit ? Et n’est-ce pas là un magnifique et perpétuel témoignage que ce divin Esprit se rend à Lui-même et à la divinité de Celui qui L’a envoyé ? (Corn. a Lap., in Jean., VIII, 39).
Ainsi, des prodiges deux fois mystérieux par le temps où ils s’accomplissent, et par la similitude avec d’autres prodiges, accompagnaient la naissance de l’Église. Quinze cents ans auparavant, à la création de la Synagogue sur le Sinaï, la montagne fut ébranlée jusque dans ses fondements. Pendant que du sommet sortaient des torrents de flammes et de fumée, Moïse descendit, le visage enflammé, pour proclamer en présence du peuple d’Israël les préceptes du décalogue. Aujourd’hui le mont Sion remplace le Sinaï. Aujourd’hui parmi les mêmes signes est fondée l’Église de la nouvelle alliance. Nouveau Moïse, Pierre annonce aux Juifs étonnés la fin de l’ancienne loi, l’accomplissement de toutes les prophéties et la résurrection des corps, opérée dans la personne du Christ, prémices des ressuscités.
Il était environ neuf heures. La foule sortait du temple, où elle venait d’assister au sacrifice du matin, lorsqu’elle entendit le bruit de la tempête, vit la maison trembler, et des hommes tout inspirés en sortir pour parler au peuple. Au lieu de regagner sa demeure, chacun accourt sur la place du cénacle. Merveilleux contraste ! Aujourd’hui tous les peuples qui sont sous le ciel, et qui s’étaient autrefois séparés à Babel, se retrouvent ensemble dans leurs représentants, et ne forment qu’une seule et même société.
Il y avait, en effet, à Jérusalem, en ce moment, des hommes appartenant aux trois branches de l’humanité et aux trois langues mères, parlées sur la terre. Parmi les enfants de Sem, il y avait des Élamites, des Mésopotamiens, des Lydiens, des Arabes et des Juifs. Les descendants de Cham étaient représentés par des Égyptiens, des Cyrénéens, des habitants de la Colchide, des Chananéens ou Phéniciens. Les fils de Japhet, par des Romains, des Grecs, des Parthes, des Mèdes, des Crétois, des Pamphyliens, des Cappadociens, des Phrygiens. (Act., II, 9, etc).
« Tous ces peuples, quoique parlant des langues différentes, comprenaient les discours des apôtres. Il se faisait en ce jour le contraire de ce qui s’était passé à Babel. Là, l’esprit de Dieu était descendu pour confondre le langage des hommes et les forcer ainsi à se séparer. Ici, il descend encore, et les langues, qui s’étaient divisées alors, se retrouvent dans un même langage compréhensible pour tous. Appelés désormais à ne faire qu’une seule famille, tous les peuples se reconnaissent aujourd’hui, devant les représentants de Dieu, comme les enfants d’un même Père. La parole qui leur est annoncée est la parole catholique. C’est pour cela que toutes les tribus de la terre se retrouvent aujourd’hui formant une seule société spirituelle et visible à la fois, par le lien de cette religion qui réunissait à l’origine les peuples et les langues. Aussi les Pères de l’Église ne craignent pas d’appeler les faits qui s’accomplissent aujourd’hui la contrepartie de Babel. (Sepp, Hist. de Notre-Seigneur Jésus-Christ, t. II, 1258, etc).
Au nom de tous écoutons saint Augustin. « A Babel, Satan, l’esprit d’orgueil, le père du dualisme, brisa en morceaux l’unique et primitive langue du genre humain. Au cénacle, le Saint-Esprit rétablit l’unité de langage. La raison pour laquelle les apôtres parlent les langues de toutes les nations, c’est que le langage est le lien social du genre humain. Cette unité de langage exprimait l’unité sociale de tous les enfants de Dieu, répandus parmi toutes les tribus de la terre. Et comme aux premiers jours de l’Église celui qui parlait toutes les langues était connu pour avoir reçu le Saint-Esprit ; de même aujourd’hui on reconnaît pour avoir reçu le Saint-Esprit celui qui parle de bouche et de cœur la langue de l’Église, répandue parmi toutes les nations (1).
(1) In Ps. LIV ; et lib. De btasphem. in Spirit. sanct. - Le don universel des langues a subsisté plusieurs siècles. Saint Irénée affirme avoir entendu des chrétiens qui parlaient toutes les langues : audisse se multos universis linguis loquentes. Contr. Hær. lib. V, c. VI.
Cependant, à ce miracle sans analogue dans l’histoire, la multitude fut stupéfaite. Elle en perdait l’esprit, au point que quelques-uns s’écrièrent : Ces hommes sont ivres de vin nouveau : Musto pleni sunt. Ivres de vin nouveau, au mois de mai ! c’est la meilleure preuve que vous ne savez ce que vous dites. Toutefois, vous avez raison ; ces hommes sont ivres, ivres d’un vin nouveau ; ils sont fous ; mais ivres et fous autrement que vous ne pensez. « Le vin nouveau qu’ils ont bu, dit éloquemment saint Cyrille de Jérusalem, c’est la grâce du Nouveau Testament. Il vient de la vigne du Saint-Esprit qui plusieurs fois déjà avait enivré les prophètes de l’ancienne alliance et qui refleurit en ce jour pour enivrer les apôtres. Comme la vigne naturelle, demeurant toujours la même, donne chaque année de nouveaux fruits ; de même la vigne spirituelle, le Saint-Esprit, toujours le même, opère aujourd’hui, dans les apôtres, ce qu’il opérait dans les prophètes» (Catech., XVII).
Cette ivresse les rend fous, car elle se manifeste par tous les signes de la folie ordinaire. L’ivresse fait perdre la raison. Les apôtres l’avaient perdue. Chez eux plus de calculs humains, plus de jugements humains sentiments, langage, entreprise, tout est surhumain, surnaturel, divin, par conséquent incompréhensible et insensé pour la simple raison.
L’homme ivre ne connaît plus ni parents ni amis ; il les attaque et les bat à tort et à travers : ainsi sont les ivres de la Pentecôte. Ils ne connaissent plus ni parents ni amis, ni grands-prêtres, ni magistrats, ni peuples, ni rois. Aux défenses, aux menaces, aux châtiments, ils ne savent opposer qu’un mot : Mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes ; nous ne craignons rien, pourvu que nous accomplissions le ministère qui nous a été confié.
L’homme ivre va à droite et à gauche, dans les rues, sur les places, et s’en prend à tous ceux qu’il rencontre. Ainsi des apôtres ; ils vont à l’Orient et à l’Occident, de Jérusalem à Samarie, de Samarie à Jérusalem, à Césarée, à Antioche et partout : leur vie n’est qu’une suite de marches et de contremarches. Avec la même intrépidité, ils se jettent sur le judaïsme et sur le paganisme, sur les Grecs et sur les barbares, sur les proconsuls de Rome et sur les philosophes d’Athènes, sur les princes et sur les Césars, maîtres du monde, et ils ne lâchent prise qu’après les avoir enivrés comme eux, ou laissé leur propre vie dans la lutte.
L’homme ivre est d’une gaieté folle : il rit, il chante. Quoi de plus ivre que les apôtres ? On les bat publiquement de verges ; et ils s’en vont riant et chantant leur bonheur par toute la ville de Jérusalem. (Act., v, 41).
L’homme ivre est audacieux, agressif, aveuglément intrépide, car il ne se connaît plus : il est fou. Rien de cela qui ne se manifeste dans les apôtres. Ivres de leur vin nouveau, ils ne connaissent plus de dangers, ils ne respirent que les combats, ils provoquent tout ce qu’ils rencontrent. Hier, la vue du moindre péril les faisait trembler ; aujourd’hui, courageux comme des lions, ils ne demandent que la guerre : guerre contre le genre humain tout entier ; guerre contre Satan, soutenu par toutes les puissances de l’orient et de l’occident. Sans pâlir, sans sourciller, ils se jettent au milieu des périls, présentent leurs mains aux fers, leur tête au glaive, leurs corps aux griffes des lions, descendent dans les cachots, montent sur les bûchers : rien ne peut les guérir de leur folie.
Écoutez un de ces ivres se riant du monde entier avec toutes ses terreurs. «Vous avez beau faire : qui nous séparera de l’amour de Jésus-Christ ? La tribulation ? ou l’angoisse ? ou la faim ? ou la nudité ? ou le péril ? ou la persécution ? ou le glaive ? Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses futures, ni la violence, ni tout ce qu’il y a de plus haut ou de plus profond, ni aucune créature ne pourra jamais nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus, Notre-Seigneur. (Rom., VIII, 35-38, 39).
Ce qu’il y a de plus étrange, l’ivresse des apôtres fut épidémique. Dans la foule qui s’était moquée d’eux, trois mille hommes devinrent sur l’heure ivres et fous : ivres de la sainte ivresse, fous de la sublime folie du cénacle. Comme les premiers grains de la nouvelle récolte qu’aux jours de la Pentecôte on présentait à Dieu dans Son temple, ils furent les prémices de cet immense peuple de fous, dont la race inguérissable s’est perpétuée à travers les siècles sur tous les points du globe, et qui, malgré tous les remèdes de la sagesse humaine, se perpétuera jusqu’à la fin du monde. Ce peuple de fous, c’est la grande nation catholique.
Comment énumérer tous ses traits de folie ? Voyez-vous, depuis deux mille ans, ces essaims innombrables de jeunes hommes et de jeunes filles, idole du foyer domestique, joie du monde, fleur de l’humanité, renonçant à tous les plaisirs du présent, comme à toutes les espérances de l’avenir ; et, sans y être forcés, mais librement et avec joie, quittant leurs parents et leur patrie, pour se captiver sous le joug de l’obéissance, vivre pauvres, inconnus, méprisés, nuit et jour occupés de ce qui répugne le plus à la nature ? Comme à Paul on leur crie qu’ils sont fous : Insanis, Paule. Comme Paul ils en conviennent : Nos stulti propter Christum ; et comme lui, loin de chercher à devenir sages, ils n’aspirent qu’à compléter leur folie.
Plus fous sont les martyrs. Devant ces êtres étranges, hommes, enfants, vieillards de tout état et de toute condition, vus dans tous les lieux éclairés par le soleil, et aujourd’hui encore visibles sur les plages ensanglantées de la Cochinchine et du Tonkin, se présentent, avec toutes leurs horreurs, l’indigence, la faim, la nudité, l’exil, les cachots, l’appareil des supplices, la mort enfin au milieu des tortures. Un mot dit à l’oreille du juge, un grain d’encens jeté sur un charbon, un pas sur une croix de bois suffit pour les sauver. Malgré les prières de leurs amis et les larmes de leurs proches, ce mot, ils ne le diront point ; ce grain d’encens, ils ne le brûleront point ; ce pas, jamais ils ne le feront. Comme à Paul on leur crie qu’ils sont fous : Insanis, Paule. Comme Paul, ils en conviennent : Nos stulti propter Christum. Et, comme lui, loin de chercher à devenir sages, ils chantent la folie qui les conduit à l’échafaud : Libenter impendam et super impendar ipse.
Que dire encore ? La foule tumultueuse, innombrable, ce gros de l’humanité qu’on appelle le monde, vit passionné pour les richesses, pour les honneurs, pour les jouissances. Au delà du présent son œil ne voit rien, son esprit ne comprend rien, son cœur ne désire rien. A son sens, dupes, fous, visionnaires ceux qui se donnent pour voir, pour chercher, pour espérer autre chose. Or, au milieu de ce monde, existe, par toute la terre, un peuple nombreux qui méprise le présent et qui aspire à l’éternité ; un peuple qui préfère la pauvreté à la richesse, la mortification aux plaisirs, l’oubli à la gloire, les veilles saintes aux nuits coupables ; un peuple pour qui les rudes combats de la vertu sont des délices, le pardon des injures un devoir aimé, l’ennemi lui-même un frère digne de compassion, objet préféré de prières et de bienfaits. Comme à Paul on leur crie qu’ils sont fous : Insanis, Paule. Comme Paul ils en conviennent : Nos stulti propter Christum. Et comme lui, loin de chercher à devenir sages, ils se glorifient de leur folie : Omnia detrimentum feci et arbitror ut stercora, ut Christum lucrifaciam.
Ce qu’il y a de plus incompréhensible, c’est la nature même de leur ivresse et de leur folie. Ils sont fous de cette sublime folie à laquelle le monde doit sa raison, toute sa raison ; fous de cette ivresse du cénacle qui a rendu au bon sens les ivres de Babel. Telle a été, telle est encore, telle sera, jusqu’à la fin, l’Église catholique, institution, par cela seul, impitoyablement miraculeuse, et dont le prophète royal chantait la naissance, mille ans avant la Pentecôte chrétienne : Seigneur, vous enverrez Votre esprit, et tout sera créé ; et Vous renouvellerez la face de la terre... Par la folie du cénacle, ajoute l’apôtre : Per stultitiam prædicationis placuit salvos facere credentes. (Cor., 1-21).
CHAPITRE XVII
(FIN DU PRÉCÉDENT).
Nouveaux rapports entre l’Église et la Sainte Vierge. - Marie remplie de tous les dons du Saint-Esprit : ainsi de l’Église. - Marie est vierge et mère : l’Église est vierge et mère. - Le Saint-Esprit est inséparable de Marie : inséparable de l’Église. - Il protège, Il inspire, Il dirige Marie : Il fait tout cela pour l’Église. - Marie est un foyer de charité : l’Église un foyer de charité. - Pour sauver le monde, Marie donne son fils : l’Église, les siens.
L’histoire détaillée de la Pentecôte montre que la fondation de l’Église est, comme la création de Marie, le chef-d’œuvre du Saint-Esprit. Entre ces deux merveilles, il y a d’autres analogies : nous allons les indiquer. Marie est remplie de tous les dons du Saint-Esprit comme un diadème d’immortalité, ils brillent sur sa tête virginale (1).
(1) Il n’en faut pas excepter le don des langues. Maîtresse et consolatrice non seulement des apôtres, mais de tous les fidèles, qui accouraient de toutes parts pour la voir et pour la consulter, il fallait bien qu’elle connût leurs langues pour les animer, les instruire et épancher dans leur cœur son cœur maternel. Il en faut dire autant de sainte Madeleine, présente au cénacle avec Marie, et, plus tard, apôtre de la Provence.
Ainsi de l’Église. Inséparable de ses dons, le Saint-Esprit les répand non avec mesure, mais suivant la capacité des vaisseaux qu’il rencontre. Création immédiate du Saint-Esprit, Marie, capacité complète ; l’Église, capacité complète. Donc, en Marie, plénitude des dons du Saint-Esprit, plénitude des dons intérieurs, plénitude du don de sagesse et d’entendement, plénitude du don de conseil et de force ; plénitude du don de science et de piété ; plénitude du don de crainte de Dieu ; plénitude des dons extérieurs, plénitude du don des miracles et du don de prophétie, plénitude du don de guérison et du don des langues.
Comme l’histoire en témoigne, tous les dons qu’Il communique à l’auguste Mère du Verbe, le Saint-Esprit les communique à la mère du chrétien. Aujourd’hui, en face du cénacle, le ciel et la terre peuvent dire à l’Église ce que l’archange disait à Marie : « Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les sociétés, et les êtres saints auxquels vous donnerez naissance seront appelés enfants de Dieu. Ne doutez pas ; voyez comme la vertu du Très-Haut vous enveloppe de Son ombre, et avec quelle magnificence le Saint-Esprit descend sur vous.
« Vainqueur du Roi de la Cité du mal, le Verbe Incarné accomplit Ses promesses. Il S’est élevé dans les hauteurs, conduisant en triomphe les démons enchaînés, et leurs captifs glorieusement rendus à la liberté. A l’instar des anciens triomphateurs, Il distribue aujourd’hui Ses largesses. De Ses mains divines coulent sur vous, non des talents d’or et des mines d’argent, mais les dons mêmes du Saint-Esprit, et entre tous celui des langues. Grâce à ce don nouveau, le Juif, devenu votre fils et parlant son idiome maternel, fera retentir aux oreilles de tous les peuples les gloires du Verbe, et adorer des Romains celui qu’un de leurs proconsuls, Pilate, fit mourir en croix» (S. Maxim., Serm., in Pentecost., versus fin).
Marie est vierge, l’Église est vierge. Parmi toutes les prérogatives de Marie, brille d’un éclat particulier son inviolable virginité. L’Église est honorée de la même prérogative : elle est vierge et vierge immaculée. Dépositaire incorruptible du Verbe divin, elle est vierge dans sa foi et vierge dans son amour. Ce qu’elle était hier, elle l’est aujourd’hui, elle le sera toujours : elle ne peut pas ne pas l’être. Est-ce que le Verbe et le Saint-Esprit n’ont pas promis solennellement d’être tous les jours avec elle, jusqu’à la fin du monde ? (Matth., XXVIII, 20 ; Jean., XIV, 16). Une semblable promesse peut-elle faillir ? Si dans la durée des siècles, il était possible de trouver, je ne dis pas une heure mais une seconde, où l’épouse du Saint-Esprit aurait enseigné l’ombre d’une erreur, le règne de la vérité sur la terre serait fini.
En accusant l’Église romaine d’infidélité, les protestants ne s’aperçoivent pas qu’ils posent en principe le scepticisme universel. Si l’Église s’est trompée, ou, comme ils disent, si elle s’est corrompue, que deviennent les assurances d’infaillibilité, données par Jésus-Christ ? que devient le christianisme tout entier ? que devient la vérité, quel que soit son nom ? Comme Marie, l’Église est donc vierge, toujours vierge, et elle doit l’être. C’est même pour cela, uniquement pour cela, que, par un privilège dénié à toutes les sectes, elle est l’objet éternel de la haine du démon.
Vierge comme Marie, l’Église est mère comme elle. « Votre chef, dit saint Augustin, est fils de Marie, et vous, vous êtes fils de l’Église ; car elle aussi est mère et vierge. Elle est mère, par les entrailles de sa charité ; vierge, par l’intégrité de sa foi. Elle enfante des peuples entiers, mais tous appartiennent à celui dont elle est le corps et l’Épouse : nouvelle ressemblance avec Marie, puisque, malgré la multiplicité, elle est mère de l’unité» (Serm. 142, n. 2).
Pour la naissance du Verbe, le Saint-Esprit survient en Marie : le sein de l’auguste Vierge est le sanctuaire du mystère. Par l’opération mystérieuse du Saint-Esprit, le Verbe est conçu : mêmes éléments dans la formation des fils de l’Église. Ce que fut le sein de Marie pour Jésus, la fontaine baptismale l’est pour nous. De l’eau fécondée par le Saint-Esprit naît le chrétien : il ne peut naître autrement. (Joan., III, 15)..
Au livre des Cantiques, le divin Esprit parlant à Son épouse lui dit : Votre ventre est semblable à un monceau de froment environné de lis» (Cant., VII, 2). Fécondité et virginité : telles sont les deux prérogatives signifiées par l’expression prophétique. Le sein virginal de Marie fut un monceau de froment. Là, comme dans un grenier d’abondance, fut formé et renfermé le froment divin, froment doré et odorant, froment inaltérable et inépuisable qui, de générations en générations, se change en moissons d’élus, destinées aux greniers éternels du père de famille.
Le sein de l’Église catholique aussi est un monceau de froment, dont la fécondité est inépuisable et la graine indestructible. Compter les étoiles du firmament ne serait pas plus difficile que de compter les hommes et les peuples enfantés par l’Église à la vie de la vérité. Ni les armes des persécuteurs, ni leurs bûchers ni leurs bêtes féroces, ni l’ivraie des hérétiques, ni les scandales des pécheurs n’ont pu détruire le froment catholique. Sur toute la face de la terre et jusqu’à la fin, des temps, il se reproduira toujours le même. Plante cosmopolite, ni la variété des climats, ni la différence de culture, ne le feront dégénérer : ce qui est écrit est écrit.
Cette inépuisable fécondité de l’Église n’est pas le signe le moins éclatant de sa céleste origine et de sa virginité perpétuelle. Si jamais l’Église avait contracté avec le mensonge une alliance adultère, depuis longtemps elle aurait cessé d’enfanter. Le Saint-Esprit seul est fécond. Toute société, comme toute âme qu’Il abandonne, devient stérile : stérile, parce qu’elle a cessé d’être vierge. Voyez le protestantisme avec son activité fébrile, avec ses cargaisons de bibles, imprimées dans toutes les langues, avec les millions dépensés à répandre ses pamphlets ou à soudoyer ses agents : quel peuple a-t-il enfanté à Jésus-Christ ? Mais pourquoi parler du protestantisme ? son essence étant une négation, il ne saurait rien produire ; s’il est fécond, ce n’est qu’en ruines. Ruines intellectuelles, ruines morales, ruines sociales : ces trois mots résument son histoire, et celle de toutes les hérésies passées et futures.
Tournons nos regards vers l’Église orientale, triste sœur de l’Église latine, et comme elle douée autrefois d’une glorieuse fécondité : depuis le schisme, qu’a-t-elle produit ? Rien. A-t-elle planté la croix dans quelque région lointaine ? a-t-elle civilisé une seule peuplade de l’Asie ou de l’Amérique ? A-t-elle favorisé le mouvement des sciences, ou accompli quelques-unes de ces œuvres qui laissent après elles un long sillon de gloire ? Non. Du moins, a-t-elle pu se défendre contre sa propre corruption ? Non encore.
Victime de la simonie, du scandale et de l’intrusion, qui la dévorent, comme les vers un cadavre, elle est tombée dans une ignorance prodigieuse et dans une mortelle atonie. Elle n’a eu ni un docteur célèbre, ni un concile digne de quelque attention. « Si on fait le parallèle du clergé grec avec le clergé latin, disait déjà Montesquieu ; si l’on compare la conduite des papes avec celle des patriarches de Constantinople, on verra des gens aussi sages que les autres étaient peu sensés.» La différence des deux Églises éclate dans l’expansion continuelle de forces et de vie de l’Église romaine et dans ses conquêtes sur tous les points du globe, tandis que l’Église grecque demeure immobile, resserrée dans les limites de la servitude et dépouillée du principe de fécondité, communiqué à la véritable épouse le jour de la Pentecôte.
Inséparable de Marie, le Saint-Esprit est inséparable de l’Église. Formée au cénacle, la mère du chrétien apparaît vivante le jour de la Pentecôte. Elle vit puisqu’elle possède le principe de son mouvement, le Saint-Esprit, qui se manifeste par des actes réservés à lui seul. (S. Th. i p., q. 18, art. I Corp.). « Au jour de la Pentecôte, dit saint Augustin, le Saint-Esprit descendit comme une rosée sanctifiante sur les apôtres, Ses temples vivants. Il n’est pas un visiteur passager, mais un consolateur perpétuel, un éternel habitant. Ce que le Verbe Incarné avait dit de Lui-même à Ses apôtres : Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde, Il le dit du Saint-Esprit : Le Paraclet que Mon Père vous donnera demeurera toujours avec vous. Il fut donc présent aux fidèles, non par la faveur de Sa visite et de Ses opérations, mais par la présence même de Sa majesté. Ces vases reçurent non pas l’odeur du baume, mais le baume lui-même, afin que son parfum remplît la terre entière et rendit les disciples des apôtres capables de la vie de Dieu même et participants de sa nature» (Serm. 185 de Temp).
Or, le Saint-Esprit demeure avec Marie pour la protéger, pour l’inspirer, pour la diriger : en d’autres termes, pour la conserver jusqu’à la fin, pleine de grâce, et type unique de beauté morale.
Il la protège : sans la protection spéciale du Saint-Esprit, comment Marie, pauvre et délicate, aurait-elle, ainsi que son jeune enfant, échappé à la fureur d’Hérode ? L’Église est encore au berceau, et la race immortelle d’Hérode a juré sa mort. Trois armes meurtrières sont entre les mains de ses ennemis : la persécution, l’hérésie, le scandale. Ces armes trouveront toujours des bras pour les manier ; mais toujours elles s’émousseront contre la force, la sagesse, la constance surhumaine, triple cuirasse dont le Saint-Esprit a revêtu l’Église.
Demeurez dans la solitude, lui avait dit, en la quittant, le Verbe divin, n’engagez aucun combat, n’affrontez aucun danger avant que vous soyez revêtue de la force d’en haut. C’est alors seulement que vous serez en état de Me servir de témoin à Jérusalem, à Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre (Act., I, 8). Cette force invincible est donnée. Viennent les juges et les bourreaux de Jésus de Nazareth, viennent les Juifs et les gentils, viennent les empereurs romains avec leur puissance, vienne, comme un seul homme, toute la vieille société furieuse de haine et folle de débauches : ils trouveront à qui parler. Animée du Saint-Esprit, la jeune société se rira de leurs menaces, bravera leurs supplices, et, s’enveloppant de miracles, leur jettera au front cette parole sans réplique : Mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes . Prêtez l’oreille, après dix-huit siècles vous entendrez retentir, sur tous les points du globe, cette parole éternellement victorieuse des portes de l’enfer.
Le Saint-Esprit inspire Marie et Il inspire l’Église. A cause de la sublimité de son chant prophétique, Marie est appelée la Reine des prophètes. Si dans les prophètes l’inspiration fut un ruisseau, dans Marie elle fut un fleuve, une vaste mer. Il en est de même dans l’Église. L’esprit de sagesse qui, dans la bouche des enfants ou des hommes du peuple, étonne les prétoires romains par l’à-propos et la sublime simplicité de ses réponses, s’exprime, dans les assemblées de l’Église, par l’organe des pontifes avec une lucidité qui déconcerte l’erreur et avec une autorité jusqu’alors inconnue.
Dès l’origine, de graves questions réunissent en concile les anciens pêcheurs de Galilée. Théologiens de premier ordre, et par conséquent philosophes éminents, ils discutent les points les plus difficiles avec une hauteur de raison, qui fait pâlir les séances si vantées du sénat et de l’aréopage. Les débats terminés, le concile envoie aux fidèles de l’Orient et de l’Occident sa décision, formulée comme jamais assemblée humaine n’osa formuler la sienne : Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous : Visum est Spiritui sancto et nobis.
L’intelligence humaine placée sur la même ligne que l’intelligence divine ! L’homme partageant avec Dieu l’infaillibilité doctrinale et la puissance judiciaire ! Si le sublime n’est pas là, où le trouverez-vous ? Cette déification de l’homme par le Saint-Esprit n’a jamais cessé dans l’Église. En termes différents, mais avec la même assurance, tous les conciles généraux depuis dix-huit siècles répètent la glorieuse formule : « Le très saint universel et œcuménique concile de (Trente), légitimement assemblé par le Saint-Esprit, enseigne, statue, ordonne, défend». Les conciles ont deux fois raison : d’une part, l’Esprit de vérité est toujours avec eux (Joan., XIV, 16) ; d’autre part, l’histoire prouve que de toutes les sociétés l’Église est la seule qui n’ait rien à rétracter.
Le Saint-Esprit n’inspire pas seulement les paroles de Marie, il dirige encore ses pas. De Nazareth Il la conduit à Bethléem, de Bethléem en Égypte, d’Égypte en Judée, de Judée en Galilée, à Jérusalem, au Calvaire, au Cénacle. Même action sur l’Église. Toujours sensible dans la suite des âges, cette action est palpable aux premiers siècles. Le ministre de la puissante reine d’Éthiopie, venu adorer à Jérusalem, s’en retourne dans son pays : quelle noble conquête ! Le Saint-Esprit parle au diacre Philippe, qui s’approche du ministre, monte sur son char, l’instruit et le baptise. En un clin d’œil, le même diacre se trouve transporté par le même Esprit dans la ville d’Azot. Sa parole victorieuse retentit dans toutes les villes intermédiaires jusqu’à Césarée.
Faut-il appeler les gentils à la foi ? c’est le Saint-Esprit en personne qui choisit Pierre pour cette mission et lui indique de point en point la manière de la remplir. Le moment est venu de porter au loin le flambeau divin : qui désignera les ouvriers ? qui les prendra par la main et les conduira, sans les quitter un instant, comme le précepteur conduit son disciple, l’âme, le corps ? Ce ne sera ni le Père, ni le Fils, mais le Saint-Esprit. « Séparez-moi, dit-il, Paul et Barnabé pour l’œuvre à laquelle je les ai destinés» (Act., XIII, 2).
Un instant suivons les conquérants évangéliques, et nous verrons que tous leurs mouvements sont réglés par le Saint-Esprit Lui-même. « Ayant traversé, dit l’historien sacré, la Phrygie et la Galatie, ils furent empêchés par le Saint-Esprit d’annoncer la parole de Dieu en Asie (Act., XVI, 6)». Venus dans la Mysie, ils tentent d’entrer dans la Bithynie, mais le Saint-Esprit s’y oppose. La Macédoine leur est ouverte, et le Saint-Esprit les conduit dans la ville de Philippes, où saint Paul doit remporter un éclatant triomphe sur le démon, inspirateur d’une jeune pythonisse. Athènes, Corinthe, Éphèse, les verront tour à tour, semant les miracles et multipliant les conquêtes.
Néanmoins ces hommes puissants obéissent en toutes choses à l’Esprit de force et de sagesse. C’est lui qui avertit Paul de quitter Éphèse, de traverser rapidement la Macédoine et l’Achaïe et de se rendre à Jérusalem. Ni les embûches de ses ennemis, ni les larmes de ses chers disciples ne peuvent retarder sa marche. « Je suis, dit-il lui-même, enchaîné par le Saint-Esprit qui me conduit à Jérusalem. J’ignore ce qui doit m’arriver ; seulement, dans toutes les villes où je passe, Il me fait annoncer que des chaînes et des tribulations m’attendent à Jérusalem, mais je ne crains rien de tout cela ; et ne n’estime pas ma vie plus que moi, pourvu que je consomme ma course et le ministère de la parole que j’ai reçu du Seigneur Jésus» (Act., 22 et seqq.)
Nobles dispositions que l’imminence du péril ne fera pas changer. « Bientôt, continue saint Luc, nous arrivâmes à Césarée, où nous demeurâmes quelques jours. Alors il vint de la Judée un prophète nommé Agabus. Prenant la ceinture de Paul, il s’en lia les pieds et les mains et dit : Voici ce que dit le Saint-Esprit : L’homme à qui est cette ceinture sera ainsi lié à Jérusalem par les Juifs, qui le livreront aux gentils. A ces mots, nous suppliâmes Paul de ne pas monter à Jérusalem. Mais il nous dit : Pourquoi pleurez-vous et m’affligez-vous en pleurant ? Non seulement je suis prêt à être enchaîné, mais encore à mourir à Jérusalem pour le nom du Seigneur Jésus» (Act., XXI, 11 et seqq).
La suite de l’histoire montre que Paul ne se démentit pas un seul instant ; elle montre encore la raison cachée de toutes les marches du grand apôtre et de toutes les persécutions auxquelles il est en butte. S’il est obligé de fuir d’Éphèse, s’il lui est défendu de s’arrêter en Bithynie, s’il lui est ordonné de traverser l’Asie au pas de course et de venir se faire saisir à Jérusalem, c’est que le Saint-Esprit a décide de l’envoyer à Rome. Tombé aux mains des Juifs, il sera livré par eux aux Romains. Il déclinera le jugement du gouverneur Festus, en appellera à César, et cet appelle conduira dans la capitale de Satan, dont sa puissante parole doit ébranler les murailles.
Cette direction du Saint-Esprit qu’on trouve dans la vie des autres apôtres n’a jamais abandonné l’Église. Depuis la création, la sagesse infinie conduit le soleil comme par la main et lui indique chaque jour les lieux où il doit porter la lumière. Ainsi, depuis la régénération évangélique, le Saint-Esprit dirige l’Église, le soleil du monde moral, et lui marque avec précision les peuples et les âmes qu’elle doit visiter ou abandonner. A cette action directrice il faut attribuer le passage de la foi d’une nation à l’autre ; la conversion des peuples du Nord au moment du schisme oriental ; la découverte de l’Amérique, quarante ans après la renaissance du paganisme en Europe ; l’élan merveilleux de la propagation de la foi, dont nous sommes témoins, au moment où l’apostasie générale des sociétés modernes demande, pour réparer les pertes de l’Église, d’immenses compensations.
Terminons le parallélisme entre Marie et l’Église par un nouveau trait, et qui n’est pas le moins touchant. Semblable à Marie par sa féconde virginité, l’Église lui ressemble encore par l’amour maternel. Mère du Verbe Incarné, Marie nourrit son Fils de son lait virginal, ubere de cælo pleno. Elle l’environne des plus tendres soins, lui prodigue les plus affectueuses caresses, le sauve de tous les dangers, partage toutes ses douleurs et ne le quitte même pas à la mort.
Mère du chrétien, l’Église le nourrit du lait virginal de sa doctrine. Pas une erreur, pas l’ombre d’une erreur qu’elle laisse pénétrer dans cette intelligence, faite pour la vérité, rien que pour la vérité. Elle est jalouse, elle est incessante, la sollicitude avec laquelle cette mère veille sur l’alimentation de ses enfants. Pour éloigner de leurs lèvres toute nourriture corrompue, elle trouve le courage de la lionne qui défend ses petits. Sur les Hérodes empoisonneurs ou assassins, tombent ses menaces et ses anathèmes. Heureux les chrétiens s’ils avaient toujours compris le cœur de leur mère !
A mesure que son fils avance en âge et que les luttes de la vie deviennent plus dangereuses, les précautions de l’Église se multiplient. Si malgré ses efforts il vient à tomber, elle le relève, anime son courage, panse ses blessures, lui rend la santé et jusqu’au dernier moment redouble ses soins maternels, afin de le faire mourir réconcilié avec son frère aîné, son juge et son rémunérateur. Des volumes ne suffiraient pas à redire ce que, depuis le berceau jusqu’à la tombe et au delà, fait la mère des chrétiens pour le corps et pour l’âme de ses enfants : imitation permanente des sollicitudes de Marie pour son fils bien-aimé.
Non seulement Marie a aimé son Fils, mais elle a aimé tous ceux qu’Il aime. Or, Il aime tous les hommes. Son amour ne connaît ni inconstance, ni froideur, ni limites de temps, de lieux ou de personnes : Ego Dominus et non mutor. Tel est l’amour de Marie. Pour le témoigner, elle a fait ce que jamais mère n’a fait : elle a livré son propre fils. En montrant à tous les siècles Jésus cloué à la croix, Marie peut dire : C’est ainsi que j’ai aimé le monde, jusqu’à lui donner mon fils unique. Comme il a fallu mon consentement pour l’Incarnation du Verbe, il l’a fallu pour l’immolation de cette chère victime.
Mère du chrétien, l’Église est en droit de tenir le même langage. Sur tous les points du globe, devenu pour elle un immense Calvaire, elle montre les croix, les bûchers, les échafauds, les chaudières d’huile bouillante, les cangues, les instruments de supplice, les bêtes des amphithéâtres, tous les mille genres de tortures et de morts, inventés par Satan, et depuis dix-huit siècles demeurés en permanence dans les différentes parties de la terre ; puis ses enfants les plus chers, crucifiés, brûlés, pendus, broyés, écartelés, torturés, depuis le même temps et sur la même étendue. A ce spectacle, empruntant le langage de Marie, elle dit aux anges et aux hommes : C’est ainsi que j’ai aimé le monde. Pour le sauver, j’ai donné et je donne encore mes fils les plus aimés, l’os de mes os, le sang de mon sang.
Ajouté à tant d’autres, ce dernier trait de ressemblance nous montre dans les annales de l’humanité deux mères, et deux seulement, Marie et l’Église, qui sacrifient leurs fils pour le salut du monde. O Marie ! O Église ! miracles inouïs de charité ! que celui qui ne vous aime pas soit anathème.
CHAPITRE XVIII
QUATRIÈME CRÉATION DU SAINT-ESPRIT, LE CHRÉTIEN.
Cette quatrième création but des trois premières et pourquoi. - Le chrétien, frère du Verbe Incarné, fils de Dieu, participant de la nature divine. - Principe de cette filiation ou génération divine. - La grâce. - Profond mystère de la grâce. - Comment s’accomplit cette divine génération. - Ses principaux effets : la vie divine, la filiation ou adoption, le droit à l’héritage paternel. - Où s’accomplit cette génération. - Résumé.
Les trois premières créations du Saint-Esprit, dans le Nouveau Testament, se rapportent à la quatrième. Marie pour le Verbe Incarné ; le Verbe Incarné pour l’Église ; l’Église pour le chrétien ; le chrétien lui-même, pour diviniser la création tout entière et la ramener à son principe, en multipliant partout les frères du Verbe Incarné : ut sit Deus omnia in omnibus. Étudions ce nouveau chef-d’œuvre qui résume tous les autres.
Qu’est-ce, en effet, que le chrétien ? C’est le frère du Verbe Incarné (Joan., XX, 17 ; Hebr., XI, 11, 12, 17), c’est un autre Jésus-Christ. Or, le Verbe Incarné est Dieu, fils de Dieu et héritier de tous les biens de Son Père, sur la terre et dans le ciel, dans le temps et dans l’éternité. Au sens où nous allons l’expliquer, le chrétien est tout cela : Dieu, fils de Dieu, cohéritier de toutes choses avec le Verbe son frère aîné.
Il est Dieu : J’ai dit : vous êtes Dieux et fils du Dieu vivant (Ps. 81 - Osee, 1, 10) «Grâce au Saint-Esprit, ajoute saint Basile, les saints sont Dieux» (Homil. de Spir.sanct). Et saint Athanase : «De même qu’en S’incarnant Dieu S’est fait homme, de même par le Verbe Incarné l’homme est Dieu» (Serm. IV, Cont. Arian). Le Verbe est fils de Son Père par une génération éternelle : cette génération est le type de celle du chrétien. De toute éternité, Dieu le Père engendre un Fils consubstantiel et égal à Lui en toutes choses. Dans le temps, Il engendre des fils qui sont, par la grâce, ce que Son Fils unique est par nature. Ainsi, le chrétien est un être à part et le résultat d’un fiat spécial (Corn. a Lap., in Osee, I, 10)
Il n’est fils ni de dieux morts, ni de muettes idoles, ni du sang, ni de la chair, ni de la volonté de l’homme : Il est fils du Dieu vivant : Filii Dei viventis. Il est semblable au Verbe dont le Père dit éternellement : Vous êtes Mon fils, Moi-même Je Vous ai engendré (Hebr., I, 5).
Il est cohéritier de toutes choses. Le Verbe Incarné, dit saint Paul, est le légataire universel de Dieu (Hebr., I, 2). Tout est à lui au ciel et sur la terre. Il ajoute : Et nous sommes tous les cohéritiers du Verbe (Rom., VIII, 17). Ce n’est ni pour les mauvais anges, ni pour les méchants qu’ont été faits le ciel et la terre : c’est pour le chrétien. Le ciel ; il est son royaume, son pays, son séjour dans l’éternité. La terre ; elle est son lieu de passage. Quand le dernier chrétien aura reçu le baptême, et remis son âme entre les mains de son divin Père, le monde finira ; et il finira parce qu’il aura perdu sa raison d’être : Omnia propter electos : consummatum est.
Ineffable grandeur ! plus ineffable bonté ! Faire sortir du néant le ciel avec les astres et avec les anges, la terre avec ses riches ses et avec ses habitants : c’est une création magnifique, justement attribuée au Père. Il en est une autre plus magnifique et dont la gloire revient au Saint-Esprit : c’est la création du chrétien.
«Une œuvre peut être appelée grande, dit saint Thomas, à cause de la grandeur même de l’ouvrage. Sous ce rapport la justification de l’homme, qui a pour but la participation éternelle à la nature divine, est plus grande que la création du ciel et de la terre, qui se termine à la jouissance d’une nature périssable. Aussi, saint Augustin, après avoir dit que faire un juste d’un pécheur est une plus grande chose que de tirer l’univers du néant, ajoute : Car le ciel et la terre passeront, mais la justification et le salut des justes ne passeront pas» (1, 2æ, q. 113, corp)
Que l’homme tiré du néant du péché soit élevé jusqu’à la participation de la nature divine ; que le fils de la poussière devienne l’enfant de Dieu ; que Dieu appelle l’homme Son fils ; que l’homme appelle Dieu son père ; et que cette appellation réciproque soit l’expression de la réalité : «Voilà, continue saint Léon, la création la plus merveilleuse, le don qui surpasse tous les dons. Chrétien, reconnais donc ta dignité : participant de la nature divine, garde-toi de te dégrader par une conduite indigne de ta grandeur» (Serm. VI, de Nativit. - Id., ibid., Serm. I).
Quel est le principe de cette génération, cause de notre incomparable noblesse ? comment s’accomplit-elle ? quels sont en particulier les effets qui en résultent ? où s’accomplit-elle ? Esprit de lumière, daignez nous éclairer au moment où, dans l’intérêt de Votre gloire, nous essayons de révéler à Vos enfants le ravissant, mais profond mystère de leur origine.
Quel est le principe de la génération du chrétien ? C’est la grâce. Mais qu’est-ce que la grâce et comment dire son excellence et sa nature intime ? « La grâce, dit saint Pierre, est tout ce qu’il y a de plus excellent dans les trésors de Dieu. C’est un don qui rend l’homme participant de la nature divine ». (Il Petr., I, 4). L’ange de la théologie parle comme le Prince des apôtres. Suivant saint Thomas : « La grâce est une participation de la nature même de Dieu. C’est la transformation de l’homme en Dieu, car c’est le commencement de la gloire en nous» (1a 2ae, q. 110, art. III, corp. - 2a 2ae, q. 24, art. 3, ad 2). Les catéchismes espagnols ajoutent : « La grâce est un principe divin qui nous fait enfants de Dieu et héritiers de Sa gloire» (La gracia es un sir divino que nos hace hijos de dios y herederos de su gloria).
Mais quel est, dans sa nature intime, ce don déificateur ? La grâce n’est pas seulement, comme on la définit trop souvent, un secours donné de Dieu en vue de notre salut. Le secours est l’effet de la grâce, et non la grâce dans son essence. La grâce n’est pas non plus un don extérieur à l’âme, elle est dans l’essence même de l’âme. C’est un principe divin, un élément nouveau, surajouté à notre nature, une qualité suréminente qui réside dans l’essence même de l’âme, qui agit sur l’âme et sur toutes ses puissances ; comme l’âme elle-même agit sur le corps et sur tous ses organes. «Sans doute, continue saint Thomas, la grâce n’est pas la substance même de l’âme ou sa forme substantielle ; mais elle est sa forme accidentelle (1). En effet, par la grâce, ce qui est substantiellement en Dieu devient accidentellement dans l’âme, rendue participante des perfections divines ». (1, 2ae, q. 110, art. 2, ad 2. - Voir aussi le texte de saint Basile dans Corn. a Lap., in II Petr. I, 4).
(1) On sait que le mot forme, dans l’ancienne théologie, veut dire principe ou cause qui détermine et perfectionne une chose : comme l’âme dans le corps. « Pars entis quæ est indifferens ad hoc vel illud constituendum dicitur materia, ut corpus in homine ; quo vero determinat et perficit materiam, dicitur forma, ut anima.
La grâce sanctifiante, c’est un principe divin qui nous fait enfants de Dieu et héritiers de Sa gloire. La grâce sanctifiante est un don créé, c’est-à-dire que, quelle que soit la perfection de ce don, ce don n’est pas la substance même de Dieu. En effet, ce don est inhérent à l’âme, c’est-à-dire qu’il vient modifier l’âme, mais non la détruire ou la changer à ce point qu’elle cesse d’être âme. Il est inhérent et sous forme d’habitude, c’est-à-dire d’inclination, de propension à faire le bien. Or, si ce don était la substance même de Dieu, il n’y aurait pas seulement inclination à faire le bien, il y aurait action continuelle du bien, parce que Dieu est souverainement et éternellement auteur du bien. La grâce sanctifiante, comme dit saint Pierre, est une participation à la nature divine ! Ici-bas, nulle créature ne peut comprendre le sens ni la nature de cette parole ; nous la comprendrons au ciel et cette intelligence fera notre bonheur dans la patrie.
La cause productive de la grâce, c’est le Saint-Esprit, auteur de tout don naturel et surnaturel. La cause méritoire, c’est le Verbe Incarné. Sa cause instrumentale, ce sont les sacrements ; la cause formelle ou la nature de la grâce placée dans l’âme, c’est la vie divine communiquée à cette âme. La cause finale ou la raison pour laquelle Dieu la communique à l’âme : c’est la gloire de Dieu ; la gloire du Verbe Incarné ; la déification de l’homme qui lui donne droit à la gloire de Dieu et à tous Ses biens de la grâce et de la gloire.
Or, qu’est-ce qui est substantiellement en Dieu, sinon Dieu Lui-même : le Père, le Fils, le Saint-Esprit, l’adorable Trinité. Par la grâce, c’est donc Dieu, le Père, le Fils, le Saint-Esprit, l’adorable Trinité, qui est accidentellement dans le chrétien.
Dieu est substantiellement vie, sainteté, force, lumière, perfection, béatitude éternelle.
Le chrétien est donc accidentellement vie divine, sainteté divine, force divine, lumière divine, perfection divine, béatitude divine.
Tout cela, il l’est accidentellement, c’est-à-dire qu’il peut cesser de l’être, tandis que Dieu ne le peut pas.
L’âme du chrétien est donc la demeure, le temple, le trône de Dieu. Au chrétien, Dieu est donc infiniment plus uni qu’Il ne l’est aux autres créatures, par Son essence, par Sa présence, par Sa puissance. C’est à tel point que si, par impossible, Dieu n’était pas dans l’âme, ainsi qu’Il est avec tous les êtres créés, par essence, par présence et par puissance, Il y serait réellement par la grâce. Comme le corps du Verbe Incarné devient présent sous l’espèce du pain, par les paroles de la consécration ; ou comme Sa divinité devint présente à l’humanité au moment de l’Incarnation, en sorte que, si jusque là elle en avait été absente, elle eût alors commencé de lui être présente et d’exister personnellement en elle : ainsi il en est de l’union de Dieu avec l’homme par la grâce. Cette union est tellement intime, qu’elle est la plus parfaite à laquelle puisse prétendre une pure créature. (Corn. a Lap., in Act. apost., II, 4).
Comment s’accomplit en nous cette union déifique, à laquelle nous devons d’être non seulement appelés, mais d’être réellement les enfants de Dieu ? La réponse à cette question nous fait sonder un des abîmes de l’amour infini. En nous communiquant la grâce, l’Esprit sanctificateur aurait pu nous rendre seulement justes et saints, sans nous faire ses enfants. Une pareille faveur eût mérité une reconnaissance éternelle. Il aurait pu nous honorer de cette adoption, en se contentant de nous donner la grâce et les dons créés ; car la grâce, nous l’avons vu, est la participation à la nature divine. Cette seconde faveur eût été plus grande que la première : le Saint-Esprit ne s’en est pas contenté.
Avec Ses dons Il a voulu se donner Lui-même ; et, par Lui-même, en personne, nous déifier et nous adopter. Dans cette vue, Il s’est volontairement uni à Ses dons. De manière que, lorsqu’il les répand dans l’âme, Lui-même S’y répand par eux et avec eux, personnellement, substantiellement, afin de contracter avec nous une union, surpassée seulement par l’union hypostatique de Dieu et de l’homme dans le Verbe Incarné. Tel est donc l’amour immense du Saint-Esprit, et la suprême élévation du chrétien. Au moment de notre génération divine, ce n’est pas seulement la grâce et les autres dons du Saint-Esprit qui sont répandus en nous, c’est le Saint-Esprit Lui-même, don incréé et auteur de tous les dons. Mêlé et comme identifié avec Ses dons, ce divin Esprit en personne habite en nous, nous vivifie, nous adopte et nous divinise. (Rom., v, 5 - Corn. a Lap., in Osee 1, 10).
Veut-on quelque chose de plus grand encore ? En descendant personnellement dans le chrétien, le Saint-Esprit est accompagné du Père et du Fils, dont Il ne peut être séparé. Ainsi, toute l’auguste Trinité, personnellement et substantiellement habite en lui, aussi longtemps qu’il persévère dans la justice. Si quelqu’un garde Ma parole, disait le Verbe Incarné, nous viendrons à Lui et nous établirons notre demeure chez Lui. (Joan., XIV, 13). Ainsi, par la grâce, Dieu demeure personnellement en nous, et nous demeurons personnellement en Dieu (ibid.).
Gardons-nous de comparer cette habitation de Dieu en nous, à l’habitation d’un roi dans un palais, ou même à la présence de Dieu dans toute autre pure créature : ce serait une erreur. L’habitation de Dieu dans l’âme juste est une union active, qui tend à la transformation de l’homme en Dieu. Telle fut l’immense gloire demandée et obtenue par le Verbe, notre frère aîné, dans la prière qu’Il fit au Père avant de mourir. « Qu’ils soient tous un : comme Vous, Mon Père, êtes en Moi et Moi en Vous, qu’eux aussi soient un en Nous» (Jean., XVII, 21).
Quels sont les principaux effets de cette union, ou plutôt de notre génération divine ? Le premier, c’est la vie. « Je suis venu, disait le Rédempteur, afin qu’ils aient la vie, et qu’ils l’aient plus abondamment» (Ibid., x, 10). Au Saint-Esprit, successeur et continuateur du Verbe, appartient le droit de tenir le même langage. Mais quelle vie nous donne-t-Il ? Il y a quatre sortes de vies : la vie végétative, qui est celle des plantes ; la vie sensitive, qui est celle des animaux ; la vie raisonnable, qui est celle des hommes ; la vie divine, qui est celle de Dieu même et des anges. Quand le Saint-Esprit descendit sur la terre, la vie végétative, la vie sensitive, la vie de la simple raison, coulaient à pleins bords. Ce n’est donc pas pour les rendre plus abondantes, que l’Esprit d’amour et de vérité quittait les hauteurs des cieux. Mais la vie divine était presque éteinte. Qui en vivait ? qui même la connaissait ? Les sages, les savants, les vertueux s’étaient dégradés, au point de ne vivre plus que de la vie des bêtes (Ps. 48).
C’est donc la vie de Dieu, que le Saint-Esprit nous communique par la grâce. Cette vie dominant, absorbant toute autre vie, expulse de l’âme le péché, principe de mort, et surnaturalise ce qui est purement naturel. « La grâce, dit saint Thomas, guérit l’âme, lui fait vouloir le bien et pratiquer le bien qu’elle veut ; la fait persévérer dans le bien et parvenir à la gloire. Elle ennoblit toutes ses puissances et les rend capables d’actes sublimes, en rapport avec le principe divin qui les met en jeu» (1a 2ae, q. 110, art. 4 ad 1).
A cette vie divine les nations chrétiennes ont dû, elles doivent encore, toute la supériorité intellectuelle et morale qui les distingue. Qu’elles aient le malheur de la perdre, et il ne leur restera, comme au monde païen, que la pauvre vie de la raison, bientôt dominée par la vie de la plante et de la bête. Si l’Europe ne se hâte de rentrer en état de grâce, cette nouvelle chute de l’humanité est infaillible : entre l’homme ancien et l’homme moderne, la seule différence est celle que le christianisme y a mise.
Le second effet de la génération déifique, c’est l’adoption divine. Notre adoption divine ne ressemble en rien à l’adoption qui a lieu parmi les hommes. Dans celle-ci, les enfants ne reçoivent rien de la nature physique de leur père adoptif. Ils lui doivent seulement un nom qui leur donne droit à l’héritage. Autre est l’adoption divine. « Voyez, dit saint Jean, la charité que le Père nous a faite, elle est telle que nous ne sommes pas seulement appelés, mais que nous sommes les enfants de Dieu» (1 Joan., III, 1). En effet, avec la grâce, le chrétien reçoit de Dieu la nature divine elle-même, à laquelle il participe non seulement par accident, mais comme substantiellement. Nous sommes donc fils de Dieu et comme des dieux, puisque Dieu nous communique réellement sa nature (1) .
(1) Corn. a Lap., in Osee I, 10. Dans un autre endroit, le savant commentateur explique les deux mots accidentellement et substantiellement. Accidentellement, le chrétien est participant de la nature divine, par la grâce sanctifiante qui est un don accidentel répandu dans l’âme, en vertu duquel il participe de la manière la plus élevée et la plus parfaite de la nature divine. Substantiellement, parce qu’il participe réellement à la nature divine qui lui est communiquée ; car la grâce de l’adoption ne peut pas plus être séparée du Saint-Esprit, que l’adoption du Saint-Esprit ne peut être séparée de la grâce. C’est ainsi que le rayon ne peut pas plus être séparé du soleil, que le soleil du rayon. Nec enim grata adoptons a Spiritu sancto, nec Spiritus sancti adoptio a gratia divelli potest : sicut radius a sole, et sol a radio divelli nequit. ln II Pelr., 1, 4.
Si nous sommes vraiment fils de Dieu, Dieu aussi est vraiment notre Père. En effet, celui-là est vraiment père qui communique sa nature à son fils : c’est donc à juste titre que Dieu est appelé non seulement le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais notre Père, puisqu’il nous communique Sa nature par la grâce, comme Il la communique par l’union hypostatique à Notre-Seigneur, dont Il nous fait véritablement frères (Corn. a Lap., in Osee, I, 10). C’est l’enseignement formel du Saint-Esprit Lui-même. « Ceux que Dieu a connus dans Sa prescience, dit saint Paul, Il les a aussi prédestinés pour être conformes à l’image de Son Fils, afin qu’Il fût lui-même le premier né entre une multitude de frères» (Rom., VIII, 29). Et saint Jean : « Il leur a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu, à ceux qui croient en Son Nom et ne sont nés ni du sang, ni de la volonté de l’homme, ni de la volonté de la chair, mais qui sont nés de Dieu» (I, 12). Que dire d’une pareille gloire ? Fils de Dieu, prêtons l’oreille aux paroles du même apôtre, ravi d’admiration en présence de tant de grandeur : « Bien-aimés, nous sommes maintenant les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour ne paraît pas encore. Nous savons que, quand Il se montrera dans Sa gloire, nous Lui serons semblables» (I Joan., III, 2). « O Chrétien, être sublime, si tu sais te comprendre ! Être fils de Dieu, héritier de Dieu, c’est infiniment plus que d’être roi, empereur, pape, monarque de tout l’univers ; plus que d’être ange, archange, chérubin, séraphin. Être fils de Dieu, être Dieu sur terre, terrenus Deus ; s’assimiler par la nourriture toutes les créatures inférieures ; se nourrir de la chair et du sang de Dieu Lui-même et participer réellement de Sa nature : voilà le panthéisme catholique. La raison en est éblouie. Faut-il s’étonner de l’immense succès de Satan, lorsqu’il le contrefait et qu’il présente à l’homme la contrefaçon à la place de l’original ?
Qu’elle est donc digne d’envie la filiation divine ! Homme, comme tu dois l’aimer ! avec quelle sollicitude tu dois la conserver ; et si, par malheur, tu viens à la perdre, avec quelle promptitude tu dois la recouvrer ! Comme un fils avec son père, ainsi tu dois agir avec Dieu. Vis de confiance, d’amour et de respect filial. A l’exemple de tes aïeux, Noé, Énoch, Abraham, sois parfait dans toutes tes voies. Que les anges plutôt que les hommes forment ta société. Rien n’attire, rien n’éblouit les regards de celui qui sait être fils de Dieu. Il se dégraderait si, après Dieu, il pouvait admirer quelque chose (S. Cypr., De Spectacul)
Le troisième effet de la génération ou filiation divine, c’est le droit à l’héritage paternel. Cet héritage, auquel nul autre ne peut être comparé, se compose de la grâce et de la gloire : trésors infinis qui comprennent tous les biens de notre père sur la terre et dans le ciel. Pour en nommer seulement quelques-uns : au moment de son adoption, le chrétien reçoit, avec la rémission de ses péchés et la parfaite purification de son âme, les trois vertus théologales : la foi, l’espérance, la charité ; les quatre vertus morales surnaturelles : la prudence, la justice, la force, la tempérance ; les sept dons du Saint-Esprit, qui descendirent primitivement sur le Verbe, son frère aîné. Mieux encore : en lui descendent, à lui viennent se donner le Saint-Esprit auteur de tous les dons, le Fils et le Père, toute l’auguste Trinité substantiellement et personnellement (S. Th., 1a 2ae, q. 63, art. 3 corp. ; Conc. Trid., secs. VI, c. VII. - Corn. a Lap., in Osee, I, 10.) Tous ces dons répandus jusque dans les profondeurs de l’âme font du chrétien un être nouveau, né à une vie nouvelle, et capable d’œuvres déifiques. En travaillant jusqu’à la mort, l’homme non adopté peut gagner de l’or et de l’argent, qui périssent avec lui ; mais le chrétien peut gagner chaque jour, à chaque heure, une augmentation de grâce, dont le moindre degré vaut mieux que l’univers entier ( . La raison en est que ses œuvres sont les œuvres d’un fils, en quelque sorte, substantiel de Dieu, procédant de Dieu même et du Saint-Esprit, qui en est le moteur et le coopérateur (1a 2ae, q. 113, art. 9, ad 2).
Ce n’est là toutefois qu’une partie de nos trésors et le commencement de notre noblesse. Toutes les œuvres du chrétien sont des semences de gloire. Comme l’arbre et le fruit naissent de la graine, ainsi la gloire et le bonheur éternel naissent de la grâce. Pour calculer toute la dignité du chrétien, il faut donc ajouter que son adoption, commencée sur la terre, se consommera dans le ciel. Là, en possession d’un royaume dont rien ici-bas ne saurait donner l’idée, au sein de la vision béatifique, il sera transformé en Dieu d’une manière si parfaite, uni d’une union si intime, qu’elle ira, sans confondre les substances, jusqu’à la consommation dans l’unité (Joan., XVIII, 23).
A la vue de tant de grandeur, la parole expire sur les lèvres. Il ne reste de force que pour dire au chrétien : Noblesse oblige ; et aux prêtres : Faites connaître à ce fils de Dieu sa dignité, et les obligations qui en découlent . Aujourd’hui surtout que l’homme tend à se mépriser, jusqu’à s’assimiler à la bête, criez-lui : En haut les cœurs. Race divine, la terre est indigne de toi ; que les grossiers instincts de la nature, que les pâles lueurs de la raison soient les guides des autres hommes ; pour toi, la règle de tes pensées, de tes affections et de tes œuvres est la parole de ton divin frère, le Verbe Incarné : Soyez parfaits comme votre Père céleste Lui-même est parfait.
Les mystérieuses opérations qui viennent d’être décrites étant la base de la formation du chrétien, nous croyons utile de les résumer en quelques mots. Bien comprises, elles rendront facile l’étude détaillée de la quatrième et magnifique création du Saint-Esprit.
L’homme est fils de l’homme par la génération humaine. Il est fils de Dieu par une génération divine. Cette génération, qui le rend participant de la nature même de Dieu, se fait par la grâce. La grâce est un don, un élément divin qui fait l’homme enfant de Dieu et héritier de sa gloire. Le mystère s’accomplit ainsi : le Saint-Esprit descend personnellement dans l’homme, et se l’unit de l’union la plus intime après l’union hypostatique. En vertu de cette union, la charité, dont le Saint-Esprit est la source, se répand aussitôt dans l’essence de l’âme. Elle y porte toutes les vertus, tous les principes constitutifs de la vie surnaturelle ou divine, puisqu’elle-même est cette vie. Sans perdre sa nature, l’âme au contact de l’élément divin se divinise ; c’est ainsi que, tout en restant fer, le fer plongé dans le feu en prend toutes les qualités.
Par la grâce sanctifiante ou habituelle, devenu enfant de Dieu, l’homme est capable de tout bien surnaturel. Néanmoins, pour l’accomplir, il a besoin d’une impulsion, qui doit se renouveler aussi souvent que l’obligation d’agir. Ainsi, la sève, qui est dans l’arbre et qui est sa vie, doit être mise en mouvement par les rayons du soleil, pour circuler dans les rameaux et former les fleurs et les fruits. Dans l’homme, cette impulsion est la grâce actuelle. Comme son nom l’indique, la grâce actuelle est un mouvement, une impulsion, une inspiration transitoire du Saint-Esprit, qui, au moment voulu, met en action la grâce habituelle, et communique à l’âme, suivant le besoin, la lumière, la force, le remords, le désir, nécessaires pour accomplir le bien qui se présente (Montaqn., De gratia, quæst, proæm., p. 53, édit. in-4. - Conc. arausic., XI, c. IX. - S. Aug., Lib. de Grat. Christi, c. XII).
CHAPITRE XIX
NAISSANCE DU CHRÉTIEN, LE BAPTÊME.
L’eau est la matière du baptême. - Ce que c’est que l’eau : mère du monde, sang de la nature. - Parole s des Pères et de saint Pierre. - Tradition paterne. - L’eau est une mère bonne et féconde. - Rôle de l’eau dans l’ordre moral. - Honneurs rendus à l’eau. - L’eau corrompue par le démon. - Pourquoi l’eau est l’élément du baptême. Passages de saint Chrysostome et de Tertullien. - Contrefaçon satanique. - Preuves de l’efficacité surnaturelle de l’eau du baptême.
Nous connaissons la réalité et l’excellence de notre génération divine, mais où s’accomplit-elle ? Dans la vie du chrétien, il y a une heure solennelle entre toutes, heure unique, heure de gloire et de bénédictions éternelles : c’est l’heure du baptême. Alors s’opère un miracle plus grand que la création du ciel et de la terre : le fils de l’homme devient le fils de Dieu. Faut-il s’étonner si, chaque fois que ce prodige se renouvelle, les trompettes de l’Église militante, les cloches, éclatent en sons joyeux pour l’annoncer au ciel et à la terre ? Faut-il s’étonner si le plus grand roi du plus beau royaume signait non pas le nom de sa famille, mais celui du lieu où il avait reçu le baptême, et s’appelait Louis de Poissy ? Faut-il s’étonner si chaque année nos pères célébraient par une fête solennelle, appelée Pâque annotine, l’anniversaire de leur divine naissance ? Non ; rien de tout cela ne doit étonner. Ce qui étonne et afflige, c’est de voir le plus grand jour de la vie devenu, pour la plupart des chrétiens d’aujourd’hui, un jour comme un autre. Que, dans les eaux du baptême, l’homme devienne enfant de Dieu, c’est une vérité de foi. «Quiconque, dit le Verbe Incarné, ne renaît pas de l’eau et du Saint-Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu» (Jean., III, 3). Et le saint Concile de Trente, interprète infaillible du Maître : «La cause instrumentale de la sanctification, c’est le sacrement de baptême» (Sess. VI, c. VII et c. IV). Ici reparaît avec un éclat nouveau l’action créatrice du Saint-Esprit, et la profonde harmonie que Dieu a mise entre le monde de la nature et le monde de la grâce. Puisque le sujet nous y conduit, parlons de ces mystères aujourd’hui si peu admirés et pourtant si dignes de l’être.
L’eau est la matière du baptême. Pourquoi l’eau et non pas un autre élément ? L’incertitude cessera avec la réponse à cette question : Qu’est-ce que l’eau ? Parmi tant de loisirs perdus, nous est-il jamais arrivé d’en consacrer un seul, si court qu’il soit, à chercher quel est cet élément le plus ami de l’homme, cette belle et bienfaisante créature dont nous faisons un si fréquent usage ? Une fois du moins essayons cette étude. En nous révélant la cause pour laquelle Dieu emploie l’eau dans la plus magnifique de ses œuvres, elle nous inspirera de nobles pensées et de nobles sentiments.
L’eau est la mère du monde et le sang de la nature. A la définir ainsi nous sommes autorisé, comme nous le verrons bientôt, par le plus savant des géologues, saint Pierre, le prince des apôtres. Ayant appris la géologie à l’école même du Créateur, nul mieux que lui ne connaît l’origine des choses. L’eau est la mère du monde, si de son sein et de sa substance sont sortis la terre et les cieux. Or, voici ce que nous lisons en tête de la Genèse : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre ; et la terre était sans consistance et sans forme, et les ténèbres étaient sur la face de l’abîme». La matière primitive, lancée dans l’espace par le Verbe créateur, formait une masse informe à l’état liquide. La terre, qui en était une partie intégrante, subissait la condition commune. Eau non condensée, elle était, comme dit l’Écriture, sans consistance et sans forme déterminée.
« Cette matière informe, dit saint Augustin, que Dieu tira du néant, fut d’abord appelée ciel et terre. Et il est dit : Au commencement Dieu fit le ciel et la terre. Non que cela fût déjà, mais parce qu’il pouvait être : car il est écrit que le ciel fut fait. C’est ainsi que, lorsque nous considérons la graine d’un arbre, nous disons que là sont les racines, le tronc, les branches, les feuilles et les fruits, non que déjà ces choses soient ; mais parce qu’elles doivent être. Dans le même sens il a été dit : Au commencement Dieu fit le ciel et la terre, bien que la matière du ciel et de la terre fût encore à l’état de chaos. Mais, parce que de ce chaos devaient avec certitude sortir le ciel et la terre, déjà la matière elle-même était appelée le ciel et la terre» (De Gen. contr. Manich., lib. I, c. VII, opp. t. I, p. 1052, edit. noviss).
Écoutons maintenant le Prince des apôtres. De son temps, il y avait comme aujourd’hui des Renan, des Proudhon, des Quinet, des Strauss, petits écoliers du petit Épicure, qui niaient la création du monde, son libre gouvernement par la Providence, et sa destruction finale. Saint Pierre répond : « Ces moqueurs ignorent, le voulant bien, que le ciel et la terre n’ont pas toujours existé ; mais qu’au commencement ils furent tirés de l’eau, qu’ils subsistent par l’eau et qu’ils doivent leur consistance an Verbe divin» (1). Ainsi le ciel et la terre, avec tout ce qu’ils renferment de créatures matérielles, ont été formés de l’eau, à laquelle le Verbe créateur a donné, en la condensant, une forme arrêtée et maintenue dans un état permanent.
(1) Latet enim eos hoc volentes quod, coeli erant prius et terra de aqua et per aquam, consistens Verbo Dei. Il Petr., III, 5. Bien qu’au singulier, le mot consistens, affermi, se rapporte également au ciel et à la terre, les Hébreux ayant coutume de faire accorder l’adjectif avec le dernier substantif.
Chez les Pères et les commentateurs l’interprétation des paroles de l’apôtre est invariable. En première ligne nous trouvons le pape saint Clément, disciple de saint Pierre, qui assure la tenir de la bouche de son auguste maître. «Je vais vous apprendre, me disait Pierre, comment et par qui le monde a été fait, Au commencement Dieu fit le ciel et la terre, comme un seul édifice. L’eau qui occupait le monde, Dieu la condensa comme une glace, la rendit solide comme le cristal : elle forma le firmament qui enveloppe tout l’espace compris entre le ciel et la terre» (Recognit., lib I, c. XXVI et XXVII). On le voit, il n’est question que de l’eau comme matière élémentaire. Dieu l’a séparée en deux parts : l’une réduite à l’état concret forme la terre ; l’autre tenue en suspension dans le vide s’appelle le firmament, et forme autour de la terre comme une couronne de cristal, émaillée de diamants. Voir Fabricius, Théologie de l’eau, liv. II, c. I). Ecuménius parle comme saint Clément. « Le ciel et la terre, dit-il, ont été faits de l’eau. Le ciel n’est que l’eau vaporisée ou à l’état aériforme, et la terre, l’eau solidifiée ou à l’état concret (In Il Petr., III, 5). Saint Augustin n’est pas moins explicite. « Au commencement, les cieux et la terre furent faits de l’eau et par l’eau. Il n’y a donc rien d’absurde à dire que la matière primitive, c’est l’eau ; car tout ce qui naît sur la terre, les animaux, les herbes et les êtres semblables, doivent à l’eau leur formation et leur nourriture» (De civit. Dei, lib. XX, c. XVIII. - De Gen. contr. Manich., lib. I, c. VII, p. 1053).
Tel est le sentiment des autres docteurs (Voir Corn. a Lap., in Eccles., XXIX, 28), auquel le troisième verset de la Genèse vient donner, il nous semble, une éclatante confirmation. Et l’Esprit de Dieu se portait sur les eaux. Pourquoi l’Écriture ne dit-elle pas : Sur le ciel et sur la terre, qu’elle vient de nommer, et de nommer seuls ? N’est-ce pas évidemment parce qu’ils existaient à l’état d’eau, et que l’eau était l’élément générateur de l’un et de l’autre ?
Le souvenir de la primitive origine des êtres matériels ne s’était pas entièrement perdu chez les païens. De l’Orient, berceau de la tradition, il avait passé en Occident. La première école philosophique de la Grèce, celle de Thalès, posait en principe que l’eau avait donné naissance à tout ce que nous voyons (Auson., De Lud. Sapient). Le plus savant des naturalistes romains, Pline écrit : « L’eau est la reine de tout, elle conserve la terre, elle tue le feu, elle monte en haut et possède l’empire du ciel. En tombant, elle donne naissance à ce que produit la terre. Prodige de la nature l Si on considère comment naissent les moissons, comment vivent les arbres et les plantes, comment l’eau monte dans le ciel et comment elle en descend pour donner la vie aux herbes, on confessera avec vérité que la terre doit tout à l’eau» (Hist. uni., lib. XXXI, c. I, édit. in-8, Paris, 1827).
Festus et d’autres grammairiens païens donnent au mot aqua, eau, une étymologie qui signifie mère de tout (Corn. a Lap., in Joan., IV, 9).
A l’enseignement de la tradition universelle, la chimie, quand elle sera plus avancée, viendra, nous n’en doutons pas, ajouter l’autorité de ses expériences. Au lieu de cinquante corps simples, elle reconnaîtra qu’un seul élément a suffi au Créateur pour former tout ce que nous voyons. Or, cet élément primitif, c’est l’eau. Telle est déjà l’opinion d’une partie du monde savant ( .
Comme l’enfant sort du sein et de la substance de sa mère, la création matérielle est donc sortie de l’eau. Ainsi les cieux et la terre et tout ce que produit la terre sont fils ou petits-fils de l’eau : Ex aqua et per aquam. Quelle féconde, quelle admirable mère ! quelle belle et nombreuse famille ! Promenons nos regards sur l’immense variété d’arbres, de végétaux, de plantes, d’herbes, de fleurs et de fruits, dans lesquels on ne sait qu’admirer le plus, ou l’utilité de leur bois et de leur feuillage, la richesse de leurs couleurs, la gracieuseté de leurs formes, l’odeur exquise de leurs parfums, ou leurs propriétés médicinales. Ce n’est pas toutefois la plus belle partie des enfants de l’eau. D’elle encore sont nés les animaux qui remplissent la terre, les poissons qui peuplent la mer, dont la grosseur ou la petitesse, la forme et la structure, les industries et les moyens d’attaque et de défense nous étonnent également.
Quelque chose de plus gracieux et encore de plus brillant. Les oiseaux sont frères des poissons. Par la gentillesse de leurs formes, la vivacité de leurs allures, l’éclat, la magnificence et la variété de leur plumage, la sûreté de leur instinct et l’harmonie de leurs chants, ces charmantes créatures offrent un spectacle qu’on ne se lasse pas d’admirer. Encore mieux : c’est de la terre que le chef-d’œuvre de la création matérielle, notre corps, est sorti, comme la terre elle-même est sortie de l’eau. Si donc la terre est notre mère, l’eau est notre grand’mère. Tout homme est né d’elle : Initium vita hominis aqua (Hydrogiologia, scet. I, c. III, auct. Marco Ant. Marsilio, Columna archiep. Salernit).
Le Créateur, qui a fait naître la terre de l’eau, a voulu que cette fille, quel que fût son âge, reposât comme un petit enfant sur le sein de sa mère. Il a fondé la terre sur l’eau : super maria fundavit eam, dit le prophète (Ps. 23). C’est l’eau qui lui sert de point d’appui, de nourrice et de berceau. En effet, la conservation des êtres n’est que leur création continuée ; cela signifie qu’ils vivent des mêmes éléments dont ils sont formés. Si donc l’eau est l’élément générateur des êtres matériels, elle doit jouer un rôle souverain dans leur conservation. Or, c’est un fait que l’eau entre dans tous les aliments ; qu’elle est le remède direct à une foule de maladies et qu’elle sert de véhicule à la plupart des médicaments.
Comme dans les œuvres de Dieu tout est fait pour l’instruction de l’homme, saint Ambroise traduit la leçon qui nous est donnée par l’étroite et indissoluble union de la terre et de l’eau. « Voyez, dit-il, quelle bonne mère est l’eau, elle nourrit ce qu’elle enfante et ne s’en sépare jamais. Et toi, ô homme, tu as enseigné l’abandon des enfants par leurs parents, les séparations, les haines, les offenses, apprends de l’eau quels liens intimes doivent unir les parents et les enfants» (Hexæm., lib. V, c. IV).
Apprenons encore combien grands doivent être notre humilité et notre détachement des créatures. Qu’est-ce que notre corps ? De l’eau figée. Que sont les animaux, les plantes, la terre, toutes les créatures matérielles ? De l’eau figée. Et pour un peu d’eau figée nous aurions de l’orgueil, et nous perdrions notre âme faite à l’image de Dieu !
L’eau n’est pas seulement la mère du monde, elle est encore le sang de la nature. Le sang est nécessaire à la vie du corps ; l’eau n’est pas moins nécessaire à la vie de l’univers. Dans le corps humain, le sang a ses réservoirs. Il en sort pour alimenter tous nos membres ; il y revient pour se rafraîchir, il en repart pour continuer avec succès ses indispensables fonctions. Même chose dans le grand corps de la nature. Les mers sans fond, les vastes cavités des montagnes sont les réservoirs de son sang. Par un mouvement non interrompu de départ et de retour, l’eau sans cesse rafraîchie, remplie de toutes ses qualités natives, continue de faire épanouir la vie de la nature en mille productions variées, dont la succession régulière n’est pas le caractère le moins admirable.
C’est la sagesse infinie qui fait sortir le sang de ses réservoirs, qui le divise, qui le dirige par cent canaux, de différentes grandeurs, suivant les besoins de chaque organe. Dans la nature, la même sagesse préside à la distribution des eaux. Au temps voulu, elle en ouvre les grands réservoirs ; elle en divise la masse, lui montre les canaux par où elle doit couler pour arroser, rafraîchir, entretenir partout la beauté et la vie.
Parmi ces canaux, les uns, comme les fleuves, sont les artères du grand corps de la nature ; les autres, comme les rivières, les ruisseaux, les fontaines, les infiltrations souterraines, sont les veines, les fibres, les vaisseaux capillaires, par où l’eau pénètre dans les plus menues parcelles de terre, comme le sang dans les extrémités les plus faibles de nos organes et les plus éloignées du centre. Il est d’expérience qu’on trouve de l’eau partout. Sur ce point, les puits artésiens sont venus, comme toutes les autres découvertes, donner raison aux enseignements de la théologie. Que serait-ce si l’homme possédait une science plus complète, ou s’il disposait d’instruments plus parfaits ?
Telle est la précision avec laquelle Dieu mesure la quantité de sang qui doit entrer dans chaque vaisseau, la rapidité ou la lenteur avec laquelle il doit couler, qu’il n’y a jamais, à moins d’une cause étrangère, ni un engorgement, ni une perturbation dans l’organisme. Avec un art non moins merveilleux le Créateur Lui-même Se fait gloire d’avoir mesuré et équilibré les eaux dans le corps de la nature, de telle sorte que chaque partie en reçoit la quantité convenable. « C’est Moi qui ai mis l’eau dans la balance ; qui suis le législateur des pluies et le conducteur des tempêtes retentissantes» (Job, XXVIII, 25, 26).
Mais si l’homme vient à mériter quelque grave punition, l’ordre est suspendu. Comme dans la famille la mère se charge de corriger l’enfant coupable : l’eau venge le Père céleste outragé. Ordre lui est donné de se resserrer dans ses réservoirs et de faire languir la terre avec ses productions, ou de tomber en masses désastreuses qui noient la première, altèrent les secondes et forcent le pécheur à crier merci.
Il est donc vrai de dire avec un auteur païen : « L’eau est l’élément le plus ami de l’homme ; nul autre ne nous procure autant d’avantages ; sans l’eau, rien ne pourrait naître, ni se conserver, ni être accommodé à nos usages» (Vitruv., lib. VIII, c. IV). Ajoutons, avec Eusèbe, que de tous les éléments l’eau est celui qui semble rendre le plus de gloire aux attributs de Dieu. Les fleuves et les rivières qui coulent sans cesse en si grande abondance font connaître la magnificence du Créateur. Les fontaines inépuisables, qui nuit et jour sourdent des abîmes cachés à l’œil humain, montrent la bonté du Dieu qui les alimente. La grandeur de Sa puissance se révèle par la masse immense des eaux renfermées dans l’abîme des océans, et par les flots audacieux, qui, s’élevant jusqu’aux nues, font peur à la terre, mais qui viennent briser leur orgueil contre un grain de sable (De Laud. Constant., p. 605).
Telle est l’eau en elle-même et dans l’ordre naturel. N’est-il pas juste qu’à raison du rôle souverain dont elle est honorée, elle chante la gloire de Dieu et que l’homme, s’associant à sa mère, l’aide à payer la dette de la reconnaissance ? Aussi, dans le cantique où il invoque toutes les créatures à exalter, à superexalter leur auteur, le prophète, après s’être adressé aux anges, glorieux habitants du monde supérieur, passe à la création inférieure et appelle immédiatement l’eau, sa mère toujours féconde. Benedicite aquæ omnes quæ super cælos sunt Domino.
De là, les honneurs rendus à l’eau. C’est un fait peu remarqué et pourtant d’autant plus digne de l’être, qu’il est universel : tous les peuples policés de l’Orient et de l’Occident, juifs, païens ou chrétiens, ont mis une partie de leur gloire à orner les fontaines. Ils ont voulu que leur mère, en arrivant chez eux, fût reçue non dans des vaisseaux de pierre ou de bois grossièrement travaillés, mais dans des vasques et des bassins de marbre, de bronze, de porphyre, richement ornés de sculptures et de bas-reliefs. Les eaux ne débouchent point par des orifices simples et sans art : gracieux et variés sont leurs chemins. Elles sortent tour à tour du bec d’un oiseau, de la gueule d’un lion ou de la bouche de toute autre créature animée, et le bruit de leur chute, doux ou retentissant, forme un concert qui est, suivant l’expression du Prophète, le battement de mains des eaux : Flumina plaudent manu.
Nul ne comprit mieux le culte des eaux que les deux plus grands peuples de l’antiquité, les Juifs et les Romains. Les aqueducs de Salomon étaient d’une magnificence incroyable, d’une grandeur et d’une largeur qui paraîtraient fabuleuses, si les preuves écrites et matérielles ne les rendaient incontestables. Jamais les Césars n’entrèrent dans Rome avec autant de pompe que les eaux appelées à l’embellissement de la ville éternelle. C’est sur des arcs de triomphe de dix et de quinze lieues de longueur qu’arrivaient, comme des mines, les magnifiques eaux Pauline et Virginale, dont l’abondance et la pureté font encore de Rome actuelle la ville aux belles fontaines. Nos aqueducs, écrivait Pline, sont les merveilles du monde : orbis miracula (Lib. XXXVI, c. XV).
Faut-il être étonné si le grand singe de Dieu, Satan, s’est emparé de cette vénération instinctive pour les eaux et la fait tourner à son profit. Afin de corrompre l’homme et de faire insulter Dieu par la plus belle de Ses créatures, il s’est acharné à profaner les eaux et les fontaines : les premières furent peuplées d’une foule de divinités impures ; des secondes il a fait un spectacle de lubricité. Sortant de la bouche ou de la conque de sirènes, de naïades, de tritons, c’est-à-dire de démons provocateurs, les fontaines, redevenues païennes, ne chantent plus les attributs du Créateur, mais les infamies de Satan, de ses anges et de son culte (Corn. a Lap., in Zach., XIV, 6 ; et Cant., IV, 15).
L’étonnement redouble, ou plutôt la science se développe, quand on considère le rôle important de l’eau dans l’ordre moral. Quel élément a plus souvent servi aux merveilles du Tout-Puissant ! Le déluge, le passage de la mer Rouge, le rocher d’Horeb, le passage du Jourdain, le culte mosaïque avec ses nombreuses cérémonies, dont l’eau forme presque toujours une partie intégrante, ne témoignent-ils pas que l’eau est l’élément préféré du Créateur ? Combien de fois le Verbe Incarné l’a fait servir à Ses mystères et à Ses miracles : il serait long de le dire. Citons un seul fait. Au seuil de sa vie publique, il veut manifester Sa divinité avec un éclat irrésistible. Son premier miracle sera comme Sa lettre de créance. Pour l’opérer, quel élément emploie-t-il ? L’eau.
« Chose remarquable, dit à ce sujet le savant Fabricius, le changement de l’eau en vin aux noces de Cana, le Verbe créateur continue de l’opérer tous les jours, avec un luxe de variétés devant lequel on tombe à genoux. Il fait si bien unir l’eau avec la vertu du cep de la vigne, que les raisins se remplissent non d’eau, mais d’un jus délicieux. Qui pourrait compter tant d’espèces de vins, tant de sortes d’autres jus, d’huiles et de fruits succulents, en quoi l’eau se change, au contact des vertus renfermées dans leurs semences ? » (Théologie de l’eau, lib. I, c. IV). Si la miraculeuse transformation de l’eau s’accomplit au contact d’un élément créé, pourquoi ne pourrait-elle pas s’accomplir à l’ordre immédiat de celui qui a créé l’eau et l’élément transformateur ?
Il était nécessaire de faire connaître l’excellence naturelle de l’eau, en montrant ce qu’elle est dans le monde physique, pour avoir la raison du choix constant que Dieu en fait, dès l’origine, comme élément des plus grandes choses dans le monde moral. Or, ces anciennes merveilles n’étaient que le prélude d’une merveille plus grande encore. Nous voulons parler de la naissance du chrétien : à l’eau en revient l’honneur. Unique, incomparable, immortel, cet honneur met en évidence une des plus ravissantes harmonies des œuvres divines et ne forme pas la moindre preuve que l’eau est bien l’élément générateur de toutes choses. Nous le verrons au chapitre suivant. Ce n’est donc pas parce qu’elle se trouve partout, mais bien parce qu’elle est profondément mystérieuse, que l’eau a été choisie pour l’élément du baptême (Voir sur ce qui précède et sur ce qui suit notre Traité de l’Eau bénite au XIXè siècle).
CHAPITRE XX
(SUITE DU PRÉCÉDENT).
Merveilles sorties du sein des eaux : dans l’ordre naturel, dans l’ordre surnaturel. - Admiration des Pères et des docteurs de l’Église. - A cause de son excellence, l’eau objet privilégié de la haine du démon. - Paroles de Tertullien. - Faits de l’histoire profane. - Pline, Porphyre. - Passage de Psellus. - Certitude du miracle opéré par l’eau du baptême. - Magnificence du baptême des chr étiens, tirée de sa similitude avec le baptême du Verbe Incarné.
Au premier jour du monde, le Saint-Esprit repose sur les eaux, semblable à l’oiseau qui couve son nid pour le faire éclore. Des eaux primitives ainsi fécondées, sortent les brillantes et innombrables légions d’êtres organiques, vivants, animés, destinés à vivre sur la terre, sortie comme eux du sein des eaux. Dans la plénitude des temps, le même Esprit repose sur les eaux du Baptême, les féconde, et pendant toute la durée des siècles en fait sortir l’innombrable famille des enfants de Dieu, destinés à peupler le ciel.
Ce spectacle ravit les Pères et les docteurs de l’Église. Comme les anciens prophètes s’étaient plu à chanter la première création sortant du sein des eaux, eux célèbrent à l’envi la seconde création sortie du même élément. « Ce que le sein de Marie fut pour le Verbe, disent-ils, la fontaine baptismale l’est pour nous : sein maternel dans lequel est reçue la grâce génératrice et d’où nous sortons frères et cohéritiers du Verbe Incarné. O l’admirable ouvrier que le Saint-Esprit» (1).
(1) Fons aquæ elementaris, hoc Spiritu interveniente, fit utérus Ecclesiæ, uterus gratiæ, etc. Rupert., De Spirit. sanet., lib. III, c. VIII. - On voit ici la raison pour laquelle l’eau élémentaire ou naturelle est seule matière du Baptême. C’est elle seule que le Saint-Esprit a sanctifiée et rendue féconde.
« A quoi bon l’eau, demande saint Chrysostome, pour donner une seconde naissance au monde ? Il y a là de grands mystères. Je n’en dis qu’un seul. En vertu de la loi qui préside à la transformation ou au perfectionnement des êtres, dans l’eau baptismale s’accomplit un mystère de mort et un mystère de vie. Mort, sépulture, vie, résurrection, tout se fait en même temps. L’eau baptismale est un tombeau. Nous y descendons, et le vieil homme y est enseveli et noyé tout entier. Nous en sortons, et l’homme nouveau en sort plein de vie. Aussi facile qu’il nous est de plonger dans l’eau et de revenir à la surface, non moins facile il est à Dieu d’ensevelir le vieil homme et de créer le nouveau... Ce qu’est le sein de la mère à l’enfant, l’eau du baptême l’est au chrétien ; c’est dans l’eau qu’il est fait et formé. Au commencement il fut dit : Que les eaux produisent les reptiles animés. Depuis que le Verbe Rédempteur est descendu dans le Jourdain, ce n’est plus la race des reptiles que produisent les eaux, mais la famille des âmes, douées de raison et pleines du Saint-Esprit» (In Jean., homil. XXV, n. 2 ; et homil. XXV.. n. 1, opp. t. VIII, p. 168 et 171, édit, noviss).
Personne n’a de couleurs plus gracieuses et plus vives que Tertullien, pour peindre les merveilles de la seconde création, autrement magnifique que la première. « Heureux mystère de notre eau baptismale ! s’écrie ce grand homme. Là, nous sommes purifiés de nos anciennes fautes et rendus libres pour la vie éternelle. La vipère, je veux dire l’hérésie, aime les lieux secs et arides. Pour nous, petits poissons, selon notre poisson Jésus-Christ, nous naissons dans l’eau et nous ne vivons de la vie divine qu’en demeurant dans l’eau» (De Baptism, c. I).
Cette eau puissante eut sa figure dans la création du monde. Alors le Saint-Esprit était porté sur les eaux et Il les sanctifiait. Dès ce moment, l’eau sanctifiée eut la vertu de sanctifier elle-même ; car c’est une loi que la créature inférieure prenne les qualités de l’être supérieur qui influe sur elle, surtout s’il s’agit de la matière à l’égard de l’esprit. Toutes les eaux étant venues de ces eaux primitives participent à la même vertu. Aussi, peu importe qu’on soit baptisé dans la mer, dans un lac, dans un fleuve ou dans une fontaine, en Orient ou en Occident, par Jean dans le Jourdain ou par Pierre dans le Tibre. A peine le nom de Dieu invoqué, l’Esprit, des hauteurs du ciel, descend sur les eaux, les sanctifie par lui-même, et ainsi sanctifiées, elles boivent la vertu de sanctifier» (Id., c. IV).
Il est donc vrai, le monde moral et le monde physique sont sortis du même élément générateur, sous l’action du même Esprit. Les cieux et la terre sont de l’eau et vivent dans l’eau, ex aqua et per aquam, dit saint Pierre ; et le monde chrétien est de l’eau et ne peut vivre que dans l’eau : In aqua nascimur ; nec aliter quam in aqua permanendo salvi sumus. Mieux que tous les discours, ce double fait nous montre l’excellence de l’eau et la place qu’elle occupe dans les œuvres divines.
Par cela même, elle sera l’objet inévitable de la haine privilégiée du démon. Si donc le grand ennemi du Verbe Incarné avait profané l’eau, considérée seulement comme principe de la création matérielle, nous devons le voir redoubler d’acharnement pour la profaner, pour la déshonorer, comme élément de la création spirituelle et instrument spécial des miracles de l’Homme-Dieu.
Il en est ainsi. Rapporter ce que le prince des ténèbres a fait pour corrompre l’eau ; et, de cet élément sanctificateur, faire un instrument de mal moral et physique serait presque impossible. On dirait qu’ayant eu connaissance des destinées sublimes de l’eau pour la régénération du monde, Satan a déchargé sa haine sur cet élément deux fois mystérieux, comme il l’avait déchargée sur la femme.
Tertullien, qui le voyait à l’œuvre, cite quelques-unes de ses contrefaçons sacrilèges et de ses noires méchancetés. « Il a, dit-il, son baptême pour initier ses adeptes aux mystères d’Isis et de Mithra. De toutes parts on voit ses adorateurs purifier avec de l’eau les campagnes, les maisons, les temples, les cités entières. Aux Jeux d’Apollon et de Péluse, les combattants se plongent dans l’eau, avec la pensée de se régénérer et d’obtenir le pardon de leurs fautes. Chez les anciens, l’homme qui venait de commettre un homicide se purifiait avec de l’eau. Reconnaissons ici Satan, jaloux de Dieu, puisqu’il a aussi son baptême. Mais quel rapport entre le sien et le nôtre ? L’immonde purifie, le tueur vivifie, le damné absout ! Détruira-t-il son œuvre en effaçant les crimes que lui-même inspire ?
« Indépendamment de toute pratique superstitieuse, le démon est le corrupteur des eaux. Les païens ne l’ignorent pas, eux qui, niant l’action de Dieu sur l’eau, en admettent la caricature. Est-ce que les esprits immondes ne reposent pas sur les eaux, contrefaisant la position du Saint-Esprit sur les eaux primitives ? Toutes les fontaines ombragées savent cela, tous les ruisseaux solitaires, les piscines des bains publics, et, dans les maisons particulières, les euripes, c’est-à-dire les citernes et les puits, appelés euripes, parce qu’ils entraînent, par la puissance de l’esprit mauvais, ceux qui en approchent. Les malheureux que ces eaux ont tués ou rendus fous ou frappés de panique, on les appelle lymphatiques et hydrophobes ». (Tertuli., De Baptismo, c. V).
Révoquer en doute la réalité de ces phénomènes sataniques serait simplement ridicule. Tertullien ne les a pas inventés. Les auteurs païens en témoignent. Ils citent dans les différentes parties du monde un grand nombre de ces eaux, qui produisent les effets signalés par le grand apologiste. Pline nomme un de ces euripes homicides ou malfaisants en Arcadie, trois en Tauride, d’autres en Lydie, en Éthiopie, en Béotie, dans l’île de Céos, en Phrygie, en Espagne, dans la Thrace et dans la Sicile.
Le grand théologien du paganisme, Porphyre, confirme les mêmes faits et rapporte cet oracle d’Apollon à Alexandre : « Fils d’Eacus, garde-toi d’approcher de l’eau d’Achéruse et de Pandosie : une mort inévitable t’y attend» (Oracul. veter., crac. Apoll. ab Obsopæo, p. 62). « Il y a, dit Psellus, un genre de démons, appelés démons des eaux, parce qu’ils se plongent dans l’eau, hantent volontiers les lacs et les fleuves, excitent les tempêtes et font périr beaucoup de navires et de personnes par les eaux » (De dæmonib., cir. Ini).t
Ces faits et beaucoup d’autres permettent donc d’affirmer avec assurance que, parmi les créatures animées, l’objet privilégié de la haine de Satan, c’est la femme ; et parmi les créatures inanimées, l’eau. La femme, parce que, dans Marie, elle est la mère du Verbe Incarné ; l’eau, parce que, dans le baptême, elle est la mère du chrétien, frère du Verbe Incarné. De là vient la sollicitude particulière avec laquelle l’Église veille sur la femme, et spécialement sur la jeune fille. De là vient encore que, de tous les éléments, l’eau est celui qu’elle purifie le plus souvent et dont elle se sert toujours pour purifier les créatures.
Tertullien conclut en disant : « Pourquoi avons-nous rapporté toutes ces choses ? C’est afin que personne n’ait peine à croire à l’action des bons anges sur les eaux pour le salut de l’homme, puisque les mauvais anges ont commerce avec le même élément pour la perte de l’homme» (Tertull. ubi suprà).
Mais contre l’incrédulité moderne nous n’avons pas besoin d’une pareille preuve. La vertu miraculeuse de l’eau du baptême est un fait éblouissant comme le soleil. Je prends le négateur le plus intrépide du surnaturel et je lui demande : Y a-t-il, oui ou non, une différence entre le monde païen et le monde chrétien ? entre un monde prosterné aux pieds de mille idoles plus affreuses, plus cruelles, plus impures les unes que les autres, auxquelles il offre en sacrifice des milliers de victimes humaines ; et un monde adorateur d’un seul Dieu trois fois saint, qu’il honore par un culte d’une pureté irréprochable ? S’il répond : Non, tout est dit. On ne raisonne pas avec la folie.
S’il répond affirmativement, je lui demande : Dans quel lieu ce monde chrétien, si supérieur au monde païen, a-t-il pris naissance ? A moins de se noyer dans le ridicule en niant l’évidence, il est bien forcé de me montrer les fonts du baptême. De là, en effet, est sorti le monde chrétien. Le fait est tellement vrai, que tous les peuples anciens de l’Orient et de l’Occident, toutes les républiques si vantées de Sparte, d’Athènes et de Rome, malgré leurs philosophes, leurs poètes, leurs capitaines, leurs arts, leur civilisation matérielle, sont restés adorateurs des plus monstrueuses divinités, esclaves des plus honteuses erreurs, tant qu’ils ne sont pas venus se plonger dans l’eau baptismale. Pour que la permanence du miracle rendît l’incrédulité inexcusable, que voyons-nous encore aujourd’hui ? Quand l’Africain adorateur du serpent, l’Océanien anthropophage, cessent-ils d’être ophiolàtres et mangeurs d’hommes ? Le jour de leur baptême. Elle est donc éternellement vraie la belle parole de Tertullien : Les chrétiens sont de petits poissons qui naissent dans l’eau : Pisciculi in aqua nascimur. Non moins vraie celle qu’il ajoute : Et nous ne pouvons vivre qu’en demeurant dans l’eau : Nec aliter quam in aqua permanendo salvi sumus. En effet, si les chrétiens, hommes et peuples, viennent à dégénérer, l’histoire montre, comme date précise de leur décadence, le jour où ils se sont éloignés des eaux du baptême, de la vie qu’ils y avaient reçue et de l’Esprit qui la leur avait donnée (1).
(1) A raison du rôle important qu’elle remplit dans l’ordre naturel, l’eau est bien digne de servir à ce miracle comme à tous les autres.
Ainsi que nous l’avons vu, elle possède avec la grâce des rapports nombreux et marqués. Citons encore cette belle harmonie. L’eau qui sort d’une colline et qui traverse une vallée remonte la colline opposée jusqu’au niveau de sa source : c’est une loi physique. Même loi dans l’ordre surnaturel. Parlant à la Samaritaine, le Fils de Dieu lui promet de donner au monde une eau qui remontera jusque dans les hauteurs du ciel. Donc la source de cette eau est dans le ciel même. Or, cette source a été ouverte au baptême ; elle n’a jamais tari. En coulant sur la terre jusqu’au dernier jour du monde, elle remontera à la hauteur de sa source, emportant avec elle l’homme régénéré, plein de vie, et riche de vertus que le paganisme ni la philosophie ne connurent jamais. Ceci est encore un fait.
Prendre naissance dans le plus magnifique des éléments, n’est pas la plus grande gloire du chrétien. Sa prérogative par excellence est que son baptême a pour type le baptême du Verbe Incarné. Tous les augustes mystères que nous voyons briller au Jourdain se renouvellent en chacun de nous. « Le nouvel Adam, dit saint Thomas, a voulu être baptisé, pour consacrer notre baptême par le sien. Ainsi, dans le premier a dû se révéler avec éclat tout ce qui montre l’efficacité du second. Sur cela trois choses sont à considérer :
« La première, la souveraine vertu qui donne au baptême son efficacité. Cette vertu vient du ciel. Voilà pourquoi, le Christ ayant été baptisé, le ciel fut ouvert, pour montrer que désormais la vertu d’en haut sanctifierait le baptême.
« La seconde, la foi de l’Église et du baptisé, qui concourt à l’efficacité du baptême. De là vient la profession de foi prononcée par le baptisé, et le nom de sacrement de la foi donné au baptême. Or, par la foi nous voyons les réalités de l’ordre surnaturel qui surpassent les sens et la raison. Cette vue supérieure est signifiée par ces mots : Le Christ baptisé, les cieux furent ouverts.
« La troisième, l’entrée du ciel ouverte, par le baptême du Verbe Incarné, à l’homme qui se l’était fermée par le péché. De là encore la parole profondément mystérieuse : Le Christ baptisé, les cieux furent ouverts, afin de montrer que la route du ciel est ouverte aux baptisés. Mais, pour la suivre constamment, le baptisé doit sans cesse recourir à la prière. En effet, si le baptême remet le péché, il laisse subsister le foyer du péché, qui nous attaque intérieurement ; le monde et le démon, qui nous attaquent extérieurement. De là, ces paroles significatives : Jésus baptisé et priant, le ciel fut ouvert» (P. 111, 39, art. 5, corp).
Quelle est cette vertu souveraine qui opère tant de miracles ? C’est le Saint-Esprit. Aussi nous Le voyons apparaître immédiatement et sous une forme sensible, au baptême du nouvel Adam. Colombe mystérieuse que nous ne voyons pas de nos yeux se reposer sur la tête de chaque baptisé, mais qui n’y repose pas moins. A elle, et à elle seule, le monde baptisé doit la pureté, la douceur, la fécondité du bien, la transformation intellectuelle et morale qui le distingue si noblement des païens d’autrefois et des idolâtres d’aujourd’hui.
Vivifiée par le Saint-Esprit, l’eau a produit un petit poisson, le chrétien, sur le type du grand poisson, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Que reste-t-il, sinon que le Père éternel reconnaisse Son fils en présence du ciel et de la terre : Et voici des cieux une Voix qui disait : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances ? (Matth., III, 17). Pour annoncer la perpétuité de ce mystère, aussi durable que le temps, aussi étendu que le monde, la voix du Père, qui retentit sur les bords du Jourdain, il y a dix-huit siècles, ne cesse jamais de se faire entendre sur la fontaine baptismale, lorsqu’un frère du Verbe Incarné vient y prendre naissance.
C’est la belle pensée de saint Hilaire : « La voix du Père, dit-il, se fit entendre, afin de nous avertir que les miracles de Notre-Seigneur s’accomplissent en nous, que la divine colombe descend sur nous et que la voix du Père annonce notre divine adoption» (Super Matth., c. I, in fin). Rien de plus vrai, car rien sur la terre n’est plus beau, plus digne des complaisances du Père éternel que l’âme au sortir des fonts du baptême. De cette création du Saint-Esprit, de ce ciel terrestre où réside l’auguste Trinité, on peut dire ce que l’Apôtre a dit du ciel empyrée : L’œil de l’homme n’a rien vu, son oreille n’a rien entendu, son esprit n’a rien conçu qui puisse lui être comparé, pour le bonheur et pour la gloire.
CHAPITRE XXI
DÉVELOPPEMENT DU CHRÉTIEN
Éléments de la formation déifique : les sacrements, les vertus, les dons, les béatitudes, les fruits du Saint-Esprit. - Raison des sacrements : place qu’ils occupent dans le plan de notre déification. - Ils donnent, conservent et fortifient la vie divine. - Raison des vertus : elles sont l’épanouissement de la vie divine. – Principe d’où elles découlent : grâce sanctifiante et grâce gratuitement donnée. - Les dons, leur raison d’être et leur but. Les dons conduisent aux béatitudes : ce qu’elles sont. - Les béatitudes font goûter les fruits. - Les fruits du temps conduisent au fruit de l’éternité. – Calculs admirables d’après lesquels ces éléments sont mis en œuvre.
Le chrétien reçoit la vie dans l’eau du baptême : tel est le premier article de la foi catholique et la quatrième création du Saint-Esprit dans le Nouveau Testament. La vie du chrétien, c’est la grâce. La grâce est le trésor de toutes les richesses. Avec elle et par elle, nous possédons toutes les vertus surnaturelles infuses, intellectuelles et morales ; les trois vertus théologales, les quatre vertus cardinales, mères de toutes les autres ; le Saint-Esprit Lui-même en personne avec tous Ses dons. Cela étant, que manque-t-il au chrétien ? Tout ce qui manque à l’enfant qui vient de naître. Fils de pauvre ou fils de roi, il manque à l’enfant les moyens de conserver la vie dont il est en possession. Ainsi du chrétien. Possesseur d’une vie divine, il lui manque les moyens de la conserver et de la perfectionner. Voyons avec quelle libéralité le Saint-Esprit a pourvu aux besoins de son enfant.
Nous touchons aux ineffables mystères de la grâce. Devant nous va se révéler tout le système d’éducation ou plutôt de déification, mis en œuvre par le Saint-Esprit pour conduire le chrétien jusqu’à la ressemblance parfaite avec son frère aîné, le Verbe fait chair. Ce magnifique système renferme les sacrements, les vertus, les dons, les béatitudes et les fruits. Disposés avec une sagesse merveilleuse, ces moyens conservateurs et déificateurs se superposent, s’enchaînent, se prêtent un mutuel concours et font du développement du chrétien le chef-d’œuvre du Saint-Esprit, Son ouvrage propre ou, comme dit saint Paul, la construction de Dieu : Dei ædificatio estis.
Et d’abord, il ne suffit pas d’avoir la vie, il faut la conserver et la développer. Tel est le but des sacrements. « Les sacrements de la nouvelle loi, dit saint Thomas, sont institués pour une double fin : guérir les maladies de l’âme, et lui donner la force d’accomplir les actes de la vie chrétienne. Sans doute la grâce, considérée en général, perfectionne l’essence de l’âme, en lui donnant une certaine similitude avec l’être divin. Or, de l’essence de l’âme découlent ses puissances. Il en résulte qu’en perfectionnant l’essence de l’âme, la grâce communique à ses puissances de nouvelles perfections. Ces perfections, appelées vertu et dons, les rendent capables de leurs fonctions particulières ; mais ce n’est point assez.
«Il y a dans la vie chrétienne certains actes spéciaux, pour lesquels un effet particulier de grâce est nécessaire. Les sacrements sont établis en vue de ces actes spéciaux, afin de communiquer au chrétien le secours particulier dont il a besoin pour les accomplir. Ainsi, comme les vertus et les dons ajoutent quelque chose à la grâce, considérée en général, de même la grâce sacramentelle ajoute à la grâce, en général, aux vertus et aux dons une force divine en rapport avec chaque sacrement» (III p., q. 63, art. 1, corp. - Id., art. 2, corp).
Les sacrements sont établis pour guérir les maladies de l’âme ; mais comment atteignent-ils leur but ? Le baptême est établi contre le manque de vie divine ; la confirmation, contre la faiblesse naturelle aux enfants ; l’eucharistie, contre les mauvais penchants du cœur ; la pénitence, contre le péché mortel ou la perte de la vie divine : l’extrême-onction, contre les restes des péchés et les langueurs de l’âme ; l’ordre, contre l’ignorance et la dissolution de la société chrétienne ; le mariage, contre la concupiscence personnelle et contre l’extinction de l’Église qui serait la cessation de la vie divine sur la terre (Conc. Vaur., 1368, c. I, et S. Th., III p., q. 65, art. 1, corp). Voilà bien l’ensemble le plus complet des remèdes préservatifs et curatifs de toutes les maladies de l’âme, y compris la mort elle-même. Qui l’a conçu, qui l’a établi, qui lui donne l’efficacité ? Le Saint-Esprit.
Ce n’est que la moitié de Son œuvre. Il reste à développer la vie divine. Comme la vie naturelle, la vie surnaturelle se développe par les actes. Quels sont les actes spéciaux de la vie chrétienne, pour lesquels la grâce des sacrements est indispensable ? En vertu de l’admirable uniformité qui règne entre l’ordre spirituel et l’ordre matériel, ces actes sont au nombre de sept et correspondent à autant d’actes analogues de la vie corporelle. Dans l’ordre naturel, il faut que l’homme naisse, qu’il se fortifie, qu’il se nourrisse, qu’il se guérisse, qu’il entretienne sa santé, qu’il devienne membre de la société, soit pour la diriger, soit pour la conserver.
De même, dans l’ordre surnaturel, il faut que le chrétien vive en fils de Dieu. La grâce propre du baptême lui donne et la naissance divine et l’esprit du christianisme». La miséricorde de Dieu nous a sauvés, dit l’Apôtre, par le bain de la régénération et la rénovation du Saint-Esprit, qu’Il a répandu en nous avec abondance par Jésus-Christ notre sauveur» (Ad Tit., III, 5, 6.
Il faut qu’il acquière les forces convenables, pour supporter le labeur du devoir et soutenir les combats de la vertu. La confirmation lui communique le Saint-Esprit, comme principe de force. De là cette parole de Notre-Seigneur à Ses disciples déjà baptisés : « Je vais vous envoyer l’Esprit promis par le Père. Demeurez donc dans la ville jusqu’à ce que vous soyez revêtus de la force d’en haut» (Luc., XXIV, 49).
Il faut qu’il se nourrisse d’une nourriture en rapport avec sa vie divine. L’eucharistie lui donne cette nourriture. Je suis le pain vivant descendu du ciel, dit le Verbe Incarné. Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez Son sang, vous n’aurez point la vie en vous » (Jean., VI, 51-54).
Naître, croître et entretenir sa vie suffirait à l’homme, si, corporellement et spirituellement, il possédait une vie impassible. Mais, comme il est sujet à des maladies graves et fréquentes, il a besoin de remèdes. S’il perd la santé, la pénitence la lui rend, suivant ces paroles : « Guérissez mon âme, parée que j’ai péché. Les péchés seront remis à qui vous les remettrez» (Ps. 40. - Jean., XX, 23).
Ses forces sont-elles altérées par des langueurs et des infirmités ; il en retrouve la plénitude dans l’extrême-onction. Ce sacrement purifie l’homme des restes du péché, le fortifie dans le dernier combat et le prépare à entrer en possession de la gloire éternelle». Si quelqu’un d’entre vous est malade, dit saint Jacques, qu’il appelle le prêtre. Le prêtre priera sur lui, lui fera les onctions, et les péchés qui peuvent lui rester seront remis» (Jac., V, 14).
Dans les cinq premiers sacrements, le chrétien trouve toutes les ressources nécessaires aux actes de la vie individuelle. Être social, il faut qu’il accomplisse les devoirs de la société dont il est membre. Les deux derniers sacrements lui en fournissent les moyens. Deux choses sont essentielles à toute société : la direction et la conservation. Il faut des hommes publics chargés de conduire les autres. Le sacrement de l’ordre donne des ministres à l’Église et des guides aux fidèles. « Les prêtres, dit l’Apôtre, sont tirés du milieu du peuple, afin d’offrir des sacrifices non seulement pour eux, mais pour tous» (Hebr., V, 1, 2).
Il faut des familles pour perpétuer la société. En consacrant l’union des époux, le sacrement de mariage leur apporte les grâces nécessaires pour accomplir chrétiennement leurs devoirs, perpétuer l’Église et peupler le ciel. De là ce mot de saint Paul : « Le mariage est un grand sacrement dans Jésus-Christ et dans l’Église» (Eph., V, 32. et S. Th., III p., q. 65, art. I, corp).
Par ce qui précède on voit tout ensemble la raison d’être de chaque sacrement et la place qu’il occupe dans le plan de notre développement divin. Comme le baptême, tous nous communiquent la grâce, par conséquent le Saint-Esprit, qui en est inséparable ; mais dans chaque sacrement cette communication a un but spécial, en rapport avec les besoins de notre vie spirituelle. Il en résulte que, par la grâce multiforme des sacrements, le Saint-Esprit donne au chrétien la vie divine avec les moyens de la conserver et d’en faire les actes. Ainsi est accomplie la première partie de la mission du Verbe Incarné qui disait : Je suis venu pour qu’ils aient la vie : Ego veni ut vitam habeant.
Comment s’accomplit la seconde : et pour qu’ils l’aient plus abondamment, et ut abundantius habeant ? Il est écrit que le Fils unique de Dieu croissait en âge et en sagesse devant Dieu et devant les hommes ; ainsi le chrétien son frère doit suivre le même progrès. Dans la plan divin, le développement de la vie de la grâce doit aller, de degrés en degrés, s’épanouir dans la vie de la gloire : Gratia inchoatio gloriæ. Là même elle ne s’arrêtera point. Au contraire, elle montera incessamment, de perfections en perfections, de félicités en félicités, pendant les siècles des siècles. Par quels moyens l’Esprit vivificateur procure-t-il ces ascensions du temps, prélude des ascensions de l’éternité ? En activant le germe de vie qu’Il a mis en nous, de manière à lui faire donner tout ce qu’il peut donner. Or, nous l’avons vu, la grâce est un principe divin qui agit sur l’essence même de l’âme et sur toutes ses puissances. Principe d’une force et d’une fécondité incalculable, il produit dans l’homme des effets multiples, surhumains, théandriques. A raison de la double destination de l’homme, la grâce se divise en deux grandes espèces. Le chrétien n’est pas un être isolé, mais un être social : plus social, s’il est permis de le dire, que tous les autres hommes, puisqu’il appartient à la société universelle, dont le but est de faire du genre humain un seul peuple de frères. Sans doute, il devra travailler à sa déification personnelle : c’est la première loi de son être.
Mais, enfant de l’Église, il devra aussi, dans les limites de sa vocation, travailler à la gloire de sa mère et à la déification de ses frères. C’est une nouvelle loi à laquelle il ne peut se soustraire. Elle est tellement impérieuse, que, quoi qu’il fasse, tout homme est nécessairement medium : medium du Verbe sanctificateur, ou medium de Satan corrupteur. De là, deux sortes de grâces, ou deux applications de la grâce : la grâce sanctifiante et la grâce gratuite.
Sur ce principe fondamental écoutons l’Ange de l’école. « Toutes les œuvres de Dieu, dit saint Thomas, sont fondées dans l’ordre. Or, c’est une loi de l’ordre universel que certaines créatures soient ramenées à Dieu par le moyen d’autres créatures. La grâce, ayant pour but de ramener l’homme à Dieu, suit les lois de l’ordre, c’est-à-dire qu’elle reconduit à Dieu certains hommes, par le moyen d’autres hommes. De là, deux sortes de grâces. La première, qui unit l’homme à Dieu, s’appelle grâce, gratum faciens, parce qu’elle nous rend agréables à Dieu. La seconde, au moyen de laquelle l’homme aide son frère à venir à Dieu, s’appelle gratia gratis data, parce qu’elle n’a pas pour but la sanctification personnelle de celui qui la reçoit, et qu’elle ne lui est point donnée en vue de ses mérites» (I, II, q. 111, art. 1, corp).
De cette source unique de la grâce, divisée en deux fleuves intarissables, sortent toutes les merveilles du monde chrétien, merveilles de vertus privées, qui ont Dieu et les anges pour témoins ; merveilles de vertus éclatantes, qui ont le genre humain pour admirateur ; vertus privées, brillante famille de perfections qui, se complétant les unes les autres, conduisent le chrétien au plus haut point de ressemblance avec Dieu (Conc. Trid., secs. VI, c. 7) ; vertus publiques qui font resplendir sur le front de l’Église l’incommunicable cachet de la vérité ; vertus publiques et privées dont vit, sans le savoir, le monde lui-même ; car il vit du Saint-Esprit et de lui seul. Présentons en raccourci le tableau de toutes ces merveilles. D’un coup d’œil, il nous fera saisir l’ensemble des éléments dont se compose notre génération divine et l’ordre parfait dans lequel ils se coordonnent.
Le comte de Maistre dit que le corps humain apparaît plus merveilleux sur la table de dissection, que dans les plus belles attitudes de la vie. Ainsi du chrétien. Mieux que tout le reste, l’anatomie de ce chef-d’œuvre du Saint-Esprit en révèle l’admirable beauté, parce qu’elle met à découvert, dans ses opérations mystérieuses, la sagesse de l’ouvrier qui l’a formé. Voici, d’après les maîtres de la science, un essai d’autopsie catholique ; on, si on veut, l’indication des degrés de l’échelle mystérieuse par laquelle l’homme monte de la terre au ciel, et de fils d’Adam devient fils de Dieu.
Par le baptême, le Saint-Esprit communique à l’âme la vie surnaturelle. Par les autres sacrements, il la fortifie et la conserve.
Mais, comme le grain de blé n’est confié au sein de la terre que pour s’épanouir en moissons ; de même, l’élément surnaturel n’est déposé dans l’âme que pour se manifester par des habitudes surnaturelles, ces habitudes s’appellent vertus. Ainsi que les sacrements, les vertus sont au nombre de sept : trois théologales et quatre cardinales.
Aux vertus s’ajoutent les dons. Inspirations permanentes du Saint-Esprit, ils perfectionnent les vertus en leur communiquant une nouvelle impulsion, une énergie plus soutenue, une tendance plus élevée. On en compte sept. « Ils forment, dit un concile, les sept grandes sanctifications du chrétien» (Conc. Vaur., c. I).
Aidé de ces puissants moyens, le chrétien est en état de croire comme il convient les articles du symbole, et de pratiquer les préceptes du décalogue, ce qui est le but de la vie et le principe de la gloire. Remarquons en passant, avec le concile déjà cité, que le symbole se divise naturellement en sept articles relatifs à la sainte Trinité, et sept relatifs au Fils de Dieu fait homme. De même les dix préceptes du décalogue se rapportent aux sept vertus théologales et cardinales.
Arrivé à la perfection de la vie divine, il reste au chrétien à s’y maintenir. De lui-même, il en est incapable. Sa faiblesse naturelle, jointe aux attaques incessantes de ses ennemis, l’expose continuellement à déchoir. La grâce que nous avons vue se manifester en vertus et en dons se manifeste ici en prières. Les sept demandes de l’Oraison dominicale correspondent aux sept dons du Saint-Esprit. Toutes les fois que nous prononçons l’adorable prière, nous demandons la conservation et l’accroissement de ces dons divins. Afin de la rendre efficace, le Saint-Esprit Lui-même la dit dans l’âme du chrétien, par des gémissements inénarrables.
Conservés et fortifiés par la prière, les sept dons du Saint-Esprit deviennent entre les mains du chrétien des armes de précision contre ses ennemis. Satan nous attaque avec sept armes qu’on appelle les sept péchés capitaux. Les sept dons du Saint-Esprit en forment l’opposition adéquate.
En livrant avec courage les nobles combats de la vertu, le chrétien se maintient dans l’ordre. L’ordre lui procure la paix avec Dieu, avec ses frères et avec lui-même. Cette paix donne naissance aux sept béatitudes. Enfin, des bons travaux glorieux est le fruit, suivant le mot de l’Écriture : Bonorum enim laborum gloriosus est fructus (Sap., III. 15). Or, comme il n’y a pas de meilleurs travaux que ceux qui s’accomplissent dans le vaste champ de la vie spirituelle, à ces nobles labeurs correspondent les douze fruits du Saint-Esprit. Ces fruits délicieux donnent à l’âme qui s’en nourrit un avant-goût de celui qui les renferme tous, le fruit de la vie éternelle : Fructus in vitam æternam.
Vienne la fin du temps, et le chrétien, déifié par le Saint-Esprit, entre en possession de ce fruit incomparable, dont la vue, le goût, la jouissance l’inondera de délices indicibles ; car ce fruit sera Dieu Lui-même vu, goûté, possédé sans crainte, par un amour sans limites (1).
(1) Nous signalons ici la répétition fréquente du nombre sept dans les éléments de notre sanctification. Plus tard, nous essayerons de donner la raison de cette répétition mystérieuse. Articuli Symboli pertinentes ad deitatem sant septem... Articuli autem ad naturam a Filio Dei assumptam, sunt septem... Virtutes theologicæ cum cardinalibus, totidem. Sacramenta Ecclesiæ totidem. Dona Spiritus sancti, totidem. Petitiones in dominica oratione contentæ, totidem. Beatitudines, totidem. Vitia capitalia, totidem. Conc. Vaur., c. I. - Sur le nombre douze, qui mesure les fruits du Saint-Esprit, il faut remarquer deux choses : la première, dans l’Écriture sainte, le nombre douze indique la perfection absolue. La seconde, chaque don ayant plusieurs actes, le nombre des fruits surpasse nécessairement celui des dons. Pour n’en citer qu’un exemple : du don de piété sortent les sept œuvres de miséricorde corporelle, et les sept œuvres de miséricorde spirituelle : ce qui constitue la perfection de la charité.
Toutefois, nous ne connaissons encore que les effets de la grâce sanctifiante, principe de la déification personnelle du chrétien. Pour donner une idée complète des trésors répandus par le Saint-Esprit dans l’âme baptisée, il faut montrer les effets de la grâce gratuite. Être social et enfant de l’Église, le chrétien, nous le répétons, doit travailler à la gloire de sa mère et à la déification de ses frères. Dans ce but, trois choses sont indispensables : connaître à fond les vérités chrétiennes, afin d’en instruire les autres ; être en état de les prouver, sans quoi l’enseignement serait inefficace ; avoir le talent de les exprimer, pour faire goûter la doctrine. (S. Th., 1. 2ae, q. 111, art. 4, corp).
Tels sont les effets de la grâce gratuite. Ils comprennent, comme la fin comprend les moyens, tous les dons extérieurs énumérés par saint Paul. «A chacun, dit-il, est donnée la manifestation du Saint-Esprit pour l’utilité des autres. A l’un, le discours de la sagesse ; à l’autre, le discours de la science ; à celui-ci, la foi ; à celui-là, la grâce des guérisons ; à l’un, l’opération des miracles ; à l’autre, la prophétie ; à l’autre, le discernement des esprits ; à l’autre, les différents genres de langues ; à l’autre, l’interprétation des discours» (I Cor., XII, 7, 10).
Communs à tous les chrétiens, car tous doivent travailler au salut de leurs frères, ces dons leur sont communiqués dans des proportions différentes, suivant la vocation de chacun. D’abord, le don d’enseigner la vérité. Il suppose une connaissance de la religion supérieure à celle qui suffit pour le salut. De là, la foi, c’est-à-dire tout ensemble une vue claire et une certitude inébranlable des choses invisibles, principe de l’enseignement catholique. Il faut, de plus, connaître les principales conséquences de ces principes. De là, le discours de la sagesse, qui est la connaissance étendue des choses divines. Il faut posséder, en outre, une grande abondance de faits et d’exemples, souvent nécessaires pour démontrer les causes. De là, le discours de la science, qui est la connaissance des choses humaines, attendu que le monde invisible se révèle à nos yeux par le monde visible.
Ensuite, le don de prouver. Dans les choses qui sont du domaine de la raison, la preuve de la doctrine enseignée se fait par le raisonnement. Dans les choses de l’ordre surnaturel, par des moyens réservés à la puissance divine. Ces moyens sont des miracles ou des prophéties. Contrairement à toutes les lois de la nature, rendre la santé aux malades, la vie aux morts : miracle. De là, la grâce des guérisons. Manifester la toute-puissance de Dieu, en arrêtant le soleil, par exemple, ou en divisant les eaux de la mer : miracle. De là, la grâce des prodiges. A ces preuves de la toute-puissance de Dieu sur le monde matériel, doit quelquefois se joindre la preuve de sa connaissance infinie du monde moral. De là, la grâce de la prophétie, qui est la connaissance des futurs contingents. De là encore, la grâce du discernement des esprits, qui est la connaissance des secrets les plus cachés du cœur.
Enfin, le don de communiquer. Il peut être envisagé sous un double aspect : le premier, an point de vue de la langue dans laquelle le docteur de la vérité doit parler, et de la manière dont il doit parler. De là, le don des langues et la grâce du discours. Le second, au point de vue du sens des choses qu’il doit dire. De là, la grâce de l’interprétation des discours, qui apprend la vraie signification des mots d’une langue étrangère (Voir S. Th., 1a. 2ae, q. III, art. 4, corp).
Tel est le rapide tableau de la formation du chrétien par le Saint-Esprit. Nous demandons au philosophe, quel qu’il soit, si, dans ses investigations, il a jamais trouvé, si, dans ses méditations, il a jamais conçu rien d’aussi magnifique, d’aussi complet et de mieux lié que cet ensemble de moyens, par lesquels le principe divin se développe en chacun de nous, et par lesquels nous le développons nous-mêmes dans les autres, jusqu’à la mesure du Verbe Incarné dans son âge parfait ? Quand on songe que, malgré toutes ces perfections, le chrétien ici-bas n’est qu’un Dieu commencé, quelle langue peut dire ses gloires, lorsque dans le ciel il sera un Dieu consommé ? « Bien-aimés, écrit saint Jean, dès maintenant, nous sommes les fils de Dieu ; et on n’a pas encore vu ce que nous serons ; nous savons seulement que, lorsqu’Il se montrera, nous serons semblables à Lui» (I ep. III, 2).
Pour apprécier, comme il convient, un superbe édifice, il ne suffit pas de connaître les riches matériaux dont il est composé, il faut savoir dans quelles proportions, avec quel art, d’après quels calculs ils ont été mis en œuvre. Nous venons d’énumérer les éléments qui entrent dans la formation du chrétien ou, pour rappeler une figure des saints livres, les matériaux employés par le Saint-Esprit dans la construction de son temple vivant. Mais ce n’est là qu’une partie des merveilles que nous devons admirer. Pour les connaître toutes, il faut étudier les mathématiques divines, d’après lesquelles a travaillé l’habile architecte.
Or, dans ce qui précède on a sans doute remarqué l’emploi du nombre dix et du nombre douze. Mais comment n’avoir pas été frappé de la répétition constante du nombre sept ? La structure du chrétien semble porter en grande partie sur ce nombre. S’il y a douze articles dans le symbole, douze fruits du Saint-Esprit et dix préceptes dans le décalogue, il y a sept sacrements, sept vertus mères, sept demandes dans le Pater, sept dons du Saint-Esprit, sept béatitudes, sept péchés capitaux, sept œuvres de charité corporelle et sept œuvres de charité spirituelle.
Croire que ce nombre est arbitraire serait une erreur. La sagesse infinie a présidé à la formation du monde spirituel, avec plus de soin, s’il est possible, qu’à la création du monde physique. Si ce nombre n’est pas arbitraire, s’il ne peut pas l’être, quelle en est la signification mystérieuse ? Pourquoi revient-il si souvent dans l’ouvrage le plus digne de Dieu ? Afin de répondre, il est nécessaire de balbutier quelques mots sur la science des nombres sacrés et du nombre sept en particulier.
Cette étude n’est pas une digression. N’avons-nous pas à suivre le Saint-Esprit dans Ses voies, et à faire admirer les calculs de l’adorable ouvrier, qui a fait toutes choses avec mesure, nombre et poids ? (Sap., XI, 21). D’ailleurs, aujourd’hui que le matérialisme ne voit plus dans les nombres que des chiffres, est-il hors de propos de rappeler, du moins en passant, une science familière aux premiers chrétiens, philosophique entre toutes, riche de profonds aperçus et resplendissante de magnifiques harmonies ?
CHAPITRE XXII
LES NOMBRES.
Importance et dignité de la science des nombres. - Sans le nombre, l’univers serait le chaos et l’homme une brute. - Dieu et l’homme font tout avec le nombre. - Les nombres sont les lois de l’ordre universel, les proportions géométriques d’après lesquelles et dans lesquelles tout a été fait. - Les nombres sacrés. Principaux nombres sacrés. - Le nombre trois, ses significations. - Son emploi dans l’ordre physique et dans l’ordre moral. - Le nombre quatre, sa signification et son emploi. - Ses multiples, douze et quarante. - Les grandes vérités qu’ils enseignent.
La science des nombres, qu’il ne faut pas confondre avec l’art du calcul, n’est pas une science imaginaire. Qui oserait taxer ainsi une science qui fut, dès la plus haute antiquité, l’objet de l’étude et de l’admiration des vrais philosophes ? Un des plus grands génies qui aient paru dans le monde, saint Augustin la cultivait avec une sorte de passion. Cette ardeur même était pour lui le thermomètre du savoir et le signe du génie. « A mesure, dit-il, que l’homme savant et l’homme d’étude se dégagent de la matérialité qui les enveloppe, plus ils voient clairement le nombre et la sagesse, et plus ils chérissent l’un et l’autre» (De lib. Arbitr., lib. II, c. XI, N. 31, 32. OPP. T. I, P. 875-976).
Ces paroles de l’illustre docteur signifient qu’aux yeux du génie épuré, les nombres, formant la partie la plus élevée de la science humaine, sont les bases de l’univers, les lois qui président à sa conservation. Fait par eux, par eux il subsiste, à eux il doit toute sa beauté. Regardez, continue le grand évêque, le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils renferment ; ce qui brille au-dessus de votre tête, ou qui rampe à vos pieds, ou qui vole dans l’air, ou qui nage dans les eaux. Toutes ces choses sont belles, parce qu’elles ont des nombres ; ôtez les nombres, elles perdent à l’instant la beauté et la vie» (S Aug., De lit. arbitr., ubi suprà, p. 982).
Rien de plus vrai. Otez les nombres du firmament, et vous avez le choc et la ruine des astres. Otez le nombre de la terre, de la mer, des éléments, de toutes les créatures, vous n’avez plus ni ordre, ni harmonie, ni existence, puisque l’ordre, l’harmonie, l’existence, reposent essentiellement sur des nombres, c’est-à-dire sur des proportions calculées avec précision. A la place, qu’avons-nous ? Le chaos. Entre l’ordre et le chaos, entre la beauté et la laideur, entre la vie et la mort, entre l’harmonie et le désaccord, c’est le nombre seul qui constitue la différence.
Si les ouvrages de Dieu reposent sur le nombre, les ouvrages de l’homme, image de Dieu, reposent aussi sur le nombre. Tout ouvrier, tout artiste a devant les yeux de l’esprit un nombre, c’est-à-dire un ensemble de proportions auquel il conforme son ouvrage. Son intelligence travaille, sa main se fatigue, ses instruments se meuvent jusqu’à ce que l’ouvrage extérieur, sans cesse regardé à la lumière intérieure du nombre, arrive à la perfection et satisfasse l’esprit, juge interne, qui contemple le nombre, modèle de l’ouvrage.
N’y parvient-il pas ? vous avez une œuvre imparfaite. S’en écarte-t-il entièrement ? vous avez une chose monstrueuse, une chose sans nom, parce qu’elle est sans nombre. Otez, par exemple, le nombre d’une composition musicale, vous aurez des sons discordants, des cris confus. « Le nombre, dit le comte de Maistre, est la barrière évidente entre la brute et nous... Dieu nous a donné le nombre, et c’est par le nombre qu’Il se prouve à nous, comme c’est par le nombre que l’homme se prouve à son semblable. Otez le nombre, vous ôtez les arts, les sciences, la parole, et, par conséquent, l’intelligence. Ramenez-le, avec lui reparaissent ses deux filles célestes, l’harmonie et la beauté. Le cri devient chant, le bruit reçoit le rythme, le saut est danse, la force s’appelle dynamique et les traces sont des figures ». Non seulement les ouvrages de l’homme reposent, comme ceux de Dieu, sur le nombre, mais ils sont faits avec le nombre. Voyez ce qui met en mouvement les membres de l’ouvrier, c’est le nombre ; car ils se meuvent en cadence. Si vous rapportez au plaisir le mouvement cadencé de ses membres, vous avez la danse. Cherchez maintenant ce qui plaît dans la danse. Le nombre répondra : C’est moi. Contemplez la beauté des formes dans le corps : qui la constitue ? Les nombres qui demeurent fixés dans l’espace. La beauté du mouvement dans le corps, à quoi est-elle due ? Aux nombres qui se meuvent dans le temps. Il en est ainsi de tous les ouvrages de l’homme, comme de tous les ouvrages de Dieu. Le nombre et le nombre seul leur donne l’être et la beauté. (S. Aug., ubi suprà, p. 976. - Rupert, De operib. Sanctissimæ Trinitatis, lib. LXII ; De Spirit. sanct., lib. VII, c. XIV).
On le voit, la science des nombres renferme les lois de l’ordre universel, ainsi que la révélation des plus profonds mystères. C’est donc à juste titre que les plus beaux génies s’en sont préoccupés. Si, dans les temps modernes, elle est tombée en oubli, il faut l’attribuer à la faiblesse de la raison, conséquence inévitable du dépérissement de la foi. Le monde est plein de chiffreurs, nous n’avons plus de mathématiciens. On méprise la science des nombres, parce que, réduite à l’art matériel du calcul, elle est à la portée de tous. Quant à la vraie science des nombres, à la philosophie des nombres, en un mot, à la mathématique divine, on la dédaigne ; attendu qu’elle n’a pas une application immédiate aux intérêts de la vie animale et qu’elle ne peut être que le partage d’un petit nombre. (S. Aug., ubi supra, p. 875).
Chercher la science des nombres, n’est donc pas poursuivre une chimère. Mais qu’est-ce que le nombre ? Les nombres sont dans le temps et dans l’espace, mais ils ne sont ni le temps ni l’espace. Les nombres sont infinis, immuables, éternels. Il n’y a pas de puissance humaine qui puisse changer l’ordre des nombres ou en violer l’essence. Qui peut, par exemple, faire que le nombre qui suit un ne soit pas deux, ou que le nombre trois soit divisible en deux parties égales ? (S. Aug., De Musica, opp. t. I, p. II, p. 870 ; Id., De morib. Manich., c. XI, opp. t. I, p. II, p. 1170 ; De civ. Dei, lib. XII, c. XVIII).
Qu’est-ce donc que le nombre ? « Si vous voulez le savoir, répond saint Augustin, élevez-vous au-dessus des ouvrages de Dieu, dans lesquels le nombre resplendit de toutes parts. Élevez-vous au-dessus de l’âme humaine, qui a en elle la vue intérieure du nombre. Allez jusqu’à Dieu : là, dans le sanctuaire intime de la Sagesse elle-même, vous verrez le nombre éternel, type et source de tous les nombres. Mais la Sagesse elle-même existe-t-elle par le nombre, ou consiste-t-elle dans le nombre ? Je n’ose rien affirmer» (De liber. arbitr., ubi supra, p. 976).
Une chose est certaine : si le nombre, dans son essence, n’est pas la sagesse elle-même, réalisée dans les œuvres de Dieu, il en est l’expression la plus parfaite. Une autre chose est également certaine : il y a des nombres, surtout dans l’Écriture sainte, qui sont sacrés est pleins de mystères (S. Aug., Quæst. in Gen., c. CLIII, opp. t. III, p. 657). La tradition de tous les siècles et unanime sur ce point. Sacrés, c’est Dieu Lui-même qui les a fixés ; pleins de mystères, ils sont les lois vénérables de l’ordre moral et l’expression des rapports intimes entre l’homme et les créatures, entre Dieu et l’homme, entre le temps et l’éternité. A ce double titre, ils sont dignes d’un profond respect et d’une ardente étude.
Quels sont ces nombres mystérieux et sacrés ? On en compte une multitude. Dans la seule construction du Tabernacle, saint Augustin en signale plus de vingt, qui tous sont pleins de mystères (Serm. 83, c. VI, opp. t. V, p. I, p. 645. - S. Th., 2a 2ae, q. 87, art. I, corp). Il nous suffira d’en étudier quelques-uns. Les plus remarquables sont : le nombre trois, le nombre quatre, le nombre sept, le nombre dix, le nombre douze et leurs multiples.
Tant dans l’Ancien que, dans le Nouveau Testament, le nombre trois revient plus de 359 fois ; le nombre quatre, 165 fois ; le nombre sept, 347 fois ; le nombre dix, 239 fois ; le nombre douze, 177 fois ; le nombre quarante, 152 fois, et le nombre cinquante, 61 fois.
Si on fait attention que, de tous les livres connus, la Bible est le seul qui indique constamment et avec une précision, minutieuse en apparence, les nombres des choses, des mesures et des années ; que la Bible est l’ouvrage de la sagesse infinie ; que rien n’y est inutile ; que tout y est mystère et vérité ; que Dieu a tout fait avec nombre comment ne pas reconnaître dans cette répétition étonnante l’intention marquée de nous instruire ? Mais que nous enseignent les nombres sacrés ?
Suivant les Pères et saint Augustin en particulier, le nombre trois nous enseigne la sainte Trinité. En Dieu, il y a unité, trinité, indivisibilité. Le nombre trois est un et indivisible ; pour le partager, il faut le fractionner, c’est-à-dire le rompre et le détruire. De Dieu viennent tous les êtres. Du nombre trois, unité primordiale, découlent tous les nombres. Le Dieu un et trois a gravé son cachet sur toutes ses œuvres. De là, cet axiome de la philosophie traditionnelle : Toutes choses sont un et trois : Porro omnia unum sunt et tria.
Révélateur du Dieu Créateur, rédempteur et sanctificateur, le nombre trois se trouve presque à chaque page de l’Écriture. Bien mieux, le Dieu un et trois, Créateur, Rédempteur et Sanctificateur, a tout fait, Il fait tout encore avec le nombre trois. Dans l’ordre physique, par le nombre trois le monde est tiré du néant. Nous voyons le Père qui crée ; le principe ou le Fils par lequel Il crée ; le Saint-Esprit qui féconde le chaos. Par le nombre trois, le monde est sauvé. Noé qui doit le repeupler a trois fils : trinité terrestre, image frappante de la trinité créatrice.
Dans l’ordre moral, toute l’existence du peuple juif, figure de tous les peuples, porte sur le nombre trois. Sa naissance dans Isaac a lieu par le nombre trois. Pour l’annoncer à Abraham, trois personnages mystérieux apparaissent au patriarche, qui n’en adore qu’un seul. Trois mesures de farine sont employées à faire leur repas. La délivrance de l’Égypte se fait par le nombre trois. Moïse, sauveur du peuple, est caché par sa mère pendant trois mois. Les Hébreux demandent à Pharaon la permission de s’enfoncer dans le désert pendant trois jours.
La religion est établie sur le nombre trois. Chaque année Israël doit célébrer trois grandes solennités, dans l’unique temple de Jérusalem. Constamment il est prescrit d’offrir dans les sacrifices trois mesures de farine. Trois rangs de pierres polies supportent le parvis intérieur du temple de Salomon, trois rangs de pierres sciées le grand parvis. La mer d’airain repose sur trois bœufs tournés à l’orient, trois à l’occident, trois au midi, trois au septentrion : trinité qui supporte tout, qui est partout, qui voit tout.
La société, avec les divers événements qui la caractérisent, est réglée par le nombre trois. Ainsi, trois villes de refuge sont en deçà du Jourdain et trois au delà. Les espions de Josué se cachent trois jours dans les montagnes voisines de Jéricho. La prise de la ville et la conquête de la Palestine sont le résultat de cette retraite mystérieuse.
Par le nombre trois s’accomplissent les miracles consolateurs ou libérateurs de la nation sainte. Pour la combler de bénédictions abondantes, l’arche demeure trois mois dans la maison d’Obédédom. Élie se penche trois fois sur l’enfant de la veuve de Sarepta, afin de le rappeler à la vie. Avant d’être favorisé de ses grandes révélations, Daniel doit jeûner trois semaines de jours, et trois fois le jour se tourner vers Jérusalem pour adorer. Afin de forcer Nabuchodonosor à confesser publiquement le vrai Dieu, trois enfants sont jetés dans la fournaise. Un séjour miraculeux de trois jours dans les entrailles d’un monstre marin doit servir de lettre de créance à Jonas et préparer la conversion de Ninive. Avant de se présenter à Assuérus, Esther ordonne aux Juifs trois jours de jeûne. Elle est obéie, et, contre toute attente, Israël, sauvé de l’extermination, devient libre de rentrer dans la terre de ses pères.
Ces traits épars signalent le rôle continuel et souverain du nombre trois dans l’ancien monde. Non moins importante est la place qu’il tient dans le monde nouveau. L’incarnation du Verbe est comme la création du monde régénéré. L’auguste mystère s’accomplit par le nombre trois. Le Père couvre Marie, de Son ombre toute-puissante ; le Saint- Esprit forme l’humanité du Fils ; le Verbe S’incarne. Faut-il manifester le mystère régénérateur et faire connaître le Fils de Marie pour le Père du monde nouveau : le nombre trois reparaît avec éclat sur les bords du Jourdain. Le Verbe est baptisé, le Père le proclame Son Fils, le Saint-Esprit descend sous la forme d’une colombe.
Dans le cours de sa vie mortelle, le Rédempteur aura besoin de confirmer Sa mission. Qui Lui rendra témoignage au ciel et sur la terre, devant les anges et devant les hommes ? Le nombre trois. « Le Christ, est la vérité dit saint Jean, et Il y en a trois qui Lui rendent témoignage au ciel : le Père, le Verbe et le Saint-Esprit ; et il y en a trois qui Lui rendent témoignage sur la terre : l’esprit, l’eau et le sang» (Jean., V, 7, 8). Au Thabor, Il veut manifester Sa divinité : trois apôtres Lui servent de témoins. Au jardin des Olives, Il doit montrer dans toute sa réalité la nature humaine : trois apôtres encore Lui servent de témoins, et ces mêmes disciples pourront affirmer devant l’univers entier qu’Il est Dieu et homme tout ensemble. Enfin, l’heure est venue où Il doit sauver le monde par Son sang. C’est par le nombre trois que s’accomplira le mystère. Jésus demeure trois heures sur la croix et trois jours dans le tombeau.
Comment l’humanité participera-t-elle aux mérites du Rédempteur, et de fille d’Adam deviendra-t-elle fille de Dieu ?
Par le nombre trois. C’est au nom du Dieu un et trois que le monde nouveau prendra naissance dans les eaux baptismales, comme le monde ancien l’avait prise au nom du même nombre, dans les eaux primitives. Ces eaux régénératrices, qui les fera connaître aux nations ? Le nombre trois. Pierre est à Césarée : le vase mystérieux, qui lui annonce la ruine du mur qui sépare le juif et le gentil, descend trois fois du ciel, et trois hommes viennent chercher le pécheur galiléen, pour le prier de baptiser les incirconcis. Le monde est né, mais il faut qu’il vive. Il vivra du nombre trois. La foi, l’espérance, la charité, seront son aliment divin, jusqu’à la fin de son pèlerinage. Son éternelle demeure devra ses perfections mystérieuses au nombre trois. La Jérusalem céleste a trois portes à l’orient, trois à l’occident, trois au midi, trois au septentrion.
Pourquoi dans ces exemples, et dans cent autres qu’on peut citer, le nombre trois et non pas le nombre quatre, cinq, six, ou huit ? Nul ne peut dire que ce nombre est arbitraire ou forcé. Librement employé par une sagesse infinie, il renferme donc un mystère. Ce mystère, nous l’avons indiqué : le nombre trois est le signe révélateur de la Trinité. Employé dans les œuvres capitales du Tout-Puissant, la création, la rédemption, la glorification, il apprend à l’homme créé, racheté, glorifié, de qui il est l’ouvrage, sur quel type il a été formé et à qui il doit rendre gloire.
Si humble qu’elle soit, toute créature porte gravé sur elle le nombre trois, afin d’annoncer à tous, par ce cachet indélébile, quel est son auteur et son propriétaire. Ainsi que le cerf de César, dont le collier portait écrit : J’appartiens à César, ne me touchez pas ; la plante, comme l’animal, dit à l’homme : J’appartiens au Dieu un et trois, respectez-moi (S. Aug., Serm. 252, c. x, t. I, p. 1521).
Passons au nombre quatre. En se manifestant au dehors, la sainte Trinité produit les êtres créés, le temps et l’espace. C’est ce que représente le nombre quatre, qui suit immédiatement le nombre trois et qui en procède. A la différence du nombre trois, le nombre quatre est divisible. Telle est la condition du temps et des choses du temps. Néanmoins, comme il y a du trois dans chaque créature, il y a aussi dans chaque créature quelque chose d’indivisible et d’immuable : c’est l’être. De là vient que, si tout périt, rien n’est anéanti.
Par les quatre unités dont il se compose, le nombre quatre représente la matière, composée de quatre qualités : hauteur, longueur, largeur et profondeur ; le monde, divisé en quatre points cardinaux ; le temps, formé d’années dont chacune se décompose en quatre saisons. Le nombre quatre est donc la mesure et la loi des choses créées.
Au jugement des Pères, cette signification du nombre quatre, simple ou multiplié, est invariable dans l’Écriture. « Si le nombre trois est le signe de l’éternité, le signe de Dieu en trois personnes et de l’âme en trois facultés, le nombre quatre, dit saint Augustin, est le signe du temps et de la matière. Signe du temps ; l’année dont se composent les siècles se divise en quatre parties : le printemps, l’été, l’automne, l’hiver. Cette division n’est nullement arbitraire, attendu qu’elle marque des changements palpables dans la nature. L’Écriture compte aussi quatre vents, sur l’aile desquels se répandent, aux quatre coins du monde, et les graines des plantes, et la semence évangélique» (Enarrat. in ps. VI, t. IV, p. I, p. 32).
Admirons comment le nombre quatre complète l’enseignement du nombre trois. Révélateur de la Trinité et de l’éternité, le nombre trois dit à l’homme que Dieu seul est indivisible, immuable, éternel. Signe de la créature et du temps, le nombre quatre lui dit que le temps et tout ce qui est du temps est divisible, changeant, périssable ; que la terre est un lieu de passage ; que nous y sommes voyageurs et que la vie est une marche incessante vers l’immuable (1).
(1) Le temps, cette image mobile de l’immobile éternité.
Ce qu’il enseigne par lui-même, le nombre quatre continue de l’enseigner par ses multiples. Fécondé par le nombre trois il arrive à douze. Parmi tous les nombres, douze est un des plus sacrés. Il représente la création tout entière, le temps, l’espace, vivifiée par la sainte Trinité et appelée à la déification. Au jour du jugement, dit le Verbe créateur, rédempteur et sanctificateur, douze sièges seront préparés pour les douze apôtres, appelés à juger les douze tribus d’Israël.
« Que signifient ces douze sièges, demande saint Augustin ? Pourquoi le nombre douze et non pas un autre ? Le monde se divise en quatre parties, suivant les quatre points cardinaux. De ces quatre parties, les habitants sont appelés, perfectionnés et sanctifiés par la sainte Trinité. Comme trois fois quatre font douze, vous voyez pourquoi les saints appartiennent au monde entier, et pourquoi il y aura douze sièges préparés aux douze juges des douze tribus d’Israël. En effet, d’une part, les douze tribus d’Israël représentent non seulement l’universalité du peuple juif, mais de tous les peuples ; d’autre part, les douze juges représentent l’universalité des saints, venus des quatre parties du monde et appelés à juger les pécheurs, venus aussi des quatre parties du monde. Ainsi, par le nombre douze sont représentés tous les hommes, juges et jugés, rassemblés des quatre parties du monde devant le tribunal de l’Homme-Dieu» (Enarrat.. in ps. 49, c. 8, t. IV, p. 640).
Combien de fois, dans son mystérieux mais éloquent langage, le nombre douze rappelle ces grands dogmes de la création des hommes par la sainte Trinité, de leur vocation au baptême par la sainte Trinité et du compte qu’ils auront à rendre, au dernier jour, des trois facultés de leur âme qui en font l’image de la sainte Trinité ! Nous les voyons écrits dans les douze fils de Jacob ; dans les douze tribus d’Israël ; dans les douze fontaines du désert, où se désaltèrent les Israélites, pèlerins de la terre promise ; dans les douze pierres précieuses du rational, sur lesquelles est gravé le nom des douze tribus ; dans les douze mortiers d’or pour le service du tabernacle ; dans les douze burettes d’argent pour les libations ; dans les douze explorateurs de Moïse et dans les douze pierres déposées au fond du Jourdain.
Nous les trouvons plus clairs encore dans les douze apôtres ; dans les douze corbeilles pleines des fragments des pains miraculeux, et dans la célèbre vision de saint Pierre. «Le chef de l’Église universelle, dit saint Augustin, vit un vase semblable à un linceul descendant du ciel, soutenu par les quatre coins et dans lequel se trouvaient des animaux de toute espèce. La vision eut lieu trois fois. Ce vase soutenu par les quatre angles était la figure du monde, divisé en quatre parties, et qui devait être appelé tout entier à l’Évangile. Voilà pourquoi quatre Évangiles ont été écrits. Ce vase qui descend trois fois du ciel marque la recommandation que le Fils de Dieu fit à Ses apôtres, de baptiser toutes les nations au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.
« De là aussi, le nombre de douze apôtres. Ce nombre n’est nullement arbitraire. Que dis-je ? il est tellement sacré, qu’il fallut le compléter après l’apostasie de Judas. Mais pourquoi douze apôtres, et rien que douze ? Parce que le monde, divisé en quatre parties, devait être appelé à l’Évangile au nom de la sainte Trinité. Or, quatre multiplié par trois donne douze : nombre de l’Église universelle, dans laquelle sont les juifs et les gentils, figurés par les animaux de toute espèce, contenus dans le vase mystérieux » (Enarrat. in ps. 103, t. IV, p. 1640).
Les mêmes vérités proclamées par le nombre douze, nous les voyons encore dans les douze juges du monde, et nous les verrons resplendissantes d’un éclat nouveau, dans les douze fondements en pierres précieuses et dans les douze portes de la Jérusalem future ; dans les douze fruits de l’arbre de vie, enfin dans les douze étoiles qui composent au ciel l’éternelle couronne de l’Église.
Ce n’est là, toutefois, qu’une partie des solennels enseignements donnés par le nombre quatre. Multiplié par le nombre dix, autre nombre sacré dont nous parlerons bientôt, quel ensemble de lois admirables et de révélations fécondes il offre à la méditation des esprits attentifs ! « Le nombre quarante, dit saint Augustin, marque la durée du temps pendant lequel nous travaillons sur la terre» (Ser. 252, c. x, t. I, p. I, p. 1521). Grand génie, que vous avez bien vu, et comme toute l’histoire vous rend témoignage !
Énergiques figures de la vie de l’homme ici-bas, de ses travaux et de ses souffrances, les eaux du déluge ne cessent de tomber sur la terre, pendant quarante jours et quarante nuits. Le périlleux voyage des explorateurs de Moïse dure quarante jours. Moïse lui-même jeûne quarante jours sur la montagne, avant de recevoir la loi. Peuple type de l’humanité, les Hébreux errent quarante ans dans le désert, avant de franchir le Jourdain. Pendant quarante jours, le géant Goliath insulte le camp d’Israël : figure transparente du démon, insultant l’Église, pendant toute la durée de son pèlerinage. David règne quarante ans : image du vrai David dont le règne embrasse la totalité du temps.
Nourri d’un pain miraculeux, Élie jeûne quarante jours et quarante nuits, avant d’arriver au sommet de la montagne de Dieu : c’est le chrétien fortifié par la grâce, en marche vers l’éternité. Le douloureux sommeil d’Ézéchiel pour l’expiation des péchés de Juda dure quarante jours, durée totale de la vie chrétienne, définie par le concile de Trente : une pénitence perpétuelle. Quarante coudées forment la longueur du temple. Un sursis de quarante jours est accordé à Ninive : c’est le temps donné au genre humain pour se réhabiliter. Avant la prise de Jérusalem par Antiochus, des cavaliers et des chariots, armés traversent les airs pendant quarante jours. Le grand pénitent du monde, le Verbe Incarné, jeûne quarante jours ; et après Sa résurrection Il reste sur la terre, instruisant Ses disciples, pendant quarante jours.
« Les trois grands jeûnes de quarante jours, continue saint Augustin, marquent toute la durée du monde et la condition de l’homme ici-bas. Moïse jeûnant quarante jours, c’est le genre humain sous la loi ; Élie jeûnant quarante jours, c’est le genre humain sous les prophètes ; Notre-Seigneur jeûnant quarante jours, c’est le genre humain sous l’Evangile. Or, comme la vie de l’homme sous l’Évangile doit durer jusqu’à la fin du temps, le jeûne de Notre-Seigneur a été perpétué par l’Église, afin d’avoir toute sa signification. Voyez comme il est bien placé ! quel temps plus convenable pour nous rappeler notre condition terrestre, en jeûnant et nous mortifiant, que les jours voisins de la passion du Sauveur ?» (Epist. clas. 2, c. xv, t. II, p. I, p. 207 ; Id., ser. 51, c. XXII, t. V, p. I, p. 429).
CHAPITRE XXIII
(SUITE DU PRÉCÉDENT)
Le nombre dix : ses mystères. - Limite infranchissable des nombres. - Ajouté au nombre quarante, ce qu’il signifie. - Preuves, dans l’emploi du nombre cinquante. - Multiplié par trois, sa belle signification. - Onze, nombre du désordre. - Preuves. - Raison du nombre soixante-dix fois sept fois. - Sept, nombre très mystérieux. - Ses applications. - Comme tout le reste de l’univers, le chrétien est fait avec nombre. - Il est fait avec le nombre sept et le nombre dix. - Beau passage de saint Augustin.
Le nombre quarante représente le temps avec ses divisions, ses successions, ses pénibles labeurs et ses luttes incessantes. Mais le temps n’est que le commencement de la vie, et pour le chrétien le vestibule de l’éternité bienheureuse. Quel nombre viendra rappeler à l’homme cette vérité consolante ? Le nombre dix ajouté au nombre quarante. Pas plus que les autres calculs sacrés, cette addition n’a rien d’arbitraire. Les plus grands génies en ont reconnu la profonde justesse. Suivant saint Thomas, le nombre dix est le signe de la perfection . Pourquoi ? Parce qu’il est la première et l’infranchissable limite des nombres. Au delà de dix, les nombres ne continuent pas, mais ils recommencent par un. (2a 2ae, q. 87, art. 1, cor. ; et p. III, q. 31, art. 8, cor).
Ainsi, en toutes choses, lorsqu’on est arrivé à la perfection, on ne continue pas, on recommence. L’horloger, par exemple, qui a fait une montre parfaite, ne continue pas d’y travailler, il en recommence une autre. Le fait du nombre dix, comme limite des nombres, est de tous les pays et de tous les temps. Quelle preuve plus évidente qu’il n’est ni arbitraire, ni d’invention humaine ? Il faut donc reconnaître qu’il est mystérieusement divin, et divinement mystérieux.
De là vient, au jugement des Pères, que dans l’Écriture le Saint-Esprit l’emploie si souvent, pour marquer la perfection en bien comme en mal. Au nom d’Isaac, Abraham envoie son serviteur Eliézer, avec dix chameaux chargés de présents, demander une épouse pour son fils : c’est le vrai Isaac, cherchant l’Église, la vraie Rébecca, et lui offrant comme cadeaux de noces ses dix commandements, principe de sa déification. Dix frères de Joseph vont chercher du blé en Égypte : c’est l’universalité des hommes demandant le pain de vie au véritable Joseph. Moïse reçoit de Dieu dix préceptes, ni plus ni moins : c’est la perfection de la loi.
Dix chandeliers d’or brillent au temple de Jérusalem : perfection de la lumière qui par les dix commandements éclaire l’Église, temple auguste dont celui de Jérusalem n’était que la figure. Le psaltérion de David a dix cordes : perfection de la louange. Dix lépreux se présentent à Notre-Seigneur : c’est tout le genre humain malade, implorant sa guérison. Le prince de l’Évangile distribue dix pièces de monnaie à ses serviteurs, pour les faire valoir pendant son absence : dix commandements sont donnés à tous les hommes pour les pratiquer et arriver à la perfection. La bête de l’Apocalypse a dix cornes symbole de sa terrible puissance ; et dix diadèmes sur la tête : signe de l’immense étendue de son empire
Pris seul et en lui-même, le nombre dix, limite infranchissable des nombres, est donc le signe de la perfection. Si on l’ajoute au nombre quarante, il conserve la même signification, mais elle devient plus évidente et s’applique à un ordre de choses plus élevé. Quarante et dix font cinquante : ce nombre marque la réunion du temps et de l’éternité . Laissons parler saint Augustin : « Le nombre quarante est la mesure du temps : époque de sueurs, de larmes, de travail, de souffrance et de douloureux pèlerinage dans le désert de la vie. Mais lorsque nous aurons bien accompli le nombre quarante, en marchant dans la voie des dix commandements, nous recevrons le denier promis aux bons ouvriers. Ainsi, au nombre quarante bien rempli, ajoutez la récompense du denier, composé de dix, et vousaurez le nombre cinquante. C’est la mystérieuse figure de l’Église du ciel, où Dieu sera loué, sans interruption, aux siècles des siècles. « Ces hymnes éternels, ces joies pures que nul ne pourra nous ravir, nous n’en jouissons pas encore. Néanmoins, nous en prenons un avant-goût, lorsque, pendant les cinquante jours qui suivent la résurrection du Sauveur, nous nous abstenons de jeûner et faisons retentir partout le joyeux alléluia» (Enarrat. in ps. 150, t. IV, p. II, p. 2411, 2412 ; ser. 252, c. XI, 1, p. 1521 ; Id., ser. 210, c. VI, p. 1342).
Toute l’Écriture confirme de la manière la plus éclatante l’explication de l’illustre docteur. L’arche, séjour de tout ce qui doit échapper à la mort, a cinquante coudées de large, et le tabernacle, image de l’Église par laquelle seront sauvés tous les élus, a cinquante anneaux pour fermer les courtines de pourpre qui l’enveloppent. Au moment de leur départ, les Hébreux captifs en Égypte immolent l’agneau pascal. Ils marchent quarante jours dans le désert, et après dix jours de halte au pied du Sinaï, par conséquent cinquante jours après leur délivrance, ils reçoivent la loi de crainte , écrite par Dieu Lui-même sur des tables de pierre et apportée de la montagne par Moïse. Arrive la nouvelle alliance. Le Fils de Dieu, le vrai agneau pascal, est immolé, et cinquante jours après, la loi de charité est donnée au monde par le Saint-Esprit Lui-même, qui l’écrit dans les cœurs.
La Pentecôte, c’est-à-dire la cinquantaine judaïque, gage de bonheur pour la synagogue, la Pentecôte chrétienne, gage de bonheur pour l’Église, et l’une comme l’autre figure et gage du bonheur de la Jérusalem future ! Cette mystérieuse concordance des nombres ravit d’admiration le grand évêque d’Hippone. « Qui ne préférerait, s’écrie-t-il, la joie que causent les mystères de ces nombres sacrés, lorsqu’ils resplendissent de l’éclat de la saine doctrine, à tous les empires du monde même les plus florissants ? Ne vous semble-t-il pas que les deux Testaments, comme les deux séraphins du tabernacle, chantent éternellement les louanges du Très-Haut et se répondent en disant : Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu des armées» (Epist., class. II, c. XVI, t. II, p. 1, p. 208).
Le nombre cinquante, formé de dix et de quarante, renferme un autre mystère d’une ravissante beauté : magnæ significationis, comme dit encore saint Augustin. Le Rédempteur du monde ordonne aux apôtres de jeter leur filet à la droite de la barque. Ils obéissent et ils ramènent cent cinquante-trois gros poissons. Encore un coup, pourquoi ce nombre, et non pas un autre ? Quelle en est la signification ; car il en a une, attendu qu’il est déterminé par la Sagesse infinie ? Tous les hommes, continue saint Augustin, sont appelés par la Trinité, afin de vivre saintement le temps de la vie, représenté par le nombre quarante, et de recevoir la récompense marquée par le nombre dix. Or, le nombre cinquante, multiplié par trois, forme cent cinquante. Ajoutez le divin multiplicateur, la très sainte Trinité, tanquam multiplicaverit eum Trinitas, et vous avez cent cinquante-trois, qui est le nombre des poissons trouvés dans le filet, nombre parfait qui comprend la totalité des saints. (Sep. 252, c. XI, ubi supra).
Tels sont les nombres, ou les proportions géométriques, d’après lesquels a été faite, et dans lesquels est renfermée, la plus grande oeuvre de Dieu : le salut du genre humain. Mais par quels moyens les hommes parviennent-ils au salut ? ces moyens reposent-ils sur des nombres ? quels sont ces nombres ? Tout le monde connaît la parole du Verbe rédempteur : Si vous voulez entrer dans la vie, gardez les commandements. Or, les commandements sont au nombre de dix. Pour être du nombre des élus, il faut donc se tenir dans le nombre dix, comme dans un château fort, c’est-à-dire que les dix commandements doivent être la limite de nos pensées et de nos actions.
Mais de lui-même, l’homme ne peut accomplir les dix commandements ; il a besoin de la grâce. Qui la donne ? l’Esprit aux sept dons. Ainsi, pour faire un saint, il faut deux choses : les dix commandements et les sept dons du Saint-Esprit. Le salut repose donc sur le nombre dix et sur le nombre sept. Est-il étonnant que le chef-d’œuvre de la sagesse infinie repose sur le nombre, puisque les plus humbles créatures, le moucheron et le brin d’herbe, ont été faites avec nombre, poids et mesure ?
On vient de voir que le nombre dix et le nombre sept réunis forment et comprennent tous les élus, c’est-à-dire tous ceux qui accomplissent la loi avec l’aide du Saint-Esprit. Saint Augustin le montre plus clairement encore. «En effet, dit-il, si vous additionnez dix et sept, en ajoutant les uns aux autres les chiffres qui les composent, vous arrivez à cent cinquante-trois, et vous avez, comme il a été expliqué plus haut, la multitude innombrable des saints, marqués par les cent cinquante-trois poissons ». (
Si l’ordre moral, la vertu, la sainteté, reposent sur le nombre dix combiné avec le nombre sept, il en résulte que le signe du désordre moral ou du péché, c’est le nombre onze, et la totalité du désordre moral ou du péché, le même nombre multiplié par sept. Expliquons ce nouveau théorème de la géométrie divine. Puisque le nombre dix marque la perfection de la vertu sur la terre et de la béatitude dans le ciel, le nombre onze doit nécessairement indiquer le péché. Qu’est-ce, en effet, que le péché ? c’est une transgression de la loi. Comme son nom le dit, la transgression a lieu lorsqu’on sort de la limite du devoir, marquée par le nombre dix. Or, en sortant de dix, le premier nombre qu’on rencontre infailliblement, c’est onze. (S. Aug., ser..248, c. IV, t. V, p. I, p. 1499, Voici l’opération : 1+2+3+4+5+6+7+8+9+10+11+12+ 13+14+15+16+17=153).
Aussi, dans l’Évangile, le nombre onze n’est jamais multiplié par dix, mais par sept. Pourquoi n’est-il pas multiplié par dix ? parce que dix est le signe de la perfection et qu’il comprend la Trinité, représentée par trois ; et l’homme, représenté par sept, à cause de l’âme avec ses trois facultés et du corps avec ses quatre éléments. Or, la transgression ne peut appartenir à la Trinité. Pour multiplier onze, signe du péché, reste donc sept, à cause des péchés de l’âme et du corps. Les péchés de l’âme sont la profanation de ses trois facultés, comme les péchés du corps sont la profanation de ses quatre éléments.
Ce simple mot de la langue des nombres révèle, au grand jour, le sens, généralement incompris, des menaces tant de fois répétées dans Amos. Parlant par l’organe du prophète, Dieu dit : « Si Damas commet trois et quatre crimes, je ne lui pardonnerai pas. Si Gaza commet trois et quatre crimes, je ne lui pardonnerai pas. Si Tyr commet trois et quatre crimes, je ne lui pardonnerai pas. Si Edom commet trois et quatre crimes, je ne lui pardonnerai pas. Si les fils d’Ammon commettent trois et quatre crimes, je ne leur pardonnerai pas» (Amos, I, 3-13). Pourquoi le Seigneur pardonnera-t-il un et deux et ne pardonnera-t-il pas trois et quatre ? parce que trois et quatre, composant le nombre sept, marquent la transgression totale de la loi et la révolte complète de l’homme, composé d’une âme et d’un corps.
Ainsi, onze multiplié par sept marque la totalité de la transgression et la dernière limite du péché. Est-il besoin de répéter que ce mystérieux calcul n’a rien d’arbitraire ? C’est la vérité même qui l’emploie et qui nous en donne la signification. Pierre a reçu le pouvoir de remettre et de retenir tous les péchés. Il demande au divin Maître combien de fois il devra pardonner. Sans attendre la réponse, il s’empresse d’ajouter : Jusqu’à sept fois ? Non jusqu’à sept fois, reprend Notre-Seigneur : mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois. (Matth., XVIII, 21, 22).
A moins d’accuser la Sagesse éternelle d’avoir parlé au hasard, il faut bien convenir que ce nombre a sa raison d’être. Quelle est cette raison, et pourquoi ce nombre et non pas un autre ? Moins eût été trop peu, plus eût été inutile. Moins eût été trop peu, puisque tous les péchés sont rémissibles et qu’on en obtient le pardon toutes les fois qu’on le demande avec sincérité. Plus eût été inutile, puisque soixante-dix fois sept fois indique l’universalité des péchés, ainsi que nous l’avons vu, et la perpétuité de la rémission, ainsi que nous allons le voir.
En effet, un nouveau trait de lumière nous révèle la signification du nombre soixante-dix-sept, en faisant briller dans toute sa splendeur l’adorable sagesse qui a tout disposé avec nombre. Saint Luc, traçant la généalogie du Rédempteur, compte en tout soixante-dix-sept générations. Ainsi, dans les conseils éternels, la descente du Fils de Dieu sur la terre a eu lieu au moment précis où soixante-dix-sept générations de pécheurs s’étaient écoulées, afin de montrer, par ce nombre mystérieux, qu’il était venu pour effacer l’universalité des péchés commis par le genre humain (S. Aug., ser. 83, c. IV, t. V, p. I, p. 644).
Nous avons expliqué le nombre sept combiné avec les nombres dix et onze, il reste à l’expliquer pris isolément. De tous les nombres sacrés, sept est, au jugement des Pères de l’Église, ces incomparables interprètes de l’Écriture, un de ceux qui renferment les plus nombreux et les plus profonds mystères : en voici quelques-uns.
Composé de trois, signe de la Trinité, et de quatre, signe du temps, le nombre sept représente le Créateur et la créature (S. Aug., ser. 252, c. X, ubi supra). Il les représente et dans leurs caractères généraux et dans leur nature intime, c’est-à-dire dans leur totalité. Totalité de l’homme, composé d’une âme avec trois facultés : mémoire, entendement, volonté ; et d’un corps avec les quatre éléments et les quatre qualités de la matière : longueur, largeur, hauteur et profondeur. Totalité de Dieu, la Sagesse septiforme qui a créé le monde, qui le conserve et qui le sanctifie (S. Aug., Enarrat., in ps. 50, t. IV, p. 2411, 2412).
Or, le Créateur et la créature comprennent tout ce qui est. Le nombre sept est donc la formule complète des êtres. Il exprime non seulement le fini et l’infini, mais encore la différence qui les distingue et les rapports qui les unissent. L’un est immuable, indivisible ; l’autre, changeant et divisible ; l’un est principe, l’autre effet (S. Aug. epist. class. 2, t. II, p. I, p. 196).
Dans sa signification naturelle, le nombre sept est donc une protestation permanente contre tous les systèmes erronés du panthéisme ou de l’éternité de la matière et du rationalisme ou de l’indépendance de l’homme. Avec l’universalité des êtres, le nombre sept marque encore la totalité du temps. Rien de plus clair, puisque sept jours allant et revenant sans interruption composent les mois, les années et les siècles (Id., ser. 114, t. V, p. I, p. 822).
Des significations fondamentales du nombre sept, résultent les applications si fréquentes que le Saint-Esprit en fait dans l’Écriture. Ces applications deviennent autant de révélations, riches d’enseignements et resplendissantes de beautés. Ainsi, dans le but de repeupler le monde, Dieu ordonne à Noé de faire entrer dans l’arche sept paires d’animaux purs. Lorsque tout est prêt pour la vengeance, il accorde encore sept jours de répit aux coupables. Quand les eaux du déluge ont diminué, Noé attend sept jours avant de lâcher une seconde fois la colombe, puis sept autres jours avant de la lâcher une troisième fois.
Pour jurer son alliance solennelle avec Abimélech, Abraham immole sept agneaux. Jacob sert sept ans pour obtenir Rachel : image du vrai Jacob travaillant pendant les sept âges du monde pour conquérir la vraie Rachel, l’Église son épouse. Les épis pleins et les vaches grasses, symbole de la pleine abondance de l’Égypte, sont au nombre de sept. Les funérailles de Jacob durent sept jours : éloquente représentation de la vie de l’homme dans la vallée des larmes. Les Juifs mangent le pain azyme pendant sept jours, durant lesquels le pain levé doit être exclu de leurs maisons sous peine de mort : mortification complète du corps et de l’âme, pour entrer en communication avec Dieu par la manducation de l’agneau pascal.
Le chandelier du tabernacle a sept branches : chaleur et lumière universelle de l’Esprit aux sept dons. Les mains des prêtres doivent être consacrées pendant sept jours. Avant de recevoir la victime, l’autel doit être purifié pendant sept jours et aspergé sept fois. La purification des souillures dure sept jours. Aux trois fêtes solennelles, le peuple juif, type de tous les autres, doit offrir sept agneaux. Sept semaines d’années forment le Jubilé. Sept nations ennemies occupent la terre promise. Ce n’est qu’après les avoir anéanties que les Juifs seront les paisibles possesseurs de la terre de bénédiction : belle figure des sept péchés capitaux, dont la destruction peut seule nous mettre en possession de la paix de la conscience et de la béatitude éternelle.
Si, comme on n’en saurait douter, le nombre sept n’est pas employé arbitrairement dans les mystères de la vraie religion, il faut s’attendre à voir le démon s’en servir souvent dans les pratiques de son culte (1). Or, ce grand singe de Dieu, plus instruit que nous des profonds mystères du nombre sept, veut que ses prêtres ne deviennent tels qu’en immolant sept béliers. Afin de réussir dans ses évocations, Balaam ordonne à Balac d’élever sept autels, et il veut pour victimes sept veaux et sept agneaux. Aujourd’hui encore, sept ablutions de l’idole forment le rit sacré de l’adoration solennelle chez les Indiens.
Constamment les sept agneaux reviennent dans tous les sacrifices : double image et de la totalité des péchés et de l’efficacité toute-puissante du sang de l’agneau véritable pour les effacer. Ainsi, pour apaiser le Seigneur terriblement irrité, Ézéchias fait immoler sept taureaux, sept béliers, sept boucs et sept agneaux. Au retour de la captivité, afin d’expier tous les péchés de la nation, on immole soixante-dix-sept agneaux. Purifié, Israël peut marcher contre ses ennemis qui fuiront devant lui par sept chemins : déroute complète.
(1) Les pythagoriciens appelaient le nombre sept le nombre vénérable, venerabilis numerus. Apud Serrarium Bibl., c. XII, p. 7. M. Varron nous apprend que nul autre n’était plus sacré chez les païens : M. Varro in primo librorum qui inscribuntur Hebdomades, vel De imaginibus, septenarii numeri virtutes potestatesque multas varias que dieit. Aul. Gell., lib. Ill, c. x.
Comme le Saint-Esprit est l’âme du monde et que son influence septiforme se fait sentir à toute créature, pour l’éclairer, la purifier, la glorifier, le nombre sept lui appartient d’une manière particulière. Il forme, on peut le dire, la proportion géométrique de toutes ses opérations. De là vient l’usage si fréquent qui en est fait dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament.
Sept prêtres, avec sept trompettes, font tomber les murs de Jéricho : les sept dons du Saint-Esprit renversant l’empire du démon. Dans les sept tresses de ses cheveux réside la force de Samson : les sept dons du Saint-Esprit, force du chrétien, martyr de la guerre ou martyr de la paix. Sept chœurs de musique accompagnent l’arche d’alliance dans sa marche triomphale, et David chante les louanges de Dieu sept fois le jour : hymnes éternels des saints, réunis autour de Dieu, et sauvés par les sept dons du Saint-Esprit.
Sept ans sont employés à la construction du temple : l’Église bâtie par l’Esprit aux sept dons, pendant toute la durée du septénaire, qu’on appelle le temps. Sept conseillers dirigent le roi de Perse, qui envoie Esdras reconstruire le temple de Jérusalem : les sept dons du Saint-Esprit reposant sur Notre-Seigneur, envoyé par son Père pour reconstruire le véritable temple de la véritable Jérusalem. Sept anges sont debout devant le trône de Dieu, et sept colonnes soutiennent le palais de la Sagesse : deux figures également transparentes des sept dons du Saint-Esprit, soutiens de l’Église et princes des adorations éternelles. Sept yeux sont gravés sur la pierre angulaire des murs de Jérusalem : sept dons du Saint-Esprit sur Notre-Seigneur, pierre angulaire de l’Église du temps et de l’Église de l’éternité. Sept bergers conduiront le divin bercail, lorsque le rédempteur l’aura formé : sept dons du Saint-Esprit conducteurs des habitants de la Cité du bien.
Sept années de folie et d’habitation parmi les bêtes sont infligées à Nabuchodonosor : punition adéquate des sept péchés capitaux. Sept lions sont dans la fosse où est jeté Daniel : sept péchés capitaux autour du chrétien dans la vallée des larmes. L’Évangile nomme sept mauvais démons : sept esprits des péchés capitaux. Sept pains nourrissent quatre mille hommes dans le désert : les sept dons du Saint-Esprit, nourriture spirituelle du monde entier (S. Aug., ser. 95, n. 2, p. 728). Dirigés par le Saint-Esprit, les apôtres établissent sept diacres : universalité des œuvres de charité spirituelle et corporelle.
Saint Jean adresse l’Apocalypse à sept Églises : nombre de la totalité. Le Fils de Dieu lui apparaît dans le ciel environné de sept chandeliers d’or : les sept dons du Saint-Esprit, rayonnant du Verbe Incarné. La grande bête a sept têtes à sept yeux : sept péchés capitaux, avec leur redoutable puissance sur le monde physique et sur le monde moral. Sept anges sonnent successivement de la trompette : sept tonnerres se font entendre, et, avant d’expirer, le monde coupable est frappé de sept plaies : terribles prophéties de l’universalité des signes de mort et des fléaux réservés aux derniers jours.
Il est temps de terminer cette esquisse de la science des nombres et d’en faire l’application directe au chrétien. Il est la construction du Saint-Esprit, et nous connaissons les riches matériaux dont il se compose. Dépendant d’un architecte infiniment habile, ces matériaux, nul n’en peut douter, ont été mis en œuvre d’après un plan préconçu ; tout plan repose sur des calculs, sur des proportions, par conséquent sur des nombres. Une pareille vérité est incontestable. D’une part, l’univers entier dépose qu’il a été fait avec nombre, poids et mesure, c’est-à-dire dans des proportions géométriques d’une précision et d’une harmonie parfaites. D’autre part, le chrétien est le chef-d’œuvre du Saint-Esprit ; il faut en conclure à fortiori que des calculs admirables de justesse ont présidé à sa construction.
Quels sont les calculs, ou mieux, les nombres spéciaux d’après lesquels a été bâti le chrétien, sur lesquels il repose, qui sont comme la charpente de l’édifice, et la mesure de ses proportions ? Le chrétien a été fait avec les deux nombres les plus sacrés, le nombre sept et le nombre dix. Par eux il subsiste ; le monde finira lorsque la somme de ces deux nombres mystérieux, combinés ensemble et multipliés par la Trinité, sera complète. Rappelons en preuve le beau passage (le saint Augustin : « L’Esprit, auteur des dons sanctificateurs, est désigné par le nombre sept, et Dieu, auteur du décalogue, par le nombre dix. Pour faire un chrétien, il faut réunir ces deux choses. Si vous avez la loi, sans le SaintEsprit, vous n’accomplirez pas ce qui est commandé. Mais lorsque, aidé de l’Esprit aux sept dons, vous aurez conformé votre vie au décalogue, vous serez bâti et vous appartiendrez au nombre dix-sept. Appartenant à ce nombre, vous vous élevez, en additionnant, au nombre cent cinquante-trois. Arrive le jugement, et vous serez à la droite pour être couronné, non à la gauche pour être condamné» (Sem. 250, c. VII et VIII, t. V, p. I, p. 1502, 1503).
CHAPITRE XXIV
LA CONFIRMATION.
Étude détaillée des éléments dont se compose le chrétien. - La confirmation : place qu’elle occupe. - Ce qu’elle donne de plus que le baptême. - Enseignement catholique : le pape saint Melchiade ; les conciles de Florence et de Mayence. - Effets de la confirmation : grâce sanctifiante, grâce sacramentelle, caractère, accroissement des vertus. - Définition des habitudes. - Des vertus. - Vertus naturelles et surnaturelles : vertus infuses et vertus acquises. - Vertus cardinales. Différences entre les vertus naturelles et les vertus surnaturelles.
Le chrétien peut maintenant s’admirer ; mais il doit surtout se respecter : Agnosce, o christiane, dignitatem tuam. Temple vivant du Saint-Esprit, il connaît les précieux matériaux dont il est construit, et les nombres mystérieux d’après lesquels ils ont été employés. Mais une connaissance générale ne suffit pas. Il faut analyser avec détail chacun des éléments de cette création divine, incomparablement plus belle et plus digne de nos études que le monde physique avec toutes ses magnificences. Afin de rester dans les limites naturelles de notre sujet, nous ne parlerons ni des sacrements en général, ni du symbole, ni du décalogue, ni de l’oraison dominicale, bien que toutes ces parties de la divine construction soient des dépendances et des effets de la grâce (Nous les avons expliqués dans le Catéchisme de persévérance). La confirmation, les vertus, les dons, les béatitudes, les fruits composent le domaine direct du Saint-Esprit. Tel est le champ, plus riche que toutes les mines de la Californie, qui s’ouvre à notre exploration.
Il est de foi qu’en nous donnant la grâce, les sacrements nous donnent le Saint-Esprit avec tous ses dons. S’ensuit-il que la confirmation soit inutile ? Déjà nous avons répondu négativement, et donné la preuve sommaire de notre réponse. Il faut la développer et dire la fin spéciale, ou, si l’on veut, la raison d’être de la confirmation. « Les sacrements de la nouvelle loi, répéterons-nous avec saint Thomas, ne sont pas établis seulement pour remédier au péché et perfectionner la vie surnaturelle, mais encore pour produire des effets spéciaux de grâce. Ainsi, partout où un effet particulier de grâce se présente, là se trouve un sacrement» (III p., q. 71, art. 1, corp).
En venant au monde, l’homme ne possède que la vie naturelle ; il lui faut la vie surnaturelle. Le baptême la lui donne. Telle est la fin spéciale de ce sacrement. La faiblesse physique et morale est le propre de l’enfance. Si, avec l’âge, il ne fortifiait son corps et son âme, l’homme ne deviendrait pas homme. Il en est de même du chrétien. La force lui est d’autant plus nécessaire, qu’il est né soldat. Destiné à des luttes incessantes, sa vie se définit : la guerre (Job, VII, 1). L’antique Israël est sa vivante image. Des bords de la mer Rouge, tombeau de leurs tyrans, les Hébreux traversent, en livrant de continuels combats, le désert qui les sépare de la terre promise. Sept nations puissantes leur en disputent la possession : voilà le chrétien.
Sorti des eaux baptismales, où il a été délivré de l’esclavage du démon, il lui faut, pour arriver au ciel, sa patrie, traverser le désert de la vie, les armes à la main. La lutte ne sera pas contre des êtres de chair et de sang, comme lui ; mais contre des ennemis bien autrement redoutables, les princes de l’air, les sept puissances du mal. Évidemment il a besoin d’armes et d’un maître d’armes. C’est dans la confirmation que le Saint-Esprit se donne à lui comme tel.
« En descendant dans les eaux du baptême, dit le pape saint Melchiade, le Saint-Esprit leur communique dans sa plénitude la grâce qui donne l’innocence ; dans la confirmation, il apporte une augmentation de grâce. Dans le baptême, nous sommes régénérés à la vie ; dans la confirmation, nous sommes préparés à la lutte. Dans le baptême, nous sommes lavés ; dans la confirmation, nous sommes fortifiés» (Apud S. Th., III p., q. 71, art. 1, corp).
Le vicaire de Jésus-Christ est l’écho fidèle du divin maître. A qui Notre-Seigneur réserve-t-Il le miraculeux changement des apôtres en des hommes nouveaux, et le changement non moins admirable des fidèles en martyrs héroïques ? N’est ce pas au Saint-Esprit ? Descendu directement du ciel sur les premiers, Il se donne aux seconds par l’imposition des mains des apôtres, c’est-à-dire par la confirmation. «Je vais, disait-il aux uns et aux autres, envoyer l’Esprit du Père. Restez dans la ville jusqu’à ce que vous soyez revêtus de la force d’en haut. Soyez sans inquiétude, c’est l’Esprit-Saint Lui-même qui parlera par votre bouche et qui vous donnera une éloquence si puissante, que vos adversaires n’auront rien à répliquer» (Jean., XX, 16. - Luc, XXIV, 49 ; XX, 15).
Comme son nom l’indique, la confirmation est donc le sacrement de la force. Qu’elle soit établie pour la communiquer au chrétien et faire de lui un soldat généreux, l’Église catholique n’a jamais cessé de l’enseigner par ses conciles, et l’histoire de le prouver par des faits éclatants. De là, cette déclaration solennelle du concile de Florence, c’est-à-dire de l’Orient et de l’Occident, réunis sous la présidence du Saint-Esprit lui-même : «L’effet du sacrement de confirmation est de donner le Saint-Esprit, comme principe de force, ainsi qu’Il fut donné aux apôtres le jour de la Pentecôte, afin que le chrétien confesse hardiment le nom de Jésus-Christ.
Le concile de Mayence n’est pas moins explicite : «Suivant la promesse du Seigneur, le Saint-Esprit, que nous recevons au baptême pour la purification du péché, Se donne à nous dans la confirmation avec une augmentation de grâce, qui a pour effet de nous protéger contre les attaques de Satan ; de nous éclairer, afin de mieux comprendre les mystères de la foi ; de nous donner le courage de confesser hardiment Jésus-Christ et de nous fortifier contre les vices. Tous ces biens, le Seigneur a formellement promis de les donner aux fidèles par le Saint-Esprit qu’il devait envoyer. Toutes ces promesses ont été accomplies sur les apôtres le jour de la Pentecôte, ainsi que leurs actes en offrent l’éclatant témoignage» (Conc. Mogunt., 1549, c. XVII).
Chaque jour encore elles s’accomplissent sur les fidèles, dans les quatre parties du monde, par le sacrement de confirmation. La raison en est que le Saint-Esprit demeure toujours avec l’Église et que Ses faveurs nécessaires pour la former, ne le sont pas moins pour la conserver. Or, en se communiquant par la confirmation, le Saint-Esprit opère plusieurs grandes merveilles dans le chrétien, Sa créature privilégiée.
La première est une nouvelle infusion de la grâce sanctifiante. «La mission ou la donation du Saint-Esprit, enseigne saint Thomas, n’a jamais lieu sans la grâce sanctifiante dont le Saint-Esprit Lui-même est le principe. Il est donc manifeste que la grâce sanctifiante est communiquée par la confirmation. Dans le baptême et dans la pénitence, cette grâce fait passer l’homme de la mort à la vie. Dans les autres, et dans la confirmation en particulier, elle augmente, elle affermit la vie déjà existante. Ce sacrement perfectionne l’effet du baptême et de la pénitence, en ce sens qu’il donne au pénitent une rémission plus parfaite de ses péchés. Si un adulte, par exemple, se trouve en état de péché, sans le savoir ou même s’il n’est pas parfaitement contrit et qu’il s’approche de la confirmation de bonne foi, il reçoit par la grâce de ce sacrement la rémission de ses péchés» (III p., q. 71, art. 7, corp. et ad 1).
La seconde est la grâce sacramentelle. Outre la grâce sanctifiante, chaque sacrement donne une grâce spéciale, en rapport avec le but du sacrement qui la confère : on l’appelle grâce sacramentelle. Dans le sacrement de confirmation, c’est une grâce de force. Ainsi, la grâce sacramentelle ajoute quelque chose à la grâce sanctifiante proprement dite. (S. Thom. ubi supra, ad 3).
Dans la confirmation, elle ajoute la force, nécessaire au chrétien : force de mémoire, pour retenir, sans les oublier jamais, les grandes vérités catholiques, base et boussole de la vie ; force d’entendement, pour comprendre la religion dans ses dogmes et dans ses préceptes dans le détail de ses pratiques et dans son magnifique ensemble ; dans ses bienfaits et dans son histoire, afin que toutes ces choses n’aient dans notre estime et dans notre admiration ni supérieur ni rival. Force de volonté, pour tenir haut et ferme le drapeau catholique, malgré les désertions des faux frères, les persécutions du monde, les attaques incessantes de l’enfer et les sollicitations intérieures des penchants corrompus. Force de toutes les facultés, de manière à les armer et à les monter à la hauteur de la grande lutte, dont l’âme est l’enjeu et le ciel la récompense. (S. Th., III p., q. 71, art. 1, ad 4, et art. 1, corp).
La troisième est le caractère . En matière de sacrements, on appelle caractère un pouvoir spirituel destiné à faire certaines actions dans l’ordre du salut (S. Th., ibid., art. 5, corp). Ce caractère est une grâce. Cette grâce est donnée dans le but de distinguer ceux qui la reçoivent de ceux qui ne la reçoivent pas. Toute grâce agit sur l’essence même de l’âme. Le caractère sacramentel est donc intérieur, inhérent à l’âme et par conséquent inamissible.
De là vient que les sacrements qui l’impriment ne peuvent être réitérés. « Il y a trois sacrements, dit le concile de Florence, le baptême, la confirmation et l’ordre, qui impriment dans l’âme un caractère, c’est-à-dire un signe spirituel, distinctif et indélébile». Et le concile de Trente : « Si quelqu’un dit que dans les trois sacrements, le baptême, la confirmation et l’ordre, il n’est pas imprimé dans l’âme un signe spirituel et indélébile qui empêche de les réitérer, qu’il soit anathème» (Conc. Florent. decret. Union - Sess. VII, 7).
Le caractère étant une force, un pouvoir, il produit des effets réels, en rapport avec sa nature et les besoins de l’homme. Ainsi, le caractère du baptême distingue le chrétien de l’infidèle, et lui communique tout ensemble la force d’accomplir ce qui est nécessaire à son salut personnel, et de confesser sa croyance par la réception des autres sacrements auxquels il donne droit. (S. Th., III p., q. 72, art. 5, corp. et ad 2).
Mais il ne suffit pas de communiquer à l’homme la vie divine avec les moyens de la conserver, en vivant solitairement. Il faut, d’une part, que cette vie aille en se développant, comme la vie naturelle ; d’autre part, que le chrétien soit armé contre les dangers extérieurs, attendu que l’homme est fait pour vivre en société. Par le caractère qu’elle imprime, la confirmation satisfait à toutes ces exigences. Du chrétien elle fait un soldat. En lui, elle augmente la vie de la grâce reçue au baptême et l’élève à la perfection. Il en résulte que le confirmé peut faire, dans l’ordre du salut, certaines actions différentes de celles dont le baptême l’a rendu capable (S. Th., III p., q. 72, art. 12, corp).
Ces actions nouvelles sont en rapport avec la condition du chrétien, sorti de l’enfance, et au moment d’entrer dans la grande mêlée qu’on appelle la vie sociale. Sans doute, la lutte contre les ennemis invisibles est la condition de toute âme baptisée, du jour où elle s’éveille à la raison. Mais combattre les ennemis visibles de la foi ne commence que plus tard, dans l’adolescence et au sortir du foyer domestique. Ces ennemis sont les persécuteurs de la vérité : païens, impies, libertins, corrupteurs, blasphémateurs, hommes et femmes de toute condition, race innombrable, qui ne sont pas ou qui ne sont plus chrétiens, et qui ne veulent pas qu’on le soit.
Contre eux, le sacrement de confirmation revêt le chrétien de la force nécessaire, pour soutenir noblement les combats extérieurs de la vertu. On le voit par l’exemple des apôtres. Ils ont reçu le baptême, et néanmoins ils se tiennent cachés dans le Cénacle jusqu’au jour de la Pentecôte. Une fois confirmés, ils sortent de leur retraite et, sans craindre ni les hommes ni l’enfer, ils annoncent partout la doctrine de leur maître. Ni les promesses, ni les menaces, ni les coups, ni les chaînes, ni les prisons, ni les tortures, ni la mort, n’ébranlent leur courage. Il en est de même des martyrs.
La quatrième est l’accroissement des vertus. Pour comprendre cette nouvelle opération, il faut descendre avec le flambeau de la philosophie et de la foi, jusque dans les profondeurs de la nature de l’homme et du chrétien. Dans le chrétien il y a deux vies ; la vie humaine et la vie divine ; toutes deux se développent sur des lignes parallèles ; toutes deux, unies par des lois de conservation et par des rapports de similitude, accusent l’unité de principe et l’unité de but.
Comme le chêne avec toute sa puissance de végétation, d’accroissement et de solidité, se trouve en germe dans le gland ; ainsi, dans le germe de vie humaine, et dans le germe de vie divine, déposés en nous, se trouvent en principe les forces qui, plus tard, se manifesteront par des actes et s’épanouiront en habitudes, d’où dépendra le développement de l’homme et du chrétien.
Il n’est personne qui n’admire dans les plantes ce travail de végétation et d’accroissement : pourrions-nous le suivre avec moins d’intérêt dans notre double nature d’hommes et de chrétiens ? En découvrir le secret dans le plus humble végétal, est la joie du savant et le triomphe de la science. Quel triomphe plus noble, quelle joie plus vive de le surprendre en nous-mêmes ! Le moyen d’arriver à ce résultat est de nous faire une idée juste de ce qu’on entend par habitudes et par vertus ; par vertus infuses et par vertus acquises ; par vertus naturelles et par vertus surnaturelles.
On appelle habitude, une disposition ou une qualité de l’âme, bonne ou mauvaise. Elle est bonne, si elle est conforme à la nature de l’être et à sa fin ; mauvaise, si elle est contraire à l’une ou à l’autre. L’habitude, étant une force ou un principe d’action, donne lieu à des actes bons ou mauvais. Ainsi, l’habitude d’agir avec réflexion est bonne ; car elle est conforme à la nature de l’être raisonnable. Au contraire, l’habitude d’excéder dans le sommeil, dans le boire ou le manger, est mauvaise ; car elle tend à mettre au-dessus ce qui doit être au-dessous, le corps au-dessus de l’âme (S. Th., 1a, 3ae, q. 49, art. 4, corp. - d., art 3, corp. - Id. id., ad 1).
La vertu est une habitude essentiellement bonne (Id., q. 55, art. 4 et 3, corp). Cette définition montre toute la différence qui existe entre l’habitude proprement dite et la vertu. La première est bonne ou mauvaise et porte au bien ou au mal. La seconde est essentiellement bonne et ne peut porter qu’au bien. De là, cette autre définition de saint Augustin : « La vertu est une bonne qualité ou habitude de l’âme qui fait vivre bien, que nul ne peut employer à mal, et que Dieu a mise en nous, sans nous» (De lib. arbit., lib. XI, c. XVIII).
Dans l’ordre purement naturel, on distingue les vertus infuses et les vertus acquises. Les premières, comme dit saint Augustin, sont en nous, sans nous ; mais il est évident que par les actes souvent réitérés, ces bonnes qualités acquièrent à la longue une grande énergie. Ainsi développées, elles s’appellent vertus acquises. Pas plus ici qu’ailleurs, l’homme ne doit s’attribuer ce qui appartient à Dieu. Dans l’ordre naturel, comme dans l’ordre surnaturel, c’est toujours sur un fond divin qu’il travaille. Les semences des vertus acquises sont en lui, sans lui. Son seul mérite est dans la culture qu’il donne aux dons du Créateur. Et encore les actes qui résultent de sa coopération n’atteignent jamais la perfection du principe d’où ils émanent : semblables au ruisseau dont l’eau est toujours moins pure que celle de la source même. (S. Th., 1a, 2ae, q. 63, art. 4, corp. ; et art. 4, ad 3. 2).
Procédant de principes purement naturels, c’est-à-dire n’étant que l’épanouissement de la vie humaine, les vertus naturelles infuses ou acquises ont pour terme la perfection naturelle. Leur demander d’élever l’homme à une fin surnaturelle, c’est-à-dire de le conduire à la perfection de sa vie divine, serait absurde. La raison en est claire comme le jour. En toutes choses, les moyens doivent être proportionnés à la fin ; donc le naturel ne peut produire le surnaturel. Cependant le surnaturel est la fin pour laquelle l’homme a été créé. Comment y parviendra-t-il ? Avec sa lucidité ordinaire saint Thomas va nous donner la réponse.
« Il y a dans l’homme, dit le Docteur angélique, deux principes moteurs : l’un intérieur, c’est la raison ; l’autre extérieur, c’est Dieu (1a 2ae, q. 63, art. 4, corp). Le premier, générateur des vertus purement humaines, met l’homme en état d’agir, dans bien des cas, conformément à la droiture et à l’équité naturelle. Mais cela ne suffit pas ; l’homme est appelé à vivre d’une vie divine. De cette seconde vie, le Saint-Esprit lui-même est le principe. La grâce qu’il répand dans l’âme, au moment du baptême, est un élément divin, d’où procèdent des vertus surnaturelles, comme les vertus naturelles procèdent de la raison ou de l’élément humain. Ces vertus prennent le nom de vertus surnaturelles infuses. Elles ne sont pas la grâce, pas plus que les vertus naturelles ne sont la raison, pas plus que l’acte n’est la puissance : pas plus que l’effet n’est la cause» (S. Th., 1a, 2ae, q. 110, art. 3, ad 3).
Eu égard à la vie divine qui est en nous et de laquelle nous devons vivre, afin d’arriver à notre fin dernière, ces vertus surnaturelles sont aussi et plus nécessaires que les vertus purement naturelles ou humaines. « La vertu, dit saint Thomas, perfectionne l’homme et le rend capable d’actes en rapport avec sa félicité. Or, il y a pour l’homme deux sortes de félicité ou de béatitude : l’une, proportionnée à sa nature d’homme, et à laquelle il peut parvenir par les forces de sa nature, mais non sans le secours de Dieu, non tamen absque adjutorio divino ; l’autre, supérieure à la nature, à laquelle l’homme ne peut parvenir que par des forces divines ; car elle est une certaine participation de la nature même de Dieu. Les éléments constitutifs de la nature humaine, ne pouvant élever l’homme à cette seconde béatitude, il a fallu que Dieu surajoutât des éléments nouveaux, capables de conduire l’homme à la béatitude surnaturelle, comme les éléments naturels le conduisent à une béatitude naturelle» (S. Th., 1a ,2ae, q. 64, art. 4, corp).
Tous ces éléments sont compris dans le mot grâce, le plus profond, sans contredit, et le plus beau de la langue religieuse. Or, en tête des vertus, nées de la grâce, sont les trois vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité. Premiers épanouissements de la vie divine, elles nous mettent, comme il convient, en rapports surnaturels avec Dieu, notre fin dernière, et leur objet immédiat. (Id., id).
La foi déifie l’intelligence, mise en possession de certaines vérités surnaturelles que la lumière divine lui fait connaître. L’espérance déifie la volonté, en la dirigeant vers la possession du bien surnaturel, connu par la foi. La charité déifie le cœur, qu’elle pousse à l’union avec le bien surnaturel, connu par la foi et désiré par l’espérance. (Id., id., art. 3, corp).
Ce n’est pas seulement avec Dieu que le chrétien doit vivre dans des rapports surnaturels, c’est encore avec luimême, avec ses semblables, avec la création tout entière. Comment remplira-t-il cette obligation ? Du principe vital surnaturel qui est en lui sortent nécessairement, comme un nouveau jet, les quatre grandes vertus morales : la prudence, la justice, la force, la tempérance.
Nous disons nécessairement ; la raison en est que Dieu n’agit pas avec moins de perfection dans les ouvrages de la grâce, que dans les ouvrages de la nature. Or, dans les ouvrages de la nature on ne trouve pas un seul principe actif, qui ne soit accompagné des moyens nécessaires à l’accomplissement de ses actes propres. Ainsi, toutes les fois que Dieu crée un être quelconque, il le pourvoit des moyens de faire ce à quoi il est destiné. Mais il est de fait que la charité, prédisposant l’homme à sa fin dernière, est le principe de toutes les bonnes œuvres qui y conduisent. Il faut donc qu’avec la charité soient infuses et que de la charité sortent toutes les vertus, nécessaires à l’homme pour accomplir ses devoirs, non seulement envers le Créateur, mais envers la créature. (Viguier, Inslit., etc., c. XIII, p. 408).
Les quatre vertus morales, étant comme le pivot sur lequel roulent les rapports de l’homme avec tout ce qui n’est pas Dieu, ont reçu le nom de vertus cardinales (S. Th., 1a, 2ae, q. 63, art. 3, corp). C’est avec raison : par elles sont animées, dirigées, informées surnaturellement nos pensées, nos paroles, nos affections et nos actes, dans l’ordre domestique et dans l’ordre social. La première est la prudence. Cette mère des vertus morales, qui les dirige, comme une mère dirige ses filles, se définit : Une vertu qui, en toutes choses, nous fait connaître et faire ce qui est honnête, et fuir ce qui ne l’est pas (Ferraris, Bibtioth., etc., art. Virtus, n. 97). Cette définition, admise également par la philosophie et par la théologie, montre qu’il n’y a pas de vertu morale sans la prudence.
En effet, dit saint Thomas, bien vivre, c’est bien agir. Il ne suffit pas de connaître ce qui est à faire, il faut connaître encore la manière de le faire. Ceci suppose le choix judicieux des moyens. A son tour, ce choix, ayant rapport à la fin qu’on veut atteindre, suppose une fin honnête et les moyens convenables d’y parvenir : toutes choses qui appartiennent à la prudence. Si vous les supprimez, il n’y a plus de vertu. La précipitation, l’ignorance, la passion, le caprice, deviennent le mobile des actions : la vertu même sera vice. Donc sans la prudence il n’y a pas de vertu possible» (S. Bernard., serm. 30 super Cant).
Apprenons de là quel royal cadeau le Saint-Esprit fait à l’âme, en lui donnant la prudence par le baptême, et en la développant par la confirmation. Apprenons-le encore du besoin continuel que nous avons de cette vertu : elle s’applique à tout. Aussi, on distingue la prudence personnelle, qui apprend à chacun la manière de remplir ses devoirs envers luimême, envers son âme et envers son corps. La prudence domestique, qui enseigne au père à diriger sa famille. La prudence politique, qui apprend aux rois à gouverner les peuples, de manière à les conduire à la fin pour laquelle Dieu les a créés. La prudence législative, à laquelle les législateurs doivent les lois équitables et les règlements salutaires. Ennemie de la prudence de la chair, de l’astuce, du mensonge, de la fraude, de la sollicitude exagérée des choses temporelles, la prudence, fille de la grâce, est la gloire exclusive des habitants de la Cité du bien. Elle fait leur bonheur, et, si le monde actuel marche de révolutions en révolutions, si tout y est mécontentement, instabilité, fièvre d’or et fièvre de jouissances, il faut l’attribuer à la perte de la prudence chrétienne et au règne de la prudence satanique. La seconde vertu morale qui sort de la grâce, comme le fruit sort de l’arbre, et qui mûrit au soleil de la confirmation, c’est la justice. La Justice est une vertu qui fait rendre à chacun ce qui lui appartient (Communs apud Theo). Éclairée par la prudence, la justice surnaturelle respecte avant tout les droits de Dieu. Propriétaire incommutable de tout, Dieu a droit à tout et sur tout, par conséquent au culte intérieur et extérieur de l’homme et de la société. Ici, la justice se manifeste par la vertu de religion, qui comprend l’adoration, la prière, le sacrifice, le vœu et l’accomplissement fidèle des préceptes, relatifs au culte direct du Créateur.
Elle respecte les droits du prochain, riche ou pauvre, faible ou fort, inférieur ou supérieur. À elle le monde doit la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, du meurtre de l’enfant, de l’esclavage, du despotisme brutal, qui pesa sur tous les peuples avant la rédemption, et qui pèse encore sur toutes les nations étrangères aux bienfaits de l’Évangile. Elle apprend à l’homme à se respecter lui-même, son âme et ses droits, son corps et les siens, sa vie, sa mort et jusqu’à sa tombe. Elle lui apprend, enfin, à respecter les créatures, en les gouvernant avec équité, c’est-à-dire conformément à leur fin ; en esprit de dépendance, comme un bien d’autrui ; avec crainte, comme devant rendre compte de l’usage qu’il en aura fait. Qu’on imagine ce que deviendrait le monde, sous l’empire de Ia justice surnaturelle !
La troisième vertu cardinale, c’est la force. Sans elle la prudence et la justice seraient des lettres mortes. Ce n’est pas assez d’avoir la connaissance du bien, ni même la volonté, il faut en avoir le courage. Le courage est fils de la force. La force est une vertu qui tient l’âme en équilibre entre l’audace et la crainte. L’audacieux pèche par excès, le méticuleux par défaut, le fort tient le milieu entre l’un et l’autre (Apud Ferraris, Biblioth., etc., art. Virtus, n. 120). La force a un double rôle, actif et passif. Actif, en face du devoir elle brave les dangers ; passif, à l’adversité elle oppose la patience. La magnanimité ou la grandeur d’âme, la confiance, le sang-froid, la constance, la persévérance, la résignation, l’activité, sont filles de la force. Toute cette famille, surnaturalisée par la grâce, élève le caractère de l’homme à son plus haut degré de noblesse, en même temps qu’elle enfante dans la vie privée, comme dans la vie publique, les actes admirables qu’on cesse d’admirer depuis que le Saint-Esprit, répandu sur le monde, les a rendus si communs. Est-il besoin d’ajouter que, à raison des circonstances présentes, la force doit être la grande vertu des chrétiens ? force pour mettre par le nombre, la grandeur et la sainteté de leurs œuvres, un contrepoids aux iniquités du monde ; force héroïque pour résister aux attaques exceptionnelles dont ils sont l’objet ; force pour souffrir les outrages inouïs, prodigués à tout ce qu’ils ont de plus sacré et de plus cher.
La quatrième vertu cardinale est la tempérance. C’est une vertu qui règle l’usage du boire et du manger, qui réprime la concupiscence, et modère les plaisirs des sens (Ferraris, ubi suprà, n. 130).
Comme ses trois sœurs, la tempérance est mère d’une noble et nombreuse famille. La sobriété, l’abstinence, la chasteté, la continence, la virginité, la pudeur, la modestie, la clémence, l’humilité, l’amabilité, sont ses filles. Qu’elles vivent dans un homme, et cet homme devient le type du beau moral, la personnification de l’ordre.
Éclairée par la prudence, réglée par la justice, soutenue par la force, l’âme commande au corps, et son commandement, exécuté avec exactitude, éloigne tout ce qui dégrade la nature humaine. Loin de l’homme tempérant, la gourmandise, l’ivrognerie, la crapule, l’impureté, la folle prodigalité, le luxe ruineux, les plaisirs séducteurs ; en un mot, le honteux esclavage de l’esprit sous le despotisme de la chair.
Telle est la quatrième vertu à laquelle le Saint-Esprit communique, par la confirmation, une nouvelle énergie. Nous laissons à dire si la tempérance, dans toutes ses applications, est une vertu nécessaire au chrétien moderne, condamné à vivre au milieu d’un monde constitué tout entier sur l’intempérance.
Bien qu’il soit fort difficile, en beaucoup de cas, de distinguer le naturel et le surnaturel, la raison et la grâce, ce double moteur des actes humains, comme parle saint Thomas ; néanmoins la distinction est réelle. Constamment admise par la théologie catholique, elle est fondée sur le principe incontestable d’une double vie dans le chrétien. Vie purement naturelle, comme créature, destinée à une fin naturelle, et pourvue des moyens d’y parvenir. Vie surnaturelle, comme fils adoptif de Dieu, destiné à une fin surnaturelle et pourvu des moyens de l’atteindre ; vie surnaturelle, impérieusement obligatoire, pour tous les hommes dans l’ordre actuel de la Providence.
Il en résulte que la prudence, la justice, la force, la tempérance, sont aussi des vertus naturelles infuses ; mais, entre la prudence, la justice, la force, la tempérance surnaturelles, grande est la différence. Différence dans le principe : les premières procèdent de la raison ; les secondes, de la grâce. Différence dans le but : les premières nous mettent en rapports naturels et purement humains avec leur objet ; les secondes en rapports surnaturels et divins. Différence dans l’efficacité : les premières sont inutiles au salut ; les secondes nous y conduisent. Différence dans leur dignité : les premières se règlent d’après les lumières de la raison, les secondes d’après les lumières du Saint-Esprit. Les premières font l’honnête homme ; les secondes, le chrétien. Or, entre l’honnête homme et le chrétien, est toute la différence qui sépare l’insecte qui rampe, et l’oiseau qui vole.
Un seul trait nous en fait juger. La tempérance naturelle ou philosophique, par exemple, se borne à réprimer la concupiscence du boire et du manger, de manière à prévenir tout excès capable de nuire à la santé et de troubler la raison ; c’est le terre à terre de la vertu. La tempérance surnaturelle va plus loin. Elle conduit l’homme à châtier son corps et à le réduire en servitude par l’abstinence du boire, du manger et de ce qui peut flatter les sens. C’est la vérité de la vertu, l’affermissement de l’ordre, par la subordination complète de la chair à l’esprit, et de l’esprit à Dieu. Il en est de même des autres vertus. (S, Th., 1a, 2ae, q. 63, art. 4, corp).
La différence entre les vertus naturelles et les vertus surnaturelles nous est connue. Mais en quoi ces dernières diffèrent-elles des dons du Saint-Esprit ? Cette question est, sans contredit, une des plus importantes que nous ayons à traiter. Nettement résolue, elle jette une grande lumière sur la nature des opérations successives, par lesquelles le SaintEsprit développe en nous l’être divin ; montre l’enchaînement qui les unit sans les confondre, et fait ressortir avec éclat l’action nécessaire de chacune. Les chapitres suivants seront consacrés à l’étude de ce merveilleux travail, dont la connaissance appellera sur nos lèvres l’exclamation du Prophète : «Admirable est Dieu dans Ses saints, et Il est saint dans toutes Ses œuvres ». (Ps.67-68).
CHAPITRE XXV
DONS DU SAINT-ESPRIT.
Définition. - Explication détaillée de chaque mot. - Ce qu’il y a de commun et de distinct entre les vertus et les dons. - Fonction propre des dons du Saint-Esprit. Ils sont nécessaires au salut. - Nécessaires comme principes généraux du mouvement surnaturel. - Nécessaires comme éléments de lumière, de force et de défense. - Ils sont tous nécessaires, et d’une égale nécessité.
Une cinquième merveille de la confirmation est le développement des dons du Saint-Esprit. Nous disons le développement, attendu que, par le baptême, tous les dons du Saint-Esprit, avec le Saint-Esprit lui-même, résident déjà dans le chrétien, fidèle conservateur de la grâce. C’est ainsi que tous les éléments de la vie naturelle sont dans l’enfant, encore au berceau. Par la confirmation, les dons du Saint-Esprit participent au développement général, imprimé à la vie divine, en vertu de ce sacrement si bien nommé le sacrement de la force. Afin de donner une idée plus juste de ces nouvelles richesses de la grâce, il faut avant tout répondre à plusieurs questions d’un intérêt fondamental.
Que faut-il entendre par les dons du Saint-Esprit ? Qu’y a-t-il de commun entre les dons et les vertus ? Qu’y a-t-il de distinct ? Les vertus et les dons tendent-ils au même but ? Quel est l’objet spécial des dons ? Sont-ils aussi nécessaires que les vertus ? Le sont-ils tous ?
La réponse découlera de la définition détaillée des dons du Saint-Esprit en général, et de chacun en particulier.
D’après saint Thomas : Les dons du Saint-Esprit sont des habitudes surnaturelles qui nous disposent à obéir promptement au Saint-Esprit (1). Chaque mot de cette définition veut être expliqué ; car il renferme un trésor de lumières.
(1) Dona Spiritus sancti sunt quidam habitus quibus homo perficitur ad prompte obediendum Spiritui sancto. 1a, 2ae, q. 68, art. 3, corp. Dona sunt quædam hominis perfectionnes, quibus homo disponitur ad hoc quod bene sequatur instinctum divinum. Ibid., art. 2, corp. En développant un peu cette définition, on peut dire : Les dons du Saint-Esprit sont des habitudes ou des inclinaisons inhérentes à l’âme, distinctes des vertus surnaturelles infuses, nécessaires pour opérer le bien, et inséparables les unes des autres.
Dons . Pour caractériser les grâces dont il est ici question, la langue catholique les appelle dons du Saint-Esprit, c’est à-dire faveurs par excellence de la troisième personne de l’auguste Trinité. Mais quoi ? Les brillantes qualités des anges et des hommes, les magnificences de la terre et des cieux ne sont-elles pas, sans exception, des bienfaits du Saint-Esprit ? Assurément. «Il n’y a pas, dit saint Basile, une créature visible ou invisible, qui ne doive au Saint-Esprit ce qu’elle possède.» Et saint Cyrille de Jérusalem : « Le Saint-Esprit est le maître, le directeur et le sanctificateur universel. Tous ont besoin de Lui, Élie et Isaïe parmi les hommes, Gabriel et Michel parmi les anges» (Catech., XV). Pourtant, aucune de ces faveurs n’est appelée don du Saint-Esprit. Qu’est-ce à dire, sinon que les dons du Saint-Esprit surpassent en excellence toutes les merveilles créées, humaines et angéliques, visibles et invisibles, toutes les vertus naturelles infuses ou acquises, et toutes les vertus morales surnaturelles. Ils appartiennent donc, dans le degré le plus élevé, à un ordre de richesse dont la moindre parcelle vaut mieux que l’univers entier. (S. Th., 1 a 2ae, q. 113, art. 9, ad 2).
Expliquons ce mystère. Le don de Dieu par excellence, le don principe de tous les dons, c’est le Saint-Esprit Lui-même. De là vient qu’Il est appelé Don de Dieu : Donum Dei. Une fois communiqué personnellement à l’homme, ce don de Dieu s’épanche et se distribue dans toutes les puissances de l’âme, comme le sang dans toutes les veines du corps. Il les anime, Il les divinise ; Il devient le principe générateur d’une vie aussi supérieure à la vie naturelle, que le ciel est élevé au-dessus de la terre. La raison en est que la vie naturelle nous est commune avec les animaux, avec les païens et avec tous les pécheurs ; tandis que la vie dont nous sommes redevables au Saint-Esprit nous assimile aux saints, aux anges, à Dieu.
Comment mesurer l’étendue d’un pareil bienfait ? Donner la vie naturelle à un ange et à des millions d’anges, à un homme et à des millions d’hommes, à un être quelconque et à des millions d’êtres, rendre la vue à un aveugle et à des millions d’aveugles ; l’ouïe à un sourd et à des millions de sourds ; le mouvement à un paralytique et à des millions de paralytiques : voilà, sans contredit, des bienfaits, d’immenses bienfaits.
Mais, ramasser dans la poussière souillée où il rampe ce vermisseau qu’on appelle l’homme ; puis, à cet être néant, communiquer la vie même de Dieu ; remplir son entendement de lumière divine, son cœur de sentiments divins, sa volonté de forces surhumaines, pour accomplir le bien et pour vaincre le mal : voilà encore des bienfaits ; et des bienfaits supérieurs aux premiers.
A ces éléments de vie divine, à ces forces surnaturelles, imprimer une impulsion puissante et soutenue qui, pendant une longue suite d’années et de combats, leur fasse produire des actes parfaits de toutes les vertus, tels que Dieu Lui-même peut montrer aux hiérarchies angéliques le chrétien qui les accomplit, et leur dire avec une sorte d’orgueil ; C’est là Mon fils bien-aimé, l’objet de toutes Mes complaisances : n’est-ce pas le bienfait des bienfaits, le don qui couronne tous les dons ? En le décrivant, nous venons de décrire les dons du Saint-Esprit et leur excellence incomparable. Ils sont plus que la vie naturelle, plus que la vie surnaturelle, plus que les grandes vertus de prudence, de justice, de force, de tempérance surnaturelle ; ils en sont les divins moteurs. (S. Th., 1a 2ae, q. 68, art. 4, ad 3 ; et art. 8, corp).
Dons du Saint-Esprit ; et non du Père ou du Fils. Chefs-d’œuvre de la charité, les dons ne peuvent être attribués qu’au Saint-Esprit, la charité même de Dieu, l’amour consubstantiel, l’amour en personne, éternellement vivante et éternellement infinie. Comme il n’y a dans la nature physique qu’un seul soleil, principe de chaleur et de vie ; ainsi dans le monde moral il n’y a qu’un principe sanctificateur, le Saint-Esprit. Moyens supérieurs de sanctification, les dons venus de lui nous conduisent à Lui. Or, sanctifier, c’est unir. Si, analysant les conseils de Dieu, vous les réduisez à leur plus simple expression, vous trouverez un but unique : ramener toutes choses à l’unité.
D’une part, Dieu étant un et uniquement bon ne peut avoir dans Ses oeuvres d’autre but que l’unité et l’unité béatifiante. D’autre part, l’homme, composé d’une double nature, est la mystérieuse soudure du monde spirituel et du monde matériel. En unissant l’homme à lui d’une union surnaturelle, Dieu le sanctifie ; car Il l’unit de la manière la plus intime à la sainteté par essence. Du même coup, Il sanctifie l’universalité de Ses œuvres et redevient tout en toutes choses. Ainsi se trouve rétablie, avec une gloire nouvelle, l’unité primitive, brisée par la révolte de l’ange et par la désobéissance de l’homme. Qu’ils soient un, comme nous sommes un. Ce mot d’une profondeur infinie résume dans ses causes, dans ses moyens et dans son but l’Incarnation du Fils, la mission du Saint-Esprit, toutes les riches combinaisons du plan divin, dans l’ordre surnaturel et dans l’ordre naturel, dans le monde des anges et dans le monde des hommes, dans le temps aussi bien que dans l’éternité. (Eph., IV, 12. Ibid., 13).
La définition ajoute que les dons du Saint-Esprit sont des habitudes , c’est-à-dire des qualités ou inclinations inhérentes à l’âme. Si quelque chose peut encore rehausser à nos yeux le prix de ces dons divins, c’est de savoir qu’ils ne sont ni des grâces passagères, ni des mouvements transitoires et de circonstance, mais bien des habitudes, c’est-à-dire des qualités permanentes. Inséparables du Saint-Esprit, ils sont dans l’âme aussi longtemps que le Saint-Esprit lui-même y réside, et Il y réside tant qu’il n’en est pas banni par le péché mortel.
De cette consolante vérité nous avons l’infaillible assurance. Parlant à ses frères de tous les lieux et de tous les siècles, le Verbe Incarné disait : « Si vous M’aimez, gardez Mes commandements, et le Saint-Esprit demeurera chez vous et Il sera en vous» (Joan. XIV, 15-17). Or, le Saint-Esprit n’est pas dans les hommes sans Ses dons. Il y est avec tous Ses dons, ou Il n’y est pas : semblable au soleil, qui ne peut être nulle part sans sa lumière, sa chaleur et es principes de fécondité (S. Th., 1a, 2ae, q. 68, art. 3, corp). Posséder les dons du Saint-Esprit et avec eux tout ce qu’il y a de plus riche dans les trésors de la grâce, quel bonheur et quelle gloire ! Les perdre, quelle honte et quel malheur ! Où trouver un motif plus puissant de garder à tout prix la grâce sanctifiante et de la recouvrer promptement, quoi qu’il puisse en coûter d’efforts et de larmes, si on venait à la perdre ?
Surnaturelles , par conséquent qui nous perfectionnent. Tout ce qui est divin perfectionne ce qui ne l’est pas. Les dons du Saint-Esprit, étant divins, perfectionnent l’âme humaine et toutes ses puissances. Mais quel est le genre de perfection qu’ils lui communiquent ? Comme les dons, les vertus théologales et les vertus cardinales sont aussi des habitudes, des habitudes permanentes, venues du Saint-Esprit et perfectionnant l’homme. Ainsi, sous le rapport de l’origine et de la fin, nulle différence entre les dons et les vertus surnaturelles, pas plus qu’entre les feuilles, les fleurs et les fruits, considérés dans l’arbre qui les porte, dans la sève qui les abreuve, dans la chaleur qui les mûrit. Mais, comme il y a différence de fonctions entre les feuilles, les fleurs et les fruits, de même en est-il entre les dons et les vertus. Reste à dire en quoi consiste cette différence.
Les vertus surnaturelles : la foi, l’espérance, la charité, la prudence, la justice, la force, la tempérance, sont des forces divines, communiquées à l’âme pour opérer le bien surnaturel. Le don est l’impulsion qui met ces forces en mouvement. Telle est la manière dont il nous perfectionne, par conséquent la différence radicale qui le distingue des vertus. Ce point de doctrine est capital . Écoutons saint Thomas : « Afin de bien saisir la distinction qui existe entre les dons et les vertus, il faut nous reporter au langage de l’Écriture. Elle désigne les dons du Saint-Esprit, non pas sous le nom de dons, mais sous le nom d’Esprits. Sur lui reposera, dit Isaïe, l’Esprit de sagesse et d’intelligence, etc. Ces paroles font comprendre très clairement que les sept dons du Saint-Esprit sont en nous, par l’effet d’une inspiration divine, ou plutôt sont le souffle même du Saint-Esprit en-nous. Or, inspiration veut dire impulsion venue du dehors. (Corn. a Lap., in Is. XI, 2).
« Riche de vertus surnaturelles, l’âme a besoin d’un moteur qui les mette en action. Des forces surnaturelles ne pouvant être mises en mouvement par un moteur naturel, il en résulte que le Saint-Esprit est le moteur nécessaire des forces surnaturelles, déposées dans l’âme par le baptême. Or, c’est par les sept dons ou les sept esprits que se traduit l’impulsion de l’Esprit sanctificateur. Aussi ses dons sont appelés dons, non seulement parce qu’ils sont répandus en nous par ce divin Esprit ; mais encore parce qu’ils ont pour but de rendre l’homme prompt à agir sous l’influence divine. Il s’ensuit que le don, en tant qu’il diffère de la vertu infuse, peut se définir : ce qui est donné de Dieu pour mettre en mouvement la vertu infuse» (1a, 2ae, q. 68, art 1, corp. ; id., ad 3 ; id., art. 2, corp. ; id., art. 8, corp).
Une comparaison rend sensible cette distinction fondamentale. Ce que la sève est à l’arbre, les vertus infuses le sont à l’âme baptisée. Pour qu’un arbre croisse et porte des fruits, il est nécessaire que la sève soit mise en mouvement par la chaleur du soleil, afin de circuler dans toutes les parties de l’arbre, depuis les racines jusqu’à l’extrémité des branches. Il en est de même à l’égard du chrétien. Par le baptême, il possède la sève des vertus surnaturelles ; mais, s’il veut croître et porter des fruits, il faut que cette sève divine soit mise en mouvement et circule dans toutes les puissances de son être.
Quel est le soleil dont la vive chaleur peut seule mettre en activité cette sève précieuse ? Nous l’avons dit, c’est l’Esprit aux sept dons. Maintenant la question de la supériorité des dons sur les vertus, ou des vertus sur les dons, s’explique d’elle-même. Les dons sont inférieurs aux vertus théologales. Ces vertus, en effet, attachent l’âme à Dieu, tandis que les dons ne font que la mouvoir vers lui. Mais les dons sont supérieurs aux vertus morales, parce que les vertus morales ne font qu’enlever les obstacles qui éloignent de Dieu, taudis que les dons dirigent véritablement et meuvent vers Dieu. (S. Th., 1a 2ae, q. 63, art. 4, ad 3 ; et art. 8, corp).
La définition finit en disant : Qui nous disposent à obéir promptement au Saint-Esprit. L’ignorance ou la connaissance imparfaite du bien, la pesanteur naturelle, les liens des affections terrestres, quelquefois la crainte de la peine, le respect humain, la dissipation de l’esprit, la faiblesse du cœur, l’égarement de la volonté et mille autres obstacles, nous rendent sourds ou indociles aux inspirations du Saint-Esprit. De là, un cercle infranchissable d’imperfections et de lâchetés, le sommeil des forces divines cachées au fond de l’âme, comme des sucs latents dans le sein de la terre. Toutes ces choses, humiliantes et coupables, qui peuplent l’Église de petites âmes, pleines de petites pensées, caractérisent tristement la vie et préparent des angoisses pour la mort.
Vienne le Saint-Esprit avec Ses dons. C’est le feu dont la vive lumière éclaire l’entendement et dont la chaleur échauffe le cœur ; c’est le vent véhément du cénacle qui brise toutes les résistances ; c’est l’électricité divine qui, circulant dans toutes les facultés de l’âme, les anime, les ébranle, les pousse vers le monde supérieur, et, rendant le chrétien supérieur à lui-même, le fait travailler à sa perfection personnelle, ainsi qu’au salut de ses frères, non pas lentement, mais activement ; non pas superficiellement, mais solidement ; non pas accidentellement, mais constamment. A cette impulsion le monde doit les apôtres, les martyrs, les missionnaires, les saints et les saintes de toutes les conditions, comme il lui devra les nobles vainqueurs ou les nobles victimes des derniers temps.
Définir les dons du Saint-Esprit, c’est en montrer la nécessité ; nous venons de le faire. Insistons néanmoins sur ce point essentiel, et établissons par des preuves directes que les dons du Saint-Esprit sont absolument nécessaires au salut.
Voilà, il faut le dire, ce qu’il importe plus que jamais de savoir et, par conséquent, d’enseigner, attendu que les gens du monde ne le savent nullement et que la plupart même des fidèles ne le savent guère. A cette ignorance il faut attribuer le peu de cas qu’on fait des dons du Saint-Esprit, le peu d’importance qu’on attache au sacrement de confirmation et le peu de soin qu’on apporte à en conserver les fruits. L’Esprit de sagesse et de vie ainsi méconnu, faut-il s’étonner que le monde moderne aille à la dérive et à la mort ?
Afin de rendre sensible l’indispensable nécessité des dons du Saint-Esprit, les Pères de l’Église emploient diverses comparaisons. A celle de l’arbre, que nous avons développée, ils ajoutent les suivantes : « De même, dit quelque part saint Augustin, que l’œil le plus sain ne peut voir, si un rayon de lumière ne vient le frapper ; ainsi l’homme parfaitement justifié ne peut accomplir les actes de la vie chrétienne, s’il n’est poussé par le mouvement du Saint-Esprit» (Vid Lib. de natura et gracia).
Saint Basile, déjà cité, ajoute : « On peut comparer l’homme à un navire. Si parfaitement construit qu’on suppose un navire et si bien pourvu qu’il soit d’agrès et de matelots, il ne peut marcher sans le souffle du vent. Ainsi de l’homme. Possédât-il la grâce sanctifiante et toutes les vertus infuses à un haut degré, il ne peut, sans le mouvement du Saint-Esprit faire un seul acte surnaturel, pas même prononcer le nom de Jésus. » Or, le mouvement du Saint-Esprit est l’effet de ses dons. Ainsi, ce que le vent est au navire, les dons du Saint-Esprit le sont à l’âme.
Résumant la doctrine des Pères, saint Thomas donne la raison fondamentale de cette nécessité. « Dieu, dit-il, perfectionne les œuvres de l’homme de deux manières : par la lumière naturelle, qui est la raison, et par la lumière surnaturelle venue des vertus théologales. Mais cette seconde manière est imparfaite, puisque même avec ces vertus nous ne connaissons et n’aimons Dieu qu’imparfaitement. La raison en est que nous ne les possédons que d’une manière incomplète et non pas de nous-mêmes. Or, tout être qui ne possède pas complètement et de lui-même un principe d’action ne peut agir de lui-même, suivant ce principe : il faut qu’il soit mu du dehors.
« Ainsi, le soleil, qui est pleinement lumineux, peut éclairer par lui-même. Mais la lune, dans laquelle la lumière ne réside que d’une manière imparfaite, ne peut éclairer si elle-même ne l’est pas. Ainsi encore, le médecin qui connaît parfaitement son art peut agir de lui-même, tandis que l’élève, imparfaitement instruit, ne le peut pas. Il faut qu’il reçoive la direction de son maître (1). Telle est la condition de l’homme. En tout ce qui est du domaine de la raison et qui tend à une fin naturelle, l’homme, aidé de Dieu, peut agir de lui-même par les lumières de la raison.
« Il en est autrement s’il est question de sa fin surnaturelle. N’étant informée qu’imparfaitement par les vertus théologales, la raison nous y fait tendre ; mais son impulsion ne suffit pas. Il faut le mouvement du Saint-Esprit. L’Écriture l’enseigne clairement : Ceux qui sont conduits par le Saint-Esprit, dit saint Paul, ceux-là sont les fils de Dieu et ses héritiers. Et le prophète royal : C’est votre Esprit qui me conduira dans la terre du bonheur. Ainsi, nul ne peut entrer dans l’héritage du ciel, à moins d’y être poussé et conduit par le Saint-Esprit. Il suit de là que les dons du Saint-Esprit sont absolument nécessaires au salut» (1a, 2ae, q. 68, art. 2, corp. ; et ad 2).
(1) C’est un axiome des sciences physiques, comme des sciences morales, que le second agent ne peut agir que par la vertu du premier : nullum agens secundum agit, nisi virtute primi
Toute cette belle et profonde doctrine de l’Ange de l’école doit se résumer ainsi : par les vertus théologales et morales, l’homme n’est pas tellement perfectionné dans ses rapports avec sa fin dernière, qu’il n’ait toujours besoin d’être poussé par le mouvement supérieur du Saint-Esprit. (S. Th., ubi supra).
Nécessaires comme principes généraux du mouvement surnaturel, les dons du Saint-Esprit le sont encore à plusieurs titres particuliers. Ils sont nécessaires pour connaître le bien, nécessaires pour l’opérer, nécessaires pour éviter le mal : en sorte qu’ils sont tout à la fois lumière, force et protection. D’où il résulte que les regarder comme un souffle fécond, comme une simple impulsion sans vertu propre, serait une erreur. On doit les tenir pour autant de perfections actives et vivifiantes ajoutées aux vertus et aux puissances de l’âme : Dona sunt quædam hominis perfectiones. (Ibid., art. 2, corp).
Lumière : ils sont nécessaires pour connaître le bien : Si perfectionnée qu’elle soit par les vertus théologales et par les autres vertus infuses, la raison ne peut connaître tout ce qu’elle doit connaître, ni dissiper toutes les illusions dont elle peut être la victime, ni toutes les erreurs dans lesquelles elle peut tomber. Elle a besoin de Celui dont la science est infinie et qui par Sa présence la délivre de toute illusion, de toute folie, de toute ignorance, de toute inaptitude à connaître et à comprendre. Ce perfectionnement nécessaire est dû au Saint-Esprit et à Ses dons. (Id., art. 2, ad 3).
Force : ils sont nécessaires pour opérer le bien. La grâce sanctifiante habituelle ne suffit pas pour nous faire opérer le bien, pas plus que le sang, principe de la vie, ne suffit pour nous faire vivre : il faut qu’il soit mis en circulation. Or, c’est le don du Saint-Esprit qui communique à la grâce habituelle l’impulsion qui la met en mouvement et la rend efficace. En ce sens, le don du Saint-Esprit est tout à la fois habituel et actuel. Habituel, il demeure dans l’âme en état de grâce. Actuel, il l’inspire, il l’aide, il la fortifie, il la pousse, suivant le besoin du moment, soit à pratiquer le bien, soit à résister au mal. (S. Th., 1a, 2ae, q. 100, art. 9, ad 2 et ad 3).
Protection : il nous défend contre nos ennemis. Le don ou l’opération du Saint-Esprit ne se borne pas à nous diriger et à nous fortifier, il nous protège. L’homme en état de grâce en a besoin pour être soutenu contre les assauts de l’ennemi. C’est pourquoi il doit dire toujours : Ne nous induisez pas en tentation. Mais aussi, avec la grâce sanctifiante et les dons du Saint-Esprit, le chrétien est un être parfait. Il n’a pas seulement la vie divine, il possède encore tous les moyens de la développer, toutes les armes pour la défendre. « Les vertus et les dons, ajoute saint Thomas, suffisent pour exclure les péchés et les vices, dans le présent et dans l’avenir, en ce sens qu’ils empêchent de les commettre. Quant aux fautes passées, l’homme en trouve le remède dans les sacrements. (S. Th., III p., q. 62, art. 2, ad 2). Désormais, il reste bien établi que les dons du Saint Esprit, soit comme principes de mouvement surnaturel, soit comme éléments de lumière, de force et de défense, sont aussi nécessaires au salut que le mouvement à la vie, la chaleur à la sève, le vent au navire, la vapeur à la locomotive. Mais sont-ils tous nécessaires au même degré ? Sans aucun doute.
« Parmi les dons du Saint-Esprit, dit la théologie catholique, la sagesse tient le premier rang, la crainte le dernier. Or, l’une et l’autre sont nécessaires au salut. Nul n’est aimé de Dieu, dit l’Écriture, sinon celui qui habite avec la sagesse, et nul ne peut être sauvé sans la crainte. Donc les dons intermédiaires sont également nécessaires au salut : Ergo etiam alia dona media sunt necessaria ad salutem. (S. Th., 1a, 2a, q. 68, art. 4). De plus, sans le Saint-Esprit, le salut est impossible. Or, le Saint-Esprit est inséparable de Ses dons. Il est dans l’âme avec tous Ses dons, ou Il n’y est pas du tout. La conséquence est que les sept dons du Saint-Esprit sont nécessaires au salut d’une égale nécessité : Septem dona sunt necessaria ad salutem» Ibid., art. 3, ad 1).
CHAPITRE XXVI
(SUITE DU PRÉCIDENT)
Nombre des dons du Saint-Esprit. - Inséparabilité. - Perpétuité. - Dignité. - Ordre des dons en Notre- Seigneur. - Ils commencent par la sagesse et finissent à la crainte. - Raison de cet ordre. - Manifestation de chaque don du Saint-Esprit dans la vie de Notre-Seigneur. - En no us, les dons commencent par la crainte et finissent à la sagesse. - Raison de cet ordre. - Loi du monde moral. - Nécessité de la connaître et de la suivre. - Effets généraux des dons du Saint-Esprit sur l’humanité.
On ne saurait trop le répéter, sans les dons du Saint-Esprit, l’homme est privé de mouvement surnaturel. Il ne peut convenablement ni connaître le bien, ni l’opérer, ni éviter le mal, ni s’ouvrir les portes du ciel. Mais quel est le nombre de ces dons, plus précieux que tout l’or du monde, plus nécessaires mille fois que la vie naturelle ? L’Écriture nous donne la réponse. Parlant de Notre-Seigneur, le second Adam, le prophète Isaïe s’exprime en ces termes : « Et sur Lui reposera l’Esprit du Seigneur : l’Esprit de sagesse et d’intelligence ; l’Esprit de conseil et de force ; l’Esprit de science et de piété, et l’Esprit de la crainte du Seigneur Le remplira» (XI, 2, 3). Ce qui s’est accompli dans le Verbe Incarné doit s’accomplir dans chacun de ses frères. Au jour du baptême, tout chrétien reçoit les sept dons du Saint-Esprit.
Pourquoi ces dons divins sont-ils au nombre de sept et non pas au nombre de six ou de huit ? Rappelons-nous que les dons du Saint-Esprit ont pour but d’imprimer le mouvement aux vertus. Or, il y a sept vertus : trois théologales et quatre cardinales. Ces vertus comprennent toutes les forces, principes d’actes surnaturels. Ces forces reposent toutes dans l’entendement et dans la volonté. L’entendement doit saisir la vérité, s’en nourrir et la transmettre ; la volonté, l’aimer et la réduire en actes.
Pour connaître la vérité d’une connaissance utile, l’entendement a besoin des dons d’intelligence, de conseil, de sagesse et de science. Les dons de piété, de force et de crainte sont les auxiliaires indispensables de la volonté, dans l’amour et la pratique du bien (Corn. a Lap., in ls., XI, 3). Ainsi, les dons du Saint-Esprit atteignent toutes les facultés de l’âme, toutes les vertus intellectuelles et morales, et les suivent dans leurs actes, de quelque nature qu’ils soient. (S. Th., 1a, 2ae, q. 68, art. 4, corp).
Sous une figure d’une profonde vérité, saint Grégoire montre la même raison du nombre sept. « Dieu, dit-il, a créé le monde et l’a rendu parfait en sept jours. Image de Dieu, l’homme est créateur. A chaque jour de sa création spirituelle, correspond un don du Saint-Esprit. Tous ensemble accomplissent et perfectionnent les travaux, tant de la vie active que de la vie contemplative ». (S. Bonav., Opusc., de septem donis, etc., p. 237, edit. in-fol., Lugd. 1619). Il en résulte que le nombre sept est celui qui convient aux dons du Saint-Esprit : plus serait inutile, moins pas assez. A cette précision merveilleuse, comment ne pas reconnaître l’infinie sagesse qui, dans l’ordre moral non moins que dans l’ordre physique, fait tout avec nombre ?
Elle brille d’un nouvel éclat, si on considère, comme nous le ferons plus tard, que les dons du Saint-Esprit sont opposés aux sept péchés capitaux. Ces sept péchés ou, pour mieux dire, ces sept Esprits mauvais en veulent aux sept vertus ou puissances de l’homme, ainsi qu’à son entendement et à sa volonté, c’est-à-dire qu’ils attaquent l’homme dans tout son être. Pour lutter avec succès contre ces sept puissances infernales, sept forces divines étaient nécessaires à l’homme. Il les trouve, ni plus ni moins, dans les sept dons du Saint-Esprit. Nouveau trait de sagesse et de bonté : ce brillant cortège de perfections surnaturelles, cette puissante cohorte d’auxiliaires divins est indissoluble. Les dons du Saint-Esprit sont inséparables les uns des autres. « Aucune vertu morale, dit le prince de la théologie, ne peut exister dans l’homme sans la prudence. Toutes se réunissent dans cette vertu, qui les dirige suivant les lumières de la raison. Il en est ainsi du chrétien. Toutes ses vertus, toutes les forces de son âme sont excitées et régies par les dons du Saint-Esprit.
Nouveau trait de sagesse et de bonté : ce brillant cortège de perfections surnaturelles, cette puissante cohorte d’auxiliaires divin est indissoluble . Les dons du Saint-Esprit sont inséparables les uns des autres. « Aucune vertu morale, dit le prince de la théologie, ne peut exister dans l’homme sans la prudence. Toutes se réunissent dans cette vertu, qui les dirige suivant les lumières de la raison. Il en est aussi du chrétien. Or, le Saint-Esprit habite en nous par la charité. Ainsi, comme les vertus morales sont mises en faisceau par la prudence, les dons du Saint-Esprit se trouvent liés ensemble dans la charité. Celui donc qui a la charité possède les sept dons du Saint-Esprit, et celui qui la perd les perd tous les sept ; mais il les recouvre en recouvrant la grâce. (1a, 2ae, q. 58, art. 4, corp. ; et q. 68, art. 5, corp). Telle est, pour le dire en passant, la raison du nombre sept, si souvent reproduit dans les pénitences canoniques et dans les indulgences accordées par l’Église. (S. Anton., Summa theolog., p. IV, lit. X, c. I, p. 152, edit. in-4 Venet, 1861). Non seulement les dons du Saint-Esprit sont inséparables ; ils sont encore tellement permanents, qu’ils survivent même à la mort. Moyens nécessaires de sanctification dans l’exil, ils deviennent dans la patrie des sources de gloire et de béatitude. « Les dons du Saint-Esprit, continue saint Thomas, peuvent être considérés dans leur objet actuel ou dans leur essence. En tant qu’ils résident dans l’homme voyageur, ils ont pour objet les oeuvres de la vie active, c’est-à-dire la pratique des différents devoirs auxquels le salut est attaché. Sous ce rapport ils ne demeurent pas dans le ciel. La fin étant obtenue, les moyens n’ont plus de raison d’être.
« Il en est autrement, si on les considère dans leur essence. En effet, il est de leur essence de perfectionner l’âme, de manière à la rendre docile à l’impulsion divine. Or, dans le ciel cette docilité sera complète. Là, Dieu sera tout en toutes choses, et l’homme parfaitement soumis à Dieu. Ainsi, non seulement les dons du Saint-Esprit, principes de cette docilité, subsisteront dans le ciel ; mais, incomparablement plus parfaits qu’ici-bas, ils brilleront dans les élus d’un éclat splendide et seront la mesure de leur bonheur et de leur gloire. (1a, 2ae, q. 68, art. 6, corp).
Cet éclat ne sera pas le même pour tous les dons ; car tous n’ont pas la même excellence. Tous, il est vrai, sont des pierres précieuses qui formeront la couronne des élus ; mais dans le ciel, comme sur la terre, toutes les pierres précieuses n’ont ni le même prix ni la même splendeur. Le rubis, l’émeraude, la topaze, le diamant, ont chacun sa beauté spécifique et un éclat différent. Qu’une excellence relative, une dignité hiérarchique distingue les dons du Saint-Esprit, rien n’est plus facile à prouver.
Ces dons correspondent aux vertus, c’est-à-dire que chaque don a pour but de mettre en mouvement une vertu particulière et de l’ennoblir, en lui faisant produire des actes, promptement, facilement, constamment, sous l’impulsion du Saint-Esprit. Or, il y a une différence de dignité entre les vertus. Sans parler des vertus théologales, les premières de toutes, les vertus intellectuelles sont supérieures aux vertus morales ; et parmi les vertus intellectuelles, les vertus contemplatives sont préférables aux vertus actives. La cause en est que les premières perfectionnent la plus noble faculté de l’homme, la raison ; tandis que les secondes ne perfectionnent que la volonté.
C’est une nécessité qu’il en soit de même parmi les dons ; car plus noble est la chose à mouvoir, plus noble doit être le moteur ; plus parfaite est la faculté à perfectionner, plus parfait doit être le principe perfectionnant. « Ainsi, ajoute saint Thomas, dans les dons, la sagesse et l’intelligence, la science et le conseil sont préférés à la piété, à la force et à la crainte. Parmi ces trois derniers, la piété est préférée à la force, et la force à la crainte ; comme la justice elle-même est préférée à la force, et la force à la tempérance. Telle est la supériorité relative des dons, pris en eux-mêmes.
« Considérés sous le rapport des actes, la force et le conseil sont préférés à la science et à la piété, parce que la force et le conseil s’exercent dans les cas difficiles ; la piété et même la science, dans les cas ordinaires. On voit que la dignité des dons correspond à l’ordre dans lequel ils sont énumérés, partie simplement, en tant que la sagesse et l’intelligence sont préférées à tous ; partie suivant leur ordre d’application, en tant que le conseil et la force sont préférés à la science et à la piété» (S. Th., 1a, 2ae, q, 68, art. 7, corp).
Mais dans quel ordre les dons du Saint-Esprit sont-ils énumérés ? On trouve deux manières de les compter : l’une descendante, qui commence par la sagesse et finit par la crainte ; l’autre ascendante, qui commence par la crainte et finit par la sagesse. Lorsqu’il les répand sur Notre-Seigneur, le Saint-Esprit nomme Ses dons par ordre de dignité ; sur nous, par ordre de nécessité. De Notre-Seigneur il est dit : Sur Lui reposera l’esprit de sagesse, et Il sera rempli de l’Esprit de la crainte du Seigneur. De nous il est dit : La crainte est le commencement de la sagesse. Pourquoi cette double échelle ?
Le Verbe Incarné est la sagesse éternelle ; et le premier don communiqué à son âme est la sagesse. Par là, le Saint-Esprit a voulu montrer que cette humanité sainte, étant sans péché ni imperfection, participe de prime abord à l’attribut suprême de la personne divine, à laquelle elle est unie. Le dernier don nommé par le Saint-Esprit, c’est la crainte. Le siège de la crainte est surtout dans la partie inférieure de l’âme, c’est-à-dire dans le point qui met Notre-Seigneur en contact immédiat avec notre pauvre humanité. Et le Saint-Esprit a voulu nous apprendre que la crainte est le premier degré de l’échelle qui doit nous élever jusqu’à Dieu, la Sagesse infinie. Tel est l’ordre suivant lequel le Saint-Esprit se communique au Dieu-homme, l’innocence même et le réparateur de l’innocence.
Quant à nous, nous recevons les dons du Saint-Esprit dans l’ordre inverse ; on le conçoit (S. Bonav., ubi supra, p. 241). Chargé de misère et de péchés, le premier sentiment que l’homme doit éprouver devant Dieu, c’est la crainte. Voilà pourquoi la crainte est le premier don qu’il reçoit, et la sagesse le dernier auquel il parvient. Dans le Verbe Incarné, le Saint-Esprit, pour arriver jusqu’à nous, descend de la sagesse à la crainte, et, pour nous relever jusqu’à notre Frère aîné, il nous fait remonter de la crainte à la sagesse.
Si on veut que le chrétien connaisse l’enchaînement et la dignité relative des dons du Saint-Esprit, tel est l’ordre qu’il importe de suivre en les expliquant. Il est d’autant plus rationnel, que les dons du Saint-Esprit sont directement opposés aux péchés capitaux. Or, l’orgueil est le père de tous les autres : Initium omnis peccati est superbia ; il est aussi le premier qu’on explique. La crainte en est le remède, comme nous le montrerons. C’est donc par la crainte que doit commencer l’explication des dons du Saint-Esprit.
Comme il est facile de le voir, ces deux ordres, dont l’un descend et l’autre monte, renferment de grands enseignements et de belles harmonies. Ni les uns ni les autres n’ont échappé au regard pénétrant des docteurs de l’Église. « Par le nombre sept, dit saint Augustin, les dons nous révèlent le Saint-Esprit qui, en descendant à nous, commence par la sagesse et finit par la crainte ; tandis que nous, pour monter jusqu’à lui, nous commençons par la crainte et finissons par la sagesse ; car la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse» (Serm. 448, c. IV, opp. t. V, p. I, d. 1499).
Et ailleurs : « Lorsque le prophète Isaïe célèbre les sept dons merveilleux du Saint-Esprit, il commence par la sagesse et arrive à la crainte, descendant du sommet jusqu’à nous, afin de nous apprendre à monter. Il part du point où nous voulons parvenir et il parvient au point d’où nous devons commencer. Sur lui reposera, dit-il, l’Esprit du Seigneur, l’Esprit de sagesse et d’entendement, l’Esprit de conseil et de force, l’Esprit de science et de piété, l’Esprit de la crainte du Seigneur. Ainsi, comme le Verbe Incarné, non en diminuant, mais en nous enseignant, descend depuis la sagesse jusqu’à la crainte ; de même nous devons monter, en avançant depuis la crainte jusqu’à la sagesse. La crainte, en effet, est le commencement de la sagesse. Elle est cette vallée des pleurs dont parle le prophète lorsqu’il dit : Il a disposé des ascensions clans son cœur, au fond de la vallée des larmes.
« Cette vallée, c’est l’humilité. Or, quel est l’humble, sinon celui qui craint Dieu et qui, à cause de cette crainte, fait couler de son cœur des larmes de confession et de pénitence ? Dieu ne méprise pas un cœur contrit et humilié. Qu’il ne craigne donc pas de demeurer dans le fond de la vallée. Dans ce cœur contrit et humilié, Dieu a préparé des ascensions, par lesquelles nous nous élevons jusqu’à Lui. Où se font ces ascensions ? Dans le cœur, dit le prophète, in corde. D’où faut-il monter ? Du fond de la vallée des pleurs. Où faut-il monter ? Au lieu que Dieu lui-même a préparé, in locum quem disposuit. Quel est ce lieu ? Le lieu du repos et de la paix, où habite, resplendissante de lumière, l’immortelle Sagesse.
« Ainsi, pour nous instruire, Isaïe descend par degrés, depuis la sagesse jusqu’à la crainte, c’est-à-dire depuis le séjour de la paix éternelle, jusqu’au fond de la vallée des pleurs, passagers comme le temps. Il veut nous apprendre, pauvres pénitents qui pleurons et qui gémissons, à ne pas demeurer dans les gémissements et dans les larmes ; mais à monter de cette triste vallée jusqu’à la montagne spirituelle, au sommet de laquelle est bâtie la sainte Jérusalem, notre mère, où nous ,jouirons d’une joie sans mélange et sans fin. Telle est la raison pour laquelle Il place au premier rang la sagesse, c’est-à-dire la vraie lumière de l’âme, et au second l’intelligence. Comme s’Il répondait à ceux qui Lui demandent, de quel point il faut partir pour arriver à la sagesse, Il dit : De l’intelligence. Et pour parvenir à l’intelligence ? Du conseil. Et au conseil ? De la force. Et à la force ? De la science. Et à la science ? De la piété. Et à la piété ? De la crainte. Donc à la sagesse, depuis la crainte ; de la vallée des pleurs, jusqu’à la montagne de la paix» (Serm. 247, c. III, opp. t. V, p. 1987).
Dans la manière dont Isaïe parle du don de crainte en Notre-Seigneur, l’abbé Rupert nous fait admirer la profonde condescendance du Verbe Incarné, devenu le sauveur et le précepteur du genre humain. Voici ses paroles : « Le prophète dit : Et l’Esprit de la crainte du Seigneur Le remplira. Il est digne de remarque qu’en parlant des six premiers dons, Isaïe dit constamment : Sur Lui reposera l’Esprit du Seigneur, l’Esprit de sagesse, l’Esprit d’intelligence, et ainsi des autres. Pourquoi, arrivé au septième, change-t-il le mot et dit-il : L’Esprit de crainte Le remplira ? Comprenons le mystère : Dieu a voulu montrer à l’univers cet étonnant spectacle, le créateur de l’homme, le Dieu de l’éternité, descendant jusqu’au point duquel doit partir l’homme pécheur, pour sortir de l’abîme du vice et se délivrer des chaînes infernales du péché.
« En effet, le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur. C’est jusque-là que le Créateur est descendu. L’Esprit de la crainte de Dieu le remplira, dit le prophète. Qu’il ait dit : Sur lui reposera l’Esprit de sagesse et d’intelligence, il n’y a rien d’étonnant. Toutes ces magnifiques qualités conviennent à la majesté d’un Dieu. Mais quel est l’ange ou l’homme qui ne soit pas stupéfait, en voyant le Seigneur descendre jusqu’à la crainte du Seigneur ; le Maître souverain et redouté du ciel et de la terre, rempli de crainte, non pas en partie, mais pleinement et dans toute l’étendue que des hommes inspirés du Saint-Esprit peuvent donner au mot plénitude ? » (De Spir. sanct., lib. 1, c. XXV).
Telle est la mystérieuse échelle que le Verbe, conduit par le Saint-Esprit, a descendue pour arriver jusqu’à nous, et que nous-mêmes devons monter pour parvenir jusqu’à Lui. Un instant arrêtons-nous à considérer ce double mouvement de descente et d’ascension. Intéressante par elle-même, cette étude a trois grands avantages. Le premier : de vérifier par des faits l’énumération hiérarchique d’Isaïe ; le second : de nous orienter dans l’exercice des dons du Saint-Esprit ; le troisième : de mettre au jour les effets généraux des dons du Saint-Esprit sur le genre humain.
1° Vérifier l’énumération hiérarchique d’Isaïe. San s doute, la vie du Verbe fait chair est une manifestation soutenue de l’Esprit, qui reposait sur lui. On y trouve néanmoins des circonstances, où brille d’un éclat plus marqué chaque don de l’Esprit septiforme, et dans l’ordre même de l’énumération prophétique.
Jésus entre dans sa vie publique, et le premier don qui brille en Lui, c’est la sagesse. A peine sorti des eaux du Jourdain, l’Esprit le pousse au désert. Là, Il jeûne quarante jours et quarante nuits ; permet au démon de venir Le tenter, afin d’avoir occasion de le vaincre ; repousse ses attaques par des paroles divines, admirablement choisies, et prélude ainsi à toutes les victoires que Lui et Ses disciples, de tous les siècles et de tous les pays, remporteront sur l’éternel tentateur.
Où est l’homme dont la vie présente une sagesse comparable à celle-là ?
Revenu parmi les hommes, un de ses premiers actes est d’entrer dans la synagogue de Nazareth ; Il Se lève pour faire la lecture des livres saints. On Lui a donné Isaïe ; Il l’ouvre et tombe sur ce passage : « L’Esprit du Seigneur est sur Moi ; Il M’a consacré par Son onction pour évangéliser les pauvres, pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, pour annoncer aux captifs leur délivrance, et aux aveugles le recouvrement de la vue, pour soulager les opprimés et prêcher l’année de grâce du Seigneur et le jour de la justice» (Luc., IV, 17-19). Et, quand il eut fermé le livre, il ajouta : Aujourd’hui, cette parole de l’Écriture que vous venez d’entendre est accomplie. Elle est accomplie ; car le prophète parle de miracles de l’ordre moral, et en Moi et par Moi vous allez voir s’opérer tous ces miracles.
Trouver immédiatement ce passage d’Isaïe et en donner le sens précis, n’est-ce pas le triomphe du don d’Intelligence ?
Voici le don de conseil. Soupçonnant l’incrédulité de Ses auditeurs, Il va leur faire entendre que ces miracles ne sont pas pour eux. «En vérité Je vous le dis ; il y avait beaucoup de veuves au temps d’Élie en Israël, quand le ciel fut fermé trois ans et six mois, et qu’une grande famine se fit sentir par toute la terre. Or, à aucune d’elles Élie ne fut envoyé, mais à une femme veuve, en Sarepta des Sidoniens. Et il y avait plusieurs lépreux en Israël au temps du prophète Élisée, et aucun d’entre eux ne fut guéri, mais Naaman Syrien» (Luc., IV, 25-27). Connaissance claire et révélation précise des décrets éternels sur les Juifs et sur les gentils, tout est dans ces paroles. Sur les lèvres du Sauveur elles disent : Par votre orgueil ; Juifs, vous fermerez sur vos têtes le ciel de la miséricorde ; toute la pluie de grâces, tombée sur vous par le ministère de Moïse et des prophètes, va prendre sa direction vers les gentils ; et votre lèpre, que vous ne voudrez pas guérir, sera la guérison de la lèpre des nations, dont l’Esprit aux sept dons sera le purificateur et le médecin. Le don de Conseil peut-il briller d’un éclat plus vif ?
Le don de Force n’est pas plus difficile à trouver. Irrités de la preuve qu’Il venait de leur donner du don de conseil, les Juifs s’emparent du Verbe Incarné et Le conduisent au sommet de la montagne, sur laquelle leur ville était bâtie, afin de le précipiter ; mais Il leur coula dans les mains et S’éloigna tranquillement. Ce n’était là que le prélude d’actes plus éclatants du don de force.
Chasser le fort armé de sa citadelle, briser les liens de la mort, se ressusciter lui-même à la gloire, qu’est-ce que cela, sinon le don de Force, élevé à sa plus haute puissance ?
Chaque pas du Sauveur dans Sa vie publique est marqué par le don de Science. Que dis-je ? on le voit resplendir comme un rayon de lumière divine, dans l’obscurité de Sa vie cachée. Pourrions-nous oublier l’étonnement causé à tous les vieux docteurs de la loi, par les questions et les réponses de cet enfant de douze ans ? Mais comme le soleil devient plus éclatant à mesure qu’il avance sur l’horizon, avec les années le don de Science brille dans Jésus, d’une splendeur nouvelle. A la fête des Tabernacles, Il monte à Jérusalem. Devant la foule réunie dans le temple Il enseigne Sa doctrine. L’admiration éclate de toutes parts et se traduit par ces mots : Comment sait-Il les Écritures, puisqu’il ne les a point apprises ?
Peut-on mieux proclamer le don de Science ?
Continuant de descendre les degrés, de l’échelle mystérieuse, le Verbe rédempteur arrive au don de Piété. Personne n’ignore ce que révèlent les touchantes paraboles du bon Samaritain ; du Père de famille qui convie à Son festin les pauvres, les infirmes, les aveugles et les boiteux ; de la drachme et de la brebis perdues.
Mais la parabole de l’enfant prodigue, n’est-elle pas l’inimitable chef-d’œuvre du don de Piété ? Enfin, nous touchons au don de Crainte. Parce qu’il marque au genre humain le premier pas qu’il doit faire pour s’élever à Dieu, ce don paraît le dernier et dans les derniers moments du divin Maître. Il est comme le vestige encore chaud, dans lequel l’homme doit commencer par mettre le pied. Ce vestige ineffaçable est empreint au jardin des Olives. Voyez-vous le fort d’Israël, saisi tout à coup de crainte, d’ennui et de tristesse, tombant à genoux et disant : Père, s’il est possible, que ce calice passe loin de Mes lèvres ? Le voyez-vous dans les frissons de l’agonie, couvert d’une sueur de sang et réduit, pour ne pas succomber, à accepter le secours d’un ange consolateur ?
A la crainte mortelle, ajoutez la soumission la plus respectueuse et la plus entière aux ordres paternels, et dites si jamais le don de Crainte s’est révélé avec une pareille perfection ! (Voir Rupert, De Spir. sanct., lib. I, c. XXI).
2° Nous orienter dans l’exercice, ou la pratique, d es dons du Saint-Esprit. Nous connaissons les degrés par lesquels le Verbe divin est descendu du sommet des collines éternelles, jusqu’au fond de la vallée des pleurs. Afin d’accomplir le mouvement contraire, quels sont ceux que nous devons suivre ? Le savoir est pour nous d’un intérêt capital. C’est par les dons du Saint-Esprit que le Verbe a sauvé l’homme et créé un monde nouveau. (Luc., IV, 17 ; Hebr., IX, 14). Image du Verbe et petit monde, c’est par les mêmes dons, et par eux uniquement, que le chrétien peut et doit se sauver et faire de lui un monde nouveau. Sous sa main sont les moyens de succès. Comment les mettre en oeuvre ? Devant ses yeux est l’échelle à gravir. Avoir la prétention de s’élever de prime saut jusqu’à l’échelon supérieur serait folie. Il faut donc commencer par poser le pied sur le plus bas. Ce dernier échelon, nous l’avons vu, c’est la crainte. Le Sauveur nous y attend et nous donne la main. Le même Esprit qui L’a fait descendre jusque-là commence par nous élever aussi jusque là. Telle est sa première opération.
Écoutons saint Bernard. « C’est avec raison, dit-il, que la crainte de Dieu est appelée le commencement de la sagesse. En effet, Dieu commence à Se faire goûter à l’âme lorsqu’il lui apprend à craindre et non à savoir : car craindre, c’est goûter : Timor, sapor est. Or, le goût rend sage, comme la science rend savant. Craignez-vous la justice et la puissance de Dieu ? vous goûtez Dieu juste et puissant. Sagesse vient de saveur. Voilà pourquoi la crainte, commencement de la sagesse, répand dans les profondeurs de l’être une saveur multiple qui régénère toute la famille intérieure de l’âme, purifie son royaume, le pacifie et le sanctifie» (Serm. 23 in Cantic).
L’affirmation du grand mystique est d’autant plus vraie, que le don de Crainte ne produit pas la crainte servile, mais la crainte filiale : crainte respectueuse, résignée et confiante, semblable à celle de l’Homme-Dieu au jardin de Gethsémani.
La crainte est donc le premier degré de notre ascension vers Dieu, la première condition de notre rachat, la première loi de notre régénération. L’Église le sait. Elle qui n’ignore aucun des secrets de l’ordre moral, commence toujours le salut de ses enfants par la crainte. A ses yeux, le travail de régénération ou de création nouvelle imposé à l’homme se divise en trois périodes qu’elle nomme la vie purgative, la vie illuminative et la vie contemplative. A chacune correspondent quelques-uns des dons du Saint-Esprit. La crainte est le premier fondement de la vie purgative, et la vie purgative est le commencement de la régénération.
Aussi, lisez tous les auteurs ascétiques, ces officiers du génie dans la guerre spirituelle : pas un qui ne donne aux plans d’attaque et de défense la crainte pour premier centre d’opérations. Écoutez tous les prédicateurs de retraites et de missions, ces capitaines expérimentés qui font manœuvrer toutes les forces spirituelles, contre les puissances ennemies du salut : pas un qui ne commence la bataille sans mettre en avant les fins dernières de l’homme, sources éternelles de la crainte.
Interprètes du Saint-Esprit, les uns et les autres ne font qu’appliquer la loi immuable, qui pose la crainte comme principe de la sagesse. Par l’organe infaillible du concile de Trente, l’Esprit sanctificateur décrit Lui-même la manière dont Il opère la justification des pécheurs. La crainte de la justice de Dieu leur donne le branle ; de la crainte ils passent à la considération de la miséricorde : cette considération les conduit à la confiance que Dieu leur pardonnera en vue des mérites de Son Fils. Alors ils commencent à L’aimer comme source de toute justice, et à détester leurs péchés. (Sess. IV, c. VI).
Il est donc bien établi que c’est par le don de crainte que l’homme se met en contact avec la sagesse éternelle, et qu’il commence l’œuvre de sa nouvelle création. Cette création, chef-d’œuvre des sept dons du Saint-Esprit, fut, comme toutes les œuvres de la grâce, figurée dans la création du monde matériel. De même que le premier jour de la semaine primitive appelle le second, et le second le troisième, jusqu’au dernier ; ainsi le premier don du Saint-Esprit, mis en œuvre, conduit au second, et celui-ci à tous les autres, jusqu’au septième, la sagesse, qui est le repos parfait. Arrivé là, l’homme peut dire, comme Dieu Lui-même, en contemplant Son ouvrage : Il vit tout ce qu’il avait fait, et il le trouva très bien. (S. Aug., De doctr. christ., c. VII). Comme nous avons expliqué ailleurs la suite de cet admirable travail, nous n’y reviendrons pas.
3° Effets généraux des dons du Saint-Esprit sur le genre humain. De Notre-Seigneur les dons du Saint-Esprit font un Dieu-homme. Du chrétien ils font un homme-Dieu. La première chose que les apôtres, organes du Saint-Esprit, prêchent aux représentants du genre humain, réunis sur la place du Cénacle, c’est la pénitence : Pœnitentiam agite. Or, la pénitence est inséparable du don de crainte. Par ce don, l’humanité unie au Verbe Incarné ne tarde pas à recevoir de Sa plénitude, de la plénitude de Sa Piété, de la plénitude de Sa Science, de la plénitude de Sa Force, de la plénitude de Son Conseil, de la plénitude de Son Intelligence, de la plénitude de Sa Sagesse. Nous en recevons suivant la capacité de nos âmes et la mesure de notre fidélité. En Lui est la source, en nous le ruisseau ; en Lui le foyer, en nous l’étincelle ; en Lui l’Esprit aux sept dons dans toute leur abondance ; en nous une partie de cette abondance. Voilà pourquoi, remarque saint Chrysostome, le prophète ne dit pas : Je donne Mon Esprit, mais : Je répandrai de Mon Esprit sur toute chair. (Exposit., in Ps. 44, n. 2, opp. t. V, p. I, p. 195).
Et pourtant, voyez ce que produit dans le monde cette goutte de grâce, cette étincelle du Saint-Esprit ! « La terre entière en reçoit l’influence, en éprouve la commotion. Tombée d’abord sur la Palestine, elle gagne l’Égypte, la Phénicie, la Syrie, la Cilicie, l’Euphrate, la Mésopotamie, la Cappadoce, la Galatie, la Scythie, la Thrace, la Grèce, la Gaule, l’Italie, toute la Libye, l’Europe, l’Asie et même l’Océan. Qu’est-il besoin d’un plus long discours ? Autant de terre que le soleil éclaire, autant cette grâce en parcourt, et cette grâce et cette étincelle du Saint-Esprit remplit le monde de science. Par elle s’accomplissent les miracles, par elle les péchés sont remis. Toutefois, cette grâce étendue à tant de régions n’est qu’une partie et une arrhe du Don lui-même. Il a déposé dans nos cœurs, dit l’Apôtre, une arrhe de l’Esprit, c’est-à-dire de Son opération, car l’Esprit ne se divise pas.
Que dire de la source ? A l’un est donné par l’Esprit le discours de la sagesse ; à l’autre le discours de la science par le même Esprit ; à l’autre la foi ; à l’autre la grâce des guérisons ; à l’autre le don des miracles par le même .Esprit ; à l’autre la prophétie ; à l’autre le discernement des Esprits ; à l’autre le don des langues . Tous ces dons, la grâce reçue au baptême les étend à toutes les nations. Voilà ce que fait une goutte du Saint-Esprit. Que ce soit une goutte seulement, le prophète le déclare en disant : Je répandrai de Mon Esprit. Voyez donc quelle est la puissante fécondité de la grâce du Saint-Esprit, qui, depuis si longtemps, suffit au monde entier, et qui, ne connaissant ni frontières ni diminution, comble le genre humain d’ineffables richesses, sans s’appauvrir elle-même» (Ubi supra).
Avant l’illustre patriarche de Constantinople, le grand Tertullien avait célébré la rapide déification du genre humain par l’Esprit aux sept dons. Pour lui, ce miracle était la preuve irréfutable de la divinité du Verbe fait chair, de qui le monde avait reçu l’Esprit régénérateur. « Les apôtres, dit-il dans son magnifique langage, furent les porte-voix du Saint-Esprit, et leurs paroles ont retenti à tous les échos de l’univers. A qui toutes les nations du globe ont-elles jamais cru ? Au Christ, et au Christ seul. C’est devant Lui que toutes les portes des villes se sont ouvertes, devant Lui que toutes les serrures se sont brisées et que les valves d’airain ont roulé sur leurs gonds, pour Lui donner passage. Sans doute ces miracles appartiennent à l’ordre moral, et il faut les entendre en ce sens que les cœurs des habitants de la terre, assiégés, fermés, possédés par le démon, ont été délivrés et ouverts par la foi du Christ. Mais ces miracles n’en sont pas moins réels, puisque dans tous les lieux habite aujourd’hui le peuple chrétien. Or, qui peut étendre Son règne à l’univers entier, si ce n’est le Christ, Fils de Dieu, annoncé comme devant régner éternellement sur toutes les nations ?
«Salomon a régné, mais dans les frontières de la Judée, depuis Dan jusqu’à Bersabée. Darius a régné sur les Babyloniens et les Perses, mais non au delà. Pharaon a régné sur les Égyptiens, mais seulement sur eux. Nabuchodonosor a régné depuis l’Inde jusqu’à l’Éthiopie ; plus loin, son empire était inconnu. Alexandre le Macédonien a régné, mais sur une partie de l’Asie seulement. Que dirai-je des Romains ? Ils entourent leur empire de stations militaires, et à ces barrières vivantes finit leur puissance. Quant au Christ, Son royaume et Son nom s’étendent partout. Partout Il est cru, partout adoré, partout Il commande, se donnant à tous sans acception de personne, pour tous égal ; pour tous roi, pour tous juge, pour tous Dieu et Seigneur. Affirme tout cela sans hésiter, puisque tu le vois de tes yeux» (Lib. adv. Judæos, c. VII).
Frappé du même spectacle, saint Grégoire s’écrie : «L’Esprit invisible S’est rendu visible dans Ses serviteurs. Leurs miracles prouvent Sa présence. Personne ne peut fixer le disque éblouissant du soleil à son lever ; mais nous pouvons voir le sommet des montagnes qu’il dore de ses feux et nous savons qu’il est sur l’horizon. Puisque nous ne pouvons contempler en Lui-même le Soleil de justice, voyons les montagnes qu’Il fait resplendir de Sa lumière, les saints apôtres dont les vertus et les miracles annoncent à la terre entière le lever du divin Soleil. S’Il est invisible en Lui-même, nous voyons les montagnes qu’Il éclaire. La vertu de la Divinité en Elle-même, c’est le soleil dans le ciel ; la vertu de la Divinité dans les hommes, c’est le soleil sur la terre. Contemplons donc le soleil sur la terre, puisque nous ne pouvons le contempler dans le ciel» (Homil. XXX in Evang).
Le genre humain, tiré de la barbarie païenne, et établi dans la pleine lumière de l’Évangile : tels sont les effets généraux des dons du Saint-Esprit. Disons-le en passant, devant ce fait toujours ancien et toujours nouveau, que sont les objections de l’incrédule contre le christianisme ? Ce que sont les raisonnements de l’aveugle-né contre l’existence du soleil, ce que sont les paroles de l’insensé contre la certitude des axiomes de géométrie. Comment ce grand fait s’est-il accompli dans l’humanité ? Comme il s’accomplit dans chaque homme. Il a commencé par le don de crainte, qui lui-même a appelé tous les autres.
Que prêche Jean-Baptiste, le précurseur de la lumière ? La crainte. « Faites de dignes fruits de pénitence. Déjà la cognée est mise à la racine de l’arbre tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu» (Luc, III, 8). Et Pierre, le premier interprète du Rédempteur devant les Juifs : « Faites pénitence et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ, en rémission de vos péchés, et vous recevrez le don du Saint-Esprit» (Act., II, 38). Et Paul, son apôtre devant les gentils : « Dieu annonce maintenant aux hommes que tous, en tous lieux, fassent pénitence» (Act., XVII, 30). Ainsi, partout le don de crainte en première ligne. Le commencement de la sagesse, c’est la crainte : tell e est la loi immuable de la rédemption
Par la raison contraire, la perte de la crainte est le commencement de la ruine. Comment le monde chrétien secoue-t-il le joug du christianisme ? Comment arrive-t-il même à ce degré d’aberration, de nier l’évidence des faits
évangéliques ? En perdant les dons du Saint-Esprit. Dans quel ordre les perd-il ? Dans le même ordre où il les reçoit. Le premier perdu, comme le premier reçu, c’est la crainte.
Que penser d’une époque qui n’a plus la crainte de Dieu ? Les dons du Saint-Esprit étant inséparables, une époque qui perd la crainte de Dieu est une époque qui perd la sagesse, qui perd l’intelligence, qui perd le conseil, qui perd la force de la vertu. C’est une é poque qui se trouve livrée aux sept esprits contraires, à l’esprit d’orgueil, à l’esprit d’avarice, à l’esprit de luxure, à l’esprit d’iniquité sous tous les noms et sous toutes les formes. Où va-t-elle ? Comment s’étonner de ce que nous voyons ? Comment ne pas pressentir ce que nous verrons ?
Si la crainte est le commencement de la sagesse, l’ absence de crainte est le commencement de la folie. Ici, la folie est le prélude du crime sans remords citez les individus, et de catastrophes sans nom pour les peuples. S’il ne veut pas périr, que le monde revienne donc à la crainte : c’est la première loi de sa conservation, la première, condition de son bonheur. (Ps. 32 et 111).
CHAPITRE XXVII
LE DON DE CRAINTE.
Les sept dons du Saint-Esprit opposés aux sept péchés capitaux. - Lumineux aperçu. - Ce qu’est le don de crainte. - Ses effets ; respect de Dieu, horreur du péché. - Sa nécessité : il nous donne la liberté en nous délivrant de la crainte servile. - De la crainte mondaine. - De la crainte charnelle. - Il nous arme contre l’es prit d’orgueil.- Ce qu’est l’orgueil et ce qu’il produit.
Lorsqu’il fait connaître à la terre les dons du Saint-Esprit, Isaïe ne les appelle pas Dons, mais Esprits. Saint Thomas nous a montré la parfaite justesse de ce langage. Il prouve que les dons du Saint-Esprit sont comme le souffle permanent de l’Esprit septiforme, qui met en mouvement toutes les vertus et toutes les puissances de l’âme. Un des derniers représentants de la grande théologie du moyen âge, saint Antonin, conserve la même dénomination. « Les sept dons du Saint-Esprit, dit cet illustre docteur, sont les sept Esprits envoyés par toute la terre contre les sept Esprits mauvais dont parle l’Évangile. L’Esprit de crainte chasse l’esprit d’orgueil. L’Esprit de piété chasse l’esprit d’envie. L’Esprit de science chasse l’esprit de colère. L’Esprit de conseil chasse l’esprit d’avarice. L’Esprit de force chasse l’esprit de paresse. L’Esprit d’intelligence chasse l’esprit de gourmandise. L’Esprit de sagesse chasse l’esprit de luxure» (Sum. theo., IV p., tit. X, c. I, § 4).
Ce lumineux aperçu nous découvre et la nature intime des sept dons du Saint-Esprit, et le rôle nécessaire qu’ils remplissent, et la place immense qu’ils occupent dans l’œuvre de la rédemption humaine. D’un seul mot, le saint archevêque révèle et justifie tout le plan de notre ouvrage. En effet, deux esprits opposés se disputent l’empire du monde. Quoi qu’il fasse, l’homme vit nécessairement sous l’empire du bon ou du mauvais esprit. Jésus-Christ, ou Bélial : il n’y a pas de milieu. Telles sont les vérités, fondements de toute philosophie, lumière de toute histoire, que nous ne cessons de démontrer. Or, suivant la révélation du Verbe Lui-même, le mauvais Esprit, Satan, marche accompagné de sept autres esprits plus méchants que lui. Ces esprits nous sont connus et par leurs noms et par leurs œuvres.
Par leurs noms, la langue catholique les appelle l’esprit d’orgueil, l’esprit d’avarice, l’esprit de luxure, l’esprit de gourmandise, l’esprit d’envie, l’esprit de colère, l’esprit de paresse.
Par leurs œuvres, ils sont les inspirateurs et les fauteurs de tous les péchés, de tous les désordres privés et publics, de toutes les hontes, de toutes les bassesses, par conséquent la cause incessante de tous les maux du monde. Qui de nous n’a pas été en butte à leurs attaques ? Qui, plus d’une fois, n’a pas senti leur maligne influence ? Cruels, rusés, infatigables, nuit et jour ils nous assiègent et nous harcèlent. Abandonné à lui-même, il est évident que l’homme est trop faible pour soutenir la lutte ; témoin l’histoire des particuliers et des peuples qui se soustraient à l’influence du Saint-Esprit.
Aussi, un des dogmes les plus consolants de la religion est celui qui nous montre l’Esprit du bien, venant au secours de l’homme avec sept esprits, ou sept puissances opposées aux sept forces de l’Esprit du mal. Ces sept esprits auxiliaires nous sont également connus par leurs noms et par leurs œuvres.
Par leurs noms, ils s’appellent : l’esprit de crainte de Dieu, l’esprit de conseil, l’esprit de sagesse, l’esprit d’intelligence, l’esprit de piété, l’esprit de science et l’esprit de force.
Par leurs œuvres, ils sont les inspirateurs de toutes les vertus publiques et privées, les promoteurs de tous les dévouements, de tout ce qui honore et embellit l’humanité, par conséquent la cause incessante de tous les biens du monde (S. Basil., De Spir. Sanct., p. 66). Pour tout redire en deux mots, le genre humain est un grand Lazare, frappé de sept blessures mortelles ; un soldat débile, nuit et jour aux prises avec sept ennemis formidables. L’Esprit aux sept dons devient l’infaillible médecin du Lazare, en lui apportant les sept remèdes exigés par ses plaies ; l’auxiliaire victorieux du soldat, en mettant à sa disposition sept forces divines opposées aux sept forces infernales.
En dessinant avec cette netteté la condition de l’homme ici-bas, la théologie catholique, qui est aussi la vraie philosophie, peut-elle donner une intelligence plus claire des sept dons du Saint-Esprit, en faire mieux sentir l’absolue nécessité et inspirer aux nations, comme aux particuliers, une crainte plus sérieuse de les perdre ?
Il reste à expliquer chacun de ces dons merveilleux en lui-même et dans son opposition spéciale à l’un des péchés capitaux. Le premier qui se présente, c’est la crainte. Afin d’en donner une connaissance pratique, nous allons répondre à trois questions. Qu’est-ce que le don de crainte ? quels en sont les effets ? quelle en est la nécessité ?
1° Qu’est-ce que le don de crainte ? La crainte est un don du Saint-Esprit qui nous fait craindre Dieu, comme un Ppre, et fuir le péché parce qu’il lui déplaît (Viguier, Instit., etc., c. XIII, 416). Cette crainte précieuse n’est ni la crainte servile, ni la crainte mondaine, ni la crainte charnelle. Quoique Dieu en soit l’objet, elle n’est pas contraire à l’espérance.
L’espérance a un double objet, le bonheur futur et les moyens d’y parvenir. Double aussi est l’objet de la crainte : le mal que l’homme redoute, et ce qui peut l’occasionner. Dans le premier cas, Dieu, étant la bonté infinie, ne peut être l’objet de la crainte ; dans le second, il peut l’être. En effet, il peut, à cause de nos fautes, nous punir et nous séparer de lui pendant l’éternité. En ce sens, Dieu peut et doit être craint. Tel est le don de crainte en lui-même. Le voici dans ses rapports avec l’âme.
Dans les sept jours de la création, les docteurs de l’Église ont vu la figure des sept dons du Saint-Esprit. Comme chaque jour de la semaine primitive, le Verbe faisait sortir des éléments, préparés par le Saint-Esprit, une nouvelle créature ; ainsi, dans la semaine qu’on appelle la vie, chaque don du Saint-Esprit embellit le monde moral, l’homme, d’une nouvelle merveille. A l’arrivée de chaque don du Saint-Esprit dans une âme, on peut en toute vérité appliquer la parole du prophète : Vous enverrez votre esprit, et tout sera créé, et vous renouvellerez la face de la terre. Ainsi, pour l’homme comme pour le monde, la venue du souffle divin est une heure solennelle de création et de régénération. Justifions cette belle harmonie et commençons par le don de crainte.
L’homme déchu est tellement enfoncé dans les sens, qu’il passe à côté des plus hautes vérités de l’ordre moral sans les voir, ou, s’il les entrevoit, il en est à peine touché. Mais lorsque l’esprit de crainte de Dieu descend en lui, il se passe dans son âme quelque chose qui ressemble à un coup de tonnerre dans une nuit obscure. Ce coup, qui fait tout trembler, est précédé d’un éclair qui déchire les noirs nuages et éclaire l’horizon. Ainsi en est-il dans le cœur de l’homme, lorsque l’Esprit de crainte de Dieu y fait son entrée. Lumière soudaine, il dissipe les ténèbres et montre dans leur clarté la grandeur de Dieu et la laideur du péché. Force, il produit dans l’âme une commotion qui l’ébranle profondément. « Il regarde la terre, dit le prophète, et il la fait trembler» (Cette terre est le cœur de l’homme. De cette terre, soudainement illuminée et vivement ébranlée, on voit sortir, comme deux plantes immortelles un profond respect pour Dieu, une horreur extrême du péché. Nous allons les connaître en étudiant la seconde question.
2° Quels sont les effets du don de crainte de Dieu ? Comme il vient d’être indiqué, le don de crainte produit deux effets : le respect pour Dieu et l’horreur du péché. (Vig., ubi suprà).
Respect pour Dieu : non pas respect ordinaire, respect de raison plutôt que de cœur, mais respect profond, universel, pratique. Aux yeux de l’âme, remplie de l’esprit de crainte, Dieu seul est grand. Devant sa majesté disparaît toute majesté ; devant son autorité, toute autorité ; devant ses droits, tout droit ; devant son service, tout service ; devant sa parole, toute parole ; devant ses promesses, toute promesse ; devant ses menaces, toute menace ; devant ses jugements, tout jugement.
Cette majesté infinie, elle ne la contemple pas seulement en elle-même, elle la voit réfléchie dans toutes les puissances établies de Dieu : puissances religieuses et puissances sociales ; puissance paternelle et puissance civile, puissances supérieures et puissances inférieures. Elle la voit dans tout ce qui porte le cachet divin : l’homme et le monde.
De là, respect de l’Église, respect des saintes Écritures, respect de la tradition, respect des cérémonies, des temples, des jours et des choses de Dieu. Respect de l’âme et de chacune de ses facultés ; respect du corps et de chacun de ses sens ; respect du prochain, de sa foi, de ses mœurs, de sa vie, de sa réputation, de ses biens, de sa faiblesse, de sa pauvreté, respect de sa vieillesse, de sa supériorité et de ses droits acquis.
Respect des créatures. Pour l’élève du chrême, alumns chrismatis, toutes sont sacrées ; toutes viennent de Dieu, appartiennent à Dieu ; doivent retourner à Dieu. Il use de toutes et de chacune : en esprit de dépendance, car aucune n’est sa propriété ; en esprit de crainte, car il faudra rendre compte de tout ; en esprit de reconnaissance, car tout est bienfait, même l’air que nous respirons. Comme on voit, le don de crainte de Dieu est le fondateur de ce qu’il y a de plus nécessaire au monde, et surtout au monde actuel : la religion du respect.
Horreur du péché. Grâce au don de crainte, l’âme se trouve subitement dans un autre état : elle ne se connaît plus. Les grands dogmes de la majesté de Dieu et de l’énormité du péché, de la mort, du jugement, du purgatoire et de l’enfer, naguère pour elle dans l’obscurité ou dans mi demi-jour, brillent d’un éclat si vif, qu’elle s’écrie avec sainte Catherine de Sienne : « Si je voyais d’un côté une mer de feu, et de l’autre le plus petit péché, je me jetterais plutôt mille fois dans le feu, que de commettre ce péché. »
Étonné de n’avoir pas toujours vu ce qu’il voit, affligé de n’avoir pas toujours senti ce qu’il sent, le chrétien, enrichi du don de crainte de Dieu, s’écrie, dans toute la sincérité de son étonnement et dans toute la vivacité de son regret : Qui ne vous craindra, Seigneur, et qui osera vous offenser ; vous, seul grand, seul saint, seul bon, seul puissant ; vous, maître souverain de la vie et de la mort, juge suprême des rois et des peuples ; vous, qui révisez tous les jugements et jugez les justices mêmes ; vous, entre les mains de qui il est horrible de tomber ; Dieu vivant, qui, après avoir fait mourir le corps, pouvez précipiter l’âme dans l’enfer ; vous qui, ne pouvant souffrir la vue même de l’iniquité, la poursuivez, depuis six mille ans, de châtiments épouvantables, dans les anges et dans les hommes, et qui la punirez de supplices effrayants, pendant toute l’éternité ? Tels, et plus énergiques, sont les sentiments de l’âme pénétrée de l’Esprit de crainte de Dieu. Si rien n’est plus noble, rien n’est plus indispensable.
3° Quelle est la nécessité du don de crainte ? C’es t demander s’il est nécessaire à l’homme de devenir sage et d’opérer le salut de son âme. Or, la crainte est la première condition de la sagesse et du salut ((Ps. 110. - Philip., II,12).
C’est demander s’il est nécessaire à l’homme de ne rien perdre de ce qui, le faisant homme, l’empêche de se confondre avec l’animal. Or, la crainte de Dieu fait l’homme et tout l’homme. (Eccl., XII, 13). C’est demander, enfin, s’il est nécessaire à l’homme de conserver sa liberté et sa dignité d’homme et de chrétien. En effet, il faut bien qu’on le sache, l’Esprit de crainte de Dieu est le seul principe de la liberté, le seul gardien de la dignité humaine. La raison en est que seul il nous délivre de toute autre crainte. Quel qu’il soit, l’homme est exposé à trois sortes de craintes : la crainte servile ; la crainte mondaine ; la crainte charnelle. Une seule suffit pour faire de l’homme, empereur ou roi, un esclave et un esclave dégradé.
La crainte servile est celle qui fait respecter Dieu par peur et fuir le péché à cause des châtiments (Viguier, c. XIII, p. 414). L’amour de soi en est le principe : de sa nature cet amour n’est pas mauvais, car il n’est pas contraire à la charité. Il n’est pas contraire à la charité, puisqu’en vertu même de la charité, l’homme doit s’aimer, après Dieu, plus que les autres ; par conséquent craindre et s’épargner le mal de l’âme et du corps. Née de cet amour personnel, la crainte servile n’est donc pas mauvaise par elle-même. Aussi, en pénétrer les pécheurs est une des principales fonctions des prophètes.
« Encore quarante jours, crie Jonas aux Ninivites, et Ninive sera détruite» (Jon., III, 4). Et Dieu approuva leur pénitence, bien que née de la crainte servile. « Race de vipères, dit saint Jean-Baptiste aux Juifs endurcis, qui vous a appris à fuir la colère future ? Déjà la cognée est à la racine de l’arbre. Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu» (Matth., III, 10 ; Luc., III, 7-9). Notre-Seigneur Lui-même, combien de fois n’a-t-Il pas attaqué cette fibre de la crainte servile, pour amener les pécheurs à la pénitence ! Tantôt c’est l’enfer avec ses brasiers éternels et ses ténèbres extérieures, qu’Il leur rappelle ; tantôt, c’est la parabole du figuier stérile et du mauvais riche, qu’Il met sous leurs yeux ; tantôt Il frappe leurs oreilles de ces foudroyantes paroles : « Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous sans exception » (Luc., XIII, 3).
La crainte servile n’est donc pas mauvaise de sa nature. Elle devient telle, lorsque l’homme, mettant sa fin en lui-même, ne respecte Dieu et n’évite le péché qu’à raison de son intérêt personnel. Essentiellement contraire à la charité, une pareille disposition constitue la servilité de la crainte et fait l’esclave. Elle dit équivalemment : Si Dieu n’avait pas de foudres et si l’enfer n’existait pas, je pécherais.
C’est le raisonnement de l’esclave qui craint le fouet, mais qui n’aime pas son maître ; du Juif idolâtre au pied du Sinaï ; des païens de la Samarie, appelés les prosélytes des lions ; d’Antiochos le scélérat, en face des terreurs de la mort ; de tant de chrétiens qui foulent aux pieds les lois de Dieu et de l’Église, parce qu’ils ne voient aucune sanction pénale à leurs prévarications ; ou qui s’en abstiennent, lorsqu’ils croient l’entrevoir, et uniquement parce qu’ils croient l’entrevoir. Inutile d’insister sur ce qu’il y a de honteux et de coupable dans la crainte servile. (Viguier, ubi supra).
La crainte mondaine est celle qui fait appréhender la perte des biens du monde, des richesses, des dignités, des honneurs et autres semblables (S. Anton., p. IV, tit. XIV, c. II, p. 228). Innocente de sa nature, elle cesse de l’être lorsqu’elle porte à pécher, pour éviter de perdre ces avantages temporels. L’histoire est pleine des cruautés, des lâchetés, des bassesses, des trahisons, des empoisonnements, des assassinats, des ventes de conscience, des crimes de tout genre que la crainte mondaine a fait commettre.
Pharaon voit les enfants d’Israël se multiplier ; il craint pour son royaume, et il ordonne de faire périr tous les fils nouveau-nés des Hébreux. Jéroboam, roi d’Israël, craint que les dix tribus, allant adorer le vrai Dieu à Jérusalem, n’échappent à sa domination. Il les entraîne dans l’idolâtrie, et sous peine de mort, les enfants d Abraham se prosterneront devant les veaux d’or, depuis Dan jusqu’à Bersabée. Hérode apprend des mages la naissance du roi des Juifs. La crainte de perdre sa couronne lui fait égorger tous les petits enfants de Bethléem et des environs. Au temps de la Passion, les grands prêtres ont peur des Romains, et pour ne pas perdre leurs dignités, leur fortune, leur puissance, ils décrètent la mort du Fils de Dieu. Pilate reconnaît et proclame l’innocence de Notre-Seigneur, il résiste même à la fureur des Juifs. Mais Pilate a peur de perdre l’amitié de César et, en la perdant, de perdre sa place : Pilate trahit sa conscience et livre le sang du Juste.
Pas un royaume de l’antiquité et des temps modernes qui ne présente quelques-unes et même un grand nombre de ces iniquités publiques, de ces illustres ignominies, filles de la crainte mondaine. Si on descend à un ordre moins élevé, comment dire les honteuses flatteries, les abdications de conscience et de caractère, les coupables intrigues, les injustices, les crucifiements de la vérité, les dévouements hypocrites des Pilates au petit pied, des Giézi cupides et couverts de lèpre, toujours si nombreux aux époques comme la nôtre, où tout se vend parce que tout s’achète. (S. Ambr., apud S. Anton., lit. XIV, c. II, p. 130).
Descendons encore et demandons à ces multitudes de jeunes gens, d’hommes et même de femmes, pourquoi ils tournent le dos à la religion et abandonnent jusqu’à leurs devoirs les plus sacrés : la fréquentation des sacrements, la sanctification du dimanche ? pourquoi ils sourient à des paroles, se conforment à des modes et se soumettent à des usages que leur conscience désavoue ? Pas un de ces transfuges qui ne soit forcé de s’avouer l’esclave du respect humain, c’est-à-dire de la crainte mondaine.
La crainte charnelle est la crainte des incommodités corporelles, des maladies et de la mort. Renfermée dans de justes limites, cette crainte n’a rien de répréhensible ; elle devient coupable lorsque, pour éviter les maux du corps, elle porte à sacrifier, en péchant, les biens de l’âme. (S. Anton., ubi suprà, c. III, p. 131). Rien de plus coupable, rien de plus dégradant, rien de plus commun que la crainte charnelle, prise dans le mauvais sens.
Rien de plus coupable. Le Sauveur est garrotté, emmené dans la maison de Caïphe et livré sans protection aux indignes traitements de la soldatesque. Tu es disciple de cet homme, disent à Pierre les valets du grand prêtre. A ces mots, la crainte charnelle s’empare de Pierre. Il craint pour lui-même le sort de son maître ; et Pierre devient renégat, renégat public et blasphémateur. Combien de Pierre dans la suite des siècles ! Rien de plus dégradant. C’est dans la bouche de l’esclave de la crainte charnelle que trouvent leur vraie place les paroles du prophète : « La frayeur de la mort est tombée sur moi ; la terreur et le tremblement sont venus sur moi et j’ai été couvert de ténèbres» ( La vue des supplices, et même des instruments de supplice, la crainte de la douleur, l’appréhension de la mort, font perdre la tête. Dans cet état, dénégations, protestations, serments, promesses, rien de si indigne que ne soit prêt à faire et que ne fasse l’esclave de la crainte charnelle. Pour sauver le moins, il sacrifie le plus ; pour éviter des peines passagères, il se dévoue à des peines éternelles ; pour préserver son corps, il livre son âme et perd son âme et son corps.
Rien de plus commun. Même dans les cas ordinaires d’infirmités et de maladies, de quoi n’est pas capable l’esclave de la crainte charnelle ? Ne l’a-t-on pas vu, et ne le voit-on pas encore tous les jours recourir à des moyens honteux et illicites, soit pour prévenir des incommodités corporelles, soit pour recouvrer une santé que le maître de la vie trouve bon de ne pas lui laisser tout entière ? Que sont, aujourd’hui plus que jamais, toutes ces adorations de la chair, toute cette mollesse de mœurs et d’éducation, toutes ces lâchetés devant le devoir, toutes ces horreurs de la peine et de la mortification, toutes ces recherches antichrétiennes du luxe et du bien-être, toutes ces consultations médicales de mediums plus que suspects ? Les fruits de la crainte charnelle.
Nous délivrer de ces honteuses tyrannies, est le premier bienfait du don de crainte de Dieu. La crainte servile, avec l’égoïsme qui l’inspire, avec les défiances et les sombres terreurs qui l’accompagnent, disparaît devant la crainte filiale. Trouvant en lui-même le témoignage qu’il est l’enfant de Dieu, celui qui la possède craint Dieu, comme un fils craint son père. Toujours sa crainte est accompagnée de confiance et d’amour. Pas même après ses fautes, ce double sentiment jamais ne l’abandonne : c’est le prodigue revenant à son père.
Quant à la crainte mondaine et à la crainte charnelle, elles n’ont plus sur lui d’empire illégitime. La crainte filiale les domine, les absorbe, ou même les bannit entièrement. Il ne craint, il ne regrette, il ne déplore sérieusement qu’une chose, le péché. Il le craint, il le regrette, il le déplore non par intérêt égoïste, mais par amour de Dieu et par respect pour sa majesté. La conclusion est que le seul beau caractère, le seul indépendant, c’est le chrétien qui craint Dieu et Dieu seul. En d’autres termes, la vraie formule de la liberté et de la dignité de l’homme est ce vers célèbre :
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.
Au point de vue purement humain, veut-on comprendre la nécessité et les avantages du don de crainte de Dieu ? Il suffit de se rappeler que l’homme, tel qu’il soit, ne peut vivre sans crainte. S’il ne craint pas Dieu, il craint la créature. Or, tout homme qui craint la créature est un esclave. Sa liberté, sa dignité, sa conscience même appartient à celui dont il a peur : hors de Dieu, l’être redouté n’est et ne peut être qu’un tyran. Voilà ce que devrait comprendre et ce que ne comprend pas l’homme, qui a la prétention de devenir libre en secouant le joug de Dieu.
Voilà ce que devrait comprendre et ce que ne comprend pas notre siècle. Pour conquérir la liberté, il est en fièvre de révolutions. Elles se multiplient, et chacune lui rive plus solidement au cou et aux pieds les chaînes de l’esclavage. Cet esclavage deviendra de plus en plus dur, de plus en plus honteux, de plus en plus général, à mesure que le monde comprendra moins que le don de crainte de Dieu est le principe de la liberté morale, et que la liberté morale est mère de toutes les autres. Où est le Saint-Esprit, là est la liberté, ubi Sppiritus Dei, ibi libertas : elle n’est que là. Un second bienfait de l’Esprit de crainte est de nous armer contre l’Esprit d’orgueil. (S. Bonav., De septem donis, etc., p. 238. - S. Anton., t. -X, c. I, p. 152).
Si le Saint-Esprit a ses sept dons, sanctificateurs de l’homme et du monde, le démon a aussi ses sept dons, corrupteurs de l’homme et du monde. Chaque don de Satan est la négation ou la destruction d’un don parallèle du Saint-Esprit ; et, dans leur ensemble, les dons sataniques forment la contrepartie adéquate de l’économie de notre déification. Il en résulte que la lutte à outrance de ces esprits contraires est toute la vie de l’humanité. Un instant assistons à cette lutte dont nous sommes l’enjeu.
Le premier don que le Saint-Esprit nous communique, c’est la crainte. Que fait le don de crainte ? Avant tout, il nous rend petits sous la puissante main de Dieu. Du sentiment intime de notre néant et de notre culpabilité, jaillit l’humilité.
Mère et gardienne de toutes les vertus, mater custosque virtutum, l’humilité, à son tour, produit la défiance de nousmêmes, de notre jugement, de notre volonté ; la vigilance sur notre cœur et sur nos sens ; la ferveur dans nos rapports avec Dieu ; la modestie, la douceur, l’indulgence à l’égard du prochain ; toutes ces dispositions, filles du don de crainte, sont le fondement de l’édifice que viennent achever, en se superposant, les autres dons du Saint-Esprit. (S. Anselm., De Similitud., c. CXXX).
Par là il demeure évident que l’esprit de crainte, nous constituant dans la vérité, devait nous être donné le premier, et que le premier enseignement sorti de la bouche du Rédempteur devait être l’enseignement de l’humilité. (Matth., V, 3, et II, 29).
En vertu de l’antagonisme perpétuel, que nous avons tant de fois signalé, il ne demeure pas moins évident que la première goutte de virus que Satan nous distillera dans l’âme sera le contraire de l’humilité. Quelle sera-t-elle ? L’Orgueil. Pourquoi l’orgueil ? Parce que le démon est le père du mensonge et que l’orgueil c’est le mensonge. Que fait l’orgueil ? Il nous déplace du vrai et nous constitue dans le faux. Faux à l’égard de nous-mêmes : nous ne sommes rien, et l’orgueil nous persuade que nous sommes quelque chose ; il nous enfle, il nous élève, il nous inspire d’injustes préférences, et il nous remplit de confiance et de complaisance en nous-mêmes.
Faux à l’égard de Dieu et du prochain. Plus l’orgueil nous grandit à nos propres yeux, plus il affaiblit en nous le sentiment de nos besoins et la connaissance de nos devoirs. Pour l’orgueilleux, plus de prière sérieuse, plus de vigilance sévère et soutenue, plus de conseils demandés ou acceptés ; plein de lui-même, il sait tout, il a tout vu, il se suffit en tout : lui et toujours lui.
Présomptueux, tranchant, hautain, rampant devant le fort, despote à l’égard du faible, égoïste, querelleur, cruel, disputeur, haïssable à tous et ingouvernable, il devient la preuve vivante de cette vérité : que l’orgueil est la déformation la plus radicale de la nature humaine. (Eccli., XXX, 24. - Prov., XII, 2. - Prov., XII, 10. - Prov., XII, 15. - Prov., XIII, 1. - Id., XIII,
10. - Eccli., x, 7).
Cette déformation conduit à la dissolution de tous les liens sociaux et donne naissance à la religion du mépris, négation adéquate de la religion du respect. L’adepte de cette religion satanique méprise tout : Dieu, Ses commandements, Ses promesses et Ses menaces ; l’Église, sa parole, ses droits et ses ministres ; les parents, leur autorité, leur tendresse, leurs cheveux blancs ; l’âme, le corps et toutes les créatures. De la vie il use et abuse, comme s’il en était propriétaire et propriétaire irresponsable. Telle fut la religion du monde païen ; telle redevient inévitablement celle du monde actuel, à mesure qu’il perd le don de crainte de Dieu. Religion du respect, ou religion du mépris : l’alternative est impitoyable.
Cependant il est écrit que l’humiliation suit l’orgueil, comme l’ombre suit le corps (Prov., XI, 2).
Humiliation intellectuelle, le jugement faux, l’erreur, l’illusion. Humiliation morale, l’impureté avec ses hontes. Humiliation publique, Aman expire sur une potence haute de cinquante coudées ; Nabuchodonosor devient bête. Humiliation sociale, pendant toute son existence, l’antiquité païenne se débat entre le despotisme et l’anarchie. Humiliation religieuse, le monde et l’homme païens sont inévitablement prosternés aux pieds d’idoles immondes et cruelles. Délivrer l’humanité de pareilles ignominies, n’est-ce rien ? Qui l’en délivre? Le don de crainte de Dieu. Faut-il demander s’il est nécessaire, surtout aujourd’hui ?
CHAPITRE XXVIII
LE DON DE PIETE.
Ce qu’est le don de piété. - En quoi il diffère de la vertu de religion et de la charité. - Deux objet s du don de piété : Dieu et l’homme. - Ses effets à l’égard de Dieu. A l’égard du prochain : œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle. - Nécessité du don de piété opposé à l’esprit d’envie. - Ce qu’est l’envie.
Le don de crainte est le premier degré de l’échelle mystérieuse, que nous devons parcourir pour retourner à Dieu : le don de piété est le second. La crainte qui vient du Saint-Esprit, ayant quelque chose de filial, contient en germe le don de piété ; il en sort comme sa première fleur et son premier fruit. Afin de donner la connaissance pratique de ce nouveau bienfait, nous répondrons à trois questions : Qu’est-ce que le don de piété ? quels en sont les effets ? quelle en est la nécessité ?
1° Qu’est-ce que le don de piété ? La piété est un don du Saint-Esprit qui nous remplit d’affection filiale envers Dieu, et nous le fait honorer comme un père (Viguier, c. XII, p. 413). Saint Paul chante ce don délicieux, lorsqu’il dit : « Vous n’avez point reçu l’esprit de servitude, pour vous conduire encore par la crainte ; mais vous avez reçu l’esprit d’adoption des enfants, dans lequel nous crions : Mon père, mon père» (Rom., VIII, 15, 16). Ainsi, comme le don de crainte, le don de piété opère dans l’âme une nouvelle création. Si l’homme est peu sensible à la crainte de Dieu, il l’est moins encore à son amour. L’insensibilité du cœur est un des plus grands obstacles au salut ; mais quand survient l’esprit de piété, le cœur change à l’instant ; cet esprit fait sur le cœur ce que le feu opère sur la cire. Le feu amollit la cire et la rend propre à recevoir toutes sortes d’empreintes, de plus il la liquéfie et la fait couler comme l’eau et l’huile. (Ps. 21). Ce miracle du don de piété le distingue de la vertu de religion et constitue sa supériorité. Par la vertu de religion, l’homme honore Dieu, comme créateur et souverain maître de toutes choses ; par le don de piété il L’honore, comme père. En Dieu, la vertu de religion voit la majesté ; outre la majesté, le don de piété y voit la paternité. La vertu de religion fait l’adorateur qui respecte ; le don de piété fait le fils qui respecte et qui aime, et qui respecte parce qu L’aime. (Vig., ubi suprà).
Ainsi, entre nous et Dieu, le don de piété crée un nouvel ordre de rapports d’une douceur et d’une noblesse infinies. De créatures, Il nous élève à la dignité d’enfants ; et dans notre cœur Il verse les sentiments de cette glorieuse filiation, comme il nous en donne tous les droits. A peine soupçonnée du Juif, et complètement inconnue du gentil, cette faveur ravit d’admiration l’apôtre saint Jean. « Voyez, nous dit-il, quelle charité nous a faite le Père, de vouloir que nous ne soyons pas seulement appelés, mais que nous soyons réellement les enfants de Dieu ». (Jean., III, 1).
Le don de piété diffère aussi de la charité sous deux rapports : l’esprit de piété est l’excitateur de la charité, comme le vent est l’impulseur du navire. La charité nous fait aimer Dieu, parce qu’il est infiniment parfait et infiniment bienfaisant ; le don de piété nous le fait aimer, parce qu’il est père, plus père que tous les pères, père des chrétiens et de tous les hommes que nous aimons comme des frères. (S. Anton., XV, c. I, p. 288.
2° Quels sont les effets particuliers du don de pié té ? On compte deux effets principaux ou actes particuliers du don de piété, suivant les objets à l’égard desquels il s’exerce. Ces objets sont : Dieu, et tout ce qui Lui appartient, Ses temples, Ses ministres, Sa parole ; le prochain, son corps et son âme. (Id., ibid). Dieu étant le principal objet du don de piété, il en résulte que l’acte principal de ce don est le culte filial, intérieur et extérieur, que nous rendons à Dieu.
Culte intérieur. Il se compose de tous les sentiments de foi, d’espérance, de charité, imprimés dans un cœur amolli par le feu de la piété filiale. Tous revêtent un caractère particulier qu’il est difficile d’exprimer. En effet, comment dire les élans d’amour, les résolutions héroïques, les larmes délicieuses, les saintes voluptés, les douces familiarités, la confiance et les confidences enfantines, les plaintes mêmes et les tendres reproches de l’âme, qui se sent la fille et l’épouse de son Dieu ? Prêtons l’oreille à quelques-uns de ses accents. Dans ses tendresses, elle lui dit : Vous êtes mon bien-aimé, vous êtes à moi, je suis à vous ; je vous tiens et je ne vous laisserai point aller. (Cantic., III,.4). Dans ses générosités : Mon cœur est prêt, Seigneur, mon cœur est prêt ; vous êtes mon partage ; hors de Vous, il n’y a rien pour moi au ciel ni sur la terre. (Ps. 56, 72). Dans ses aridités : Jusqu’à quand m’oublierez-vous ? vous voyez bien que je suis devant vous comme une bête de somme, comme une outre gelée. (Ps. 142, 12, 72, 118).
Dans ses tristesses : Pourquoi détournez-vous de moi votre visage ? pourquoi vous endormez-vous ? est-ce que vous n’entendez. pas que ma voix est devenue rauque à force de vous appeler ? Mais vous avez beau faire, je ne m’en irai pas que vous ne m’ayez bénie. (Ps. 43, 68 ; Gen., XXXII, 26). Dans ses découragements : Quand vous me tueriez, j’espérerais encore en vous. (Job, XIII, 15). Dans ses souffrances : Il faut avouer que vous êtes merveilleusement habile à me tourmenter ; est-ce donc que je suis dure comme les pierres, ou ma chair est-elle d’airain ? Vous sied-il de décharger votre puissance sur une feuille que le vent emporte ? (Job, x, 16 ; VI, 12 ; xIII, 25). Dans ses revers de fortune ou dans la perte de ses proches : Je me suis tue et n’ai pas ouvert la bouche, parce que c’est vous qui l’avez fait : oui, père, qu il soit ainsi, puisque vous l’avez trouvé bon. (Ps., 38 ; Matlh., II, 26). Dans ses fautes mêmes : Vous êtes mon père et mon rédempteur, vous me pardonnerez mon péché, parce qu’il est bien grand. (Is., LXIII, 16 ; Ps. 24). Voilà quelques-uns des sentiments que le don de piété forme dans l’âme, et qui donnent la mesure de la supériorité morale dont le monde chrétien est redevable au Saint-Esprit» (1).
(1) Enfant de Dieu, le chrétien, grâce au don de piété, apporte dans ses rapports avec son Père céleste une familiarité qui nous étonne, mais qui n’en est pas moins de bon aloi. Elle éclate surtout dans ses prières. En voici une que nous ne résistons pas au plaisir de traduire. L’original italien, écrit grossièrement, avec des fautes d’orthographe et de prononciation, est tombé du livre d’heures d’un paysan de Colle Berardi, près de Casamari, venu à Rome pour les fêtes de Pâques en 1858. Un Français a ramassé, sans trop de scrupule, ce papier. Les traces évidentes d’un long usage permettaient de croire que le contenu ne sortirait pas de la mémoire du propriétaire. R Père éternel ! je vous présente deux lettres de change. - Une est l’amère passion de Votre cher Fils unique, mort pour nous sur la croix. - L’autre est la douleur de Sa très sainte Mère, qui, par amour pour moi et par ma faute, a dû souffrir de si acerbes passions. Donc, sur ces deux lettres de change, Père éternel, payez-Vous de ce que je Vous dois, et rendez-moi le reste, rifatemi il resto ».
Culte extérieur. A ces sentiments de piété filiale correspond un ordre de faits, privés et publics, empreints du même caractère. Faits privés : entre le Père céleste et l’homme Son fils, tout devient commun ; mêmes joies, mêmes tristesses, mêmes intérêts, mêmes pensées, même but. Pénétré de tendresse, cet enfant aime par dessus tout la gloire de son père. Afin de la procurer ou de la réparer, prières, mortifications, aumônes, bons exemples et bons conseils, travaux, dévouements rien ne lui coûte. A la vue des outrages faits à son père et des âmes que le paganisme moderne Lui ravit, la vie lui pèse. Pour en alléger le fardeau, il s’associe avec ardeur à toutes les œuvres réparatrices. La plus précieuse de toutes, la Propagation de la foi, n’a pas de plus zélé partisan. Pas une nouvelle conquête de l’Évangile, dont le récit ne le comble de ,joie ; pas une persécution qui ne l’émeuve jusqu’aux larmes.
S’il aime la gloire de son père, il aime aussi sa maison. Le son de la cloche qui l’y appelle fait vibrer toutes les fibres de son cœur et amène sur ses lèvres les paroles des vrais Israélites : Quel bonheur ! voilà qu’on me dit : Nous irons dans la maison du Seigneur. Son maintien traduit le respect filial dont il est pénétré. La pompe des cérémonies, la magnificence des ornements sacrés, l’éclat des vases de l’autel, forment son plus doux spectacle. Loin de trouver, comme les Judas anciens et modernes, que les splendides étoffes, l’argent, le marbre, les pierres précieuses, offerts à Notre-Seigneur dans Ses temples, sont une perte, il voudrait avoir les richesses du monde entier pour en faire hommage à son père. Tels sont les dispositions et les faits qui, dans l’ordre privé, traduisent l’esprit de piété filiale.
Faits publics. La plus haute expression du don de piété filiale est le culte catholique ; il nage comme dans un océan d’amour. Dans ses fêtes, dans ses sacrements, dans ses cérémonies, rien de sombre, de sec ou d’effrayant ; tout, au contraire, respire la douceur et porte à la confiance. L’amour seul chante, et le catholicisme chante toujours. Il chante ses joies et ses tristesses ; ses craintes et ses expiations même les plus dures ; il chante même la mort et les mystères de la tombe.
Or, il chante toujours, parce qu’il aime toujours et que son amour est toujours plein d’immortalité. Que disent tous ses chants, ses hymnes, ses proses, ses préfaces ? Une seule chose, l’amour. Que sont-ils, en effet, sinon la traduction, sous mille formes variées, de la divine prière de l’amour filial I Notre Père qui êtes aux cieux ? Rien de semblable ne s’est vu et jamais ne se verra, ni chez les païens ni chez les hérétiques. La raison en est que l’esprit de piété ne se trouve que dans l’Église.
Aussi père que vous, mon Dieu, personne ; aussi tendre, personne : Tam pater, nemo ; tam plus, nemo. (Tertull., de Pœnitent., c. VIII). Voilà ce que le don de piété est venu mettre dans le cœur et sur les lèvres du genre humain ; du genre humain qui, depuis quatre mille ans, disait : Je mourrai, j’ai vu Dieu. (Judic., XIII, 22). Et en face de cette révolution, profonde comme l’abîme, éclatante comme le soleil, inexplicable comme Dieu, il en est qui viennent demander la preuve de la vérité du christianisme et de la divinité du Saint-Esprit !
Cependant le feu n’amollit pas seulement la cire, ii la liquéfie et la fait couler : même action de l’esprit de piété sur les âmes. L’amour filial qu’il nous inspire pour Dieu se répand d’abord sur ce qui appartient de plus près à Dieu : les anges, les saints, les prêtres. (S. Anton., ubi supra). Pour ne parler que des ministres du Seigneur, le don de piété donne le sens pratique de cette parole : « Celui qui vous écoute M’écoute : et celui qui vous méprise Me méprise» (Luc., x, 16). Et de cette autre : « Que celui qui est catéchisé, fasse part de tous ses biens à celui qui le catéchise» (Galet. VI, 6).
Pour celui qui en est éclairé, le prêtre n’est plus, ce qu’il est malheureusement pour le monde actuel, ni un homme comme un autre, ni un étranger, ni un ennemi des lumières et de la liberté ; c’est l’ambassadeur de Dieu, le bienfaiteur de l’humanité, le docteur le plus sûr, le meilleur des amis. De là, dans le cœur des vrais catholiques, une tendresse filiale pour les pères de leurs âmes ; la docilité à leurs conseils, la sollicitude de leurs besoins, le bonheur de recevoir leur visite, de leur offrir l’hospitalité, de leur faire partager les joies de la famille, comme ils en partagent toutes les douleurs ; les prières pour leur conservation ; le zèle à prendre leur défense ou l’empressement à étendre sur leurs fautes le manteau de la charité. Embrassant toute la hiérarchie sacrée, depuis le souverain pontife jusqu’au plus humble clerc, l’esprit de piété filiale assure le bonheur de la société, car il sauvegarde la loi fondamentale de son existence : Père et mère hon oreras, afin que tu vives longuement.
L’enfant qui aime son père n’aime pas seulement ses envoyés, il aime encore sa parole. (S. Anton., ubi suprà). Aux yeux du chrétien, animé de l’esprit de piété, la parole de Dieu, comprise ou non, est également chère et respectable. Il sait qu’elle vient de son Père et qu’elle est vérité, cela lui suffit. S’il la comprend, il l’accepte sans discuter. S’il ne la comprend pas, il en demande l’interprétation, non pas à sa raison particulière, mais à l’Église. L’impie qui blasphème l’Écriture sainte, l’hérétique qui la dénature, le mauvais chrétien qui dédaigne, qui critique ou qui tourne en dérision la parole divine, lui font horreur.
Comme le fils bien né jamais ne lit sans attendrissement le testament de son père chéri ; le vrai catholique ne lit jamais l’Ancien et surtout le Nouveau Testament, sans que cette lecture parle à son cœur. Comme saint Charles, c’est à genoux et tête nue qu’il lit le texte sacré. Comme saint Antoine, il s’étonne, non qu’un empereur écrive au dernier de ses sujets, mais que Dieu Lui-même ait daigné écrire à l’homme. Souvent même, à l’exemple des premiers fidèles, il porte l’Évangile avec lui : et en voyage comme en repos, chaque jour il en nourrit son esprit et son cœur.
Un autre objet du don de piété, c’est le prochain. ( La vertu naturelle qu’on nomme la piété filiale nous porte à aimer non seulement notre père selon la chair, mais encore tout ce qui lui est uni par les liens du sang. L’esprit de piété produit l’accomplissement du même devoir, d’une manière bien plus parfaite et bien plus étendue. Plus parfaite, la grâce et non la nature en est le principe et le mobile ; plus étendue, tous les hommes en sont l’objet. Du cœur où il réside, le don de piété s’épanouit en sept œuvres de miséricorde corporelle, et en sept œuvres de miséricorde spirituelle. C’est le chandelier d’or qui, se développant en sept branches, illuminait le temple de Jérusalem et l’embaumait des plus doux parfums. Filles du don de piété, ces œuvres embrassent tous les besoins de l’humanité. Qu’elles soient fidèlement accomplies, et les sociétés atteignent leur perfection : le ciel est sur la terre. Pour le prouver, il suffit de les nommer. Les sept œuvres de miséricorde corporelle sont :
1° Donner à manger à celui qui a faim, à boire à ce lui qui a soif. La nourriture, étant le premier besoin de l’homme, est aussi le premier objet et le premier acte du don de piété. Un frère peut-il voir son frère souffrir la faim ou la soif, sans lui donner à manger et à boire ? Mais entre l’homme qui soulage son semblable et le chrétien qui exerce la charité, grande est la différence.
Le premier agit par le mobile tout humain de la fraternité naturelle ; le second, par l’impulsion supérieure de la fraternité divine. Le premier peut donner, le second seul se donne. Le premier donne à ceux qu’il aime ; le second donne même à ses ennemis. Le premier est inconstant ; le second, persévérant, comme le principe qui le fait agir. Avoir donné le pain et l’eau, suffit au premier ; le bonheur du second est d’ajouter, au strict nécessaire, certaines douceurs, compatibles avec ses ressources et en rapport avec les besoins du pauvre.
2° Héberger le pèlerin. L’homme peut n’avoir besoin ni de pain pour apaiser sa faim, ni d’eau pour étancher sa soif, mais il est voyageur et étranger. La nuit approche ; il ri a ni abri ni moyen d’en avoir. L’Esprit de piété veut qu’il en ait un, et il l’aura. Bien différente de l’hospitalité naturelle qui, avant d’ouvrir sa porte, regarde aux haillons et à la mine du pauvre, l’hospitalité chrétienne reçoit, les yeux fermés et les bras ouverts. Elle sait que dans le pauvre, quel qu’il puisse être, c’est le divin Mendiant qu’elle accueille, qu’elle abrite et qu’elle réchauffe : Christus est qui in universitate pauperum mendicat.
3° Vêtir celui qui est nu. L’Esprit de piété filial e a donné, il donne encore, chaque jour, sur tous les points de la terre où il se fait sentir, des langes au nouveau-né, au pauvre le vêtement pour se couvrir et la couche pour se reposer. A toutes les oreilles chrétiennes il fait retentir ces paroles d’un grand docteur de l’Église : « A l’affamé appartient le pain que vous retenez chez vous ; au nu, ce vêtement que vous laissez enfoui dans votre garde-robe ; au déchaussé, ces chaussures qui sont mangées aux vers ; à l’indigent, cet argent que vous avez enfoui. Aussi nombreux sont les pauvres que vous pouvez soulager et que vous ne soulagez pas aussi nombreuses sont les injustices que vous commettez» (S. Basile, conc. IV de Eleemosyn).
4° Visiter le malade. Le monde païen, qui comptait ses théâtres par centaines de mille, n’avait pas un hôpital. Mais l’Esprit de piété a soufflé, et le monde s’est couvert de palais pour recevoir les victimes des infirmités humaines. De génération en génération, ces palais se sont peuplés d’anges visibles, dont le visage souriant a consolé le malade, dont l’industrieuse charité lui a procuré mille douceurs, et dont la main tour à tour douce et forte a pansé ses plaies ou retourné la paille de son lit. Chaque jour encore le même esprit conduit la dame de charité, l’associé de Saint-Vincent de Paul, dans le réduit de la souffrance ; et, en abaissant ainsi le fort vers le faible, contribue plus efficacement que tous les discours à raffermir les liens sociaux.
5° Consoler le prisonnier. Le pauvre ordinaire, le malade lui-même, peuvent en bien des circonstances exposer leurs besoins et attirer la compassion. Cette ressource manque au prisonnier. Une double barrière éloigne de lui la charité : les murs de sa prison et la répulsion qu’il inspire. Grâce au don de piété, les affreux cachots du paganisme, les bagnes pourrisseurs du mahométisme ont fait place à des prisons moins meurtrières. Le prisonnier n’est plus seul à dévorer ses larmes, seul il ne portera pas ses fers ; et, s’il doit monter à l’échafaud, il aura, pour le soutenir, un bras fraternel et, pour le consoler, un ami dévoué, qui lui ouvrira le ciel en récompense de son sacrifice.
6° Racheter le captif. Rome païenne donnait au créancier le droit de mettre en pièces le débiteur insolvable. En soufflant sur le monde, l’Esprit de piété n’a pas seulement aboli ce droit barbare, il a inspiré des fondations consacrées au rachat du débiteur. Toute l’antiquité païenne faisait la guerre pour conquérir du butin et des esclaves : rarement on rachetait les soldats prisonniers. Être vendus comme des bêtes de somme, immolés sur la tombe des vainqueurs, ou réservés pour les jeux homicides de l’amphithéâtre, était le sort ordinaire qui les attendait. Grâce au don de piété, la guerre s’est humanisée ; la vie des prisonniers est respectée, leur échange ou leur rachat est devenu une loi sacrée des nations chrétiennes. Quel que soit son nom, sa condition ou son pays, le captif chrétien est devenu pour le chrétien un frère et un. ami. Les annales de Maroc, de Tanger, de Tunis, d’Alger et de cent autres villes rediront éternellement les miracles de rédemption, accomplis, pendant plusieurs siècles, en faveur des captifs chrétiens (1).
(1) De 1103 à 1787, les Trinitaires rachetèrent sur les côtes de Barbarie 200,000 esclaves. De leur côté, les Pères de la Merci en délivrèrent 300,000. En tenant compte des frais de voyage et de transport, des droits à payer, des avanies ou extorsions d’argent, la moyenne du prix d’un esclave allait à 6,000 livres, ce qui, pour 1,200,000, forme le total énorme de 7 milliards. Et on parle de la charité moderne et de la philanthropie I Voir Annales de la Propagation de la foi, n. 233, p. 271, an. 1867.
7° Ensevelir les morts. Mettre au nombre des œuvres les plus excellentes tout ce qui répugne le plus à la nature, est le chef-d’œuvre de l’Esprit de piété. Or, le monde chrétien a vu ce que le monde païen n’aurait jamais soupçonné, des associations nombreuses, telles que les Cellites, consacrées à l’ensevelissement et à la sépulture des morts. Dans les soins religieux qui, aujourd’hui encore, doivent entourer la dépouille mortelle du pauvre, non moins que celle du riche : quelle leçon de respect pour l’homme ! Quelle prédication incessante de ce dogme, consolation de la vie et base de la société, le dogme de la résurrection de la chair ! C’est ainsi que le cœur du chrétien, fondu par le Saint-Esprit, comme la cire par le feu, se répand sur tous les besoins corporels de l’homme, depuis le berceau jusqu’à la tombe. Avec non moins d’abondance, il se répand sur ses besoins spirituels : sept genres de dévouement ou sept œuvres de miséricorde les soulagent.
1° Instruire les ignorants. Le premier besoin de l’ âme, c’est la vérité. La faire briller à ses yeux, est aussi le premier besoin qu’inspire l’Esprit de piété. La belle antiquité n’était qu’un troupeau de brutes. Composés d’esclaves, les trois quarts du genre humain, et au delà, vivaient sans Dieu, sans foi, sans espérance, sans consolation, sans autre loi que les caprices de leurs maîtres. Ces maîtres eux-mêmes, esclaves de l’Esprit de ténèbres, ou dédaignaient, ou ignoraient, ou combattaient, ou travestissaient la vérité. Inspiré par l’Esprit de piété, l’amour fraternel des âmes a changé la face du monde. Il l’a tiré de la barbarie et l’empêche d’y retomber. C’est lui qui d’un pôle à l’autre multiplie les organes de la vérité, et depuis l’entrée jusqu’à la sortie de la vie, allume les phares destinés à éclairer la route ténébreuse de l’humanité. C’est lui qui chaque jour transporte au delà des mers, et fixe au milieu des tribus sauvages, le missionnaire catholique et la sœur de charité.
2° Reprendre ceux qui font mal. A peine l’homme s’e st éveillé à la raison qu’il sent en lui la loi des membres ; par mille sollicitations cette puissance funeste l’entraîne au mal. L’avertir, afin de prévenir la chute ; le relever, lorsqu’il tombe : tel est, dans l’ordre spirituel, le second bienfait de l’Esprit de piété. Qui pourrait en mesurer l’étendue ? Préserver ou guérir l’homme d’une maladie mortelle, est un bienfait ; donner la vue à un aveugle, est un bienfait ; remettre dans son chemin le voyageur égaré qui marche au précipice, est un bienfait.
Mais préserver l’âme ou la guérir de la lèpre mortelle du péché ; dessiller les yeux du pécheur qui ne voit pas son mal, qui ne veut pas le voir ; lui faire accepter le conseil qu’il repousse, la correction qui l’irrite, le secours de la main qui l’arrête sur le bord de l’abîme n’est-ce pas un bienfait incomparablement plus grand ? Pour le réaliser, quelles touchantes industries, quelles douces paroles, que de sacrifices coûteux à la nature et que de moyens ingénieux sait inspirer l’Esprit de piété ! Mais aussi, jamais on ne connaîtra le nombre des âmes, âmes de jeunes gens et de vieillards, âmes de parents et d’enfants, qu’il a préservées ou retirées du mal, qu’il en préserve ou qu’il en retire encore chaque jour.
3° Donner conseil à ceux qui en ont besoin. Qui n’a pas besoin de ce nouveau bienfait de l’Esprit de piété ? L’homme naît enveloppé de ténèbres. Il n’a, pour se conduire, que les lueurs incertaines de sa vacillante raison. Avec l’âge, il devient le jouet de son imagination et de ses sens. Dans ses rapports avec ses semblables, il est trop souvent exposé à être victime des artifices d’autrui ou de ses propres perplexités. Malheur à lui s’il demeure abandonné à lui-même. Malheur plus grand s’il ne veut pas de conseil. Se prendre soi-même pour maître, c’est se faire le disciple d’un sot. (S.Bern.)
Or, c’est un fait d’expérience, que la sottise, fille de l’orgueil, conduit à la ruine. Ainsi, d’un conseil peut dépendre la fortune, l’honneur et même le salut, par conséquent nulle aumône plus utile qu’un conseil inspiré par l’Esprit de piété. Quand le tribunal de la pénitence n’aurait d’autre but que de la distribuer, il serait encore digne de toutes les bénédictions de la terre.
4° Consoler les affligés. La souffrance sous tous l es noms et sous toutes les formes : telle est la vie de l’homme dans cette terre d’épreuve. Tandis que la foule se presse autour des heureux du siècle, trop souvent l’affligé est laissé seul avec ses chagrins. En inspirant à l’homme une véritable compassion pour celui qui souffre, l’Esprit de piété prévient cet acte de cruel égoïsme. Grâce à lui, quelle différence entre le malheur sous l’empire du paganisme, et le malheur sous le règne du christianisme ! Là, une insensibilité stoïque et presque barbare ; ici, des cœurs émus et des yeux qui pleurent. Là, tout au plus quelques mots, froids comme l’inexorable destin ; ici, des paroles pleines d’espérance, qui relèvent le courage abattu, rendent la croix légère et vont quelquefois jusqu’à la faire préférer aux plus douces jouissances. Du moins, que de larmes rendues moins amères, que de désespoirs prévenus, que de suicides empêchés ?
5° Souffrir patiemment les injures et les défauts d ’autrui. La consolation nous aide à nous supporter nous-mêmes, la patience nous fait supporter le prochain. Fais à ton frère, dit au chrétien l’Esprit de piété, ce que tu veux qu’il te fasse. Il a ses défauts, tu as les tiens. Si tu veux qu’il te supporte, supporte-le toi-même. En portant mutuellement votre fardeau, vous l’allégerez, surtout vous le rendrez méritoire. Il a parlé, et les caractères les plus opposés peuvent vivre ensemble : et des familles qui, autrement, seraient un enfer anticipé, deviennent le séjour de la concorde et le vestibule du ciel.
6° Pardonner de bon cœur les offenses. Entre supporter patiemment une injure et la pardonner de bon cœur, grande est la différence. La bouche peut se taire, et l’âme être profondément ulcérée. De là, les longues et noires rancunes qui font de la vie une honte et un supplice. Mais voici l’Esprit de piété qui dit à l’oreille du cœur blessé : Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. De ces mots tout puissants sont sortis des millions de miracles, plus grands que la résurrection d’un mort. Le bras se désarme ; le ressentiment s’apaise ; le pardon cesse d’être une lâcheté ; et, au lieu de passer pour une gloire, la vengeance répugne comme un honteux forfait.
7° Prier pour tous et pour ceux qui nous persécutent. Être oublié pendant la vie et surtout après la mort, ou n’être l’objet que d’un souvenir stérile, est un des plus cruels crucifiements du cœur. L’Esprit de piété est venu nous l’épargner.
Vous n’oublierez, nous dit-il, ni les morts ni les vivants, pas même ceux qui vous persécutent. Pour tous vous aurez des souvenirs utiles ; vos prières leur obtiendront les biens que votre cœur désire, mais que votre impuissance ne vous permet pas de leur donner. Ce qu’ont obtenu de faveurs et soulagé d’infortunes sur la terre et au purgatoire ces simples paroles, nul ne le saura, si ce n’est au jour des grandes manifestations, où il nous sera donné de voir dans toute son étendue la fécondité inépuisable de l’Esprit de piété.
3° Quelle est la nécessité du don de piété ? Nous e n appelons maintenant à tout homme impartial, et nous lui demandons s’il est possible, même au point de vue purement humain, d’imaginer quelque chose de plus fécond et de plus nécessaire que le don de piété ? Si, par impossible, il hésitait à répondre, qu’il considère le don de piété sous un autre aspect. L’homme, nous ne cesserons de le répéter, est placé entre deux esprits opposés : quoi qu’il fasse, il obéit à l’un ou à l’autre. S’il n’est pas inspiré par l’Esprit de piété, il est poussé par l’Esprit contraire. Quel est-il ? c’est l’Esprit d’Envie. (S. Anton., VI p., tit. X, c. I). S’attrister du bien des autres, se réjouir de leur mal : voilà l’envie en elle-même. (S. Bonav., Diæta salutis, c. IV).
Se peut-il imaginer rien de plus pervers, de plus honteux et de plus antisocial ? Non, si ce n’est l’envie considérée dans ses effets. Quels sont-ils ? Tandis que le don de piété attendrit le cœur, l’ennoblit, le dilate et le répand en effusions d’amour sur Dieu et sur l’homme ; l’envie endurcit le coeur, le dégrade, le resserre, le rend méchant et malheureux. Ver dans le bois, rouille dans le fer, teigne dans l’étoffe : voilà l’envie dans le cœur. Elle le ronge et le remplit de toute espèce de mal et le dépouille de toute espèce de bien. Les autres vices sont opposés à une vertu particulière ; l’envie est opposée à toutes. Comme ces oiseaux de nuit que la lumière offusque, l’envieux ne peut supporter l’éclat d’aucune vertu, d’aucune supériorité, d’aucun avantage, d’aucune affection qui ne s’adresse pas à lui.
De là vient que l’envie est appelée, non une mauvaise bête, mais une bête très mauvaise. (S. Bonav., ubi supra).
C’est l’envie qui a perdu les anges dans le ciel. C’est l’envie qui a perdu nos premiers parents au paradis terrestre. C’est l’envie qui a rendu Caïn fratricide. C’est l’envie qui a vendu Joseph. C’est l’envie qui a crucifié le Fils de Dieu. Si on voulait rapporter toutes les noirceurs, les empoisonnements, les calomnies, les haines, les injustices, les divisions, les actes de cruel égoïsme, c’est-à-dire les hontes, les malheurs enfantés par l’envie, il faudrait citer presque toutes les pages de l’histoire des peuples et des familles. Délivrer l’humanité d’un pareil fléau, est le bienfait réservé à l’Esprit de piété. N’est-ce rien ? Comme tous les autres, le don de piété est donc un élément social, que nulle invention humaine ne saurait remplacer.
CHAPITRE XXIX
LE DON DE SCIENCE.
Ce qu’est le don de science. - Il agit sur l’entendement. - Différence entre le don de science, la foi et la science naturelle. - Paroles de Donoso Cortés. - Le don de science fait discerner avec certitude le vrai du faux et préserve des sophismes de l’erreur. - Il agit sur la volonté, et nous préserve des fascinations mondaines. – Il développe et ennoblit toutes les sciences. - Paroles de Donoso Cortés. - Le don de science plus nécessaire aujourd’hui que jamais. - Opposé à l’esprit de colère. - Preuves de cette opposition. - Le don de science principe de paix universelle.
Amollir la dureté du cœur et lui communiquer une sensibilité exquise pour tout ce qu’il doit aimer ; nous rendre filialement soumis et dévoués à l’égard de Dieu ; fraternellement compatissants, doux, affables, indulgents à l’égard du prochain ; tuer l’envie et la jalousie, éléments destructeurs du bonheur et de la concorde ; former entre le ciel et la terre, comme entre tous les hommes, le grand lien social de la charité : tels sont les effets généraux du don de piété. Non moins précieux et non moins nécessaire est le don de science. Pour le prouver, il suffit de le faire connaître. De là nos trois questions : Qu’est-ce que le don de science ? Quels en sont les effets ? Quelle en est la nécessité ?
1° Qu’est-ce que le don de science ? La science est un don du Saint-Esprit qui perfectionne le jugement, et nous fait discerner avec certitude, dans les choses spirituelles, le vrai du faux, le bien du mal. (Vig., c. XIII, p. 411).
Nous disons qui perfectionne le jugement. Les dons de crainte et de piété agissent principalement sur la volonté.
Aveugle de sa nature, la volonté réclame une direction, soit pour craindre, soit pour aimer. Elle ne peut la recevoir que de l’entendement. Mais notre entendement est enveloppé de ténèbres, sujet à mille illusions et sans cesse exposé à devenir victime de l’erreur. Évidemment son premier besoin est une sérieuse aptitude à discerner le vrai du faux, aptitude qui, en nous faisant apprécier les choses à leur juste valeur, fixe avec certitude la mesure de nos affections et de nos craintes. Qui satisfait à cette première nécessité ? Le don de science.
Ce don n’est ni la science divine elle-même, ni la foi, ni la science naturelle. Il n’est pas la science divine, en ce sens qu’il apporte à l’âme la plénitude de toutes les connaissances. Mais, s’il n’est pas la science, il en est le moyen nécessaire. En effet, il communique à l’entendement une impulsion, une vigueur, une étendue, une aptitude qui le rend capable de connaître à la manière de Dieu Lui-même, par une simple vue. (S. Th., 2a, 2ae, q. 9, art. 1, ad l). De là, une grande facilité d’apprendre et de raisonner la vérité.
De là, un discernement sûr pour distinguer le vrai du faux, le certain de l’incertain, le solide de l’imaginaire, le réel de ce qui n’est qu’apparent.
Il n’est pas la foi ; mais il la perfectionne, comme tous les dons du Saint-Esprit perfectionnent les vertus théologales. (S. Th., 2a, 2ae, q. 9, art. 1, ad 3). Par la foi, on connaît la vérité et on y adhère. Par le don de science, on connaît la vérité plus clairement, on la raisonne plus sûrement, on l’affirme plus consciencieusement, rationabile obsequium, on la défend plus victorieusement, on la prêche plus efficacement. Le don de science nous fait parvenir à cette perfection par l’étude des choses créées, dont il forme une vaste synthèse, et comme une échelle de lumière qui nous élève jusqu’à Dieu.
Pour le chrétien enrichi du don de science, l’univers est un livre écrit au dedans et au dehors. Au-dessous des corps et de leurs propriétés, au-dessous des proportions chimiques des éléments qui les composent, il voit ce qui se cache : Dieu, Dieu puissant, Dieu sage, Dieu bon, faisant tout avec nombre, poids et mesure, et dirigeant tout à une fin unique. Il entend ce qu’on n’entend pas le concert harmonieux des êtres chantant, chacun à sa manière, les louanges de leur auteur. (Ibid., art, 2, ad 3. - S. Laurent., De casto connub., c. XIX).
Il n’est pas la science naturelle. Par le travail de sa raison, l’homme peut parvenir à juger avec certitude de certaines vérités, c’est-à-dire que la science humaine s’acquiert par raisonnement et par démonstration. Mais Dieu juge avec certitude de la vérité, sans discussion ni raisonnement, par une simple vue ; ainsi, dans certaines limites, l’homme doué du don de science. (S. Th., 2a, 2ae, q. 9, art. 1, ad 1). De là, une différence énorme entre le savant qui n’a pas le don de science et le chrétien qui le possède. Le front sillonné d’algèbre, comme dit le comte de Maistre, la science du premier est laborieuse dans sa marche, incertain, dans ses affirmations, limitée dans son étendue, stérile dans ses résultats.
Bien différente est la science du second. Libre dans ses allures et douée de ce coup d’œil sûr qu’elle doit au Saint-Esprit, elle distingue sans peine la vérité de l’erreur. Elle est nette dans ses affirmations. L’histoire de la raison, privée du don de science, est un livre à partie double. La première page dit : oui ; la seconde dit : non ; résultat : zéro. Parcourez toutes les écoles de l’antiquité païenne : dans laquelle trouverez-vous une affirmation certaine, une de ces affirmations qui se soutiennent au prix de la vie ? Repassez dans ce même monde depuis l’effusion de l’Esprit de science. Partout des affirmations certaines, inébranlables, victorieuses du sophisme et du glaive.
Comme au milieu du système planétaire, vous voyez le soleil étincelant de lumière ; au centre du monde chrétien, vous verrez un magnifique corps de doctrine, composé de douze articles ; puis, les plus beaux génies appliquant les vérités qu’il contient à toutes les études matérielles, sociales et philosophiques, composer la grande synthèse de la science catholique, à laquelle l’humanité chrétienne doit, sous tous les rapports, son évidente supériorité. Elle est immense dans son étendue. Comme la raison qui en est le principe et le flambeau, la science du savant ordinaire est limitée dans son objet. Le monde surnaturel, c’est-à-dire plus de la moitié du domaine scientifique, ou lui échappe ou ne se montre à lui qu’à travers des nuages obscurs. Avec quelques vérités, péniblement liées en système, elle peut faire des spécialités savantes ; un vrai savant, jamais. La profondeur et la synthèse lui manquent. La profondeur : elle voit les surfaces et les applications matérielles des choses ; mais le quid divinum, caché dans le brin d’herbe aussi bien que dans le soleil, il ne s’en doute pas plus que des applications morales auxquelles il donne lieu. La synthèse : ne connaissant pas, ou ne connaissant que très imparfaitement Dieu, l’homme, le monde et leurs rapports, elle est incapable de rattacher, comme il convient, les connaissances de l’ordre inférieur aux vérités de l’ordre supérieur, et de donner à ses travaux une utilité vraiment digne de ce nom.
Elle est féconde dans ses résultats. Le plus beau résultat de la science est de conduire l’homme à sa fin. Savoir avec certitude quelle est cette fin, avec la même certitude connaître les moyens qui y conduisent : voilà ce que la science humaine n’a jamais appris à personne, ce qu’elle ne lui apprendra jamais. Non seulement le don de science agrandit toutes les sciences humaines et les coordonne ; mais encore il a doté le monde d’une science dont le nom même fut inconnu des académies païennes ; une science qui, à elle seule, rend plus de services à la société que toutes les autres ensemble. Nous avons nommé la science des saints, scientia sanctorurn.
En effet, de toutes les sciences, la science des saints est la plus magnifique, la plus étendue, la plus utile, la seule nécessaire, la seule qui fasse faire un vrai progrès à l’humanité, la seule à laquelle se rapportent nécessairement, à moins qu’elles ne soient corrompues, toutes les autres sciences sociales, philosophiques, naturelles, mathématiques. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que la science des saints est la seule qui soit pleine de vérité, rien que de vérité, vérité sur Dieu, sur l’homme et sur le monde.
Afin de dissiper une illusion, mère trop féconde d’admirations funestes, achevons de marquer la différence qui existe entre l’entendement riche du don de science, et l’entendement qui en est privé. « La diminution de la foi, dit Donoso Cortès, qui produit la diminution de la vérité, n’entraîne pas forcément la diminution, mais l’égarement de l’entendement humain. Miséricordieux et juste en même temps, Dieu refuse la vérité aux intelligences coupables, Il ne leur refuse pas la vie ; Il les condamne à l’erreur, non à la mort. Nous avons tous vu passer devant nos yeux ces siècles si prodigieusement incrédules et si parfaitement cultivés, qui ont laissé derrière eux, sur les flots du temps, une trace non moins lumineuse que brûlante, et qui ont brillé d’un éclat phosphorescent dans l’histoire.
« Néanmoins, fixez vos regards sur eux, fixez-les attentivement, et vous verrez que leurs splendeurs sont des incendies, et qu’ils n’ont de lumière que comme l’éclair. Le jour qui nous les montre semble venir de l’explosion de matières obscures par elles-mêmes, mais inflammables, plutôt que des pures régions où naît cette lumière paisible, doucement étendue sur les voûtes du ciel, par le souverain pinceau d’un peintre souverain.
« Ce qui se dit des siècles peut se dire des hommes. En leur refusant ou en leur accordant la foi, Dieu leur refuse ou leur ôte la vérité : Il ne leur donne ni ne leur refuse l’intelligence. L’intelligence des incrédules peut être très élevée, et celle des croyants très bornée. La première, toutefois, n’est grande qu’à la manière de l’abîme, tandis que la seconde est sainte à la manière d’un tabernacle ; dans la première habite l’erreur, dans la seconde la vérité. Dans l’abîme, la mort est avec l’erreur ; dans le tabernacle, la vie est avec la vérité. Voilà pourquoi il n’y a pas d’espoir pour ces sociétés qui abandonnent le culte austère de la vérité pour l’idolâtrie de l’esprit. Derrière les sophismes viennent les révolutions, et derrière les révolutions les bourreaux» (Essai sur le catholicisme, etc., p. 8 et 9).
Après avoir considéré le don de science en lui-même, il reste à le mieux connaître en l’étudiant dans ses effets.
2° Quels sont les effets ou les applications du don de science ? L’ignorant voit la surface des choses, le savant en voit le fond. L’ignorant se laisse fasciner, le savant apprécie. Ainsi, le premier effet du don de science est, comme nous l’avons indiqué, de nous faire discerner avec certitude le vrai du faux, le solide de l’imaginaire, le vrai de ce qui n’est qu’apparent. Le chrétien qui le possède sent d’instinct la fausseté des objections de l’impiété contre la religion. Loin d’ébranler sa foi, ces attaques provoquent en lui le mépris, le dégoût et l’horreur. A ses yeux, l’homme, que le christianisme a tiré de la barbarie, de l’idolâtrie, de l’esclavage, et qui nie le christianisme, qui insulte ou qui laisse insulter le christianisme, qui rougit du christianisme, qui abandonne le christianisme, est de tous les êtres le plus vil et le plus odieux, parce qu’il est le plus ingrat et le plus coupable.
Devant le jugement ferme et droit dont il est doué viennent se briser, tels masques qu’elles empruntent, les subtilités du mensonge et les arguties du sophisme. Ce discernement ne fait pas seulement justice des sophismes de l’incrédule, il s’oppose encore aux sophismes du monde. Dirigé par l’Esprit de science, le vrai catholique voit clairement deux choses que nul autre ne voit.
La première, c’est le néant de tout ce que le monde aime et recherche. Aveugle qui a recouvré la vue, de son regard divinement éclairé il pénètre de part en part la vanité des richesses, des honneurs, des plaisirs : comme il comprend une vérité mathématique, il comprend que toutes ces choses réunies ne peuvent pas plus contenter une âme immortelle, créée pour Dieu, que l’air ne peut rassasier une bête de somme affamée. Pour lui, nulle parole n’est plus vraie que ce cri de désespoir du plus sage et dit plus heureux des rois : Vanité des vanités, et tout est vanité, mécompte et affliction de l’esprit. (Eccl., I, 2, 10).
La seconde, c’est l’admirable beauté, la grandeur, l’utilité de tout ce que le monde redoute et fuit avec tant de soin. A la lumière du don de science, il connaît la parfaite harmonie de l’humiliation, de la pauvreté, de la souffrance avec les besoins de l’homme déchu. Il les reçoit, comme le malade reçoit le remède qui doit le sauver de la mort et lui rendre la santé ; comme le négociant reçoit le client qui vient lui offrir, en échange de quelques bagatelles, des trésors inamissibles. Sa devise est la parole de saint Paul : « Tout ce qui me paraissait gain, m’a paru perte réelle à cause de Jésus-Christ. Je dis plus : tout me semble perte, au prix de cette haute science de Jésus-Christ mon Seigneur, pour l’amour duquel j’ai résolu de perdre toutes choses, les regardant comme du fumier, afin de gagner Jésus-Christ ». (Philipp., III, 7).
Le second effet du don de science est d’agir sur la volonté et de mettre ses actes en harmonie avec les lumières de l’entendement. Dans le chrétien animé de l’Esprit de science, la haine de l’erreur, de l’hérésie, de l’incrédulité, du rationalisme n’est pas une science spéculative. Par la vigilance sur soi-même, par l’éloignement de toute lecture, de toute conversation anticatholique, par l’exemple, par la prière, par tous les moyens en son pouvoir, il oppose une barrière aux bêtes sauvages qui ravagent le champ de la vérité.
Telles sont les dispositions de tous les justes, c’est-à-dire de tous les hommes en état de grâce. En faveur de quelques-uns, Dieu ajoute la faculté supérieure de communiquer la science par la parole. C’est ce que saint Paul appelle le discours de la science : sermo scientit. L’élève du Saint-Esprit qui en est doué emploie sa voix et sa plume, non plus seulement à se défendre, mais à défendre ses frères. Veilles, études, dépenses, fatigues, rien ne coûte à son zèle. C’est ainsi qu’à la science qui tue, il oppose la science qui sauve.
Même conduite à l’égard des fascinations mondaines. Si le néant des honneurs, des richesses et des plaisirs lui en inspire le mépris, le danger qu’ils présentent lui fait prendre en aversion tout ce que le monde estime. C’est le voyageur de nuit qui donne du pied contre une grosse bourse. Il la ramasse et se croit heureux, pensant avoir trouvé un trésor. Mais, le jour venu, il voit que cette bourse est pleine de morceaux de verre et de reptiles venimeux, et il la jette loin de lui avec indignation.
Comme il prend en pitié cette foule tumultueuse qu’on appelle le monde ! Insensé qui se consume à poursuivre des fantômes et à tisser des toiles d’araignées, qui s’irrite pour une injure, qui se désole pour une maladie ou un revers de fortune. Pour lui, content de la position que la Providence lui a faite, il ne désire point en sortir. S’il est pauvre, méconnu, persécuté, il se trouve heureux de ces traits de ressemblance avec son divin frère, le Verbe Incarné ; s’il a des richesses, il n’y attache ni sa pensée ni son cœur. Souvent même, par un acte de sublime folie, il met entre lui et les biens dangereux et trompeurs d’ici-bas l’infranchissable barrière des trois vœux d’obéissance, de chasteté et de pauvreté.
Le troisième effet du don de science est de rayonner sur toutes les sciences humaines, de les orienter, de les féconder, de les ennoblir et de les affirmer. Seul le savant chrétien affirme ; les philosophes païens n’ont rien affirmé. L’affirmation est d’origine chrétienne. Nous faire connaître scientifiquement la fin de l’homme et du monde, la nature et l’harmonie des êtres, tel est le privilège exclusif de l’Esprit de science. Or, sans cette connaissance préalable, nulle science n’existe. De là ce mot de nos livres saints : « Vains, c’est-à-dire sans solidité ni d’esprit ni de cœur, sont tous les hommes en qui n’est pas d’abord la science de Dieu» (Sap., XIII, 1).
Bavards muets, loquaces muti, ajoute saint Augustin, ils sont pleins de mots et vides d’idées. De son côté, dans ses Confessions d’un révolutionnaire, Proudhon écrit ces remarquables paroles : « Il est surprenant qu’au fond de notre politique nous trouvions toujours la théologie. » Sur quoi Donoso Cortès s’exprime ainsi «Il n’y a ici de surprenant que la surprise de M. Proudhon. La théologie, par cela même qu’elle est la science de Dieu, est l’océan qui contient et embrasse toutes les sciences, comme Dieu est l’océan qui contient et embrasse toutes les choses» (Essai, etc., p.1).
Mais la théologie suppose le don de science, comme l’enfant suppose le père. Celui qui le possède est théologien et possède en germes toutes les sciences. « En effet, ajoute Donoso Cortès, celui-là possède la vérité politique qui connaît les lois auxquelles sont assujettis les gouvernements ; celui-là possède la vérité sociale qui connaît les lois auxquelles sont soumises les sociétés humaines (il en est de même des sciences naturelles) ; celui-là connaît ces lois qui connaît Dieu ; celui-là connaît Dieu qui entend ce que Dieu affirme de Lui-même et qui croit ce qu’il entend. La science qui a pour objet ces affirmations est la théologie. D’où il suit que toute affirmation relative à la société ou au gouvernement suppose une affirmation relative à Dieu, ou, ce qui est la même chose, que toute vérité politique ou sociale se convertit nécessairement en une vérité théologique.
« Si tout s’explique en Dieu et par Dieu, et si la théologie est la science de Dieu, en qui et par qui tout s’explique, la théologie est la science de tout. (par conséquent, le principe de tout savoir est le don de science). Cela étant, il n’y a rien hors de cette science, qui n’a point de pluriel, parce que le Tout, qui est son objet, n’en a point. La science politique, la science sociale n’existent que comme des classifications arbitraires de l’entendement humain. L’homme, dans sa faiblesse, distingue ce qui en Dieu est uni de l’unité la plus simple. C’est ainsi qu’il distingue les affirmations politiques, des affirmations sociales et des affirmations religieuses, tandis qu’en Dieu il n’y a qu’une affirmation unique, indivisible et souveraine. Celui qui, parlant explicitement de quelque chose, ignore qu’il parle implicitement de Dieu, et qui, parlant explicitement de quelque science, ignore qu’il parle implicitement de théologie, que celui-là le sache, il n’a reçu de Dieu que l’intelligence absolument nécessaire pour être homme» (Essai, etc., p. 1 et 9).
Grâce au don de science répandu sur le monde, combien de fois les siècles chrétiens ont vu de ces théologiens admirables, par conséquent de ces vrais savants, dans tous les âges et dans toutes les conditions. Bernard, François d’Assise, Catherine de Sienne. Colette, bergers, laboureurs, enfants, sans lettres humaines, mais doués, qu’on nous passe le mot, du flair de la vérité, ils surent la découvrir avec un merveilleux instinct, en parler tour à tour avec une simplicité qui semblait leur être naturelle, avec une force qui entraînait les convictions, les plus rebelles, avec une profondeur qui étonnait les savants et avec un bon sens tellement sûr ; que leurs appréciations devenaient autant d’axiomes et de règles de conduite.
Ce don précieux n’est pas perdu. Aujourd’hui encore, où faut-il chercher la science de la vie, la rectitude du jugement, la certitude des affirmations, le coup d’œil d’ensemble qui rattache la fin aux moyens et les moyens à la fin, le sens pratique des choses, ce grand maître de la vie, comme parle Bossuet ? Ce n’est ni dans les académies littéraires, ni dans les assemblées politiques, ni dans les corps prétendus savants, mais chez les vrais chrétiens.
La science de Dieu, continue l’illustre publiciste espagnol, donne à qui la possède sagacité et force, parce que tout à la fois elle aiguise et dilate l’esprit. Ce qu’il y a de plus admirable pour moi dans la vie des saints et particulièrement dans celle des Pères du désert, c’est une circonstance qui, je crois, n’a pas encore été convenablement appréciée. L’homme habitué à converser avec Dieu et à s’exercer dans les contemplations divines, toutes circonstances égales d’ailleurs, surpasse les autres ou par l’intelligence et la force de sa raison, ou par la sûreté de son jugement, ou par l’élévation et la force de son esprit, mais surtout, je n’en sais aucun qui, en circonstances égales, ne l’emporte sur les autres par ce sens pratique et sage qu’on appelle le bon sens» (Essai sur le Catholicisme, etc., p. 199).
3° Quelle est la nécessité du don de science ? Nous l’avons vu, le don de science nous fait discerner avec certitude le vrai du faux, le réel de l’imaginaire. Fut-il jamais plus nécessaire qu’aujourd’hui ? Dans un monde qui nie Dieu, qui nie Jésus-Christ, qui nie l’Église, qui, proclamant l’égalité de toutes les religions, enveloppe la vérité et l’erreur dans un commun mépris, qui nie la distinction absolue du bien et du mal, qui appelle progrès ce qui est déviation, lumières ce qui est ténèbres, liberté ce qui est servitude, comment discerner le vrai du faux ? Dans un monde qui ne vit que pour les richesses, pour les honneurs, pour les plaisirs, qui compte pour rien les biens de l’âme et de l’éternité, qui en est venu jusqu’à traiter de chimère le monde surnaturel tout entier, comment échapper à la fascination générale ? N’est-ce pas du milieu d’un pareil Babélisme qu’il faut sans cesse regarder le ciel et crier au Saint-Esprit : « Tenez mes yeux ouverts, de peur que je ne m’endorme dans la mort et que mon ennemi ne dise Je l’ai vaincu» (Ps. 12).
Ce devoir est d’autant plus pressant que l’homme se trouve placé dans l’alternative impitoyable de vivre sous l’empire de l’Esprit de science, ou sous la tyrannie de l’Esprit contraire. Quel est cet esprit directement opposé au don de science ? Suivant saint Antonin, c’est le cinquième don de Satan, qu’on appelle la Colère. « L’Esprit de science, dit le grand théologien, repousse l’Esprit de colère, qui empêche de voir la vérité, ce qui est le but du don de science» (IV p., tit. X, c. I). Comme la nuit succède infailliblement au jour, lorsque le soleil quitte l’horizon ; ainsi l’Esprit de colère s’empare de l’âme qui perd l’Esprit de science. Cette affirmation paraît étrange. On ne voit pas d’abord l’opposition qui existe entre le don de science et la colère. Pour la saisir, il faut distinguer deux sortes de colère et se rappeler les principaux effets du don de science.
Il y a une colère juste et sainte, qui n’est nullement contraire à l’Esprit de science. Telle fut la colère ou mieux l’indignation de Notre-Seigneur contre les vendeurs du temple ; telle la véhémence de prédicateur qui tonne contre le vice, ou la résistance énergique du propriétaire au voleur et à l’assassin. Une pareille colère, si tant est qu’elle mérite ce nom, loir d’être contraire au don de science, n’est que la science armée pour défendre, par des moyens légitimes, un bien véritable ; elle n’est pas contraire au don de science, puisqu’elle ne trouble pas la raison et qu’elle n’excède en rien les limites de la justice.
Mais il y a une autre colère qui accuse un fond de mécontentement et d’irritation, qui s’exhale pour des causes non légitimes, qui excède dans ses mouvements, qui trouble la raison et qui tend à remplacer la force du droit par le droit de la force. C’est l’ignorance armée pour la défense d’un bien ou la répulsion d’un mal plus imaginaire que réel.
Quant au don de science, qui a pour but la connaissance raisonnée et certaine de la vérité, son premier effet consiste à nous communiquer une grande rectitude de jugement ; cette rectitude nous fait apprécier et estimer chaque chose à sa juste valeur ; puis, agissant sur la volonté, elle règle ses actes sur les lumières de l’entendement perfectionné. Or, le don de science nous montre clairement que les biens et les maux de ce monde ne sont ni de vrais biens ni de vrais maux ; que ce qui est appelé mal par les hommes, la pauvreté, l’humiliation, la souffrance, n’est pas un vrai mal ; que ce qui est appelé bien par les hommes, les richesses, les honneurs, les plaisirs, n’est pas un vrai bien, mais souvent un mal et toujours un danger.
Le chrétien qui, grâce au don de science, sait tout cela et dont la volonté est à l’unisson de sa science, a mille raisons de ne pas se mettre en colère. Telles sont, entre autres, sa dignité compromise, le scandale donné, la paix troublée, la haine enfantée, le péché commis par l’usurpation du droit divin de la vengeance. Il ne trouve aucune raison de s’y mettre. Et qui pourrait l’irriter ? L’injure ? mais elle est pour lui une précieuse semence de mérite. L’injustice, l’ingratitude ? mais il connaît toute la misère humaine, et, sachant que lui-même a besoin d’indulgence, il dit : Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. La perte de ses biens ? mais il sait qu’en les perdant, il n’a rien perdu du sien ; et, avec le calme de Job, il dit : Le Seigneur m’avait donné, le Seigneur m’a ôté ; comme il a plu au Seigneur il a été fait, que le nom du Seigneur soit béni. Ainsi des autres accidents que le monde appelle revers, calamités, malheurs. Telle est la sérénité de l’âme éclairée par l’Esprit de science.
Au contraire, l’âme vide de l’Esprit de science est aussitôt remplie de l’Esprit de colère. La raison en est simple : cette âme se fait une fausse idée des choses. Aveugle dans ses appréciations, elle estime, elle aime, elle craint, sans règle sûre. Pour elle, les maux sont des biens, et réciproquement. Comme il lui est aussi impossible de jouir paisiblement, sans contradiction et sans inquiétude de ce qu’elle appelle bien, que de n’être pas chaque jour exposée à ce qu’elle appelle mal, elle se trouble, elle murmure, elle s’irrite, elle repousse avec violence ce qui porte atteinte à son bonheur ; en un mot, elle tombe sous l’empire de la colère ; elle y tombe par une fausse idée de son droit, ou par une appréciation inexacte des biens et des maux.
Ceci est tellement vrai que dans toutes les langues la colère reçoit l’épithète d’aveugle ; nulle n’est mieux appliquée. Fille de l’ignorance, la colère empêche l’homme de raisonner. En lui, le flambeau de la raison s’obscurcit et fait place à la force. La vie se concentre sur les lèvres qui injurient, au bout du pied qui frappe, dans le poignet qui renverse. (S. Th., 2, 2, q. 158, art. G, ad 3).
Ce qui est vrai de l’individu est vrai des peuples, vrai de l’humanité. Retirez de la terre le don de science, qu’aurez-vous ? L’ignorance des vrais biens et des vrais maux, et avec l’ignorance la colère, et avec la colère la guerre. Qu’est-ce que la guerre ? c’est la colère des rois et des peuples. Pourquoi le monde païen fut-il toujours en guerre ? Parce qu’il fut toujours en colère. Pourquoi toujours en colère ? parce que le don de science lui manquait. Toute son existence a été définie par saint Paul : les temps d’ignorance, tempora ignorantiæ. Appréciateur aveugle, il se passionna constamment pour de faux biens, toujours en armes pour les conquérir ou pour les défendre. Par la même raison la guerre, dans l’ordre des idées, ne fut ni moins vive ni moins permanente que la guerre dans l’ordre des faits. Cette ignorance fit périr le monde des Césars, comme elle avait fait périr le monde des géants. (Baruch, III, 26, 28).
Pourquoi depuis quatre siècles le monde moderne est-il en guerre intellectuelle et matérielle ? Parce qu’il ne cesse pas d’être en colère. Pourquoi ne cesse-t-il pas d’être en colère ? Parce que le don de science lui manque. Ce don lui manquant, son estime des choses devient païenne, ses appréciations païennes, ses jugements païens ; ses affections, ses tendances, ses affirmations et ses négations, païennes. Vu autrement qu’à la surface, qu’est-ce que l’affreux pêle mêle dont nous sommes témoins ? Suivant la profonde parole de l’Écriture, ce n’est pas autre chose que la grande guerre de l’ignorance, magnum inscientiæ bellum. (Sap., XIV, 22).
Guerre des idées, parce que la science divine manque ; guerre des intérêts, parce que l’aveugle passion des biens terrestres remplace l’amour des biens spirituels ; guerre de l’homme contre Dieu, parce qu’il ne connaît plus la vérité ; guerre de l’homme contre l’homme, parce qu’il ne connaît plus la charité ; guerre de tous contre tous, qui finira par des catastrophes inconnues, à moins qu’elle ne soit arrêtée par l’Esprit de science, régnant dans la plénitude de sa lumière et de sa force. Mettre fin à un pareil fléau, conjurer de semblables malheurs, n’est-ce rien ? Voilà cependant le service que seul peut rendre au monde le cinquième don du Saint-Esprit.
CHAPITRE XXX
LE DON DE FORCE.
Ce qu’est le don de force. - Différence entre la vertu de force et le don de force. - La place qu’il occupe au milieu des sept dons. - Deux objets du don de force : agir et souffrir. - Ce que l’homme doit faire : reconquérir le ciel. - Trois ennemis à vaincre : le démon, la chair, le monde. - Ce que l’homme doit souffrir. - Faiblesse de l’homme. - Effets du don de force soit pour agir, soit pour souffrir. - Parole de saint Paul. - Nécessité du don de force. - Opposé à la paresse. - Ce qu’est l’esprit de paresse. - Ce qu’il opère. - Portrait du monde, esclave de l’esprit de paresse.
Le don de science est un magnifique supplément à la raison. Il est à l’âme ce que le télescope est à l’œil. Par la connaissance certaine et raisonnée de la vérité, il nous communique la simplicité de la colombe et la prudence du serpent, déjoue les sophismes de l’impiété, illumine toutes les sciences humaines et les relie dans une vaste synthèse. Par la rectitude qu’il donne au jugement, il dégage le vrai du faux, le bien du mal. Par la juste appréciation des choses, il nous préserve des charmes fascinateurs du monde et du démon, des illusions de l’esprit, des erreurs du cœur, source de tourments et de colères, de divisions et de désespoirs.
Il en résulte que le don de science sur la terre, c’est la paix ; ce don de moins, c’est la guerre. Deux raisons surtout devraient le rendre plus précieux aujourd’hui que jamais : l’ardeur pour la science, et la fascination de la bagatelle. Sans ce don nécessaire, le savant est une taupe que la lumière offusque, ou un enfant qui bégaye, et l’homme, quel qu’il soit, un filateur de toiles d’araignée, un constructeur de châteaux de cartes.
Toutefois, connaître clairement la vérité, soit dans l’ordre surnaturel, soit dans l’ordre naturel, ne suffit pas : il faut à l’homme le courage d’être conséquent avec lui-même. Grand doit être ce courage ; car la vérité exige souvent de rudes combats, et la vertu de coûteux sacrifices. A ce besoin, le Saint-Esprit pourvoit par un nouveau don : la Force. La connaissance de ce nouveau bienfait nous sera donnée par la réponse à nos trois questions : Qu’est-ce que le don de force ? quels en sont les effets ? quelle en est la nécessité
1° Qu’est-ce que le don de force ? La force est un don des Saint-Esprit qui nous communique le courage d’entreprendre de grandes choses pour Dieu et la confiance de les accomplir malgré tous les obstacles. (Vig., c. XII, p. 413). Entre le don de force et la vertu de force, saint Antonin énumère quatre différences.
1. L’un et l’autre supposent une certaine fermeté d’âme soit pour agir, soit pour souffrir ; mais la vertu de force a sa sphère d’action dans les limites de la puissance humaine et ne s’étend pas au delà. Le don de force a la sienne dans la mesure de la puissance divine, sur laquelle il s’appuie, suivant le mot du prophète : En mon Dieu je traverserai le mur, c’est-à-dire je renverserai tous les obstacles, insurmontables aux forces naturelles.
2. La vertu de force donne à l’âme le courage de braver les dangers, mais non la confiance de les braver et de les éviter tous. Le don de force opère l’un et l’autre, soit qu’il faille affronter de graves périls, ou surmonter de grandes difficultés.
3. La vertu de force ne s’étend pas à tout ce qui est difficile. La raison en est que la vertu de force s’appuie sur la puissance humaine. Or, la puissance humaine n’est pas une en face de toutes les difficultés. Mais elle se divise, suivant les difficultés, en facultés différentes. Ainsi, les uns ont la force de vaincre les concupiscences de la chair, mais n’ont pas celle de braver les supplices et la mort. Il en est autrement du don de force. S’appuyant sur la puissance divine comme sur la sienne propre, il s’étend à tout et suffit à tout. Job le proclame par ces généreuses paroles : Placez-moi près de Vous et vienne m’attaquer qui voudra.
4. La vertu de force ne conduit pas toujours ses entreprises à leur fin, parce qu’il ne dépend pas de l’homme d’atteindre le but de ses œuvres et d’éviter tous les maux et tous les dangers : la preuve en est qu’il finit par y succomber en mourant. Le don de force accomplit toutes ces consolantes merveilles. En effet, par les œuvres généreuses qu’il lui fait accomplir, il conduit l’homme à la vie éternelle : ce qui est la fin de toutes les entreprises et la délivrance de tous les dangers. Glorieux résultat dans lequel il le remplit d’une confiance qui exclut la crainte contraire, et que saint Paul chantait en disant : Je puis tout en celui qui me fortifie. (S. Anton., IV p., tit. XIII, c. I, p. 210. - S. Th., 2, 2, q. 139, art. 1, cor ; Vig., ubi suprà). Tel est le don de force en lui-même. Il reste à le montrer dans ses rapports avec les autres dons et dans les effets qu’il produit.
2° Quels sont les effets du don de force ? Soit qu ’on le compte en montant ou en descendant, le don de force occupe le quatrième rang parmi les dons du Saint-Esprit. Il est placé au centre de ce brillant cortège, comme un roi sur son trône, ou comme un général d’armée au milieu de ses officiers. Deux raisons expliquent la place qui lui est assignée. D’une part, entre toutes les œuvres divines, celles qui frappent le plus sont les œuvres de force ; d’autre part, le don de force protège tous les autres dons et les réduit en actes. C’est pour eux, pour leur conservation et pour leur gloire qu’il livre de continuels combats. Si le repos intérieur est surtout leur partage, l’action extérieure est le sien. (Rupert., De oper. Spir. sanct., lib. VI, c. I).Or, agir et souffrir sont les deux objets du don de force : faire l’un et l’autre avec courage et persévérance, sont ses effets.
Agir. Le don de force, avons-nous dit, communique le courage d’entreprendre de grandes choses. Quelles sont-elles ? S’il ne s’agissait que de certaines actions d’éclat, en dehors de la vie ordinaire de la plupart des hommes, le don de crainte ne serait pas d’un très grand prix, car il serait rarement nécessaire. Cependant, comme tous les autres, le don de force est indispensable au salut. Quelles sont les grandes choses auxquelles il s’applique ? Pour les connaître, il suffit d’étudier cette question : qu est-ce que l’homme ?
L’homme est un roi déchu qui cherche son trône. Que l’homme ait été créé roi et qu’il soit déclin de sa royauté, c’est la vérité qu’on trouve écrite en tête de l’histoire de tous les peuples. C’est le dogme que révèle chaque jour et à chaque heure du jour, même à celui qui le nie, la lutte intestine du bien et du mal, la coexistence, dans le même cœur, de sublimes instincts et d’ignobles penchants. Que l’homme soit appelé à reconquérir sa royauté, c’est une seconde vérité, non moins certaine que la première. Sur elle reposent et la religion et la législation de tous les peuples, car sur elle repose la distinction du bien et du mal. Le bien est ce qui conduit l’homme à sa réhabilitation, le mal est ce qui l’en éloigne. Remonter sur son trône, est donc la grande œuvre que l’homme doit accomplir.
Or, les moyens étant toujours de la même nature que la fin, grands sont les moyens donnés à l’homme pour arriver à sa fin dernière. Les employer avec courage et persévérance, c’est donc accomplir une grande chose, pour laquelle le don de force est indispensable. (S. Greg., in Evang. Homil., XXXVII). Quels sont ces moyens de réhabilitation et de conquête ? Ils sont au nombre de dix, appelés par excellence le Décalogue ou les dix paroles. Ces dix paroles, ou ces dix verbes, sont comme dix incarnations de Dieu. En les pratiquant, l’homme devient un décalogue vivant, il se réhabilite, il devient roi, il devient Dieu. Accomplir le décalogue est donc la grande chose que l’homme doit faire, et l’unique pour laquelle le temps lui soit donné.
Cette entreprise est aussi difficile qu’elle est grande. Trois puissances redoutables sont liguées pour la faire échouer : le démon, la chair et le monde. Le démon : ce que nous avons dit dans la première partie de notre ouvrage nous dispense de parler de la ruse, de la cruauté, de la haine de ce premier ennemi, et par conséquent, des dangers qu’il nous fait courir. Pharaon, qui, joignant l’hypocrisie à la cruauté, entreprend d’exterminer le peuple d’Israël ; Nabuchodonosor, qui fait jeter les jeunes Hébreux dans la vaste fournaise, chauffée sept fois plus que de coutume et dont la flamme s’élève jusqu’au ciel ; Hérode, le bourreau des enfants de Bethléem, représentent imparfaitement le démon, sa haine, ses ruses et son insatiable soif des âmes.
La chair : foyer incandescent où fermentent nuit et jour, depuis le berceau jusqu’à la tombe, la délectation, l’amour, la vanité, la colère, le désir, l’aversion, la haine, la tristesse, l’audace, l’insubordination, l’espérance, la crainte, le désespoir. Comment représenter cette chair qui conspire perpétuellement contre l’esprit ? C’est Ève, qui offre le fruit défendu à son mari et l’engage à se délecter avec elle dans le mal. C’est la femme de Putiphar, qui sollicite au crime le beau et chaste Joseph. C’est Thamar, qui, parée des vêtements de la courtisane, s’assied à l’angle du carrefour, pour attendre Juda et l’enlacer dans ses honteux filets. C’est Dalila, qui endort Samson sur ses genoux, lui coupe la chevelure résidence de sa force, et le livre aux Philistins, c’est-à-dire aux démons qui lui crèvent les yeux et en font leur jouet.
Habile à porter au mal, la chair ne l’est pas moins à détourner du bien. Pas un genre de guerre contre lui-même que l’homme ne doive connaître, pas un sacrifice qu’il ne doive être prêt à s’imposer. Tantôt, c’est une passion longtemps nourrie qu’il faut dompter, une liaison pleine de charmes séducteurs qu’il faut rompre ; tantôt un bien mal acquis dont il faut se dépouiller ; mais que de réclamations, que d’objections, que d’impossibilités et de déchirements ! D’autres fois, Dieu appelle à une vocation sublime : il veut un prêtre, un missionnaire, une carmélite, une sœur de charité. C’est Abraham qui doit quitter la terre de ses pères, sa famille, ses amis et partir pour une région lointaine. Ici encore, qui dira les larmes, les prières, les prétextes, les obstacles que la chair et le sang opposent à l’appel divin ? Et pourtant, sous peine de mort, il faut tout surmonter.
Le monde : foule immense de renégats qui tourbillonne au milieu de plaisirs insensés et dont les provocations, les ricanements, les maximes, les mœurs, le luxe, les fêtes, les théâtres, les modes, les tableaux, les gravures, les statues, les danses, les chants, les écrits sont autant de traits enflammés. Il faut que l’homme vive au milieu de cette fascination générale, sans se laisser fasciner ; au milieu de cet incendie de luxure, sans brûler, comme les trois enfants dans la fournaise de Babylone, sans perdre un de leurs cheveux. Vaincre le démon, se vaincre lui-même, telle est l’œuvre que l’homme doit accomplir : œuvre immense et bien au-dessus de ses forces. Toutefois, ce n’est que la première et la moins difficile partie de sa tâche : souffrir est la seconde.
Souffrir. Saint Antonin et saint Thomas donnent plusieurs raisons pour montrer qu’il faut plus de force pour souffrir que pour agir. « Sans doute, disent-ils, attaquer et se jeter dans le péril précède, quant au temps, supporter et souffrir. Néanmoins, supporter et souffrir est plus essentiel à la force, plus noble, plus difficile et plus parfait. D’abord, il est plus difficile de combattre contre un plus fort, que contre un plus faible. Or, celui qui attaque se pose en plus fort, tandis que celui qui soutient le choc se présente comme plus faible.
Ensuite, celui qui supporte et qui souffre sent actuellement le mal et le danger, tandis que celui qui attaque ne les voit que dans l’avenir. Or, il est bien plus difficile de n’être pas touché du mal présent que du mal futur. Enfin, supporter implique une certaine longueur de temps, tandis que attaquer peut se faire en un clin d’œil. Mais pour demeurer longtemps inébranlable à l’attaque, au danger et à la douleur, il faut bien plus d’énergie que pour se porter subitement à une oeuvre difficile» (S. Th., 2a, 2ae, q. 123, art. 6, ad 1. - S. Anton., IV p., tit. XIII, c. I, fol. 210). De là, ce mot d’un grand capitaine : Les meilleures troupes ne sont pas les plus ardentes au combat, mais les plus dures à la fatigue.
Que l’homme doit-il souffrir ? Mieux serait de demander ce qu’il ne doit pas souffrir. Douleurs physiques et douleurs morales, douleurs nées au dedans, douleurs venues du dehors, foris pugnæ : intus timores ; maladies de tout genre et de tous les organes, pauvreté, contradictions, calomnies, injures, injustices, attaques du côté du démon, de la chair et du monde, en un mot, la peine du corps et la peine de l’âme sous toutes les formes : tel est le cortège qui l’entoure pendant tout le cours de son pèlerinage.
Nous ne parlons que de la condition commune à toutes les existences. Souvent l’homme et surtout le chrétien est prédestiné à des souffrances exceptionnelles. Sa vertu irrite le monde et le démon. Pour lui en particulier, sont leur haine, leurs sarcasmes, leurs mépris. Pour lui, aujourd’hui comme autrefois, sur une grande partie du globe, se forgent les chaînes, s’ouvrent les prisons, se dressent les potences, s’aiguisent les sabres et s’allument les bûchers. Il faut que l’homme, l’enfant et le vieillard, la vierge timide bravent tout cet appareil de mort et la mort elle-même : l’apostasie serait l’enfer.
Mais qu’est-ce que l’homme ? La faiblesse même. Cherchez tout ce qu’il y a de plus faible dans la nature, une feuille que le vent emporte, c’est l’homme. Ainsi le définit le Saint-Esprit lui-même : Folium quod vento rapitur. (Job, XIII, 25). Incapable d’avoir une bonne pensée, il ne peut de lui-même ni agir ni vouloir, au bénéfice de sa fin dernière. Inconstant, il forme de bonnes résolutions qu’il ne tient pas. Lâche, la moindre peine l’effraye ; sensuel, la mortification lui est en horreur ; insoumis, le joug de l’obéissance lui pèse. A la moindre violence qu’il est obligé de se faire pour Dieu, le mécontentement est au fond de son cœur, la résistance dans sa volonté, l’opposition dans son esprit, la plainte et le murmure sur ses lèvres. Voilà, et plus nulle encore, la feuille sèche qu’on appelle l’homme.
Et pourtant, il faut que cet être si faible devienne la force vivante ; il faut que cet enfant de Dieu devienne parfait comme son père. Malgré tous les obstacles que nous avons signalés, malgré le démon, malgré le monde, malgré lui-même, il faut que ce roi tombé reconquière le trône qu’il a perdu. Mesurez sa faiblesse, mesurez la grandeur de l’entreprise, et vous aurez la mesure du besoin continuel qu’il a du don de force.
Grâce à ce don divin, le monde, depuis dix-huit cents ans, a vu d’incroyables merveilles. Il a vu des millions d’âmes, âmes de riches et âmes de pauvres, âmes de savants et d’ignorants, âmes de vieillards, de femmes et d’enfants, âmes vivant dans le cloître et dans le siècle, en Orient et en Occident, sous toutes les latitudes, fortes, courageuses et constantes dans l’exécution de leurs saints propos ; fortes et courageuses, pour vaincre les tentations, fortes, magnanimes et généreuses, pour supporter les adversités et les douleurs. Le Saint-Esprit lui-même leur rend cet hommage. «Ils ont vaincu les royaumes, accompli la justice, obtenu l’effet des promesses, fermé la gueule des lions, ont été guéris de leurs maladies, sont devenus forts dans les combats, ils ont mis en fuite les armées étrangères, ont rendu aux femmes leurs enfants, les ressuscitant après leur mort ». (Hebr., XI, 33, 35).
Nous connaissons ce qu’ils ont fait : qu’ont-ils souffert ? « Les uns ont été cruellement tourmentés, ne voulant point racheter leur vie présente, afin d’en trouver une meilleure dans la résurrection. Les autres ont souffert les outrages et les fouets, les chaînes et les prisons ; ils ont été lapidés, ils ont été sciés, ils ont été mis aux plus rudes épreuves ; ils sont morts par le tranchant du glaive ; ils ont mené une vie errante, couverts de peaux de brebis et de peaux de chèvre, abandonnés, affligés, persécutés ; eux dont le monde n’était pas digne, errant dans les déserts et les montagnes, et se retirant dans les antres et dans les cavernes de la terre. Puisque nous sommes environnés d’une si grande nuée de témoins, dégageons-nous de tout ce qui appesantit, et des liens du péché ; et courons par la patience dans la carrière qui nous est ouverte» (Ibid., 35 et sv.)
Voilà ce que le monde a vu ; et voici ce qu’il a entendu. Au nom de tous ces élèves de la force, il a entendu Paul jetant ce sublime défi à toutes les puissances ennemies : « Je ne crains rien ; car je peux tout en celui qui me fortifie. Qui nous séparera de l’amour de Jésus-Christ ? La tribulation ? ou l’angoisse ? ou la faim ? ou la nudité ? ou le péril ? ou la persécution ? ou le glaive ?... Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les futures, ni la violence, ni tout ce qu’il y a de plus haut ou de plus profond, ni aucune autre créature, ne pourra jamais nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus. (Act., XX, 24 ; Philipp., IV, 13 ; Rom., VIII, 35-39).
Il a entendu Thérèse, prenant pour devise : Ou souffrir ou mourir. Il a entendu une des filles de Thérèse, Magdeleine de Pazzi, plus sublime encore, s’il est possible, que sa mère, disant : Souffrir et ne pas mourir. Il a entendu Jean de la Croix, résumant tous ses vœux dans ces mots : Souffrir et être méprisé pour Dieu. Combien d’autres accents, non moins connus du monde païen, n’ont pas retenti dans l’humanité chrétienne, depuis le jour où l’Esprit de force est descendu sur elle ! Et pour croire au christianisme, il en est encore qui demandent des miracles !
3° Quelle est la nécessité du don de force ? Après ce qui vient d’être dit, une pareille question semble superflue. Il n’en est rien. A l’égard du don de force, comme à l’égard des autres dons du Saint-Esprit, l’homme se trouve dans l’alternative impitoyable que nous avons signalée : Ou vivre sous l’empire de l’Esprit de force, ou vivre sous la tyrannie de l’Esprit contraire. Quel est-il ! l’Esprit de paresse. (S. Anton., IV p., tit, X, c. I, p. 153). Voyons en quoi il consiste et ce qu’il fait de l’homme et du monde. La paresse est un engourdissement spirituel qui nous empêche d’accomplir nos devoirs. C’est le chloroforme de Satan. A peine ce virus est répandu dans l’âme, qu’il l’appesantit et lui donne des nausées pour tout ce qui est bien spirituel. Sa fin suprême, l’amitié de Dieu en ce monde, Sa gloire dans l’autre, les moyens d’y parvenir ; les devoirs, les vertus, les instructions chrétiennes, les fêtes, les sacrements, la prière, les bonnes œuvres, la religion tout entière lui est à charge et à dégoût.
De là naît, suivant l’explication de saint Grégoire, la pusillanimité, pusillanimitas, espèce d’abattement et de mollesse en face d’une obligation tant soit peu coûteuse : telle que le jeûne, l’abstinence, la mortification des sens ou de la volonté ; la tiédeur, torpor, qui omet le devoir ou qui ne l’accomplit qu’imparfaitement et par manière d’acquit ; la divagation de l’esprit, mentis evagatio, qui, dans les exercices de religion, est partout ailleurs qu’en la présence de Dieu ; l’instabilité du cœur, instabilitas cordis, dont les inconstances dans le bien sont moins faciles à compter que les mouvements du roseau agité par les vents contraires ; la malice, malitia, à la pensée des devoirs imposés à l’homme et au chrétien, le paresseux se prend à regretter d’être né, et surtout né au sein du christianisme ; la haine, rancor, du prêtre et de quiconque lui prêche ses obligations, ou même des objets matériels qui lui en rappellent le souvenir ; la fomentation de tous les vices, car il est écrit de l’oisiveté, fille de la paresse, qu’elle enseigne toute sorte de mal ; enfin, le découragement, le désespoir et l’impénitence finale» (Apud Feraris, verb. Acedia).
On comprend ce que doit devenir un homme, un peuple, un monde, sous la tyrannie d’un pareil démon. Si rien n’est plus brillant que le tableau tracé par le Saint-Esprit Lui-même, des élèves du don de force, rien n’est plus triste que le portrait des esclaves de l’Esprit de paresse. Être dégradé, sans énergie pour le bien, stupidement indifférent pour ses intérêts éternels, confondant toutes les religions dans un commun mépris, afin de n’en pratiquer aucune, enfoncé dans la matière, le paresseux spirituel, homme, peuple ou monde, veut et ne veut pas. Il a des oreilles, et il feint de ne pas entendre ; des yeux, et il feint de ne pas voir ; des pieds, et il ne marche pas ; des mains, et il ne travaille pas. Il ressemble à la porte qui vingt fois le jour s’ouvre et se ferme, et que le soir trouve toujours à la même place. Il cache sa main sous son aisselle, et c’est pour lui une fatigue de la porter à sa bouche. (Prov., XXXVI, 13, 15). Non seulement cet homme, ce peuple, ce monde, se dégrade, mais encore il s’appauvrit en vérités et en vertus. Écoutons encore le Saint-Esprit : « Le lion est sur le chemin, dit le paresseux ; si je sors, je serai dévoré. Aussi j’ai passé par le champ du paresseux, et je l’ai trouvé tout plein d’orties, tout couvert d’épines, et la clôture renversée. Va donc à la fourmi, paresseux ; instruis-toi à son école. Pendant l’été, elle amasse pour l’hiver. Jusqu’à quand, paresseux, dormirastu, jusqu’à quand bâilleras-tu ?
« Voici venir à toi l’indigence, comme un voyageur, et la pauvreté, comme un homme armé. Verjus aux dents, fumée aux yeux : tel est le paresseux pour celui qui remploie. S’il est tel pour les hommes, qu’est-il pour Dieu ? Épée immobile qui se rouille, pied inactif qui s’engourdit, vêtement non porté que la teigne dévore, eau croupissante où se forment et grouillent les insectes les plus dégoûtants, aliment affadi que la bouche rejette et qu’elle ne reprend jamais. Ce n’est pas avec des pierres qu’il faut lapider le paresseux, il n’en est pas digne : c’est avec de la fiente de bœuf» (Eccl., XXII, 2 ; XXIII, 29 ; Prov., VI, 11 ; id., X, 26 ; id., XIII, 4 ; id., XXIV , 30. - De stercore boum, disent les commentateurs, parce que le bœuf est le modèle du travail).
CHAPITRE XXXI
LE DON DE CONSEIL
Ce qu’est le don de conseil. - En quoi il diffère d e la prudence et du don de science. - Effets du don de conseil. - Sur notre vie et sur la vie des autres. – Paroles de Donoso Cortés. - Le don de conseil a créé les ordres religieux. - Explication de ce fait. - Immense bien fait du don de conseil. - Nécessité du don de conseil ; il est opposé à l’avarice. - Explication. - Nature et effets de l’avarice sur l’homme et sur le monde.
Supérieur en énergie et en étendue à la vertu de force, le don ou l’esprit de force a deux objets ; l’action et la souffrance. Il est placé au milieu des sept dons, comme un roi au milieu de ses officiers, pour les protéger et les diriger. Grâce à son influence, l’homme devient capable de mener à bonne fin la grande entreprise pour laquelle il est sur la terre, la conquête du ciel. Devant lui reculent les trois puissances liguées pour arrêter sa marche : le démon, la chair et le monde. Avec un courage inébranlable, il supporte les fatigues de l’éternel combat et donne au ciel, et à la terre le plus beau spectacle qu’ils puissent contempler.
Nécessaire à l’homme, à la société, à l’humanité tout entière pour faire et pour souffrir noblement de grandes choses, le don de force ne l’est pas moins pour les préserver de l’esclavage de l’esprit contraire, la paresse. Cet Esprit qui dégrade l’homme, qui le rend méprisable et qui l’appauvrit, offre un triste contraste avec l’Esprit de force, tel qu’il s’est manifesté dans tous les siècles et qu’il se manifeste encore dans tous les pays catholiques.
Mais, pour agir et pour souffrir conformément au but de la vie, il ne suffit pas d’avoir la force de l’action et de la souffrance, cette force doit être dirigée. « On court mal, dit saint Augustin, si l’on ne sait pas où il faut courir : Non bene curritur si quo currendum est nesciatur. » Elle l’est par le don de conseil. Nous le verrons dans l’étude de nos trois questions : Qu’est-ce que le don de conseil ? quels en sont les effets ? quelle en est la nécessité ?
1° Qu’est-ce que le don de conseil ? Le conseil est un don du Saint-Esprit qui nous fait discerner avec certitude les meilleurs moyens d’arriver au ciel. (S. Anton., IV p., tit. XII, c. I, fol. 189). Ce nom est admirable. Le conseil est l’avis qui nous est donné par quelqu’un. Quel noble don ! Dans une foule de circonstances l’homme est incapable de se décider lui-même. Pour mettre fin à ses incertitudes, que fait-il ? Il demande conseil. Rien de plus sage que cette conduite. Mon fils, disait Tobie, demandez toujours conseil au sage. (IV, 19). D’un bon conseil peut dépendre la fortune, l’honneur, la vie même. Que de mécomptes, de regrets, de larmes il peut épargner ! Or, dans l’affaire la seule importante, la seule qui entraîne des conséquences éternelles, l’affaire du salut, le Saint-Esprit lui-même veut bien être notre conseiller : Il le devient par le don qui nous occupe.
Ce don diffère de la vertu de prudence et du don de science. Il diffère de la prudence, en principe, en étendue, en certitude. En principe : la raison est le principe de la prudence naturelle ; par le don de conseil, c’est le Saint-Esprit Lui-même qui devient notre guide. En étendue la vertu de prudence, quelle qu’elle soit, naturelle ou surnaturelle, ne peut ni embrasser ni prévoir tous les moyens les plus propres à parvenir au but désiré, et malgré toute son application elle est, comme dit l’Écriture, toujours courte par quelque endroit. (Sap., IX, 14).
Le don de conseil, au contraire, s’étend à tout ce qu’il nous est nécessaire de connaître pour nous décider sagement dans un cas donné. En certitude : personne n’ignore les calculs et les tâtonnements qui précèdent une détermination importante, les hésitations qui l’accompagnent et les incertitudes mêmes qui la suivent. Rien de tout cela dans le don de conseil. C’est l’Esprit-Saint Lui-même qui nous communique Sa lumière et détermine notre choix. (S. Th., 2a 2ae, q. 52, art. 2, cor. - S. Anton., IV p., lit. XII, c. I, fol. 189).
Quant à la différence du don de conseil avec le don de science, voici en quoi elle consiste. En nous communiquant la connaissance certaine de la vérité, le don de science nous rend capables de discerner sans peine le vrai du faux, le bien du mal. Le don de conseil va plus loin. Il nous fait distinguer et choisir entre le vrai et le plus vrai, entre le bon et le meilleur : c’est-à-dire qu’il nous indique les moyens les plus appropriés à notre fin suprême, eu égard aux circonstances de temps, de lieux et de personnes.
Avoir considéré le don de conseil en lui-même, ne suffit pas : pour le bien connaître, il faut le voir dans ses effets.
2° Quels sont les effets du don de conseil ? Nous venons de les indiquer, en disant que le don de conseil nous fait choisir les meilleurs moyens d’arriver à notre fin dernière. Cela veut dire que ce don divin nous préserve des malheurs, souvent désespérés, auxquels aboutirait un choix imprudent. Cela veut dire encore qu’il nous aide à faire nos œuvres, comme Dieu Lui-même fait les siennes, avec nombre, poids et mesure. Cela veut dire, enfin, que, membre du grand corps du Verbe Incarné, il nous met chacun à notre place et nous fait fonctionner de manière à procurer, sans froissement, l’harmonie de l’ensemble : magnifique harmonie, puissante unité qui est le but de tous les dons et de toutes les opérations du Saint-Esprit.
Le don de conseil est d’une pratique incessante. Comme l’aveugle a besoin d’un guide dans toutes ses démarches ; ainsi l’homme, quel qu’il soit, enfant, jeune homme ou vieillard, riche ou pauvre, roi ou sujet, prêtre ou séculier, a besoin d’être dirigé dans chacun de ses actes : il l’est en réalité. Ce qui est vrai de l’individu est vrai de la famille, vrai des sociétés, vrai de l’humanité elle-même. Malheur donc à celui qui, dans le gouvernement de sa vie ou de la vie des autres, dédaigne l’Esprit de conseil. Malheur plus grand à celui qui le cherche là où il n’est pas. Or, il est là où est le Saint-Esprit ; il n’est que là : et il y est suivant la mesure des communications du Saint-Esprit. De là vient que les saints, c’est-à-dire les hommes de bon conseil par excellence, sont pour le monde de véritables trésors.
« Si le genre humain, écrit Donoso Cortès, n’était pas irrémissiblement condamné à voir les choses à rebours, il choisirait pour conseillers, parmi tous les hommes, les théologiens ; parmi les théologiens, les mystiques ; et parmi les mystiques, ceux qui ont mené la vie la plus retirée du monde et des affaires. Parmi les personnes que je connais, et j’en connais beaucoup, les seules en qui j’ai reconnu un bon sens imperturbable, une véritable sagacité, une merveilleuse aptitude pour donner des solutions pratiques et sages aux problèmes les plus difficiles, et pour trouver toujours une échappée ou une issue aux affaires les plus ardues, sont celles qui ont mené une vie contemplative et retirée. Au contraire, je n’ai pas encore rencontré, et je n’espère pas rencontrer jamais, un de ces hommes qu’on appelle d’affaires, méprisant les contemplations spirituelles, et surtout les contemplations divines, qui soit capable de rien entendre à aucune affaire» (Essai, etc., p. 200).
Si chacun de nous ignore les bienfaits personnels de l’Esprit de conseil, le monde ne doit pas ignorer qu’il lui est redevable de son plus beau, de son plus utile chef-d’œuvre. Quel est-il ? Les ordres religieux. Écoutons les princes de la théologie raconter l’histoire de cette création merveilleuse ; et pour en faire hommage à l’Esprit de conseil, rappelonsnous qu’elle fut inconnue de toute l’antiquité, qu’elle commence avec l’effusion du Saint-Esprit au Cénacle, et qu’elle disparaît de tous les lieux d’où il se retire.
« Dieu étant la perfection, lui être uni de la manière la plus intime, enseignent saint Thomas et saint Antonin, est la gloire et le bonheur de l’homme, parce que telle est sa fin. Mais à raison des préoccupations et des obstacles inévitables de la vie ordinaire, cette union est impossible. Voilà pourquoi aux préceptes, la loi divine ajoute des conseils. Ils ont pour but de dégager l’homme, dans les limites du possible, de toutes les sollicitudes de la vie présente.
« Toutefois, ce dégagement n’est pas tellement nécessaire que sans cela l’homme ne puisse parvenir à sa fin. La vertu et la sainteté ne sont pas incompatibles avec l’usage raisonnable des biens terrestres. Aussi, les avertissements de la loi divine s’appellent, non des préceptes, mais des conseils, en ce sens qu’ils persuadent à l’homme de mépriser le moins pour le plus, le moins bon pour le meilleur. Or, dans l’état actuel, les sollicitudes de l’homme ont un triple objet : notre personne, ce qu’elle doit faire, où elle doit habiter ; les personnes qui nous sont unies par les liens les plus intimes, telles que l’épouse et les enfants ; les biens extérieurs et les moyens de les acquérir ou de les conserver.
« Afin de briser d’un seul coup ces trois obstacles à l’union intime avec Dieu, le Verbe Incarné donne trois conseils, que le Saint-Esprit fait goûter et prendre pour règles de conduite. La pauvreté volontaire retranche toutes les sollicitudes à l’égard des biens terrestres. La virginité et la chasteté volontaires dégagent l’âme de toute sollicitude à l’égard des biens du corps. L’obéissance volontaire délivre de toute sollicitude, à l’égard de la conduite de la vie et des biens de l’esprit, résultant de l’indépendance de la volonté» (S. Anton., IV p., tit. XII, c. II).
Les élèves du chrême, alumni chrismatis, qui ont le courage de ce dégagement héroïque, peuvent chanter avec le prophète : Comme le passereau, notre âme s’est échappée du filet de l’oiseleur ; le flet s’est rompu et nous avons été délivrés. (Ps. 123). Rien désormais ne les empêche de faire de Dieu le centre de toutes leurs affections et de graviter vers lui de toutes les puissances de leur être. Aux regards du monde entier, ils accomplissent dans l’ordre moral la grande loi qui préside au monde planétaire, où nous voyons tous les astres, poussés par une force irrésistible, graviter vers le soleil. Que dire de plus ? Aimer comme ils aiment, c’est écarter, briser, fouler aux pieds tous les obstacles qui peuvent retarder la vitesse de leur mouvement vers Dieu, ou en fausser la direction. Ici encore, ils accomplissent dans l’ordre moral la loi qui préside au monde terrestre, où nous voyons les torrents et les fleuves renverser sur leur passage tout ce qui s’oppose à leur course impétueuse vers l’Océan.
Calculons maintenant, s’il est possible, tout ce que l’humanité doit aux ordres religieux de services et de bienfaits, aussi bien dans l’ordre temporel que dans l’ordre moral, et nous saurons, en partie, ce que le monde doit au seul don de conseil. Nous disons en partie ; car, si nous connaissons les biens dont nous comble l’Esprit de conseil, nous ignorons encore les maux dont il nous préserve. La réponse à la question suivante achèvera de nous instruire.
3° Quelle est la nécessité du don de conseil ? Parc e qu’il n’a pas la vérité en lui, l’homme est un être enseigné ; et parce qu’il est un être enseigné, il est forcément un être dirigé. Or, comme le monde lui-même, l’homme est placé entre deux directions opposées : l’une qui vient de l’Esprit de lumière, l’autre de l’Esprit de ténèbres. Quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, il faut qu’il obéisse à l’une ou à l’autre : l’alternative est impitoyable. Si l’Esprit de conseil se retire de l’homme ou du monde, sa place ne reste pas vide : elle est immédiatement prise par l’Esprit contraire qui est l’esprit d’avarice. (S. Anton., IV p., tit. X, c. I).
Que l’avarice soit directement opposée au don de conseil, rien n’est plus facile à prouver. En éclairant notre entendement, le don de conseil nous fait choisir les meilleurs moyens d’atteindre notre fin dernière. Le premier est le dégagement des sollicitudes de la vie, par le détachement des biens créés. Le second est le dépouillement volontaire de tous ces biens.
Qu’est-ce que l’avarice ? C’est l’amour déréglé des richesses. Obscurcir l’entendement et fausser la volonté, est l’inévitable effet de l’avarice. A peine l’Esprit d’avarice est entré dans un homme qu’il le fascine. Devant ses yeux, les biens terrestres forment un mirage trompeur, hors duquel il ne voit rien qui soit digne de ses pensées. Ce mirage, il le poursuit et se consume à le saisir ; et, tout absorbe qu’il est dans sa poursuite insensée, il oublie les véritables biens. Au lieu de dégager sa route, il l’encombre de mille obstacles. Au lieu d’avoir la liberté de ses allures et de ses pensées, il s’enlace dans des filets inextricables et se perd dans des sollicitudes sans fin, source de douleurs et d’iniquités, jusqu’à ce que la mort vienne lui dire : Tisserand de toiles d’araignées, preneur de mouches, constructeur de châteaux de cartes, il faut partir pour l’éternité et partir les mains vides. (Sap., IV, 12. - I ad Tim., V, 9, 10. - Is., LIX, 5). Oui, les mains vides de bonnes œuvres, et trop souvent pleines de péchés.
L’avarice est une mère féconde qui engendre des filles non moins criminelles que leur mère. En voici quelques-unes : la dureté de cœur, tordis duritia, rien n’est plus insensible que l’avare. Ni les calamités publiques, ni les haillons du pauvre, ni les gémissements du malade, ni les larmes de la veuve et de l’orphelin, ne sont capables de lui faire délier les cordons de sa bourse. Son âme est frappée de la sèche et dure empreinte du métal qu’il adore. La fourberie, falsitas ; pas de mensonges ni de tromperies dont l’avare se fasse scrupule, soit pour vendre, soit pour acheter. De toutes les vertus, la bonne foi est celle qu’il connaît le moins.
La fraude, fraus ; des paroles il passe aux actes. Frauder dans les poids et dans les mesures, frauder sur la nature et la qualité des objets, sont pour l’avare monnaie courante. La violence, violentia ; il faut donner ce nom aux concussions publiques, aux vols en grand, aux compromis scandaleux, aux contrats usuraires, aux manœuvres indignes, par lesquelles on trompe la crédulité, on abuse de la faiblesse, on trafique de la conscience et on s’enrichit au détriment de l’honneur et de la justice.
La trahison, perfidia ; l’avare n’a qu’un ami, c’est son or. Dans un sens bien différent de Melchisédech, il peut avouer qu’il n’a ni père, ni mère, ni frères, ni sœurs, et qu’il est sans généalogie sur la terre. Se brouiller avec ses parents et. ses amis, leur susciter des procès, fomenter des divisions et des haines, descendre à toutes les bassesses, vivre d’égoïsme, de dénigrement et de jalousie, ne coûte rien à l’avare, dès qu’il s’agit d’une perte ou d’un gain.
Que l’esprit d’avarice s’étende sur la société, et tous les stigmates justement imprimés à l’avare individuel s’appliquent à l’avare collectif. En toute vérité, il faudra dire de cette société, de cette nation, de ce monde, qu’il n’y a rien de plus scélérat ; que la crainte de Dieu, la Justice et la loyauté en sont bannies ; que c’est un vaste bazar, où tout se vend parce que tout s’achète, la liberté, l’honneur et la conscience ; une agrégation de flibustiers et de pirates qui, à moins d’une conversion miraculeuse, finira par ne plus compter que deux catégories d’individus : les dupes et les fripons.
En attendant, deux caractères distingueront cette société possédée du démon de l’avarice. Latente ou manifeste, la guerre de ceux qui n’ont pas contre ceux qui ont sera en permanence ; des révolutions incessantes amèneront des catastrophes sans fin, juste châtiment d’un monde qui a changé son Dieu en veau d’or. La folie remplacera la raison, et le temps sera préféré à l’éternité, le moins au plus.
« Quelle sagesse, quel bon sens, quelle élévation d’intelligence, demande l’Écriture, peut-il rester à celui qui s’est soudé à sa charrue, qui met sa gloire dans ses machines, dans l’aiguillon dont il excite ses bœufs ; qui ne parle qu’engrais, agriculture, travaux matériels ; dont toutes les conversations roulent sur les fils des taureaux ; dont le cœur
est enfoncé dans les sillons et la pensée dans la graisse des vaches ?» (Eccles., X, 9, 10. Eph., v, 5. Eccl., XXVII, 1. - Eccl., XXXVIII, 25-27).
Sauver le monde d’une pareille dégradation, n’est-ce pas un immense bienfait ? De qui peut-on l’attendre ? Des législateurs, des philosophes, des hommes quels qu’ils soient ? Nullement ; mais de l’Esprit de conseil, et de lui seul, et le monde l’oublie !
CHAPITRE XXXII
LE DON D’ENTENDEMENT.
Ce qu’il est. - En quoi il diffère de la foi et du don de science. - Ses effets : il agit sur l’entendement et sur la volonté. - De quelle manière. - Exemple des apôtres. - Ce qu’est le chrétien sans le don d’entendement. - Ce qu il devient quand il le possède. - Sa nécessité. - De quel esprit il nous délivre. - Paroles de saint Antonin. - L’esprit de gourmandise et ses effets. - L’affaiblissement de l’intelligence. - La folle joie. - L’immodestie. - La perte de la fortune et de la santé. - Tableau du sensualisme actuel.
Au milieu des ténèbres de la nuit, l’enfant distingue entre mille la voix de son père. Dès qu’il l’entend, il court où cette voix l’appelle. Ainsi de l’âme dirigée par le don de conseil. Parmi les différents partis qui se présentent et les mouvements divers qui la sollicitent, elle distingue sans peine le parti qu’il faut prendre, le mouvement qu’il faut suivre. Agissant sur la volonté, non moins que sur l’entendement, le don de conseil imprime à l’âme une forte impulsion, qui la rend victorieuse des mouvements de la nature et docile aux mouvements de la grâce. De là, une droiture d’intention, une pureté d’affection et une sagesse de conduite qui rendent sa vie toute divine. De là, une générosité constante et parfois héroïque à faire tous les sacrifices, pour se dégager des obstacles à la perfection.
Si nous restons dans le monde, c’est le détachement des créatures et surtout des richesses ; si l’impulsion est plus forte, c’est l’abandon complet des biens créés, au moyen des trois vœux de religion, principe de gloire pour l’Église et de bienfaits pour la société. Dans le siècle comme dans le cloître, c’est la délivrance de l’esprit d’avarice, cause incessante de la perte d’une infinité d’âmes. Tels sont, en abrégé, les effets du don de conseil.
Plus noble encore est le don d’entendement ou d’intelligence. Pour connaître dans leur nature et dans leur étendue les richesses incomparables de ce nouvel élément déificateur, nous allons, comme pour les autres, étudier les trois questions suivantes : Qu’est-ce que le don d’entendement ? quels en sont les effets ? quelle en est la nécessité ?
1° Qu’est-ce que le don d’entendement ? L’entendement est un don du Saint-Esprit qui nous fait comprendre et pénétrer les vérités surnaturelles. (Vig., c. XIII, p. 410). Le mot entendement ou intelligence implique une certaine connaissance intime ; car il vient du latin intelligere qui signifie lire au dedans, intus leqere. La connaissance des êtres qui nous vient par les sens, par la vue, par l’ouïe, par le goût et le toucher, se borne aux qualités extérieures ; mais la connaissance intellectuelle pénètre jusqu’à l’essence des choses.
Or, il y a beaucoup de choses qui sont cachées sous des voiles et que l’intelligence seule peut pénétrer. Ainsi, sous les formes extérieures se cache la substance des êtres ; sous les mots, la signification des mots ; sous les comparaisons et les figures, la vérité figurée ; sous les effets, les causes. Plus la lumière de notre entendement est forte, plus avant elle peut pénétrer. La lumière naturelle de notre entendement n’a qu’une force bornée, incapable de pénétrer au delà de certaines limites. Cependant l’homme est créé pour une fin surnaturelle ; il ne peut l’atteindre qu’autant qu’il la connaît ainsi que les moyens d’y parvenir. L’homme a donc besoin d’une lumière surnaturelle, pour pénétrer ce qui dépasse la portée naturelle de son entendement. Cette lumière surnaturelle, communiquée à l’homme par le Saint-Esprit, rappelle le don d’entendement. (S. Th., 2a, 2ae, q. 8, art. 1, cor.)
On voit déjà en quoi le don d’intelligence diffère de l’intelligence naturelle, de la foi et du don de science. L’intelligence naturelle est la faculté de connaître les vérités fondamentales qui peuvent être connues par la raison. L’intelligence surnaturelle ou le don d’intelligence va plus loin, il vient, non de la nature, mais de la grâce ; il pénètre, non seulement les vérités de l’ordre purement humain, mais les vérités de l’ordre surnaturel. (S. Anton., IV p., fit. X1, p. 169).
Il diffère de la foi, dont le propre est de nous faire adhérer fermement aux vérités de l’ordre surnaturel ; tandis que le don d’intelligence nous fait pénétrer et comprendre ces vérités, autant qu’un homme peut en être capable. « Bien que le don d’intelligence, dit saint Antonin, corresponde à la foi et la suppose, il ne s’ensuit pas qu’il puisse, comme la foi, être dans l’homme sans la grâce sanctifiante. La raison en est que la foi implique un simple assentiment à la vérité, assentiment qui peut exister par une lumière de l’esprit, indépendante de la grâce. Mais le don de l’intelligence emporte une certaine pénétration de la vérité dans ses rapports avec notre fin dernière, pénétration qui ne peut exister sans la grâce sanctifiante. Ainsi, le pécheur qui conserve la foi peut comprendre les vérités à croire, mais il ne les comprend pas pleinement et ne les pénètre point» (Vig., c. XIII, p. 411 ; et S. Anton., ubi suprà).
Quant à l’homme en état de grâce, il peut rester dans une certaine obscurité sur des vérités non nécessaires au salut ; mais, toujours à l’égard de celles qui sont nécessaires, le Saint-Esprit lui donne l’entendement suffisant. Cette limite, apportée au don d’intelligence, est souvent un bienfait de la sagesse de Dieu, qui veut ainsi éloigner ou rendre impuissantes les tentations d’orgueil. (Vig., ubi suprà).
Il diffère du don de science. Le don de science est opposé à l’ignorance, devant laquelle la vérité est comme si elle n’était pas ; et le don d’intelligence, à la grossièreté ou à l’épaisseur de l’esprit, qui s’arrête aux surfaces sans pouvoir pénétrer le fond. L’objet principal du don de science est de nous faire distinguer sûrement la vérité de l’erreur ; mais le don d’entendement nous fait pénétrer, jusque dans ses profondeurs, la vérité que le don de science nous montre dégagée de tout alliage. (S. Th., 2a, 2ae, q. 9, art. 1, cor). Ainsi, par la foi l’homme a la connaissance de la vérité ; par le don de science, la certitude raisonnée ; par le don d’entendement, la compréhension est une sorte d’intuition commencée.
2° Quels sont les effets du don d’entendement ? Com me les autres dons du Saint-Esprit, le don d’entendement est spéculatif et pratique. Par là il faut entendre qu’il regarde les vérités à croire et les devoirs à pratiquer. « Le don d’intelligence, enseigne la théologie, ne s’applique pas seulement aux choses qui sont primitivement et principalement l’objet de la foi, mais encore à toutes celles qui s’y rapportent. Or, les bonnes œuvres ont une relation intime avec la foi, puisque la foi agit par la charité.
« Ainsi, le don d’intelligence s’étend aux actes, en tant qu’ils doivent être conformes aux lois éternelles, dont la raison seule ne peut pénétrer, comme il convient, ni le sens ni l’étendue. Sans doute la raison naturelle dirige l’homme dans les actes humains ; mais la règle des actes humains n’est pas seulement la raison humaine, c’est encore la raison éternelle, qui surpasse toute raison créée. Donc la connaissance des actes, en tant qu’ils doivent être réglés par la raison divine, surpasse la raison humaine et réclame impérieusement la lumière surnaturelle du don d’intelligence» (S. Th., 2a, 2ae, q. 8, art. 3, cor et S. Anton., ubi suprà).
Il en résulte que ce don agit sur l’entendement et sur la volonté. Sur l’entendement, et voulons-nous savoir ce qu’il y produit ? Trois lumières nous éclairent : la raison, la foi, le don d’intelligence. La raison est une lampe sépulcrale qui ne projette qu’une lueur douteuse, à peine suffisante pour percer l’épaisseur de la nuit et nous faire entrevoir les objets les plus rapprochés. La foi est un flambeau plus lumineux qui brille dans les ténèbres, mais dont les rayons n’éclairent qu’imparfaitement un horizon limité. (II Petr., I, 19). Le don d’intelligence, c’est le soleil dissipant ténèbres et nuages et éclairant au loin toutes choses, au-dessous et autour de lui.
Est-il besoin de faire remarquer la différence de ces trois lumières ? Si j’entre dans un appartement avec une lampe, je distingue, mais avec peine, les objets qui s’y trouvent. Si j’y entre avec un flambeau plus lumineux, je vois les objets, avec moins de peine, mais imparfaitement. Si j’y entre en plein midi, je vois tous ces objets parfaitement, dans toute leur beauté et sans effort.
Quels sont les objets que le don d’intelligence fait resplendir à nos yeux ? Ils ne sont autres que la vérité dans tous les ordres et sous toutes les faces : vérité dans l’ordre religieux. L’Écriture la contient, mais couverte de voiles, que le don d’intelligence a seul le pouvoir de soulever ou de rendre transparents. Ainsi, avant l’ascension de leur maître, les apôtres avaient la raison et la foi, et pourtant ils ne comprenaient pas les Écritures. Le premier bienfait de Notre-Seigneur, après sa résurrection, est de leur ouvrir l’esprit, afin de faire place au don d’intelligence qui devait venir, le jour de la Pentecôte, leur communiquer la connaissance claire et comme la vue de la vérité, cachée dans les divins oracles. (Joan., XX, 9. Luc., XXIV, 45. - Joan., XVI, 13).
L’Esprit d’intelligence est descendu dans l’âme ténébreuse des pêcheurs de Galilée, et ils sont devenus des génies de premier ordre, des soleils resplendissants dont les rayons illuminent le monde entier. Voyez avec quelle merveilleuse facilité Pierre, à peine sorti du Cénacle, lit aux juifs les Écritures et leur montre partout le Verbe, rédempteur d’Israël et des gentils, nommé dans les promesses, caché sous les figures, annoncé dans les prophéties, préparé par tous les événements.
Devant lui se déroule le magnifique tableau des mystères du règne de Dieu, dont les anges eux-mêmes n’avaient jusqu’alors qu’une connaissance imparfaite ; et ce tableau étincelant de lumières et de beautés, il l’offre à l’admiration de ses auditeurs. Ceux-ci, à leur tour, éclairés du don d’intelligence, comprennent ce qu’ils n’avaient jamais compris, voient ce qu’ils n’avaient jamais vu ; et avec l’enthousiasme de l’amour embrassent la vérité, comme, après une longue absence, l’enfant embrasse une mère chérie dont rien ne peut plus le séparer. (Voir Rupert, ubi supra : De dono intellectus. - S. Aug., De civ. Dei, lib. X C. XXIX).
Ce qui eut lieu pour les apôtres, se passe à l’égard du chrétien. Il peut avoir la foi ; mais si par le péché mortel, il a perdu le don d’intelligence, l’Écriture, sainte, avec tous ses trésors de vérités, toutes ses beautés et toutes ses lumières, est pour lui un livre fermé. Il lit la lettre, qui tue, mais l’esprit qui vivifie lui échappe. Quelques rayons épars frappent sa vue, mais le foyer il ne l’aperçoit pas. La lecture même de ce livre, descendu du ciel, le fatigue et l’ennuie. Il en est de même des autres vaisseaux dans lesquels repose la vérité. Ces vaisseaux précieux sont l’enseignement de l’Église, les ouvrages de théologie et de philosophie chrétienne, les sermons, le monde physique et les événements de l’histoire. Or, sans le don d’intelligence tous ces réservoirs de vérité sont à peine entr’ouverts, et les vérités qu’ils renferment très mal connues, encore moins comprises, très peu admirées et encore moins aimées. (Luc., XVIII, 34).
Survienne l’Esprit d’intelligence, tout s’illumine. L’Ancien et le Nouveau Testament s’entrouvrent jusque dans leurs profondeurs, et laissent contempler les mystères du Verbe qui était dans la Loi, comme il est dans l’Évangile, l’Alpha et l’Omega de toutes choses. Le Symbole catholique, le Décalogue, et les Sacrements apparaissent comme le corps de doctrine le plus noble, le mieux lié et le plus parfait que l’homme ait jamais connu.
La théologie resplendit comme la reine des sciences, digne des études et des préférences de tout esprit sérieux. Sur ses pas marche sa fille aînée, la philosophie chrétienne, dont les enseignements ne sont pas moins nécessaires aux rois, pour le gouvernement des peuples, qu’aux sujets eux-mêmes pour le gouvernement de leur vie. Les sermons, les catéchismes, les instructions religieuses, telle forme qu’ils revêtent, ne sont plus de vains sons qui frappent les oreilles du corps, sans parvenir à l’oreille du cœur. Au dedans de l’âme est l’Esprit d’intelligence qui les traduit à chacun, les fait comprendre, goûter, retenir et pratiquer, suivant le mot de l’Apôtre : Tous seront enseignés de Dieu : Erunt omnes docibiles Dei.
Scrutateur des plus profonds mystères du monde surnaturel, c’est le moins que l’Esprit d’intelligence scrute et dévoile les secrets du monde physique. Pour celui qui le possède, l’univers matériel redevient ce qu’il doit être, ce qu’il est en réalité, un voile diaphane jeté sur le monde spirituel, un rayonnement de l’invisible ; un miroir où se réfléchissent la puissance, la sagesse, la bonté, l’éternité, la divinité du Créateur ; un livre écrit au dedans et au dehors, qui enseigne à tous les bienfaits de Dieu et les devoirs de l’homme.
Quant aux événements de l’histoire, pas plus que les créatures matérielles, ils n’ont d’obscurité pour l’Esprit d’intelligence. D’un regard, embrassant la durée des âges, il voit toute la période antérieure au Messie, avec l’élévation et la chute de ses grands empires, avec ses guerres, ses batailles, ses révolutions incessantes, ses mouvements si variés et si profonds, se résumant en un seul mot : Tout pour faire naître le Christ à Bethléem.
Non moins lumineuse est la période postérieure à la venue du Désiré des nations. Avec tout ce qu’elle embrasse d’événements, de prospérités et de revers, elle se traduit par ce seul mot : Tout pour établir, conserver et propager le règne du Roi immortel des siècles. Et le but de ce règne n’est autre que la déification de l’homme sur la terre et sa glorification dans l’éternité.
Le don d’intelligence n’agit pas seulement sur l’entendement, il agit encore sur la volonté. Or, les mouvements de la volonté sont en raison directe des lumières de l’esprit. Plus l’esprit voit clairement une chose, plus le cœur en est touché, c’est-à-dire disposé à l’aimer ou à la craindre. Pour l’âme en possession du don d’intelligence, la religion, comme fait divin, n’a plus de ténèbres. Les fondements de l’édifice sont mis à nu. Sans en comprendre la nature, elle voit la place et la nécessité des mystères ; elle voit les faits et la raison des faits, l’harmonie des moyens avec la fin, et le majestueux ensemble qui en résulte. La foi lui devient si facile, qu’elle n’a presque plus de mérite à croire ; si claire qu’elle ne comprend pas qu’on ne voie pas ce qu’elle voit ; si ferme, que rien ne peut la faire chanceler.
Que le démon armé de tromperies, le sophiste armé de mensonges, le mondain armé de scandales, entreprennent de lui arracher une négation ou même un doute : cette âme se rit de leurs attaques. C’est le cèdre du Liban qui demeure inébranlable au milieu des tempêtes ; c’est le martyr qui sur le bûcher chante son Credo ; c’est la jeune vierge qui, du fond de la solitude, envoie au monde ces sublimes accents : « Quand tous les hommes changeraient de religion et réuniraient leurs efforts pour me faire chanceler dans ma croyance, ils ne gagneraient rien. Il me semble que je les vaincrais tous par la force de la foi ; elle est si profondément enracinée dans mon cœur, que l’enfer lui-même avec toutes ses légions ne serait pas capable de l’ébranler».
On comprend quelle générosité de cœur doit produire une connaissance si relevée et si sûre des choses divines. « Grâce au don d’entendement, s’écriait David, j’aime les commandements de mon Dieu par-dessus l’or et la topaze» (Ps. 118). De là vient la ferveur dans le service de Dieu, la résistance victorieuse aux tentations, le mépris du monde et de ses faux biens, la patience dans la douleur, la résignation dans la pauvreté, le sacrifice de soi aux autres, le détachement de la vie et l’aspiration constante vers les réalités futures. Traduites en actes publics, ces dispositions deviennent pour les familles, pour les villes et pour les campagnes, pour la société tout entière, une source de vertus qui ennoblissent l’humanité, de bienfaits qui la consolent et de sacrifices qui la préservent des châtiments, tant de fois mérités par les iniquités du grand nombre.
3° Quelle est la nécessité du don d’entendement ? D ans ce qui précède est en partie la réponse à cette question. Le don d’entendement produit des effets positifs et des effets négatifs. Comme nous l’avons vu, les effets positifs sont d’illuminer l’esprit et d’ennoblir le cœur. Or, rien n’est plus nécessaire que cette double action de l’esprit d’intelligence. Vous avez la foi, et vous croyez que Dieu est partout, qu’Il vous voit, qu’Il vous entend et qu’Il vous jugera. Vous avez la foi, et vous croyez que la grande Victime, vouée an gibet du Calvaire, est votre Dieu et votre modèle. Vous avez la foi, et vous croyez que vous avez une âme à sauver, que vous n’en avez qu’une, que personne que vous ne peut la sauver, que, si vous la perdez, vous serez éternellement la plus malheureuse des créatures. Vous avez la foi, et vous croyez qu’un seul péché mortel condamne à des tourments sans fin. Vous avez la foi, et vous croyez que la religion crue et pratiquée non pas suivant vos caprices, mais comme Dieu le veut et comme l’Église l’enseigne, est l’unique moyen d’éviter l’enfer et de mériter le ciel.
Vous croyez fermement toutes ces vérités. D’où vient cependant qu’elles font si peu d’impression sur vous ? De ce que vous ne comprenez pas ; et vous ne comprenez pas, parce que le don d’entendement vous manque. Dieu avec ses droits, le baptême avec ses engagements, la vie avec son but, l’éternité avec ses épouvantes et ses splendeurs, vous apparaissent comme des ombres éloignées et fugitives. De toutes ces grandes réalités, vous n’avez qu’une connaissance vague, confuse, sèche et stérile. Vous avez des yeux, et vous ne voyez pas ; des oreilles, et vous n’entendez pas ; une volonté, et vous ne voulez pas. Fruit du don d’entendement, le sens chrétien, ce sixième sens de l’homme baptisé, vous manque. (I Cor., II 16).
Il manque à la plupart des hommes d’aujourd’hui et à un trop grand nombre de femmes. Il manque aux familles, il manque à la société, il manque aux gouvernants et aux gouvernés, il manque au monde actuel. Monde de prétendue lumière et de prétendu progrès, il ne reste pour toi qu’un dernier vœu à former, c’est que l’Esprit d’intelligence te soit donné de nouveau et te montre à nu l’abîme inévitable, vers lequel te conduit à grands pas l’Esprit de ténèbres, redevenu, en punition de ton orgueil, ton guide et ton maître. (Deut., XXXII, 28, 29).
En effet, à l’égard de ce don comme à l’égard des autres, l’homme se trouve placé dans une alternative impitoyable. Vivre sous l’influence de l’Esprit d’entendement, ou sous l’influence de l’Esprit contraire : pas de milieu. Le départ de l’un est immédiatement suivi de l’arrivée de l’autre. Quel est cet Esprit contraire au don d’entendement ? C’est, répond saint Antonin, l’esprit de gourmandise» (VI p., tit. X, p. 153). Comment justifier l’affirmation du grand docteur ? En montrant ce qu’est la gourmandise en elle-même et dans ses effets.
La gourmandise est l’amour déréglé du boire et du manger. C’est le sensualisme usurpant la place du spiritualisme. C’est la chair victorieuse dans sa lutte contre l’esprit. Par la manducation, l’homme se met, de la manière la plus intime, en communication avec les créatures matérielles, créatures inférieures à lui et tout imprégnées des malignes influences du démon. Déréglée à un titre quelconque, la manducation fait prédominer la vie des sens sur la vie de l’esprit, le corps sur l’âme. Si le dérèglement se change en habitude, il enchaîne aux viandes la pensée, la vue, le goût, l’odorat, et jette l’homme en adoration devant le dieu ventre.
Le premier effet d’un pareil désordre, c’est l’affaiblissement de l’intelligence, hebetudo. L’âme et le corps sont entre eux comme les deux plateaux d’une balance : quand l’un monte, l’autre descend. Par l’excès du boire et du manger, l’organisme se développe, et l’esprit s’émousse, s’épaissit, devient pesant, paresseux, inhabile à l’étude et aux fonctions purement intellectuelles : ce résultat est forcé. Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es. En contact intime, habituel et coupable avec la matière, avec l’animalité, l’homme devient matière, il devient bête, animalis homo. De là ce vieil adage : « Celui qui mange une fois le jour est un Dieu ; homme, celui qui mange deux fois ; bête, celui qui mange trois fois ».
L’expérience confirme l’adage : plus on mange, moins on pense. Plus on mange délicatement, moins on pense sensément. « La bonne chère, dit l’Écriture, est incompatible avec la sagesse» (Job, XXXVIII 13). Et ailleurs : « J’ai résolu de m’abstenir de vin, afin d’appliquer mon entendement à la sagesse» (Eccl., II, 3). Jamais grand génie ne fut gourmand. Les plus éclairés des hommes, les saints ont tous été des modèles de sobriété. Grâce à leur triomphe sur la matière, ils s’étaient spiritualisés au point de voir la vérité, pour ainsi dire, face à face et sans voile.
Il en est autrement de l’esclave de la gourmandise. Les vérités les plus importantes sont, pour lui, comme si elles n’étaient pas : il n’y comprend rien et n’en est guère plus touché que d’une fable ou d’une chimère. Saint Paul constatait le fait, il y a dix-huit cents ans. « L’homme animal, dit-il, ne comprend rien à ce qui est du domaine de l’Esprit de Dieu» (I Cor., II, 14). Or, ce qui est du domaine du Saint-Esprit, c’est, ni plus ni moins, le magnifique, ensemble de vérités, de lois, d’harmonies, de beautés dont l’univers est le rayonnement.
« Le miroir enfumé et sali, ajoute un Père, ne réfléchit pas distinctement l’image des objets. Ainsi l’entendement obscurci par les fumées des viandes et hébété par la surabondance des aliments ne perçoit plus la vérité» (S. Nilus, Tract, de octo spiritib, malit., c. II). Saint Chrysostome tient le même langage : « Rien de plus pernicieux que la gourmandise, rien de plus ignominieux ; elle rend l’esprit obtus et grossier, l’âme charnelle ; elle aveugle l’entendement et ne lui permet plus de rien voir» (Homil. XLIV in Jean). Sur ce point, comme sur tous les autres, l’Eglise est donc l’organe infaillible d’une loi fondamentale lorsque, dans la préface du Carême, elle rappelle au monde entier ces vérités si peu comprises de nos jours : « Le jeûne réprime les vicieux penchants du corps, il élève l’esprit, il donne la vigueur à la vertu et conduit à la victoire : Vitia comprimis, mentem elevas, virtutem largiris et præmia. »
Le second effet de l’esprit de gourmandise, c’est la folle joie, inepta lætitia. Devenue par l’excès des aliments victorieuse de l’esprit, la chair manifeste son insolent triomphe. Des rires immodérés, des facéties ridicules, des propos trop souvent obscènes, des gestes inconvenants ou puérils, des chants, des cris, des danses, des plaisirs bruyants, des fêtes théâtrales en sont l’inévitable expression. « Le peuple, dit l’Écriture, s’assit pour boire et pour manger, et ils se levèrent pour jouer» (Exod., XXXII, 6). Et ailleurs : « Jouissons du meilleur vin et des parfums, couronnons-nous de roses, que rien n’échappe à nos plaisirs» (Sap., XI, 7, 8 ; Is., XXII, 13 et LVI, 12). Ailleurs encore : « Le vin jette l’âme dans l’insouciance et dans la joie» (III Esdr., III, apud S. Th., 2a, 2ae q. 148, art. 6, corp).
Ce fait, si souvent répété dans les livres sacrés, n’a pas échappé à l’observation de saint Grégoire. « Presque toujours, dit-il, la bonne chère est accompagnée de la volupté. Lorsque le corps se délecte dans la jouissance de la nourriture, le cœur se répand en folles joies» (Moral., lib. I, c, IV). Tout peuple de viveurs est un peuple de baladins : tel est l’axiome formulé par la philosophie et confirmé par l’expérience. A toutes les époques, on voit les plaisirs de la table précéder les manifestations de la joie sensuelle, et ces manifestations, sanglantes ou obscènes, sont toujours en raison directe de la cause qui les produit.
Or, qu’est-ce que tout cela, sinon l’affaiblissement visible de l’Esprit d’intelligence ? L’esclave de la gourmandise ne comprend plus la nature ni la condition fondamentale de la vie terrestre. La vie est une épreuve, ou, comme dit le concile de Trente, une pénitence perpétuelle : Vite christiana quæ est perpetua pænitentia. Autant qu’il peut, le gourmand en fait une jouissance perpétuelle. Il oublie, il méconnaît, il a en horreur la parole du souverain juge : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous sans exception. (Luc., XIII, 3). Compromettre son salut en foulant aux pieds les lois du jeûne et de l’abstinence, lui coûte moins que de boire un verre d’eau. C’est le profane Ésaü qui vend son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, et qui s’en va se souciant peu de ce qu’il a fait : Abiit parvis pendens.
Le troisième effet de la gourmandise, c’est l’immodestie, immunditia. Immodestie de paroles, immodestie de gestes, immodestie de regards, immodestie de pensées, immodestie d’actions : ces tristes effets de l’excès du boire et du manger sont trop incontestables pour qu’il soit besoin d’en établir la généalogie. Rappelons seulement quelques-uns des axiomes de la sagesse universelle : Qui nourrit délicatement sa chair en subira les honteuses révoltes. - L’esclave gras et dodu regimbe. - Chose luxurieuse que le vin. - Dans le vin réside la luxure. - La gourmandise est la mère de la luxure, et le bourreau de la chasteté. - Être gourmand, et prétendre être chaste, c’est vouloir éteindre un incendie avec de l’huile. La gourmandise est l’éteignoir de l’intelligence. - Le gourmand est un idolâtre : il adore le dieu ventre. - Le temple du dieu ventre, c’est la cuisine ; l’autel, la table ; les prêtres, les cuisiniers ; les victimes, les plats ; l’encens, l’odeur des viandes : ce temple est l’école de l’impureté. - La multitude des plats et des bouteilles attire la multitude des esprits immondes : le plus mauvais de tous, c’est le démon du ventre. - La santé physique et morale des peuples se calcule sur le nombre des cuisiniers. (Voir les textes dans notre ouvrage Le signe de la croix au dix-neuvième siècle, lettre 19). Parvenu à un certain degré, l’Esprit de gourmandise conduit son esclave à l’ivrognerie et à la crapule, à la négligence des affaires, à la perte de la fortune, à la misère et à la ruine de la santé. En maintenant dans l’homme la subordination naturelle du corps à l’égard de l’âme, l’Esprit d’intelligence devient la santé de l’un et de l’autre. (Sap., IX, 9. - Eccli., XXXI , 37, etc., etc). Par la raison contraire, l’Esprit de gourmandise, qui rompt l’équilibre, produit infailliblement la maladie. Pour l’âme, la maladie, c’est l’affaiblissement de la raison et de l’intelligence ; pour le corps, c’est la souffrance suivie de la mort. Écoutons en tremblant les divers oracles. La gourmandise tue plus d’hommes que l’épée. (Eccli., XXXI, 23 et XXXVII, 34). Ainsi, Nabuchodonosor, Pharaon, Alexandre, César, Tamerlan et tous les bourreaux couronnés, qui jonchèrent le monde de cadavres, ont fait périr moins d’hommes que la gourmandise.
Ce qui est vrai des individus est vrai des peuples. Que l’Esprit de gourmandise, c’est-à-dire de recherche, de délicatesse, d’excès dans les aliments, le luxe de la table, ou, comme on parle aujourd’hui, l’amour du confortable, s’empare d’une époque : vous verrez s’étendre dans les mêmes proportions l’affaiblissement de l’intelligence, l’abrutissement de l’humanité et l’étiolement de la race. A cette époque, qui se vantera de ses lumières, ne parlez ni du monde surnaturel, ni de ses lois, ni de ses agents, ni de ses rapports incessants avec le monde inférieur, elle ne vous comprendra pas : Animalis homo non percipit.
Il lui reste juste assez d’intelligence pour apprécier, comme l’animal, ce qu’elle voit de ses yeux et touche de ses mains ; pour diriger une opération mercantile, concevoir une spéculation de bourse, construire des machines, fabriquer des tissus et juger de la qualité d’un produit. Ses lumières ne vont pas au delà. L’activité humaine, l’industrie et la civilisation se rapporteront au culte des sens. Afin de le pratiquer dans toute sa splendeur, il s’établira mille professions plus matérielles et plus matérialistes les unes que les autres.
La politique elle-même marchera dans cette voie. Au lieu d’être l’art de moraliser les peuples, elle sera l’art de les matérialiser. Que des attaques incessantes ébranlent tous les dogmes, fondements des sociétés et des trônes, elle s’en inquiétera peu. Mais, si elle parvient à mettre l’homme en état de bien manger, de bien boire, de bien digérer et de bien dormir, elle croira avoir accompli toute justice, et proclamera que tout est au mieux dans le meilleur des mondes.
Politique des éleveurs de bestiaux ! qui ne comprend plus que l’homme ne vit pas seulement de pain, et qu’on ne régénère pas un peuple en l’engraissant. Politique des aveugles ! qui conduit le monde à une répétition de Ninive avec Sardanapale, de Babylone avec Balthasar, de Rome avec Héliogabale. Mais alors, de l’homme, devenu chair, l’Esprit de Dieu se retirera ; et, comme les empires que nous venons de nommer, le monde périra étouffé dans le cloaque de ses mœurs.
Est-ce là que nous tendons ? Ce que nous pouvons affirmer, puisqu’il frappe tous les regards, c’est le mépris général du prêtre, représentant de l’ordre moral ; c’est le discrédit des sciences qui n’ont pas pour objet direct l’augmentation du bien-être ; c’est la difficulté toujours croissante de faire entrer dans la tête des enfants les vérités élémentaires de la religion ; c’est, dans les générations formées, l’affaiblissement visible du sens chrétien et l’indifférence stupide pour tout ce qui s’élève au-dessus du niveau des intérêts matériels ; c’est l’augmentation rapide des cabarets et des lieux de consommation. (Au dernier recensement fait en France, ils avaient atteint le chiffre monstrueux de 500,000 ! Depuis ils n’ont pas diminué, au contraire).
Que prouvent, avec vingt autres, ces phénomènes inconnus jusqu’ici ? Ce qu’ils prouvent, c’est le débordement du sensualisme. Ce qu’ils prouvent, c’est que nous marchons à grands pas vers cette indescriptible époque de la décadence romaine, où la vie se résumait en deux mots : du pain et des plaisirs, panem et circenses. Ce qu’ils prouvent, enfin, c’est qu’une infinité d’hommes sont tombés des hauteurs du spiritualisme chrétien, pour vivre uniquement des sens, par les sens et pour les sens.
Or, il ne faut pas l’oublier : les hommes repus ou avides de jouissances deviennent ingouvernables. L’esclave engraissé regimbe (Deuter., XXXII, 15) ; s’il parvient à détacher ses chaînes, il les brise sur la tête de ceux qu’il appelle ses tyrans. Alors les crimes succèdent aux crimes, les catastrophes aux catastrophes, les douleurs aux douleurs. Nous préserver de pareilles calamités est le bienfait, de plus en plus nécessaire, du don d’entendement. Est-il aisé d’en mesurer l’étendue ?
CHAPITRE XXXIII.
LE DON DE SAGESSE.
Ce qu’est le don de sagesse. - Tous les dons du Saint-Esprit contribuent à la déification de l’homme ; de quelle manière y contribue le don de sagesse. - Différence qui le distingue des autres dons, de la foi, de la vertu de sagesse, de la sagesse gratuite. - Effets du don de sagesse sur l’entendement et sur la volonté. - Portrait du vrai sage. - Nécessité du don de sagesse. - Délivrance de la tyrannie de l’esprit contraire, la luxure - La luxure dans l’homme et dans la société.
Aidé du don de science, l’homme, remontant des effets à la cause, discerne avec certitude le vrai du faux. Par le don de conseil, distinguant entre le bon et le meilleur, il choisit les moyens les plus propres pour arriver à sa fin. Grâce au don d’intelligence, il pénètre plus avant. Lisant la cause dans les faits, il voit clairement la bonté de son choix, c’est-à-dire l’évidence des vérités qui doivent le conduire au salut, en sorte que rien n’est capable de les obscurcir à ses yeux ni d’en détacher son cœur.
Le premier effet de cette pénétration, qui met, pour ainsi dire, l’homme face à face avec le monde supérieur, est un développement merveilleux de la vie intellectuelle. Le second est une rare élévation de pensées, une grande magnanimité de sentiments, une sublime indifférence pour la vie du corps. Rempli de ce don divin, l’homme sent toute la vérité de cette parole : Le royaume de Dieu n’est ni la nourriture ni la boisson : Regnum Dei non est esca et potus. Obligé de s’assujettir aux nécessités de la vie animale, il peut dire comme l’archange : « Je parais manger et boire avec vous, mais je fais usage d’une nourriture invisible et d’une boisson qui ne peut être vue des hommes » (Tob., XII, 19).
Ainsi, le don d’intelligence spiritualise l’entendement, presque autant qu’il peut être spiritualisé ; comme l’esprit contraire le matérialise, presque autant qu’il peut être matérialisé. Pour achever de perfectionner l’homme, que reste-t-il au Saint-Esprit ? Spiritualiser son esprit et son cœur autant qu’ils peuvent être spiritualisés. Comment le Saint-Esprit accomplit-il ce dernier acte de notre déification ? En nous communiquant le don de sagesse.
Ce don forme le plus haut degré de l’échelle mystérieuse, que le Verbe Incarné a descendue pour s’abaisser jusqu’à nous, et que l’homme doit remonter pour s’élever jusqu’au niveau de son divin frère, devenir un autre lui-même et vérifier en sa personne la parole du Père céleste : C’est ici Mon fils bien-aimé, en qui J’ai mis toutes Mes complaisances . La réponse à nos trois questions fera connaître ce don qui couronne tous les autres. Qu’est-ce que le don de sagesse ? quels en sont les effets ? quelle en est la nécessité ?
1° Qu’est-ce que le don de sagesse ? La sagesse est un don du Saint-Esprit qui nous communique, dans le plus haut degré, la connaissance et l’amour des choses divines. (Vig., c. XIII, p. 411. - Apud S. Th., 2a, 2ae, q. 44, art. 1, nota. - S. Th., ibid., art. 2, ad 1. - S. lsid., De etymolog).
Tous les dons du Saint-Esprit ont pour but de contribuer, chacun à sa manière, à la déification de l’homme. Trois s’adressent principalement à la volonté : la crainte, la piété, la force. Quatre ont pour objet principal l’entendement : la science, le conseil, l’intelligence, la sagesse. Or, ce dernier est le plus noble de tous. Comme la fin résume les moyens en les développant, le don de sagesse contient et perfectionne tous les autres dons. Ainsi, on peut dire que la sagesse, c’est la crainte de Dieu perfectionnée, la piété perfectionnée, la science perfectionnée, la force perfectionnée, le conseil perfectionné, l’intelligence perfectionnée.
Pour savoir de quelle manière le don de sagesse perfectionne tous les autres, il suffit de le comprendre. Connaissance et amour de la vérité, au degré le plus élevé que l’homme puisse atteindre : voilà ce qu’il est. Or, il y a plusieurs manières de connaître la vérité. La connaître dans les causes secondes, dans les créatures, dans les œuvres extérieures de Dieu, telles que l’Incarnation du Verbe, la création et le gouvernement du monde, la justification de l’homme et autres semblables. Cette connaissance est le domaine du don de science (1).
(1) Le don de science nous apprend â connaître la vérité par les causes secondes, par les créatures, et à régler notre conduite sur cette connaissance. Le don de sagesse nous fait voir la vérité dans la cause des causes, en Dieu même, et nous Le fait aimer en Dieu et dans Ses œuvres. Ainsi, le don de science a pour objet principal les effets, et le don de sagesse la cause. L’un procède par voie d’analyse, l’autre par voie de synthèse. (voir S. Th., 2a, 2ae, q. 9, art. 1, 2, corp). On voit que dans le système de notre déification, aucun moyen n’a été oublié, et que le Saint-Esprit s’adresse à toutes les aptitudes.
La connaître dans ses motifs de crédibilité, au point d’en être tellement convaincu que rien ne puisse affaiblir notre adhésion : c’est le but du don d’intelligence.
La connaître dans les applications qu’il faut en faire aux actes particuliers : c’est le bienfait du don de conseil.
Enfin, il est une manière plus parfaite encore de connaître la vérité, c’est de la voir dans la cause première, dans la cause des causes, en Dieu, et de la voir avec un immense amour. De cette hauteur, on juge avec certitude de toutes les causes secondes et de leurs effets ; on met ses pensées et ses actions en harmonie, non plus avec telle eu telle vérité isolée, avec telle ou telle cause seconde, avec tel ou tel effet particulier, mais avec la cause première. Alors, dans une certaine mesure, l’homme participe au privilège des anges de la première hiérarchie, qui voient en Dieu même la raison des choses. Il possède la magnifique synthèse de la vérité, et il peut juger de tout le plan divin dans l’ordre naturel aussi bien que dans l’ordre surnaturel, puisqu’il peut juger de Dieu Lui-même. (I Cor., II, 15. - Ibid., 10. - S. Th., 2a, 2ae, q. 45, art. 1, Corp., et q. 8, art. 6, Corp. ; S. Anton., IV p., lit. X, c. III).
On voit combien le don de sagesse est supérieur aux dons de science, de conseil, d’intelligence, et comment il les perfectionne. Il ne perfectionne pas moins les dons de crainte, de piété et de force. Grâce au don de sagesse, leurs actes acquièrent une énergie, une constance, une étendue, une suavité, une perfection, en rapport avec les lumières et les effusions d’amour, qui découlent de ce don supérieur à tous les autres. C’est ainsi que le cœur de l’homme se trouve élevé au niveau de son intelligence.
Quant à la différence qui existe entre le don de sagesse et la foi, la vertu de sagesse, et la sagesse gratuite, elle est facile à connaître. La foi adhère à la vérité, telle qu’elle lui est proposée : elle ne va pas plus loin. La vertu de sagesse est une habitude acquise par l’étude, ou infuse par la grâce ; mais, naturelle ou surnaturelle, cette vertu n’a ni la hauteur, ni l’étendue, ni la certitude, ni la suavité, ni la spontanéité du don de sagesse. (S. Anton., ubi suprà). Ce don, prenant pour point de départ la vérité connue par la foi, certifiée par le don de science, pénétrée par la vertu de sagesse, en illumine toutes les parties, en tire les conséquences soit pour orienter nos pensées, soit pour diriger nos actions et conformer à la raison divine notre vie intellectuelle et morale.
Plusieurs différences distinguent aussi le don de sagesse de la sagesse nommée par l’apôtre, lorsqu’il dit : A l’un est donné, par le Saint-Esprit, le discours de la sagesse. (1 Cor., XII, 8). D’abord, celle-ci peut être commune aux bons et aux méchants. Son privilège est de connaître les vérités divines, non par acquisition, mais par infusion, et assez parfaitement pour en instruire les autres et réfuter les contradicteurs. Celle-là ne se trouve que dans les bons, à qui elle communique non seulement la lumière, mais le goût des choses divines. Tant qu’ils sont en état de grâce, elle habite dans l’enfant comme dans l’homme fait. Dans le second elle est en acte, dans le premier en puissance, à raison de la faiblesse de l’âge. Quoique à des degrés différents, tous la possèdent autant qu’il est nécessaire au salut. (S. Anton., ubi suprà).
2° Quels sont les effets du don de sagesse ? Inonde r l’esprit d’une lumière supérieure à toute autre lumière, remplir le cœur d’un goût indicible pour Dieu et pour toutes les choses divines : tels sont, comme nous venons de l’indiquer, les deux effets principaux du don de sagesse. Voyons ce qui arrive à l’homme favorisé de ce don précieux. Il en est de cet homme comme d’un aveugle, qui reçoit la vue à l’âge de trente ou de quarante ans. Pendant tout le temps qu’il a été aveugle, cet homme que pensait-il du monde ? Il croyait à l’existence du soleil, de la lune et des étoiles ; il croyait qu’il existe des arbres, des fruits, des fleurs ; qu’il y a toutes sortes de poissons dans l’eau, d’oiseaux dans l’air, et sur la terre toute espèce d’animaux. Il croyait tout cela, parce qu’on le lui avait dit ; mais tout cela n’éveillait en lui aucune connaissance précise, et n’excitait en lui ni amour ni joie, parce qu’il n’avait rien vu.
Or, voilà cet homme qui obtient subitement la vue. Il voit comment le soleil étend partout ses rayons ; il voit comment les montagnes sont couvertes d’arbres et de fruits ; il voit comment les prairies sont émaillées de fleurs plus belles les unes que les autres. Frappé de ces beautés qu’il voit pour la première fois, il s’arrête stupéfait.
Quittez maintenant cet aveugle, pour vous tourner vers l’âme humaine. Elle possède la lumière de la foi, elle croit que Dieu est infini, qu’Il est la source inépuisable de toutes les perfections ; mais, comme cette lumière est trop obscure, elle n’excite en elle ni beaucoup d’amour pour Dieu, ni beaucoup de joie. Mais le Saint-Esprit communique-t-il à cette âme la lumière du don de sagesse ? Quel changement subit s’opère en elle ! Les perfections divines se montrent à ses regards dans toute leur splendeur. Elle est comme hors d’elle-même et comme submergée dans cet océan de la divinité. (Pergmayer, Méditat., etc., p. 44).
Nous avons vu que le don d’intelligence dessille aussi les yeux de l’âme ; mais, entre l’illumination qu’il produit et celle dont l’Esprit de sagesse est la source, grande est la différence. Le don d’intelligence éclaire les vérités particulières, les unes après les autres, mais, ne les contemplant pas dans la cause première, il ne les relie pas entre elles, de manière à en composer une vaste synthèse. C’est le privilège du don de sagesse.
Dans l’amoureuse lumière dont il est le foyer il voit, il embrasse tout l’ensemble des choses divines : les vérités de la foi, toute la doctrine chrétienne, la théologie, l’écriture, les règles de la morale publique et privée, et tout ce qui peut contribuer à la sainteté de la vie et à l’acquisition du salut. (Corn. a Lap., in Jacob., c, III, 17).
Le don d’intelligence n’est pas accompagné, du moins au même degré que le don de sagesse, du goût et de l’amour des choses divines ; nouvelle et grande différence.
« En effet, dit saint Bonaventure, autre chose est de savoir que le miel est doux, autre chose de le manger et d’en goûter réellement la douceur. »
Éclairée par le don d’intelligence, l’âme croit et sait que Dieu est infiniment doux ; cependant elle ne goûte pas cette douceur. Possède-t-elle le don de sagesse ? Non seulement elle sait que Dieu est infiniment doux, elle goûte encore cette douceur ineffable : son cœur en est rempli. De là vient qu’elle trouve ses délices à s’entretenir avec Dieu, à s’occuper de Dieu, à procurer Sa gloire. De là, l’esprit d’oraison, l’esprit intérieur, l’esprit de sacrifice ; l’union amoureuse de l’âme avec Dieu, et sa transformation en Lui : le repos de toutes ses puissances, l’apaisement de ses passions, l’amour de la solitude et du silence. C’est alors qu’elle peut dire comme l’épouse des cantiques : Mon bien-aimé à moi, et moi à Lui ; je suis Sa propriété, je suis Son royaume. Il règne en moi, Il me gouverne. Il est le maître et le directeur de ma vie intérieure et extérieure. Ce n’est plus moi qui vis, c’est Lui qui vit en moi.
Lumière et amour, la sagesse, en se répandant au dehors, fait l’homme tout entier à son image. Or, suivant l’apôtre saint Jacques, la sagesse qui vient du Saint-Esprit est pudique, pacifique, modeste, facile à persuader, amie des bons, pleine de miséricorde et de bonnes oeuvres, elle ne juge point, elle n’est point dissimulée. (Epist., III, 17). Tel est, dans ses grandes lignes, le portrait du vrai sage.
Il est pudique. Par là il faut entendre non seulement la pureté du corps, mais encore la pureté de l’âme et de la doctrine. C’est un fait que la véritable chasteté conjugale, la véritable virginité, la véritable continence, la véritable pureté de parole et de doctrine ne se trouve que dans le christianisme et dans le sage chrétien. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil sur le paganisme et les sages païens, sur le mahométisme, le protestantisme, le rationalisme moderne et sur les prétendus sages de ces différentes écoles.
Il est pacifique. Les contentions, les discussions, les rixes, les disputes, lui sont antipathiques : nouveau trait qui le distingue de tous les faux sages. La raison en est simple. La vraie sagesse est fille du Saint-Esprit. Le Saint-Esprit est la source de la paix et de la concorde. La paix est la tranquillité de l’ordre. L’ordre est le fruit de la sagesse. Le sage est nécessairement humble. Or, l’humilité est la mère de la paix.
Il est modeste. Modestie d’affirmation et de prétentions ; modestie de paroles et de manières ; modestie de nourriture, de vêtement, d’ameublement et de plaisirs, sont les caractères du vrai sage. Autre différence entre lui et le faux sage. Qui ne sait combien furent prétentieux, vaniteux, tranchants, orgueilleux, susceptibles, sensuels, les sages du paganisme, les sages de l’hérésie ; combien le sont encore les sages de l’incrédulité moderne ! Animaux de gloire, comme les appelle saint Jérôme, ils n’ont vécu et ils ne vivent, ils n’ont écrit et ils n’écrivent que pour occuper les autres de soi, pour se faire un nom ou une position : et malheur à qui les touche du bout du doigt !
Il est facile à persuader. C’est-à-dire tout à la fois à se laisser persuader et à persuader les autres. Plein de lumière, son esprit reconnaît sans peine le vrai, dès qu’il lui est proposé ; plein d’amour pour le vrai, son cœur l’embrasse avec ardeur. Pleine d’amour et de vérité, sa parole ne rencontre de la part des âmes droites aucune résistance sérieuse. Qu’il en est autrement des philosophes de l’erreur et de leurs adeptes ! Aux preuves les plus convaincantes ils opposent obstinément de stupides négations. Seules les erreurs les plus grossières trouvent le chemin de leur âme ; et, fils du père du mensonge, ils les embrassent comme des sœurs, les enseignent comme des vérités.
Il est ami des bons. Entre le sage chrétien ou le vrai chrétien, ce qui est tout un, et les vrais chrétiens, les vrais bons de tous les siècles et de tous les pays, il y a une réelle affinité. Affinité puissante qui, semblable à l’étincelle électrique, remue en un clin d’œil toutes les âmes catholiques et les met à l’unisson les unes des autres. Pensées, joies, douleurs, craintes, espérances, intérêts, tout devient commun. De là, l’immense fraternité du bien, qui est le caractère peut-être le plus inexplicable de la vraie religion. « Tous reconnaîtront, disait le Verbe Incarné, que vous êtes Mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres» (Joan., XIII 35).
Ennemis des bons et amis des méchants, voilà ce qu’ont toujours été et ce que sont encore les faux sages de tous les temps et de tous les pays. N’est-ce pas ce qu on voit aujourd’hui, peut-être plus clairement que jamais ? Quel que soit le climat qu’ils habitent ou le masque dont ils se couvrent, l’Esprit mauvais connaît ceux qui sont à lui. Il les exalte, il les défend. Pour eux il éveille les sympathies de tous leurs frères en impiété, en révolution, en antichristianisme.
Il est plein de miséricorde et de bonnes œuvres. De miséricorde, parce qu’il possède en personne l’Esprit de celui qui a dit : Bienheureux les miséricordieux, parce qu’il leur sera fait miséricorde. De bonnes œuvres, parce que son âme est un des rameaux de la vigne dont le Verbe Incarné est le cep immortel et toujours fécond. Un des caractères du faux sage, c’est l’égoïsme, par conséquent la sécheresse et la dureté de cœur : Viscera impiorum crudelia ; et la stérilité des bonnes œuvres. Voyez quel fut dans la Grèce et à Rome le règne des philosophes ; et quel il a été chez nous à la fin du dernier siècle. Si vous le pouvez, nommez les actes immiséricordieux dont ils se sont abstenus ; les œuvres bonnes qu’ils ont faites ; les institutions utiles qu’ils ont fondées.
Il ne juge pas. Plus l’homme est éclairé et charitable, moins il est porté à juger, à critiquer, à censurer le prochain. Mieux que personne il sait que le jugement appartient à Dieu ; que l’Évangile défend de juger les autres, si on ne veut pas être jugé soi-même, et que rien n’est plus exposé à l’erreur que les jugements humains, basés le plus souvent sur des antipathies ou des sympathies, quelquefois même sur de simples apparences. Il en est tout autrement du faux sage. Ne doutant de rien, parce qu’il ne se doute de rien, esclave de ses intérêts et de ses passions, il juge hardiment, il accuse, il critique, il condamne, il prête aux autres des intentions qu’ils n’ont jamais eues et leur fait dire ce qu’ils n’ont pas dit. Que font du matin au soir, en parlant du souverain pontife, du clergé et des catholiques, les écrivains prétendus philosophes dont nous sommes environnés ?
Il n’est pas dissimulé. C’est ici un des beaux caractères du vrai sage. Dire la vérité, rien que la vérité ; vérité dans les rapports d’homme à homme ou de peuple à peuple ; vérité dans l’histoire et dans la science ; la dire sans réticence et sans mélange d’erreur, la dire avec respect, parce qu’elle est la vérité, avec amour parce qu’elle est le pain de l’homme ; applaudir à ceux qui la disent, parce qu’elle est la lumière de l’aveugle, le remède des malades, la consolation des affligés, le salut des nations, et qu’elle n’est pas un bien personnel. (Sap., I, 5. - Ibid., VIII, 13).
De là vient que l’âme du vrai sage est transparente. Cette transparence se réfléchit jusque dans la limpidité de son oeil, et dans l’épanouissement de son visage. Tout autre est l’âme du faux sage, son œil, sa figure. Fils du grand menteur, le mensonge est habituellement sur ses lèvres et sous sa plume. Il affecte la vérité, la sincérité, la sainteté, et il enseigne l’erreur, l’hypocrisie, l’iniquité. C’est le loup sous la peau de la brebis. Mais, quoi qu’il fasse, le loup paraît dans cet œil à peine entr’ouvert, dans ce regard oblique et incertain, dans ce visage dont tous les traits ramassés et immobiles, semblent conspirer pour jeter un voile impénétrable sur les sentiments et la pensée.
Lumière au-dessus de toute lumière, amour au-dessus de tout amour, paix, sérénité, transformation de l’homme en Dieu : voilà, dans ses effets positifs, l’admirable don de sagesse. L’étudier dans ses effets négatifs, c’est, à un nouveau point de vue, montrer combien il est nécessaire.
Quelle est la nécessité du don de sagesse ? La nécessité du don de sagesse est souveraine, absolue, universelle. Est-il besoin d’en dire la raison ? Libre de se choisir un maître, l’homme n’est pas libre de n’en point avoir. Quand nous disons l’homme, nous disons la famille, le peuple, le genre humain tout entier. Vivre sous l’empire de l’esprit de sagesse, ou sous l’empire de l’esprit contraire, l’alternative est impitoyable, de tous les jours, de toutes les heures et dans toutes les positions. Quel est l’esprit satanique, opposé à l’esprit de sagesse ? C’est l’esprit de luxure. (S. Anton., IV p., tit. X, c. I, p. 153). L’un élève l’homme jusqu’à Dieu ; l’autre l’abaisse jusqu’à la brute.
Afin d’apprécier, comme il convient, ce double mouvement d’ascension et de descente, il faut faire deux remarques importantes : la première, qu’il y a trois sortes de sagesses contraires à la sagesse divine : la sagesse terrestre, la sagesse animale, la sagesse diabolique. « Tout être actif, dit saint Thomas, agit pour une fin. S’il n’agit pas pour sa fin véritable, il agit pour une fin indue : cette nécessité est universelle. L’homme met-il sa fin dans les biens de la terre : or, argent, maisons, champs, troupeaux ? c’est la sagesse terrestre. La place-t-il dans les biens du corps : le boire, le manger, la débauche ? c’est la sagesse animale. La fixe-t-il dans sa propre excellence : estime de lui-même, présomption, orgueil, ambition des places et des honneurs ? c’est la sagesse diabolique, parce qu’elle rend l’homme imitateur du diable, appelé le roi des orgueilleux» (S. Th., 2a, 2ae, q. 45, art. I, ad 1).
L’Ange de l’école n’est que le commentateur de l’apôtre saint Jacques qui nomme satanique cette triple sagesse, ou plutôt cette triple application de la même sagesse (Epist. III, 15). Or, cette sagesse satanique est crime, malheur et folie. Elle est crime, puisque c’est très volontairement, très sciemment que, au mépris de la volonté de Dieu, des lumières de sa raison, des aspirations de son cœur, l’homme place sa fin dernière dans la créature, et bouleverse ainsi tout le plan divin.
Elle est malheur, par la raison qu’elle est crime et par les conséquences temporelles et éternelles qu’elle entraîne. Ces conséquences sont les injustices, les inquiétudes, les mécomptes, les désespoirs, les remords, les divisions intestines, les révolutions sociales et les peines de l’enfer.
Elle est folie, parce qu’elle éteint, dans la boue des créatures, le double flambeau de l’intelligence et de la foi. Le fou est celui qui a perdu le sens humain et le sens divin. N’ayant plus le sens, le fou ne sait plus faire le discernement des choses. Il appelle vrai ce qui est faux et faux ce qui est vrai, bon ce qui est mauvais et mauvais ce qui est bon, nécessaire ce qui est inutile et inutile ce qui est nécessaire. Esclave d’une idée fixe, en elle il place son bonheur, pour elle il oublie tout ; nuit et jour il chasse à des rêves, à des fantômes, à des riens ; il s’épuise à les poursuivre et à les embrasser. En vain voudriez-vous l’éclairer, il ne comprend pas ; des hochets sont pour lui des trésors. Le menace-t-on de les lui ôter ? il entre en fureur, il crie, il frappe, il brise, il pleure. Voilà le fou (Vig., c. XII, p. 413).
Et voilà, trait pour trait, l’homme ou le peuple, possédé par l’Esprit de sagesse satanique. Mauvais appréciateur de luimême, de ses destinées, de ses devoirs et de ses intérêts, il met en bas ce qui doit être en haut, en haut ce qui doit être en bas, le principal à la place de l’accessoire, l’accessoire à la place du principal, le fugitif à la place de l’immuable, le naturel à la place du surnaturel, le fini à la place de l’infini, le corps avant l’âme. Nul argument humain n’est capable de le détromper, il est fou et il veut l’ètre : Noluit intelligere ut bene ageret.
Médecins, ne l’approchez pas trop près, choisissez bien votre temps, insistez avec réserve pour lui faire accepter vos remèdes ; encore n’êtes-vous pas sûrs qu’il ne réponde à vos charitables soins par des moqueries, par des injures et par des colères, ou même, comme il l’a fait souvent, comme il le fait encore, en vous meurtrissant de coups et en vous envoyant à la mort : voyez plutôt.
Le genre humain était atteint de cette criminelle et déplorable folie, lorsque le Verbe Incarné descendit du ciel pour le guérir. Par Ses prophètes, par lui-même et par Ses apôtres, Il annonce le but de sa mission. O homme, tu es dupe de ta sagesse. Cette sagesse est terrestre, animale, diabolique : elle est folie, elle est mort. Je perdrai la sagesse des sages ; je frapperai de réprobation la prudence des prudents (Is., XLVII, 10. - I Cor., III, 19. - Rom., VIII, 6. - I Cor., I, 19 et Is. XXIX. 14). A la nouvelle de l’arrivée du divin guérisseur, tous les aliénés de cœur sont troublés jusque dans les profondeurs de leur être, et se préparent à recevoir leur médecin, comme ils l’ont reçu, en l’insultant, en le persécutant, en le crucifiant (Ps. LXXV).
La seconde remarque est que la triple sagesse, ou mieux la triple folie dont nous venons de parler, aboutit presque toujours à la folie de la chair. Pour un fou d’orgueil et d’avarice, vous trouverez cent fous de luxure. Cette chute est dans la nature des choses. L’homme est fait pour adorer ; s’il n’adore pas le Dieu très haut, il faut qu’il adore le Dieu très bas ; s’il n’adore pas le Dieu esprit, il adorera le Dieu chair. De là vient, si vous les scrutez avec soin, qu’au fond de tous les cultes païens, de toutes les pratiques démoniaques, de toute conscience émancipée, vous trouverez infailliblement une souillure. Vénus en est le dernier mot. Commencé par la gourmandise, le despotisme de la chair finit par la luxure. Or, de toutes les folies, celle de la luxure est la plus honteuse, la plus furieuse, la plus féconde en désastres et la plus difficile à guérir.
Comme le Saint-Esprit est inséparable de Ses dons, Satan est inséparable des siens. Comme le don de sagesse suppose et couronne tous les dons du Saint-Esprit, le don de luxure, suppose et traîne à sa suite tous les dons sataniques. Pas un impudique qui ne soit orgueilleux, avare, gourmand, jaloux, emporté, paresseux : c’est un fait constaté par l’expérience des âmes et par les enseignements de l’histoire. Aux ordres de leur chef, il n’est pas de crime que les affreux satellites de la luxure ne commettent pour lui obéir. Les duels, les assassinats, les empoisonnements, les rapts, les violences, les infanticides, les excès de table, les noires jalousies, la perfide médisance, l’odieuse calomnie, les trahisons, les bassesses, les vols, les divisions, les haines sont leur ouvrage.
Que la luxure vienne à régner sur un peuple, sur une époque, attendez-vous à des iniquités sans nombre et sans nom, à des dépravations d’idées, de goûts et d’habitudes sans exemple. Vous compterez par myriades des existences sans remords, des morts sans repentir, des fous et des suicides dans des proportions inconnues. Viciée presque dans sa source, la vie elle-même se manifestera par l’étiolement et par la dégénérescence de la race. Tantôt semblable à l’édifice assis sur un terrain marécageux et toujours menaçant de s’affaisser sur lui-même ; tantôt semblable à la ville prise d’assaut, où le meurtre et le pillage sont en permanence, la société, livrée à l’Esprit de luxure, sera sans cesse sur le penchant de sa ruine, ou deviendra une arène sanglante, dans laquelle toutes les passions déchaînées se livreront des combats à outrance. Ainsi finissent les peuples voluptueux.
Tous ces malheurs et toutes ces chances de malheurs ne suffiront-ils jamais, pour nous faire sentir la nécessité du don qui nous en préserve ? En vain le monde actuel multiplie les révolutions pour arriver à la liberté. Une seule révolution peut l’affranchir : c’est la révolution morale, qui, brisant la tyrannie de la luxure et de ses satellites, le replacera sous l’empire de l’Esprit de sagesse. Sinon, non.
Arrivé au dernier des sept dons, jetons un regard rétrospectif sur notre travail. Jusqu’ici nous avons étudié les dons du Saint-Esprit en eux-mêmes. Si importante qu’elle soit, une pareille étude ne suffit pas. Pour bien connaître les dons du Saint-Esprit, il faut les voir en action. Alors seulement il sera possible d’en comprendre la beauté, la puissante fécondité, la nécessité, l’application aux actes de la vie et leur influence sur le bonheur du monde. Tel est le nouvel horizon qui va s’ouvrir devant nous.
CHAPITRE XXXIV
LES BÉATITUDES.
Résumé de l’étude sur les dons du Saint-Esprit. - Ils sont des principes actifs. -Ce qu’ils produisent. - Ce que sont les Béatitudes. - D’où vient leur nom. Quel en est le nombre. - Elles s’adaptent aux différents â ges de la vie. - Quel sont leurs rapports avec le bonheur de chaque homme. - Comment elles procurent le bonheur des sociétés. - Quelle est leur supériorité sur les vertus. - Quel est leur ordre hiérarchique. Rapport de chaque Béatitude avec sa récompense. - Gradation dans la récompense.
Notre étude des dons du Saint-Esprit peut se résumer dans les vérités suivantes : les dons du Saint-Esprit sont les principes déificateurs de l’homme et de la société ; le monde leur doit tout ce qu’il a de vraiment beau et de vraiment bon. Au don de Crainte de Dieu, il doit ses vrais grands hommes ; au don de piété, ses innombrables asiles pour toutes les misères ; au don de Science, ses affirmations certaines et ses savants de bon aloi ; au don de Conseil, ses peuples de vierges et tous ses services gratuits de charité ; au don d’Intelligence, sa supériorité intellectuelle sur les nations qui ne sont pas chrétiennes ou qui cessent de l’être ; au don de Sagesse, ces fous sublimes qu’on appelle les saints lumière, gloire et salut de l’humanité. (I Cor., IV, 10. - Id., I, 23).
Aux dons du Saint-Esprit sont opposés les sept péchés capitaux, principes corrupteurs de l’homme et du monde, ces dons sataniques produisent des effets en rapport avec leur nature ; à eux il faut attribuer toutes les hontes et tous les crimes de l’humanité.
L’homme et le monde, vivant sous l’influence de l’Esprit du bien ou de l’Esprit du mal, il en résulte que, depuis sa chute, le genre humain obéit à une impulsion septiforme. Cette impulsion est septiforme, et elle doit l’être. D’une part, le Saint-Esprit est inséparable de ses dons, comme Satan est inséparable des siens. D’autre part, cette impulsion doit atteindre toutes les facultés de l’homme et déterminer, comme de fait elle détermine, toutes leurs opérations bonnes ou mauvaises. Tel est le double principe moteur de l’humanité. Dirigé par le souffle du Saint-Esprit, le monde est un vaisseau qui cingle vers le port ; poussé par le souffle du mauvais Esprit, c’est un vaisseau qui marche à la dérive et qui finit infailliblement par se perdre. Si donc on veut prédire l’avenir d’un règne ou d’une époque, il suffit de voir à quelle impulsion ils obéissent.
Cependant la déification de l’homme, commencée par le Verbe et continuée par le Saint-Esprit, n’a pas encore atteint sa perfection. Les sept dons divins ne sont pas, en nous, des forces dormantes ; ils sont autant de principes actifs qui doivent se manifester par des opérations, en rapport avec la nature et l’objet de chacun. C’est ainsi que l’arbre, dont la sève est mise en mouvement par la chaleur du soleil, doit produire des feuilles, des fleurs et des fruits, suivant son espèce. La comparaison évangélique, qui déjà nous a rendu sensible la différence des vertus et des dons, va encore nous faire comprendre la différence des dons et des béatitudes.
Que faut-il entendre par les béatitudes ? D’où vient leur nom ? Quel est leur nombre ? Quels sont leurs rapports avec le bonheur de chaque homme ? Comment procurent-elles le bonheur des sociétés ? Quelle est leur supériorité sur les vertus ? Quel est leur ordre hiérarchique ? Quels sont leurs rapports avec les dons du Saint-Esprit ? Telles sont les questions qui nous semblent embrasser, dans l’ensemble, un sujet aussi peu connu, et non moins intéressant, que les dons du Saint-Esprit.
1° Que faut-il entendre par les béatitudes ? Les béatitudes sont les dons du Saint-Esprit en action. (Vig., c. XIII, p. 418). Il en est du chrétien comme d’un arbre. Lorsque, dans le baptême, il a reçu la vie divine et avec elle les vertus infuses ; lorsque, par ses sept dons, le Saint-Esprit est venu donner le mouvement à toutes ces vertus, comme la chaleur à la sève, le chrétien peut et doit pratiquer certains actes d’une perfection surnaturelle, qui l’acheminent à sa fin dernière. (Il n’est pas besoin de dire que tout cela se fait en même temps et par une seule opération).
Ces actes sont appelés béatitudes, c’est-à-dire béatifiants. Ils diffèrent des vertus et des dons, comme l’effet diffère de la cause, le ruisseau de la source, la fleur de l’arbre ; ou, pour parler le langage de la théologie, comme la faculté en acte diffère de la faculté en puissance. « Les béatitudes, dit saint Thomas, diffèrent des vertus et des dons, comme les actes diffèrent des habitudes» (S. Th.,1a, 2ae, q. 49, art. 1, corp). Ainsi, les béatitudes ne sont pas, comme leur nom semblerait l’indiquer, des habitudes ou des états permanents ; mais des actes transitoires, produits par des habitudes permanentes, appelées dons du Saint-Esprit.
2° D’où vient leur nom ? Le nom si doux et si peu c ompris de béatitude signifie bonheur parfait, repos final. « La béatitude, dit un grand théologien, est le souverain bien, la fin dernière ; tous conviennent de cette définition. Nous appelons souverain bien ce qui a toutes les qualités du bien, et qui n’a aucune des qualités du mal, ce à quoi rien ne manque et ce à quoi on ne peut rien ajouter. Tous conviennent encore que ce souverain bien est un, et que c’est Dieu, bien parfait et source de tout bien, qui, s’unissant par adoption les anges et les hommes, les rend participants de Sa béatitude infinie» (Vig., c. XIV).
Or, la béatitude est la fin dernière de la vie humaine (S. Th., 1a, 2ae, q. 69, art. 1, corp). Cette vérité est tellement certaine, que l’homme peut bien fausser la loi qui le pousse à la recherche du bonheur, mais il ne peut s’y soustraire. Le sachant ou sans le savoir, par le crime comme par la vertu, nuit et jour il travaille pour la béatitude. Tranquille et content, s’il la trouve ; inquiet et malheureux, s’il la poursuit en vain. C’est l’aiguille aimantée qui, soumise à une attraction mystérieuse, gravite incessamment vers le pôle, et ne devient immobile qu’après s’être mise en rapport direct avec ce point du ciel.
La béatitude étant le bonheur parfait, et le bonheur parfait étant la pleine possession de Dieu, trois choses sont évidentes. La première que, par rapport à l’homme, la béatitude est tout à la fois imparfaite et parfaite. Imparfaite sur la terre, où nous ne voyons Dieu, le souverain Bien, qu’à travers les ombres de la foi, et ne le possédons que d’une manière imparfaite. Parfaite dans le ciel, où nous verrons Dieu face à face, et le posséderons sans crainte de Le perdre jamais. La seconde, que l’homme n’arrive pas tout d’un coup à sa fin. La troisième, que sa fin, ou la béatitude, n’est pas et ne peut pas être de ce monde.
Dans ces vérités de logique et de bon sens se trouve, pour le dire en passant, la preuve sans réplique de !rois vérités fondamentales : l’existence d’une autre vie, la liberté humaine, l’obligation pour l’homme, pendant toute la durée de son passage ici-bas, de tendre à sa fin par des progrès continuels. Le temps ne lui a pas été donné pour un autre usage. Ces progrès, étant un acheminement vers la béatitude, sont la béatitude commencée. De là vient que, dans son langage profondément philosophique, l’Évangile appelle béatitudes, certains actes de la vie présente, qui conduisent plus directement à la béatitude de l’autre.
Développant le texte sacré, la théologie catholique ajoute qu’on leur donne le nom de béatitudes pour deux raisons. La première, parce qu’ils nous rendent heureux ici-bas. C’est un fait d’expérience universelle que la plus grande somme de contentement, même en ce monde, est pour le chrétien fidèle à pratiquer les sept actes sublimes, auxquels le Verbe Incarné a justement donné le nom de béatitudes. La seconde, parce qu’ils nous conduisent plus directement à la béatitude finale, dont ils nous font jouir en espérance. C’est ainsi qu’on dit d’une personne qu’elle a obtenu l’objet de ses vœux, lorsqu’elle a l’espérance fondée de l’obtenir. L’Apôtre lui-même n’a-t-il pas écrit : Nous sommes sauvés en espérance ? Or, l’espérance d’obtenir notre fin dernière est fondée sur quelque chose, qui nous y dispose et nous en approche. Ce quelque chose consiste dans les opérations des dons du Saint-Esprit. De là vient qu’elles sont appelées béatitudes, ou actes béatifiants (1).
En expliquant les rapports de chaque béatitude avec le don correspondant, nous justifierons d’une manière sensible ce nom de béatitude. Nous le ferons, afin de montrer que les choses dont l’Évangile fait dépendre le bonheur ne sont pas la source d’un simple bonheur mystique, comme on parle aujourd’hui, c’est-à-dire purement spirituel et presque imaginaire. La vérité est que, sous tous les rapports et dans la plus large acception du mot, les béatitudes produisent ce que leur nom signifie. Pour la vie présente, comme pour la vie future, elles sont réellement la charte de la félicité.
3° Quel est le nombre des béatitudes ? Avec les conciles et avec saint Thomas, nous comptons sept béatitudes. La huitième, énoncée par saint Mathieu, n’est que la confirmation et la manifestation des autres. En effet, dès que l’homme est affermi dans la pauvreté spirituelle, dans la douceur et dans les autres béatitudes, la persécution est impuissante à le détacher de ces biens inestimables (2).
(1) S. Th., 1a, 2ae, q. 69, art. 1, corp. - Dons et béatitudes, étant deux mots très distincts et très souvent répétés dans la langue catholique, ne peuvent avoir le même sens. Pourquoi donc Suarez confond-il les choses qu’ils expriment : Lib. II de Necessitate gratiæ, c. XXII ? Ratio in obscuro.
(2) S. Th., ibid., art. 3, ad 4. - Tel est aussi le sentiment de saint Augustin, de saint Antonin, du concile de Vaures, c. I, an 1868, etc.
Quant aux raisons de ce nombre sept, elles se révèlent d’elles-mêmes. D’une part, sept béatitudes suffisent pour constituer le bonheur. Moins, eût été trop peu ; plus, serait inutile. D’autre part, les béatitudes, ou actes béatifiants, n’étant que les opérations des dons du Saint-Esprit, ou mieux, ces dons mis en action, ne peuvent être qu’au nombre de sept. En outre, suivant de profonds théologiens, ces sept béatitudes sont en rapport avec les sept âges de la vie de l’homme, comme ces sept âges eux-mêmes sont en harmonie avec les sept âges du monde, et ceux-ci avec les sept jours de la création. (S. Anton., IV p., tit. VII, c. 5).
4° Quels sont les rapports des béatitudes avec le bonheur de chaque homme ? « La vie présente, dit saint Antonin, se divise en sept âges, pendant lesquels le Verbe Incarné s’est fait, au moyen des sept béatitudes, notre régulateur universel. Ces béatitudes, qui ne sont que des actes vertueux, l’homme doit les avoir toutes et toujours ; mais adapter chacune en particulier à l’âge où il est. Là, se trouve le principe de son bonheur. (
Le premier âge, c’est l’enfance, qui s’étend depuis la naissance jusqu’à sept ans. Faiblesse, humilité, détachement, simplicité, candeur, sont les vertus et les charmes de cette période de la vie. Si l’enfant les possède, il exprime en luimême la ressemblance du Dieu-enfant. Il marche vers la fin pour laquelle il a été créé : il est heureux. C’est la première béatitude et évidemment celle qui convient le mieux au premier âge : Beati pauperes spiritu.
Le second âge s’étend de sept ans à quatorze ans. Pratiquer la douceur, l’obéissance, l’amabilité, qui, jointe à la candeur et aux grâces naissantes, gagnent tous les cœurs : voilà bien le devoir propre de cette belle partie de l’existence. L’enfant qui le remplit retrace encore l’image du Verbe Incarné ; il marche vers sa fin dernière : il est heureux. C’est la seconde béatitude et évidemment celle qui est le mieux appropriée à cet âge : Beati mites.
Le troisième âge comprend de quatorze ans à vingt-huit ans. La période devient double à cause du développement physique et moral de l’homme. L’adolescence est l’âge périlleux. Le monde qui sourit, les passions qui s’éveillent, les sens qui parlent, tout devient occasion de luttes incessantes. C’est alors, ou jamais, que l’homme a besoin de mortification, de vigilance, des saintes tristesses de la pénitence, et des salutaires ennuis de l’exil. S’il le comprend et que sa conduite réponde à sa foi, il est heureux. C’est la troisième béatitude : Beati qui lugent.
Le quatrième âge va de vingt-huit ans à quarante-deux ans. Cet âge, où la jeunesse déborde, est ardent aux affaires, avide d’argent, d’honneurs, de positions sociales et trop souvent peu délicat sur les moyens de les obtenir. C’est pourquoi, jeune homme, si tu veux éviter la lèpre de Giézi et la soif éternelle du mauvais riche, excite en toi la soif ardente, la faim continuelle de la justice. A ce prix, et seulement à ce prix, tu seras heureux. C’est la quatrième béatitude ; elle est faite pour toi : Beati qui esuriunt.
Le cinquième âge s’étend de quarante-deux ans à cinquante-six ans. C’est l’âge de la virilité et aussi le commencement du déclin. Derrière lui, l’homme voit la vie qui s’enfuit ; devant lui, l’éternité qui s’avance. Dans une pareille situation, que peut-il faire de plus sage ? Avoir pitié de son âme. Qu’est-ce à dire ? D’une part, réparer les pertes qu’il a faites en péchant ; d’autre part, mettre sa fortune en sûreté, en la faisant transporter par les pauvres dans le lieu de son éternelle demeure. S’il agit de la sorte, il devient heureux du bonheur propre à cet âge ; il pratique la cinquième béatitude : Beati misericordes.
Le sixième âge commence à cinquante-six ans et finit à soixante-dix ans. Age de la vieillesse, vénérable par ses cheveux blancs et par son expérience, il peut et il doit l’être plus encore par la sainteté des mœurs. A moins qu’il ne soit de ces vétérans du crime, dont parle le prophète Daniel, rien n’est plus facile au vieillard que d’éviter les souillures du péché. Ses sens sont affaiblis, les roses du visage sont remplacées par des rides, le feu de la concupiscence a perdu ses ardeurs. Qu’il profite de cette décadence de l’homme extérieur, pour embellir par la pureté de sa conduite l’homme intérieur. Par cette innocence, qui lui rend en partie les charmes de l’enfance, il devient pour la jeunesse un conseil obéi, un modèle respecté ; pour tout ce qui l’entoure un centre d’attraction, d’où rayonne la bonne odeur de Jésus-Christ. Il est heureux de la béatitude qui est en harmonie avec son âge. C’est la sixième : Beati mundo corde. Le septième âge part de soixante-dix ans et se prolonge jusqu’à la fin de la vie. C’est l’âge de la décrépitude, l’âge des années qui ne plaisent pas, comme parle l’Écriture. L’affaiblissement des sens, la caducité des organes, la nécessité de soins inconnus, les infirmités, les souffrances, la dépendance d’autrui, l’éloignement des amis et même des proches, l’oubli et le mépris du monde, les regrets du passé, les tristes prévisions de l’avenir, tous ces ennemis, et d’autres encore, assiègent le vieillard. A moins de le rendre le plus malheureux des hommes, ils le constituent dans la nécessité de chercher sa paix au dedans de lui-même et de la pratiquer à l’égard de tout ce qui l’entoure. Aussi la sagesse infinie lui a réservé la septième béatitude : Beati pacifici.
Afin de l’encourager au milieu des éléments conjurés pour amener sa destruction finale, elle ajoute aussitôt : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour s’être conformés à la volonté de Dieu. S. Anton., ubi suprà).
5° Comment les béatitudes évangéliques procurent-el les le bonheur des sociétés ? Puisqu’il est établi que les béatitudes sont la source du bonheur individuel, la conséquence inévitable est qu’elles procurent le bonheur des sociétés.
Les sociétés sont heureuses lorsqu’elles sont dans l’ordre. Elles sont dans l’ordre lorsque, connaissant leur fin dernière, c’est-à-dire leur bonheur, elles y marchent d’un pas assuré. Or, entraînés par leur corruption native, la plupart des fils d’Adam, peuples ou individus, cherchent le bonheur dans les créatures. En détournant l’homme de sa fin, cet entraînement aveugle est la source de tous les maux, qui méritent cent fois à la terre le nom de vallée des larmes. Dupe de l’ange de ténèbres, le genre humain cherche le bonheur par trois voies différentes : voie des honneurs, voie des richesses, voie des plaisirs. Avec une autorité souveraine, les trois premières béatitudes rectifient cette funeste tendance. Bienheureux, disent-elles, ceux qui sont humbles et détachés, ceux qui sont doux, et ceux qui pleurent. Pourquoi bienheureux ? Parce qu’ils sont à l’abri de la fascination générale qui fait le malheur des autres. Bienheureux, parce que, n’attachant qu’un faible prix à la possession des biens terrestres, ils les acquièrent sans passion, les possèdent sans inquiétude et les perdent sans regrets superflus. Bienheureux, parce que chaque acte d’humilité, de détachement, de douceur et de tristesse chrétienne les rapproche du bonheur suprême. Bienheureux, parce qu’ils ont en perspective les biens de l’éternité, magnifique récompense de leur mépris pour les biens du temps. Pratiquer le détachement chrétien des choses périssables, n’est-ce rien pour le bonheur du monde ? En cela consistent les trois premières béatitudes. Les deux suivantes : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice ; bienheureux les miséricordieux, sont un second pas vers le bonheur. En détachant l’homme des créatures, les trois premières béatitudes font qu’il s’attache au souverain bien : car son cœur ne peut demeurer vide. Ainsi, elles le constituent dans l’ordre par rapport à Dieu, c’est-à-dire dans la paix avec Dieu.
Les deux secondes procurent la paix avec le prochain. L’homme est en paix avec le prochain, lorsqu’il accomplit les devoirs de justice et de charité. Il les accomplit avec une rare perfection, lorsque, d’une part, ses paroles et ses œuvres témoignent qu’il est animé de l’amour, ce n’est pas assez, qu’il est dévoré de la faim et de la soif de la justice, en tout et à l’égard de tous ; lorsque, d’autre part, il montre pour le prochain, même pour ses ennemis, une charité indulgente, qui excuse les fautes ou les intentions ; compatissante, qui secourt tous les besoins ; miséricordieuse, qui pardonne les offenses.
Paix avec Dieu, paix avec le prochain : tels sont les effets des cinq premières béatitudes. Pour compléter le bonheur, même temporel, de l’homme et de la société, que reste-t-il, sinon la paix avec soi-même ? Elle résulte des deux dernières béatitudes : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur ; bienheureux les pacifiques. En nous faisant pratiquer la pureté de cœur, par la mortification, la vigilance et la prière, la première maintient la subordination nécessaire de la chair à l’égard de l’esprit et nous constitue dans l’ordre. Par la douceur et la patience, la seconde nous fait manifester, dans nos relations de famille et de société, l’ordre qui règne dans notre intérieur, et nous donne le droit de nous appeler les enfants du Dieu qui lui-même s’est appelé le Prince de la paix, Princeps pacis.
Que vous en semble ? Le chrétien qui pratique les sept béatitudes ou les sept actes béatifiants par excellence, ne jouit-il que d’un bonheur mystique ? Si l’Europe actuelle, si le monde entier, possédaient ce bonheur, prétendu imaginaire, seraient-ils bien malheureux ? Insensés qu’ils sont ! Les hommes et les gouvernements actuels ont l’air de croire que les béatitudes évangéliques ne sont pour rien dans le bonheur temporel des sociétés ; et c’est justement l’absence de ces éléments, sociaux au premier chef, qui cause les révolutions dont nous avons été, dont nous sommes et dont nous serons les victimes.
6° Quelle est la supériorité des béatitudes sur les vertus ? Par cela même que les dons du Saint-Esprit sont, comme éléments sanctificateurs, supérieurs aux vertus morales, leurs opérations sont plus parfaites que celles des vertus. Voilà pourquoi elles méritent par excellence le nom de béatitudes ou actes béatifiants. La vertu fait que l’homme use avec modération des honneurs et des richesses. Le don fait qu’il les méprise. Par ce mépris sublime, le chrétien devient l’être le plus libre, le plus saintement indépendant, par conséquent le plus heureux qu’il y ait au monde : Beati pauperes.
La vertu empêche l’homme de suivre, contrairement à la raison, les mouvements de la colère. Le don fait mieux : il l’en délivre. Tarissant au fond de l’âme la source du fiel et de l’emportement, il établit le chrétien dans une douceur inaltérable qui lui gagne les cœurs : Beati mites.
La vertu règle notre affection pour la vie du temps. Le don va plus loin. Il y substitue les saintes tristesses de l’exil : Beati qui lugent.
La vertu nous fait exercer la justice à l’égard de Dieu et du prochain. Le don la surpasse. Il nous fait rendre à Dieu et à autrui ce que nous leur devons, non seulement avec exactitude, mais avec empressement et affection. Suivant le mot de l’Évangile, il nous remplit, pour la justice et pour nos devoirs de justice, d’une ardeur comparable à celle qu’éprouve pour la nourriture celui qui a faim, pour l’eau celui qui a soif : Beati qui esuriunt.
La vertu nous fait exercer la charité corporelle et spirituelle à l’égard de ceux que la raison désigne à nos bienfaits : nos amis et nos proches. Le don s’élève plus haut. Il voit le besoin, rien que le besoin ; la blessure, rien que la blessure ; le haillon, rien que le haillon ; et pour l’amour de Dieu il donne, il panse, il soulage sans distinction de proches ou d’étrangers, d’amis ou d’ennemis, de Grecs ou de barbares : Beati misericordes.
De ces cinq béatitudes fidèlement pratiquées résulte une pureté d’affections et de pensées bien plus parfaite que celle dont la simple vertu est la source et la règle Beati mundo corde. En nous rendant semblables au Dieu trois fois saint, cette pureté nous donne un droit particulier à nous appeler les enfants de Dieu : Beati pacifici. « De là vient, dit saint Thomas, que les deux dernières béatitudes sont présentées moins comme des actes méritoires que comme des récompenses» (1a, 2ae, q. 49, art. 3, corp). Elles sont tout à la fois le commencement de la béatitude parfaite et la liaison qui unit les béatitudes aux fruits, dont nous parlerons bientôt.
En attendant, cette simple esquisse, qui nous montre la supériorité des béatitudes, même sur les vertus surnaturelles, nous aide à mesurer l’élévation du chrétien au-dessus de l’honnête homme et du sage païen. Comment, dès lors, ne pas prendre en pitié nos prétendus moralistes du dix-neuvième siècle ? Tombés des hauteurs de l’ordre surnaturel, où le baptême les avait placés, ces superbes ignorants, superbus nihil sciens, osent mettre en parallèle la perfection chrétienne et la perfection païenne ; la morale de Socrate et la morale de Jésus-Christ. Blasphémateurs et parjures, ils ne craignent pas d’appeler la première : la morale de ce monde et des honnêtes gens ; la seconde : la morale de l’autre monde et des mystiques ; puis, sous prétexte qu’ils ne sont pas des vases d’élection, ils n’en pratiquent aucune.
7° Quel est l’ordre hiérarchique des béatitudes ? C omme les dons du Saint-Esprit qui les produisent, les béatitudes s’enchaînent les unes aux autres, dans un ordre hiérarchique, dont les degrés élèvent le chrétien jusqu’à la perfection de l’être divin, par conséquent jusqu’au comble du bonheur, nous le montrerons plus tard. En ce moment, nous avons à étudier deux choses dignes de la Sagesse, qui fait tout avec mesure, nombre et poids. La première est le rapport qui existe entre chaque béatitude et sa récompense ; la seconde, la gradation dans la récompense elle-même.
La récompense. Sans doute, le ciel ou le bonheur parfait est la récompense commune de toutes les béatitudes ; mais cette récompense est présentée sous un aspect différent, en harmonie avec le genre particulier de mérite obtenu par chaque béatitude. Si donc il est vrai que le pécheur est puni par où il pèche, il est également vrai que le juste est récompensé par où il mérite. Quoi de plus propre que cette divine équation à exciter notre zèle et à soutenir notre courage, dans les routes différentes qui conduisent au bonheur ?
Ainsi, pour ceux qui se font petits et pauvres, le ciel, c’est le pouvoir, l’opulence, la gloire : Regnum cælorum.
Pour ceux qui sont doux, le ciel, c’est l’empire des cœurs dans la terre des vivants : Possidebunt terram.
Pour ceux qui pleurent, le ciel, c’est la consolation et la joie sans mélange et sans fin : Consolabuntur.
Pour ceux qui ont faim de la justice, le ciel, c’est le rassasiement parfait : Saturabuntur.
Pour les miséricordieux, le ciel, c’est la miséricorde avec ses ineffables tendresses : Misericordiam consequentur.
Pour les purs de cœur, le ciel, c’est la claire vue de Dieu dans l’éclat de Sa beauté et dans les magnificences de Ses œuvres : Deum videbunt.
Pour les pacifiques, le ciel, c’est le nom glorieux et le privilège incomparable d’enfants de Dieu : Filii Dei vocabuntur.
A cette harmonie s’en joint une autre : la gradation dans la récompense. Un peu d’attention suffit pour l’apercevoir. La première récompense est d’avoir le ciel. C’est le bonheur commun à tous les saints, mais non égal pour tous ; car il y a plusieurs degrés dans la béatitude, comme il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste. 5
La seconde, c’est de le posséder. Or, posséder le ciel dit plus que de l’avoir. Il y a beaucoup de choses qu’on peut avoir, sans les posséder d’une manière tranquille et permanente.
La troisième, c’est d’être consolé. Être heureux dans la possession du ciel est plus que l’avoir et le posséder. Combien de choses agréables que nous ne possédons pas sans douleurs !
La quatrième, c’est d’être rassasié. Rassasié est plus que d’être consolé. Le rassasiement implique l’abondance de la consolation et le repos dans la joie.
La cinquième, c’est d’être l’objet de la miséricorde Le bonheur du ciel ne sera mesuré ni sur nos mérites ni même sur nos désirs, mais sur les richesses infinies de l’infinie miséricorde. Qui peut comprendre ce qu’une pareille faveur ajoute à toutes les autres ?
La sixième, c’est de voir Dieu. Cette nouvelle félicité surpasse les précédentes. Voir Dieu est plus que tout le reste et annonce une dignité plus grande. Voir le roi intimement et quand on veut, est plus qu’habiter Son palais et jouir de Ses bienfaits.
La septième, c’est d’être enfant de Dieu. Il n’y a rien au delà. A la cour des rois, la suprême élévation est celle de leurs fils, héritiers de leur trône.
Ainsi, de degré en degré, conduire l’homme jusqu’à la dignité suprême d’enfant de Dieu, de frère et de cohéritier du Verbe Incarné, est le dernier mot de toutes les béatitudes et de toutes les opérations du Saint-Esprit. (Vid S. Th., 1,a 2ae, q. 69, art. 4, corp., et ad 3).
Quand le mystérieux travail de déification est accompli, l’Esprit d’amour envoie au juste le sommeil de la mort. A son réveil, celui-ci trouve toutes les béatitudes qu’il a pratiquées, réunies, immortalisées et magnifiquement agrandies dans une seule, le ciel, la béatitude par excellence.
Tels sont les degrés de l’échelle par lesquels, du fond de la vallée des pleurs, nous montons jusqu’au sommet de la montagne de la félicité. « En descendant sur le Dieu-homme, dit saint Augustin, le Saint-Esprit commence par la sagesse et finit par la crainte, afin de l’abaisser jusqu’à nous. En descendant sur l’homme, destiné à devenir Dieu, il commence par la crainte, afin de l’élever jusqu’au Verbe Incarné, la sagesse éternelle. Ayons donc devant les yeux ces glorieuses ascensions ; hâtons-nous de monter les degrés qui nous conduisent au Seigneur. Portons courageusement le fardeau de la vie. Traversons d’un pas ferme, et l’œil fixé sur le but, les séductions et les tribulations passagères du temps : au terme du voyage est la paix sans mélange et sans fin. C’est à quoi nous exhorte la huitième béatitude, conclusion de toutes les autres : Bienheureux ceux qui souffrent persécution, car le royaume des cieux leur appartient. (Serm. 347, n. 3, opp. t. V, p. 1983, edit. Novim.
CHAPITRE XXXV.
(SUITE DU PRÉCÉDENT).
Rapports des béatitudes avec les dons. - Les béatitudes sont les dons en action. - Chaque béatitude traduit un don. - Importance de cette étude pour estimer la richesse et pour apprécier la nécessité des béatitudes et des dons. - Le don de crainte en action : première béat itude ; exemple. - Le don de piété en action : seconde béatitude ; exemple. - Le don de science en action : troisième béatitude ; exemple. - Le don de force en action : quatrième béatitude ; exemple.
8° Quels sont les rapports des béatitudes avec les dons du Saint-Esprit ? Nous l’avons indiqué : ces rapports sont les mêmes que ceux qui existent entre l’effet et la cause, entre le fruit et l’arbre qui le porte. Les béatitudes sont les dons du Saint-Esprit en action. Or, tout ce qui a été dit pour faire comprendre la beauté, l’enchaînement, la nécessité de ces éléments sanctificateurs et, par conséquent, béatificateurs de l’homme et de la création, ne nous semble pas suffire. Aujourd’hui surtout, les vérités catholiques ne se connaissent bien, ne s’aiment et ne s’admirent, que lorsqu’elles prennent un corps palpable à nos mains, visible à nos yeux. Ainsi, rien ne fait mieux apprécier la charité catholique, dans le monde entier, que la fille de saint Vincent de Paul. Il en est de même des dons du Saint-Esprit et des béatitudes. C’est pourquoi nous allons les montrer vivant et agissant dans les chrétiens, en qui ils se personnifient.
Afin qu’il soit bien démontré que l’Esprit du cénacle continue d’être avec l’Église, nous choisirons nos exemples dans les annales contemporaines du catholicisme. Une exception sera faite en faveur de saint François d’Assise, dont la vie devrait être le manuel de notre époque. Le premier don du Saint-Esprit se traduit par la première béatitude, et donne lieu à des actes admirables d’humilité, de regret et d’horreur du péché.
Un jour d’hiver, saint François d’Assise se rendait de Pérouse à Sainte-Marie des Anges, par un froid très rigoureux. Chemin faisant, il appelle frère Léon, son compagnon de voyage : « Frère Léon, lui dit-il, chère petite brebis du bon Dieu, si les frères mineurs parlaient la langue des anges, s’ils connaissaient le cours des astres, la vertu des plantes, les secrets de la terre et la nature des oiseaux, des poissons, des hommes et de tous les animaux, des arbres, des pierres et de l’eau, fais bien attention que là n’est pas la joie parfaite.»
Et un peu plus loin : « O frère Léon, quand les frères mineurs convertiraient, par leurs prédications, tous les peuples infidèles, fais bien attention que là n’est pas la joie parfaite. » Et il continua à parler ainsi l’espace de plusieurs milles.
Enfin frère Léon, étonné, lui demanda :« O Père, je vous en prie au nom de Dieu, dites-moi en quoi consiste la joie parfaite. » Saint François répondit : « Quand nous arriverons à Sainte-Marie des Anges, bien mouillés, bien crottés, transis de froid, mourant de faim, et que, frappant à la porte, le portier nous dira : «Qui êtes-vous ? » Nous répondrons : « Nous sommes deux de vos frères. « Vous mentez, dira-t-il, vous êtes deux vagabonds qui courez le monde et enlevez les aumônes aux véritables pauvres ; partez d’ici.»
«Et il refusera de nous ouvrir et il nous laissera à la porte pendant la nuit, exposés à la neige, au froid et mourant de faim. Si nous souffrons ce traitement avec patience, sans trouble et sans murmure, si même nous pensons humblement et charitablement que le portier nous connaît bien pour ce que nous sommes, et que c’est par la permission de Dieu qu’il parle ainsi contre nous, ô frère Léon, crois bien que c’est en cela que consiste la joie parfaite.
« Si nous continuons de frapper à la porte et que le portier courroucé nous chasse comme des fainéants importuns, nous accable d’injures, de soufflets et qu’il nous dise : « Partirez-vous d’ici, misérables filous ? Allez à l’hôpital : il n’y a rien à manger ici pour vous.» Si nous supportons ces mauvais traitements avec joie et avec amour, ô frère Léon ! croisle bien, c’est en cela que consiste la joie parfaite.
« Si, enfin, dans cette extrémité, la faim, le froid, la nuit, nous contraignent de faire instance avec des larmes et des cris pour entrer dans le couvent, et que le portier irrité sorte avec un gros bâton noueux, nous tire par le capuchon, nous jette dans la neige et nous donne tant de coups qu’il nous couvre de plaies ; si nous supportons toutes ces choses avec joie, dans la pensée que nous devons participer aux humiliations de notre béni Seigneur Jésus-Christ, ô frère Léon, croisle bien, c’est là que se trouve la joie parfaite. Et maintenant écoute la conclusion, frère Léon : De tous les dons du SaintEsprit, le plus considérable est de se vaincre soi-même et de souffrir volontiers, pour l’amour de Jésus, les peines, les injures, et les opprobres» (Fioretti, ch. VIII).
Au spectacle de cette admirable humilité, il ne reste qu’à élever les yeux au ciel et à répéter les paroles de la Sagesse éternelle : Je vous remercie, Père, qui avez caché ces choses aux sages et aux prudents et qui les avez révélées aux petits.
Voyons le don de crainte à l’égard du péché. Une mère ne ressent pas tant de douleur de la mort de son fils, que l’âme inspirée du don de crainte en ressent de ses plus petites fautes. Le frère Alphonse Rodriguez était rempli de ce don divin. Chaque fois qu’il passait dans un certain endroit de la maison, il se jetait à genoux, demandait pardon à Dieu en pleurant, se faisait de vifs reproches et se tirait les cheveux, et cela pendant de longues années. Avait-il commis, dans cet endroit, quelque péché énorme ? Non, il s’était permis une petite légèreté de regards, par laquelle il croyait avoir offensé Dieu (Pergmayer, Médit. sur les sept dons, etc., p. 11).
Le même Esprit de crainte qui inspire le regret du péché en inspire l’horreur. En 1841, un mandarin fait arrêter plusieurs chrétiennes et les presse d’apostasier. A la fermeté de leur réponse, il comprend l’impossibilité de réussir. Les enchaîner toutes, c’était faire plus de bruit et de victimes qu’il n’en voulait. Dans son dépit, il se borne à décrire avec un bâton un cercle, autour d’une jeune fille qui était à genoux devant lui, car c’est l’usage en Chine de se tenir à genoux devant le juge qui vous interroge. « Si tu sors de ce cercle, lui dit-il, ce sera une preuve que tu as apostasié. » Et il partit.
Après lui, chacun se retira du prétoire, excepté la jeune fille, que la crainte d’abjurer sa foi retenait à genoux, immobile dans l’étroit espace où la verge du mandarin venait de l’enfermer. Le secrétaire de ce magistrat, curieux de savoir quel parti aurait pris l’innocente captive, revint sur ses pas, et, la trouvant encore à la même place, dans la même attitude, il l’invita à se lever et à sortir. « Non, répondit-elle, je mourrai plutôt que de faire un pas. - Ce n’est pas sérieusement que le mandarin a parlé. - N’importe, j’ai entendu ses paroles et je ne connais pas ses intentions. » Le secrétaire insista longtemps sans obtenir d’autre réponse. Alors, il effaça lui-même le cercle que son maître avait tracé et en tira la jeune fille. (Annales de la Propag. de la Foi, n. 83, p. 304. Voir aussi le trait de saint Basile, Godescard, 14 juin.
Citons un dernier trait qui nous montrera l’Esprit de crainte de Dieu et l’Esprit contraire, se disputant une âme dans une lutte terrible. Dans le cours de l’année 1840, le gouverneur du Tong-kin, nommé Trinh-Quanti Kanh, fit arrêter un catéchiste nommé Toan, âgé de soixante-quatorze ans. Livré à d’affreux supplices, le malheureux vieillard eut la faiblesse d’apostasier. Quelques jours après, le gouverneur le fait ramener au prétoire avec quelques autres renégats et leur dit à tous : «Puisque vous avez entendu raison, le roi vous pardonne et moi aussi. - Que les autres te remercient, répond le vieillard repentant ; pour moi, je déplore ma faute et je reste en prison pour l’expier. »
A ces paroles, le mandarin, transporté de colère, vomit contre lui mille injures, qu’il fait accompagner d’une rude bastonnade. Comme la fermeté du martyr n’en paraît pas ébranlée, il ordonne aux soldats de l’enfermer dans un cloaque affreux et de le décider, n’importe par quels moyens, à revenir sur sa rétractation. Deux jours après, il le rappelle à son tribunal. « Maintenant, lui dit-il, es-tu disposé à fouler aux pieds la croix ? - Non, mandarin, c’est déjà trop d’avoir une seule fois outragé mon Dieu. - Écoute, tu méprises mes ordres ; peut-être goûteras-tu mieux les conseils de ceux qui ont partagé tes erreurs, je t’abandonne à leur zèle. S’ils te ramènent à de meilleurs sentiments, je leur ferai grâce ainsi qu’à toi ; sinon, vous monterez tous à l’échafaud. »
Les renégats n’entrèrent que trop dans les vues du tyran. Ils s’ingénièrent à pousser à bout la patience de leur victime.
Les uns l’accablaient de malédictions, les autres lui crachaient au visage. Tous, devenus éloquents par lâcheté, le pressaient d’obéir, sinon pour conserver sa vie, du moins pour sauver du supplice des pères de famille, dont le sort était compromis par son entêtement. Pendant quatre jours, il fut mis à cette horrible épreuve. Le cinquième, quand il était déjà à demi vaincu, le gouverneur le fit amener au prétoire et torturer avec tant de violence, que le malheureux succomba de nouveau.
Sa rechute fut accueillie par les éclats de rire du mandarin. « Va te reposer, lui dit-il, en attendant que tu aies la force de jouir de la liberté ». Les soldats le félicitèrent à leur tour. Mais les remords du coupable le rendaient sourd à tous ces éloges. La nuit se passa dans des larmes et des sanglots qui tenaient du désespoir. Heureusement il se trouvait dans la prison un prêtre, honoré depuis de la palme du martyre. L’infortuné vieillard, tout couvert de plaies, se jette à ses pieds, lui fait avec d’inconsolables gémissements l’aveu de sa dernière chute, et se relève doublement fortifié par la parole du prêtre et par la vertu du sacrement de pénitence.
Dès le lendemain, le gouverneur le fait comparaître afin de s’assurer, par de nouvelles profanations, de la sincérité de son apostasie. « Ni les tourments ni la mort ne me feront désormais abjurer la foi, dit-il au persécuteur. Par mon repentir, j’espère avoir recouvré l’amitié de mon Dieu ; il est bien temps que je Lui reste fidèle. »
Cette fois les tortures n’ont plus de limites. Étendue par terre, la victime est rouée de coups de bâton : pieds et poings liés, on la traîne dans la salle d’audience en l’accablant d’une grêle de coups ; on la charge d’une cangue garnie de fer ; on la jette en prison et on l’en retire pour l’exposer aux ardeurs brûlantes du soleil, on la dépouille de ses habits, on lui attache un crucifix à chaque pied et on la garrotte à une colonne. Ses bras, étendus en forme de croix, sont liés aux deux bouts de sa cangue, fixée en travers sur ses épaules et on la laisse cinq jours et cinq nuits dans cette horrible position. Tant que dure ce supplice, les soldats l’insultent, lui crachent au visage, lui donnent des soufflets, lui arrachent la barbe. Enfin, on reporte en prison le malheureux vieillard, à moitié mort et comme paralysé de tous ses membres. Le mandarin ordonne de le laisser mourir de faim.
Son agonie dura plusieurs jours. Lorsqu’une personne venait le visiter, il profitait de sa présence pour s’humilier de ses fautes : « Je me suis égaré, disait-il ; j’ai eu la faiblesse d’imiter l’apostasie des chefs de mon village ; mais à présent que je suis revenu sincèrement à Dieu, je veux mourir dans Son amour. Je vous conjure de prier pour moi. » Sentant sa fin approcher, il lègue ses vêtements à un sous-officier, qui lui avait donné quelques morceaux de pain : lui promet, ainsi que ce militaire l’en priait, de se souvenir de lui dans le paradis, tombe en défaillance, porte les doigts à sa bouche comme pour les sucer, tant il était pressé par la soif, et quelques instants après il expire, victorieux dans le dernier combat. (Annales de la Propag., etc., n. 85, p. 429 et suiv).
Tels sont les effets du don de crainte de Dieu et les vestiges que les saints nous ont laissés en retournant dans la patrie : Hæc sunt vestigia quæ sancti quique nobis reliquerunt in patriam revertentes.
Au don de crainte de Dieu succède le don de piété. Principe d’amour filial, il se traduit par la seconde béatitude, dont les actes respirent la tendresse et le respect envers Dieu et tout ce qui Lui est consacré, envers le prochain et tout ce qui lui appartient, dans l’ordre spirituel, comme dans l’ordre temporel. Voyons-le s’épanouissant chez les jeunes chrétiens d’outre-mer. « Tout le temps que nous avons passé à Wallis, écrit un missionnaire, a été un temps de fête pour nous et pour les habitants. Nous y sommes restés un mois et demi. Combien on est édifié et confus en voyant la piété de ces bons insulaires ! A toutes les heures du jour et de la nuit, on est sûr de trouver des adorateurs devant le saint Sacrement. Chaque matin, prière en commun et concours à la sainte messe, pendant laquelle le chant des cantiques ne discontinue pas. A la nuit tombante, ou, pour parler comme les naturels, lorsque la cigale a chanté, on se réunit de nouveau au pied des autels pour la prière du soir. Alors les fidèles rentrent chez eux.
« Mais à peine la famille est réunie, que dans toutes les cases, sans exception, commence la récitation du chapelet, suivie du chant des cantiques et de la répétition du catéchisme. En ce moment, on n’entend plus dans l’île entière qu’un concert de louanges, durant lequel il est impossible de ne pas se sentir ému et attendri jusqu’aux larmes» (Annales de la Propag., etc., n. 120, p. 346, an. 1848).
Quelques années plus tôt, le voyageur égaré dans cette île n’aurait entendu, à la même heure, que les vociférations des anthropophages, revenant de leurs horribles festins. L’amour filial dont ces chrétiens d’hier sont pénétrés pour NotreSeigneur, renfermé dans le tabernacle, se manifeste hautement lorsqu’il en sort. « Que vous auriez été édifié, écrit le missionnaire de Futuna, lorsque, dans cette chrétienté naissante, le saint viatique fut porté pour la première fois à un malade ! Pendant que le prêtre marchait à l’ombre des bananiers, des cocotiers et des arbres à pain, de pieux néophytes quittaient leurs cases et venaient, respectueux et recueillis, s’agenouiller dans les endroits où passait le saint Sacrement» (Id., n. 96, p. 369, an. 1844).
Même piété pour tout ce qui tient à la religion. « L’affluence au tribunal de la pénitence est si grande, que, depuis l’enfant qui commence à balbutier, jusqu’au vieillard déjà courbé vers la tombe, tout le monde veut se confesser... Ils ont un si grand respect pour le tribunal de la pénitence, qu’un jour un père de famille vint en larmes me demander si sa fille, qui avait eu la curiosité d’ouvrir un confessionnal de la vallée, s’était rendue bien coupable» (Id., id.)
Le chrétien qui aime Dieu aime la maison de Dieu, comme un fils aime la maison de son père. A cet amour filial, la vieille Europe fut redevable des magnifiques édifices qui la couvraient comme d’un manteau de gloire. Chez les peuples nouvellement convertis, le même amour produit des miracles. « Le travail principal, écrit l’apôtre de Mangaréva, celui qui met en mouvement toute la population, est la construction d’une église. Comme l’île ne fournit pas de pierre, la plupart des pères de famille sont occupés depuis longtemps à exploiter des îlots de rochers, situés à près de cinq lieues en mer.
« Une fois déposées sur le rivage, les pierres sont roulées à force de bras jusque sous la main des ouvriers. Les jeunes gens se partagent les diverses corvées, de manière à ce qu’une peuplade relève l’autre tous les huit jours. Ceuxci vont pêcher le corail pour faire de la chaux, ceux-là apportent d’une demi lieue le sable nécessaire. Les femmes ellesmêmes suspendent leurs occupations habituelles, pour aller chercher à la montagne les roseaux destinés à alimenter le feu du four à chaux. De plus, aidées des petits enfants, elles font, avec les filaments du cocotier, les cordes dont les ouvriers ont besoin.
« Le roi a fait un appel à la générosité de son peuple. Il fallait beaucoup de bois pour la charpente, la menuiserie, et ces îles né produisent guère que l’arbre à pain, végétal précieux d’où la population tire sa subsistance. Néanmoins, il n’y eut personne qui ne se montrât disposé à donner plus qu’on ne voulait recevoir.
« Si nous disions à celui-ci : Ta terre est trop petite ; à celui-là : Ton arbre est trop beau, nous ne le prendrons pas. Qu’importe, répondaient-ils, coupez toujours, c’est pour le bon Dieu. N’est-ce pas Lui qui nous les a donnés ? N’est-ce pas Lui qui nous en donnera d’autres ? Nous avons dû veiller à ce que la générosité de ces bons et chers chrétiens ne leur portât pas préjudice. Vous ne sauriez vous faire une idée de l’ardeur avec laquelle ils poursuivent leur entreprise. Le roi et les chefs nourrissent à leurs dépens tous nos travailleurs. Les pêcheurs se sont chargés de fournir également tous les jours du poisson aux ouvriers, aussi longtemps qu’ils seront occupés à ce qu’ils appellent le travail du Seigneur» (Annales de la Propag., etc., n. 82, p. 216, an. 1842).
« Celui qui est de Dieu écoute la parole de Dieu, disait le Sauveur du monde ; la raison pour laquelle vous ne l’écoutez pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu» (Jean., VIII, 47). Aimer la parole de Dieu, écrite ou parlée, est donc un nouvel effet du don de piété. Pour nous encourager et nous confondre, admirons-le dans les nouveaux chrétiens. « Ce qui entretient dans les habitants de Wallis, continuent les Annales, le sentiment et l’amour du devoir, c’est qu’ils sont très avides de la parole de Dieu. Outre les instructions des missionnaires, il y a dans chaque village et dans chaque petit hameau des catéchismes d’hommes, de femmes et d’enfants. Les plus instruits enseignent les autres ; chacun se confesse et communie environ tous les mois. Partout on récite le soir le chapelet en commun, suivi d’un cantique à la sainte Vierge» (Annales de la Propaq., etc., n. 104, p. 14, an. 1846).
Même ardeur sous les glaces de l’Amérique septentrionale. « Nos sauvages ne pouvaient être plus avides de la parole sainte. Les catéchumènes surtout se distinguaient par leur zèle à s’instruire, afin d’avancer l’heureux moment où, par le baptême, ils seraient enfin admis au nombre des fidèles. Nous les tenions à l’église plus de six heures par jour. La plus grande partie de ce temps était destinée au catéchisme et à des instructions familières, où tout le monde assistait. Bien loin d’être fatigués de ces exercices, ils n’étaient pas plutôt sortis de la chapelle, que, se réunissant en divers groupes, ils tâchaient de se rendre compte entre eux des choses que nous leur avions dites, et cela durant des heures entières, quelquefois même bien avant dans la nuit. Dans leurs doutes, ils venaient consulter les missionnaires. Alors, que nous fussions couchés ou non, endormis ou éveillés, il fallait leur donner audience et répondre à toutes leurs questions» (Id. n. 100, p. 269).
Continuant Ses divins enseignements, le Verbe Incarné disait de Ses apôtres et de Ses prêtres : « Celui qui vous écoute M’écoute, celui qui vous méprise Me méprise ; celui qui vous reçoit Me reçoit, et celui qui Me reçoit, reçoit celui qui M’a envoyé» (Luc., X, 16 ; IX, 48). Cette parole a traversé les siècles. Objet de vénération et de tendresse filiale de la part des vrais chrétiens, tel a été, tel est, tel sera toujours le prêtre. Sur ce point, deux faits, entre mille, représentent toute la tradition.
Au seizième siècle vivait à Naples la vénérable Ursule Benincasa, fondatrice des Théatines et institutrice inspirée du Scapulaire de l’Immaculée Conception. Dès l’âge le plus tendre, cette enfant de bénédiction avait un tel respect pour les prêtres, qu’en les voyant elle se mettait à genoux, leur embrassait les pieds, se faisait bénir par eux et baisait jusqu’à la trace de leurs pas. Telle était la joie que lui causait leur présence, que souvent elle se mettait à la fenêtre seulement pour les voir passer. Aussitôt qui elle les apercevait, elle s’inclinait profondément et donnait toutes les marques de la plus affectueuse vénération, comme si c’eût été la personne même de Notre-Seigneur.
Plus tard, elle disait naïvement à son confesseur « Quand j’étais toute petite, je désirais impatiemment les jours de fêtes pour deux raisons : la première, parce que, ne travaillant pas, je pouvais vaquer librement à tous mes exercices de piété ; la seconde, parce que je pouvais tout à mon aise me mettre à la fenêtre et voir passer les prêtres dans la rue. Je les regardais comme des anges du paradis, tandis que les autres hommes me déplaisaient souverainement. » Telle était son estime pour les prêtres, qu’elle ajoutait : « Quand je verrais de mes propres yeux un prêtre tomber dans quelque faute, plutôt que de le croire, je croirais que mes yeux m’ont trompée» (Vita, etc., p. 282).
Écoutons maintenant un des apôtres des îles Gambier : « Un jour j’étais assis sur une grosse pierre, au fond d’une large baie, occupé à instruire des personnes d’un âge un peu avancé. Quelques insulaires s’aperçurent qu’il y avait longtemps que j’étais là ; ils jugèrent que je devais avoir faim. Ils ordonnèrent aussitôt à un enfant d’aller cueillir un coco. L’enfant était bien jeune, et les cocotiers sont fort élevés. Imaginez-vous une tige parfaitement droite, au sommet de laquelle un gros bouquet de feuilles, de quinze pieds de long, se développe en parasol. Ces bons sauvages m’adressèrent la parole : «Prie, père, me dirent-ils ; prie, de peur que l’enfant ne tombe et ne se tue». Quand le coco fut préparé, on me le présenta, en me disant : «En quelque part que tu sois, père, si tu as faim, dis : J’ai faim, et nous te donnerons à manger...»
« Il m’est impossible de donner une idée du respect que l’on a pour nous et des attentions dont nous sommes l’objet. Au moindre mot de notre bouche, vous voyez un empressement universel. Avons-nous besoin d’aller d’une île à l’autre, des rameurs sont toujours prêts. Si nous leur faisons observer que le voyage leur causera une absence de quelques jours et que nous craignons de les gêner : « Non, non, répondent-ils, parle, toi, père, et nous ferons. » Cette déférence de nos néophytes est l’effet naturel de l’amour filial, par lequel ils répondent à l’amour vraiment paternel que nous ressentons pour eux» (Annales de la Propag., etc., n. 56, p. 195, an. 1838).
Ces démonstrations ne sont pas de vaines formules. Regardant avec raison le missionnaire comme leur père et leur meilleur ami, les nouveaux chrétiens savent, dans le besoin, s’imposer en sa faveur les plus grands sacrifices. « Deux missionnaires du Tong-kin se trouvaient réunis dans une maison. La nouvelle en vint aux oreilles des persécuteurs. Aussitôt arrive le maire de la commune, suivi de trois satellites armés de bâtons. « Qui êtes-vous, dit-il au père Luc qu’il rencontra le premier, sans doute un maître de religion ? » Et, sans faire attention à sa réponse : «Où est le chef des chré tiens ? » demanda-t-il en entrant dans le presbytère pour arrêter le père Thi. On pressait André Luc de prendre la fuite, mais le saint prêtre, immobile et résigné, se contenta de répondre : « Que la volonté de Dieu soit faite ! S’il leur plaît de m’arrêter, ce sera la seconde fois que je serai captif pour Jésus-Christ. »
« Le maire fit monter les deux confesseurs dans sa barque et les conduisit dans sa demeure. Quelques chrétiens suivaient, en le suppliant de relâcher ses innocents prisonniers. « J’y consens, leur dit-il, pourvu que vous m’apportiez six barres d’argent. » Aussitôt ces bons néophytes retournent chez eux, vident leur bourse, empruntent à leurs voisins et reviennent avec tout ce qu’ils ont pu recueillir, soixante ligatures et trois grandes marmites, qui valaient à peu près les deux tiers de la somme exigée. « Voilà tout ce que nous possédons, s’écrient-ils, en déposant leur trésor aux pieds du maire ; rendez-nous au moins le père Luc. » Il les rendit tous deux, et nos chrétiens se retirèrent, trop heureux d’avoir sauvé leurs pasteurs au prix de leur fortune» (Annales de la Propag., etc., n. 85, p. 412, an. 1842).
L’Esprit de piété, avons-nous dit, fait couler le cœur en effusions de charité pour le prochain. Agapes, soins des pauvres et des malades, avertissements charitables, toutes les merveilles qu’il opérait dans les premiers chrétiens, il les renouvelle parmi les idolâtres nouvellement convertis. Passons sous silence toutes les œuvres de miséricorde corporelle, pour citer un trait de miséricorde spirituelle. La persécution sévissait au Tongkin. Un vieillard, âgé de soixante-neuf ans, fut jeté en prison avec un grand nombre d’autres chrétiens. Parmi ces derniers était son gendre, jeune homme dans la force de l’âge. Tremblant quelquefois à la vue de la mort, ce bon vieillard dut son invincible courage aux exhortations de son gendre.
« Mon père, lui disait celui-ci, considérez votre âge. Deux espèces de morts sont placées tout près de vous l’une naturelle, dont les suites sont incertaines ; l’autre donnée par les persécuteurs, dont une éternité de bonheur est la récompense. Comment balancer dans un choix, où le meilleur parti est si facile à connaître ? S’il était permis de regretter la vie dans une telle circonstance, c’est à moi, jeune encore et vigoureux, que cela conviendrait : cependant vous voyez que je l’abandonne gaiement pour Dieu. Je laisse mon épouse à la fleur de son âge, avec quatre enfants encore incapables de gagner leur vie ; mais Dieu qui me les a donnés saura pourvoir à leurs besoins. Est-ce la douleur des coups de verge qui vous épouvante ? Ne craignez rien, mon père ; je recevrai à votre place ceux que les mandarins vous destineront ; soyons donc content et courageux. »
« Quand les juges recouraient aux coups de verge, l’admirable jeune homme se couchait par terre pour recevoir d’abord ceux qui lui étaient destinés ; et, lorsqu’on se préparait à frapper son beau-père, il se relevait tout sanglant, et disait aux mandarins : « Mon père est âgé et faible, je vous prie d’en avoir pitié, et de permettre que je sois frappé à sa place. » Alors il se couchait de nouveau devant les mandarins, et subissait une seconde flagellation avec un courage héroïque.
« Pendant que le futur martyr soutenait son beau-père, lui-même recevait de la part des siens des encouragements et de bien douces consolations. Sa femme vint le voir plusieurs fois avec son dernier enfant encore à la mamelle, l’exhorta à ne point s’inquiéter d’elle, et à se tenir tranquille sur le sort de ses quatre petits enfants ; ajoutant qu’avec la grâce de Dieu, elle espérait pouvoir les nourrir et les élever, quoique seule. Vraiment cette femme forte s’est montrée digne épouse d’un martyr, et sa fille la digne enfant de sa mère. Cette jeune enfant, âgée de onze ans, s’échappa un jour furtivement de la maison paternelle, pour aller voir le saint confesseur dans sa prison. Elle fit toute seule une demijournée de chemin, traversa sans crainte les soldats et les gardes, et pénétra jusqu’à son père, qu’elle encouragea à mourir, plutôt que de fouler la croix aux pieds. Quelques jours après les courageux athlètes reçurent la couronne du martyre» (Annales de la Prop., n. 73, p. 518, an. 1840).
Dans l’ordre ascendant, le troisième don du Saint-Esprit est le don de science. Au premier rang de notre estime, le don de science nous apprend à mettre notre âme et celle du prochain : De quoi sert à l’homme de gagner le monde, s’il vient à perdre son âme ? Cette vérité capitale s’affirme par les actes de la troisième béatitude. Un seul jour des siècles chrétiens a produit plus de ces affirmations héroïques, que le monde païen n’en avait vu pendant deux ou trois mille ans. Ce qui a été fait continue de se faire.
« En France, écrit un missionnaire de le Chine, on serait plus qu’étonné, si on voyait de pauvres malades, qui n’ont plus que deux ou trois jours de vie, venir en barque, de quinze, vingt, trente lieues, pour recevoir les derniers sacrements. Ici, c’est la chose la plus commune. Un jour on m’en a apporté neuf de différents endroits dans la même chapelle : c’était un vrai hôpital. J’entendis leurs confessions, je les communiai, je donnai l’extrême-onction à plusieurs d’entre eux et les renvoyai tous, remplis de consolation ; mais mon contentement était bien aussi grand que celui de ces bons néophytes. Que diraient de cette pieuse coutume les chrétiens indifférents d’Europe, surtout si on ajoutait que ces héroïques fidèles meurent assez souvent dans leurs barques au milieu de leur route ?
« Un petit fait, arrivé il y a peu de jours, vous fera mieux admirer la foi de nos chrétiens. J’avais été appelé par un malade à l’une des extrémités de mon district. Après la messe, je vis entrer deux courriers qui me prièrent d’aller visiter un infirme, dans une chrétienté éloignée de dix lieues ; vite, je me remets en route avec eux. Chemin faisant, nous rencontrons une barque, c’étaient des fidèles qui m’apportaient un malade. Ne reconnaissant pas le batelier qui me conduisait, ils continuèrent de se diriger vers la paroisse que je venais de quitter, tandis que je me rendais dans une autre voisine de la leur. Ces pauvres gens, après avoir ramé toute la journée, arrivent enfin sur le soir bien fatigués. Point de missionnaire ; que faire ? Ils se remettent en route, espérant me rejoindre avant mon départ ; nouvelle déception : j’avais poussé plus loin après avoir dit la sainte messe ; nos barques se rencontrèrent encore ; mais cette fois nos bateliers se reconnurent.
« Le malade me fit compassion plus encore que ses gens. Ne pouvant revenir sur mes pas, je lui offris d’entendre sa confession dans sa misérable barque, et puis de lui administrer l’extrême-onction. Mais ce brave homme me répondit que depuis fort longtemps il n’avait pas eu le bonheur de communier, et que, puisqu’il était près de moi, il ne me quitterait point sans avoir été muni de tous les sacrements. Il lui fallut donc revenir jusqu’à notre chapelle et faire avec moi près de huit lieues» (Annales, etc., n. 116, p. 53, an. 1848).
Au même degré d’estime que la nôtre, le don de science met l’âme du prochain, et surtout de ceux qui nous sont unis par les liens du sang. Tandis qu’aujourd’hui, chez les chrétiens dégénérés de la vieille Europe, le mariage semble n’être, pour les époux, qu’une école de scandale réciproque, une espèce d’entreprise de damnation à frais communs ; parmi les fidèles nouvellement convertis, la grande préoccupation du mari est le salut de sa femme, et réciproquement. Grâce à l’Esprit de science, ils comprennent combien est misérable une union de quelques jours, que la mort devrait briser éternellement ou rendre éternellement malheureuse.
« En 1840 fut arrêté dans le Tong-kin occidental un vertueux père de famille nommé Martin Tho. A dater du jour de son arrestation, il n’avait parti s’occuper que de son sacrifice, bien qu’il laissât une épouse et huit enfants. Admirable famille tout animée de l’esprit de son chef, loin de chercher à amollir son courage, elle faisait des vœux pour qu’il restât fidèle.
« Quatre ou cinq jours après qu’on leur eut enlevé leur père, les fils demandèrent à leur mère la permission d’aller le voir en prison. « Mes enfants, leur dit-elle, votre père est sur le champ de bataille, on ne sait pas encore s’il sera assez heureux pour confesser l’Évangile. La seule idée des tourments qu’on lui prépare suffit bien à ses épreuves, sans que vous y ajoutiez encore. Si vous allez le visiter, peut-être que la vue de ses enfants, le souvenir de sa maison, lui causeront une émotion funeste à sa foi ; peut-être sa tendresse pour vous lui fera-t-elle oublier la gloire qui l’attend. Cependant, si quelqu’un d’entre vous veut pénétrer dans sa prison, je ne m’y oppose pas, pourvu qu’il aille auparavant consulter le catéchiste du grand père Dean ; s’il acquiesce à votre demande, j’y souscris ; s’il la trouve imprudente, vous reviendrez. »
« Mais, quand on eut appris que le saint confesseur avait triomphé de toutes ses tortures, cette bonne mère dit alors à ses enfants : « Votre père, avec la grâce de Dieu, a glorieusement confessé le nom du Seigneur ; ainsi allez le voir, consolez-le dans ses peines, encouragez-le à souffrir pour l’amour de Dieu.» Les deux plus âgés, un fils et une fille, partent aussitôt ; le héros chrétien les serre dans ses bras. « Mes enfants, leur dit-il, votre père va bientôt mourir. Pour vous, c’est ma dernière recommandation, et vous la redirez en mon nom à tous vos frères : souvenez-vous que vous n’avez qu’une âme ; priez Dieu qu’Il vous fasse la grâce de rester fidèles à votre religion ; surtout conservez-vous purs de la contagion du monde» (1).
(1) Annales, etc., n. 83, p. 263, an. 1842. Les précieuses Annales de la Prop. de la Foi sont émaillées d’exemples qui prouvent chez nos jeunes frères d’Asie, d’Afrique et d’Orient, la plénitude du don de science, appliqué soit au mépris des faux biens, soit à l’estime de la pauvreté, soit au discernement de la vérité et de l’erreur, et produisant pour résultat la fermeté dans la foi et la concorde dans les familles.
La force est le quatrième don du Saint-Esprit : agir et souffrir en sont les deux objets. Il se manifeste par la quatrième béatitude, c’est-à-dire par des actes d’indomptable amour pour la justice, pour l’expulsion de Satan des domaines qu’il a usurpés, et pour l’établissement du règne du Verbe rédempteur, soit en nous-mêmes, soit dans les autres. En fait d’entreprise héroïque, je ne sais s’il est rien de comparable à l’introduction d’un de nos missionnaires dans la presqu’île de Corée.
Depuis plusieurs années, M. Alaistre tentait vainement d’entrer par terre ou par mer dans ce pays idolâtre. Repoussé de toutes parts, mais non découragé, il forma l’audacieux projet de se faire jeter sur la côte avec un vieux guide, et d’attendre du ciel le succès de son généreux dessein. Mais le plan était plus facile à concevoir qu’à exécuter. A défaut de jonque ou de navire, il fallait une barque et il n’en avait point ; un pilote, et il en manquait. Demandés avec instance aux hommes qui se vantent d’être intrépides, barque et pilote lui furent refusés. Loin de se laisser abattre, le missionnaire redoubla de confiance en Dieu : il ne fut pas trompé.
Un père Jésuite, missionnaire en Chine, qui avait quelques connaissances nautiques, vint s’offrir pour pilote dans cette défection générale. On parvint à trouver une petite jonque païenne et quelques rameurs. Pour protéger autant que possible la petite expédition, le consul de France, à Chang-Haï, remit au père Hélot, établi commandant de la flotte, une commission d’aller visiter les débris du naufrage d’un navire français, échoué sur les côtes de Corée. Tout étant ainsi organisé, la petite jonque leva son ancre de bois, déploya ses voiles de paille et cingla sur la mer Jaune, vers l’île inconnue du camp français. A peine avait-elle pris le large qu’il s’éleva soudain une furieuse tempête. Satan l’avait soulevée pour déjouer la sainte entreprise. Longtemps la barque lutta contre les flots qui, avec un affreux mugissement, s’amoncelaient devant elle pour lui barrer le passage et l’engloutir. Après d’inutiles efforts, il fallut virer de bord et aller chercher un abri derrière une île voisine.
Loin d’abattre le courage des deux missionnaires, devenus pilotes, ce fâcheux contretemps ne servit qu’à l’augmenter. Quarante-huit heures après, le frêle esquif remit à la voile. Déjà le rivage avait disparu et il était prudent de s’assurer de la direction à tenir. On interrogea les instruments qui ne donnèrent pas de réponse certaine. Huit jours s’étaient écoulés, et rien encore sur l’horizon n’était venu réjouir les regards inquiets des intrépides nautoniers. Enfin, le neuvième jour, on se trouva devant un petit groupe d’îles, vers lequel on dirigea joyeusement la barque. Les missionnaires descendirent au village bâti sur la côte, pour prendre langue avec les habitants.
Tout à coup voilà le mandarin du lieu qui arrive, lui aussi, pour faire aux étrangers des questions embarrassantes ; on lui donne rendez-vous à bord. Le père Hélot, qui cumule la fonction de pilote, de capitaine et de chargé d’affaires, s’empresse de prendre la parole le premier et de présenter ses lettres au mandarin, en le priant de lui indiquer le lieu du naufrage. Le rusé magistrat refuse de répondre. On lui dit de partir et, à peine a-t-il tourné le dos, qu’on remet à la voile. Quelques heures de séjour auraient tout compromis.
Après une navigation au milieu de dangers de toute espèce, on découvrit le point désiré du débarquement. Lorsque la nuit fut venue, M. Maistre revêtit à la hâte son pauvre costume coréen, au milieu du religieux étonnement des gens de l’équipage ; après quoi il descendit avec son vieux guide dans un petit canot, ayant un bambou pour mât et une natte pour voile. Portant sur son dos un petit paquet des choses les plus nécessaires, l’intrépide missionnaire se mit à gravir le sentier escarpé des montagnes derrière lesquelles il disparut bientôt, pour aller, au péril de sa vie, se dévouer aux dangers imminents de l’apostolat. (Annales, n. 148, p. 233 et suiv., an. 1853. - M. Maistre est devenu un des illustres martyrs de Corée).
Affronter la mort sur un champ de bataille, c’est être brave, bien qu’on soit entouré de milliers d’autres hommes qui l’affrontent également, et qu’on soit pourvu de toutes les armes nécessaires pour se défendre. Mais quel nom donner à celui qui, seul et sans armes, va la braver au milieu d’un peuple entier, dont le bonheur sera de l’immoler et de se repaître de son supplice ? L’Esprit de force peut seul opérer un pareil prodige. La preuve en est que le monde païen d’autrefois ne l’a jamais vu, pas plus que le schisme ou l’hérésie. Souffrir est plus héroïque encore, et c’est un nouveau miracle de l’Esprit d force. Deux exemples seulement de cette force surhumaine, dans les épreuves et au milieu des plus violentes tentations.
« En Cochinchine, deux petites filles d’un chrétien appelé Nam, âgées l’une de quatorze ans, l’autre de dix, avaient été conduites à la préfecture avec leur mère, leur père et leur grand-père. Sur leur refus d’apostasier, le mandarin ordonna de les frapper sur les pieds et sur les jambes, pour les faire avancer et marcher sur la croix. Ce cruel supplice trompa l’attente du mandarin.
« Les deux enfants se laissèrent horriblement meurtrir, plutôt que de faire un pas en avant. Prises et placées de force sur l’instrument de leur salut, elles ne cessaient de protester contre la violence qui leur était faite, et se dédommageaient de cette involontaire profanation par les témoignages du plus profond respect. Le juge ne put refuser son admiration et ses éloges à leur courage, et les renvoya avec leur mère» (Annales, n. 73, p. 555, an. 1840).
L’Esprit de force qui fait deux héroïnes de deux petites Annamites, naturellement si timides, opère le même miracle en Chine. « Voici quelques détails sur la constance dont une jeune Chinoise, nommée Anne Kao, a fait preuve dans la persécution. Surprise au moment où elle faisait sa prière, elle fut arrêtée par les satellites qui lui proposèrent de choisir entre l’apostasie et la mort. Elle n’hésita pas un instant et leur répondit avec fermeté qu’elle préférait mourir. Ils la conduisirent donc au tribunal pour la faire comparaître devant les grands mandarins. Ceux-ci lui ordonnèrent de se mettre à genoux sur une chaîne de fer ; deux soldats tirèrent leurs sabres et les placèrent sur son cou pour l’effrayer. Dans cet état, on lui commanda de fouler la croix : elle résista à cette nouvelle épreuve avec la même constance.
« Alors les mandarins, qui savaient qu’elle était exténuée de faim, lui firent présenter des aliments et lui dirent de manger en signe d’apostasie. Elle répondit aussitôt : Si c’est à vos yeux une apostasie de manger, je vous déclare que je mourrai de faim, plutôt que de prendre la moindre nourriture ; mais, si vous n’y voyez qu’une action ordinaire et indifférente, je mangerai. Le mandarin confus lui dit avec colère : Tu es une entêtée, mange comme il te plaira.
«La femme et la fille du mandarin, touchées de compassion pour la vierge chrétienne, unirent leurs instances à celles des juges, et l’exhortèrent vivement à renoncer à la foi ; mais elle résista à cette nouvelle tentation, comme elle avait résisté aux menaces. Conduite dans la ville métropole, elle soutint à diverses reprises les mêmes combats et toujours avec une constance inébranlable. Elle est encore en prison» (Annal, n. 76, p. 261, an. 1841.
Près de semblables épreuves que sont les nôtres, sinon des jeux d’enfants ? Si nous succombons, c’est que le don de force nous manque. Lorsqu’il est dans une âme il opère ce que nous venons d’admirer, et ce que dit un pieux auteur : « Le bois recollé avec de la colle forte se brise plutôt ailleurs qu’à la soudure. Il en est ainsi de l’âme unie à Vous, mon Dieu, par le don de force : témoin les martyrs. Il était plus facile de séparer le pied de la jambe et la tête du cou, que de les séparer de votre amour. En eux, la crainte avait formé ce double cordeau de la charité difficile à rompre. Ils vous aimaient de tout leur cœur, sans erreur ; de toute leur âme, sans résistance ; de tout leur esprit, sans oubli. Seigneur, accordez-moi un pareil amour, afin que je ne sois jamais séparé de Vous» (Idiotœ contemplat., c. XIV).
CHAPITRE XXXVI.
(FIN DU PRÉCÉDENT).
Le don de conseil en action : cinquième béatitude. - Exemples. - Le don d’intelligence en action : sixième béatitude. - Exemples. - Le don de sagesse en actio n : septième béatitude. - Exemple. - Contrefaçon sa tanique des béatitudes divines. - Les sept dons de l’Esprit du mal, se traduisant par ses sept béatitudes.
Au cinquième degré de l’échelle mystérieuse qui nous conduit à Dieu, nous trouvons le don de conseil : il se traduit par la cinquième béatitude. Nous faire courir avec ardeur où la voix de Dieu nous appelle, chercher tous les moyens de la connaître, nous dégager, autant que les conditions de l’existence terrestre le permettent, de tous les obstacles à notre perfection, et, pour cela, ne reculer devant aucun sacrifice ; tels sont les actes béatifiants qui révèlent dans une âme la présence de l’Esprit de conseil. Nous le voyons resplendir dans la conduite des premiers chrétiens. Comme le monde païen l’admirait, il y a dix-huit siècles, dans la conduite de nos pères ; le monde moderne, redevenu païen, est forcé de le reconnaître dans celle de nos jeunes frères de la Chine et de l’Océanie.
Or, désirer ardemment de recevoir le Saint-Esprit est déjà un effet du don de conseil. Elle était animée de ce désir la jeune enfant dont parlent nos précieuses Annales de la Propagation de la Foi. « Ma seconde mission, écrit un des apôtres de la Chine, fut également bénie. Je me souviens avec bonheur d’y avoir rencontré une petite fille de dix ans, très bien instruite de sa religion, ce qui, à cet âge, est extrêmement rare chez les Chinois.
« Cette enfant désirait avec ardeur le sacrement de confirmation que j’hésitais néanmoins à lui accorder, parce que je la trouvais trop jeune. Je voulus m’assurer si son courage égalait son intelligence, et je lui dis : - Après que tu auras été confirmée, si le mandarin te met en prison et qu’il t’interroge sur ta foi, que répondras-tu ? - Je répondrai que je suis chrétienne par la grâce de Dieu. - Et s’il te demande de renoncer à l’Évangile, que feras-tu ? - Je répondrai : Jamais ! S’il fait venir les bourreaux et qu’il te dise : Tu apostasieras, ou l’on va te couper la tête, quelle sera ta réponse ? - Je lui dirai : Coupe ! Enchanté de la voir si bien disposée et si fortement résolue, je l’admis avec joie au sacrement qui faisait l’objet de tous ses vœux ». (Annal., n. 95, p. 804, an. 1844).
La vraie religion étant la route royale de la terre au ciel, un des premiers effets du don de conseil est de nous faire rechercher et employer tous les moyens de la bien connaître. Quoi de plus sage ? S’enquérir de son chemin, n’est-ce pas le premier soin du voyageur en pays étranger ? Et puis, mieux on connaît la religion, plus on l’aime, plus on est disposé à faire tous les sacrifices qu’elle demande, et à réaliser le sublime détachement marqué par le don de conseil. Sous ce rapport, voyons ce qu’il inspire, au milieu même de la persécution, aux jeunes chrétiens annamites.
« Mes catéchistes, écrit un missionnaire de Cochinchine, m’avaient souvent parlé d’un concours général sur le catéchisme, qui avait lieu tous les ans à Hê-sin, alors que les fidèles jouissaient d’une liberté parfaite. Toutes les chrétientés voisines étaient invitées à y prendre part. Celle qui n’aurait pas répondu à l’appel se serait couverte d’une honte ineffaçable.
« Un jour je dis aux catéchistes : - Il faut faire un concours. - Père, ce n’est pas possible. - Je sais qu’un grand concours comme ceux d’autrefois n’est pas possible, mais un petit concours, où seront appelées quelques chrétientés seulement et qui aura lieu pendant la nuit, est très facile et, qui plus est, je compte y assister. Le dimanche suivant on annonça publiquement, dans l’église, l’ouverture prochaine d’un concours sur le catéchisme. Ce fut une fièvre d’enthousiasme parmi toute la jeunesse. On avait un mois pour se préparer. Si je n’en avais pas été témoin, je ne me serais jamais fait une idée d’une émulation pareille. Tous les soirs, les garçons d’un côté, les filles de l’autre, se réunissaient par petites bandes, dans les maisons des principaux chefs, chargés d’enseigner la lettre du catéchisme. La récitation se prolongeait jusqu’à onze heures, quelquefois plus tard.
« Si vous eussiez traversé par hasard la chrétienté de Hê-sin, vous eussiez été assourdi par un bruit de chants pieux, qui ne manquaient pas d’une certaine harmonie. Comme toutes leurs prières, les Annamites récitent le catéchisme en chantant. Pendant le jour, c’était le même tapage dans les maisons particulières, dans les champs, et jusque sur les chemins, où ceux qui se préparaient au concours repassaient, en s’interrogeant mutuellement, la leçon de la veille, et le dimanche avait lieu dans l’église une répétition générale, à laquelle tous les catéchistes assistaient. Chacun des candidats reconnu, par le conseil de son village, capable de soutenir l’épreuve de l’examen, avait donné son nom.
« Le premier concours eut lieu, pendant une nuit entière, dans la chapelle de Hè-Bang. Cette église, quoique assez vaste, ne put contenir la foule des spectateurs. Je dus me contenter d’être simple assistant. Je fus introduit furtivement dans l’église, et caché derrière les tentures du grand autel, où l’on avait ménagé une petite ouverture qui me permettait de tout voir sans être aperçu. Un de nos pères annamites, homme grave et très respecté des chrétiens, présida le concours. Il était assis magistralement sur un fauteuil, placé sur le marchepied de l’autel, tandis qu’en bas siégeaient, des deux côtés, les chefs des différentes chrétientés ; les examinateurs, choisis parmi les premiers lettrés de chaque village, étaient au milieu : un grand coup de tamtam annonça l’ouverture de la séance.
« Après une invocation solennelle au Saint-Esprit, un personnage, vêtu d’une longue robe de cérémonie, tira d’une urne les noms des deux premiers concurrents, qu’il appela d’une voix de stentor. Un second personnage, paré du même costume, tira d’une autre urne un billet, sur lequel étaient indiqués les chapitres du catéchisme qui devaient faire la matière de l’examen ce qu’il proclama aussi à haute voix, et le concours commença. Les deux candidats s’interrogeaient et se répondaient tour à tour, au milieu d’un silence profond, interrompu quelquefois par un petit roulement de tambour c’était lorsque l’un ou l’autre se trompait sur un mot.
« Alors ils s’arrêtaient jusqu’à ce que les examinateurs eussent jugé si l’erreur devait être considérée comme une faute ou non. Il y avait seulement deux degrés : celui qui récitait imperturbablement et sans ombre de faute la partie qui lui était échue par le sort, obtenait le premier degré. Un seul mot prononcé avec hésitation faisait passer au second degré. A trois fautes, on ne méritait ni blâme ni louanges ; à quatre on était censuré. Les deux personnages à la longue robe proclamaient les noms des vainqueurs, qui étaient conduits, en procession et au bruit de la musique, à l’autel de la sainte Vierge. Là, ils faisaient hommage à Marie de leur triomphe, se consacraient à elle par une prière spéciale, et s’en retournaient à leur place au milieu d’un redoublement de musique.
« Le concours, qui avait duré jusqu’au matin, fut terminé par une messe d’actions de grâces, suivie d’une large distribution de croix, de médailles et de chapelets. Mais cette multitude avait faim ; on ne pouvait pas les renvoyer à jeun. D’ailleurs, chez les Annamites, une fête religieuse ne serait pas complète, si elle n’était terminée par un repas. Je n’eus garde de déroger à la coutume. Mais ce fut en vain que, d’après mes ordres, on appela au festin les malheureux vaincus ; ils se cachaient si bien, qu’il n’y eut pas moyen de les trouver. La fête étant terminée à la satisfaction générale, chaque groupe regagna joyeux son village, et moi je rentrai dans ma prison» (Annal., etc., n. 14G, p. 20 et suiv., an. 1853).
Au récit de ces pieux concours, nos grands docteurs d’Europe balbutieront, sans doute, le mot de puérilité, et souriront de pitié. Qu’ils gardent leurs sourires pour eux-mêmes et pour leurs concours agricoles. Faire parader devant eux et devant d’autres graves personnages, des bœufs, des vaches, des chevaux, des mulets, des ânes, des cochons ; puis donner des primes aux plus beaux produits, en vue de procurer l’amélioration de toutes les races de bêtes, asine, bovine, caprine, porcine : ils trouveront cet exercice très utile et très digne d’eux. Ils l’appelleront un glorieux progrès du siècle des lumières ! Et aux yeux de ces mêmes hommes il sera puéril d’exercer, par une noble émulation, des âmes immortelles à la connaissance approfondie des vérités, qui sont la condition de leur bonheur et la base même des sociétés ! Vous parlez de puérilité : dites de quel côté elle se trouve. Si vous l’ignorez, tant pis pour vous. C’est un signe que vous êtes descendus au niveau de vos concurrents. (Ps. 48. - Animalis homo. I Cor., II, 14). Cependant les fruits du don de conseil se manifestent chez nos jeunes frères, comme chez nos aïeux. Ne conserver avec la terre que le moins de rapports possible, afin de marcher d’un pas ferme et rapide vers l’éternelle patrie ; rompre même pour cela, s’il le font, les liens les plus chers à la nature : tels sont les exemples qu’ils nous donnent. Écoutons un de leurs apôtres « Ne pouvant plus rester dans la Nouvelle-Calédonie, sans repousser la force par la force, j’annonçai à nos néophytes, venus de dix lieues à la ronde, la nouvelle de notre départ. Ils avaient le choix ou de retourner chez eux, ou bien de venir à Futuna où ils trouveraient des missionnaires. A cette nouvelle, tous fondirent en larmes ; c’était la foi qui les faisait verser. - Et mon père, disait l’un ; et ma mère, disait l’autre, ne seront donc jamais chrétiens ! ainsi s’exhalait leur douleur. Je ne pus tenir à ce spectacle, et je m’éloignai pour leur laisser le loisir de se consulter.
« Quelques instants après je revins ; je fis cesser leurs sanglots en leur demandant quel parti ils avaient pris. - Vous suivre partout où vous irez, répondirent-ils. - Mais si nous retournons en Europe, il y fait froid et vous mourriez bientôt. Tant mieux ; maintenant nous ne désirons plus que la mort. Leur avis unanime fut de se transporter dans une île bien éloignée, où il y aurait des missionnaires, afin de ne plus entendre parler d’une patrie, qu ils regardaient comme réprouvée pour toujours. Nous mîmes à la voile, et pendant la traversée, qui fut d’un mois, nos chers chrétiens étaient si édifiants, que le capitaine et l’équipage, bien que tous protestants, m’ont demandé plusieurs fois d’inviter nos néophytes à faire leur prière sur le pont, pour avoir le plaisir d’en être témoins.
«Nous mouillâmes à Futuna un dimanche matin. Le port était désert. - Où sont les habitants de ce village, me répétaient sans cesse le capitaine et les matelots ? Ils ignoraient que les naturels de Futuna, catholiques fervents, étaient tous allés à la messe. Les maisons étaient abandonnées ; car, dans cette île convertie, on ne sait pas ce que c’est que le vol. Une heure d’attente se passe alors nous entendons retentir de tous côtés le chant des cantiques. C’étaient les insulaires qui revenaient de l’église en bénissant le Seigneur. Nos pères s’empressèrent de venir nous recevoir, et les premiers chrétiens de la Nouvelle-Calédonie, persécutés pour la foi par leurs compatriotes, étaient reçus comme des frères par les nouveaux fidèles de Futuna» (Annales, n. 138, p. 383 et suiv., an. 1851).
Plutôt que d’abandonner le chemin du ciel, quitter son pays et sa famille est un trait évident du don de conseil, se quitter soi-même en est un plus évident encore. « A Wallis, écrit un missionnaire, où j’ai exercé durant cinq mois le saint ministère, j’ai eu bien des consolations ; entre autres, de voir trois jeunes personnes, filles des plus grands chefs de l’île, me demander avec instance la permission de se consacrer à Dieu d’une manière spéciale, par le vœu de chasteté. Cette pensée, elles l’avaient eue d’elles-mêmes par la seule inspiration de la grâce. Le Saint-Esprit leur avait appris que c’est là un conseil évangélique, dont le libre accomplissement plaît au Seigneur» (Id., n. 96, p. 398, an. 1844).
Ce n’est pas seulement sur les plages inhospitalières de l’Océanie, que le Saint-Esprit fait germer les fleurs de la virginité. Sous son influence, elle croît dans le sol si profondément souillé de la Chine et de la Cochinchine. Laissons parler un apôtre du Céleste Empire. « Nous avons dans chaque chrétienté un certain nombre de personnes qui, sans être liées par les vœux religieux, font profession de garder la virginité. On peut les appeler avec vérité la fleur de la mission, et cette espèce de fleur fait la gloire du jardin de l’Église. Qu’il fait beau voir le cep de la virginité briller ici au milieu de la fange de l’idolâtrie ! Rien ne peut exprimer quelle est la licence des mœurs en pays infidèle : mais l’excès du vice sert, dans les desseins de Dieu, à faire ressortir l’éclat de la plus pure des vertus, et il n’en faudrait pas davantage à des yeux clairvoyants pour reconnaître sa céleste origine. Dans mon district, qui compte environ neuf mille âmes, il y a plus de trois cents vierges. Tout ce que font, en Europe, les sœurs de Saint-Vincent de Paul, les vierges chinoises en sont capables» (Annal., etc., n. 116, p. 44, an. 1848).
Des filles d’anthropophages ou d’idolâtres abrutis devenues tout à coup des vierges chrétiennes, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus beau, de plus sublime, de plus angélique ! (1) A la vue de ce miracle mille fois répété que dirait le monde païen, lui qui, sous Auguste, ne put trouver sept vestales dans l’empire des Césars ? Moins incrédule que les impies modernes, il s’écrierait : Le doigt de Dieu est là : Digitus Dei est hic ! et il aurait raison.
(1) Nous avons, à Paris, parmi les sœurs de Saint-Vincent de Paul, une jeune parente d’Abd-et-Kader
Le sixième don du Saint-Esprit est le don d’entendement. Les actes qu’il produit et qui forment la sixième béatitude sont des actes révélateurs d’une connaissance claire des vérités chrétiennes, de magnanimité dans la foi, de conformité soutenue entre la pratique et la croyance, en un mot, le règne effectif du surnature dans l’homme et dans la société.
« On dirait, écrit un missionnaire de l’Océanie, que le Saint-Esprit en personne s’est fait le catéchiste de l’enfant dont nous allons parler. J’ai trouvé à Tonga un petit prodige, auquel vous aurez peine à croire. C’est un enfant de cinq ans, et toutefois déjà assez instruit pour que je n’aie pu l’embarrasser par aucune question de catéchisme, en l’interrogeant de toutes les manières. Ce petit ange nous a demandé la permission d’apprendre la doctrine chrétienne à ses parents qui, à l’exception de son père et de sa mère, sont encore tous dans le paganisme. C’est un catéchiste d’autant plus excellent, qu’on ne peut rien refuser à son innocente simplicité.
C’est lui qui dit le Benedicite et les Grâces dans la famille. A peine a-t-il vu célébrer la messe cinq ou six fois, et déjà il en imite toutes les cérémonies. Une feuille de bananier lui sert de corporal ; une coquille de mer lui tient lieu de calice. Quand il sera grand, répète-t-il, il veut la dire tout de bon. Plaise à Dieu que cette vocation s’affermisse, et qu’un jour l’Océanie le compte au nombre de ses apôtres ! » (Annal. de la Propag., etc., n. 104, p. 36, an. 1846).
Le don d’intelligence, qui ouvre si merveilleusement l’esprit de l’enfant, produit dans l’homme fait une sorte d’intuition de la vérité, en sorte que la foi, dégagée de ses sombres voiles, devient inébranlable. En ce genre, rien ne surpasse l’exemple donné par le roi de Bongo, au Japon. Sa conversion fit la joie de l’Église. Dans la suite, accablé d’adversités et d’humiliations, au moment où tout semblait conjuré pour troubler sa foi, il prononçait solennellement ces belles paroles : « Je jure en votre présence, Dieu puissant, que, quand tous les Pères de la compagnie de Jésus, par le ministère desquels vous m’avez appelé au christianisme, renonceraient eux-mêmes à ce qu’ils m’ont enseigné ; quand je serais assuré que tous les chrétiens d’Europe auraient renié Votre nom ; je Vous confesserais, reconnaîtrais et adorerais, m’en dût-il coûter la vie, comme je Vous confesse, reconnais et adore pour le seul vrai et puissant Dieu de l’univers» (Annales, etc., n. 125, p. 225, an. 1849).
En éclairant l’esprit, le don d’entendement agit sur la volonté, et lui donne l’intelligence de la vie. Or, la vie est une épreuve, la pénitence est sa loi. « Un grand nombre de nos chrétiens, écrit un missionnaire de l’Inde, jeûnent le samedi, c’est-à-dire ne font qu’un seul repas vers le coucher du soleil. Combien de fois, dans mes courses, n’ai-je pas entendu mon compagnon de voyage répondre à ceux qui lui demandaient s’il avait mangé ce jour-là : « Eh ! ne savez-vous pas que c’est aujourd’hui samedi ? » Et cependant ce pauvre Indien m’avait suivi toute la matinée, portant sur sa tête un gros paquet. Il s’était épuisé de fatigue, pour faciliter le succès de mon ministère ! Il est beaucoup de contrées où cette pratique est à peu près universelle, même parmi les laboureurs. Plusieurs d’entre eux, surtout quand ils sont à leur aise, préfèrent ne travailler que la moitié du jour, afin de pouvoir différer jusqu’au soir leur unique repas. « Cet esprit de mortification me fournit souvent l’occasion de m’édifier au saint tribunal. Ainsi, m’arrive-t-il d’imposer pour pénitence quelque jeûne du samedi ? - Mon père, répondent une foule de néophytes, je jeûne tous les samedis. Cela suffit, est ma décision. Mais rarement on s’en contente ; si j’indique le mercredi ou le vendredi, je trouve assez souvent le second poste déjà pris, par un autre jeûne de dévotion. Dernièrement, je venais de prescrire une bonne œuvre semblable. Ma pénitente parut fort embarrassée. - Qu’y a-t-il ? - Mon père, depuis trois ans, je ne mange qu’une fois par jour. Comment ferai-je pour accomplir le jeûne que vous m’imposez ? Je le répète : ces exemples ne sont pas rares parmi nos chrétiens» (Annales, n. 87, p. 87, an. 1843).
Prenons-y garde : ces chrétiens, nés d’hier, pourraient bien être les juges des anciens domestiques de la foi. Quoi qu’il en soit, admirons la Providence qui choisit ces fidèles de l’Orient pour faire, par leurs saintes austérités, le contrepoids au sensualisme de l’Occident.
Le septième don du Saint-Esprit, dans l’ordre ascendant, est le don de sagesse. Dernier degré de lumière et d’amour avant la vision béatifique, il ouvre à la vérité les yeux de l’esprit et surtout l’oreille du cœur. Il fait voir Dieu, il fait goûter Dieu, il transforme en Dieu, en achevant notre filiation divine. Voulez-vous le voir en action ? Étudions la septième béatitude, c’est-à-dire les actes béatifiants par lesquels il se manifeste. Prenons pour exemple un indifférent, un incrédule, un de ces hommes, dont la race est aujourd’hui si nombreuse, qui a des yeux et qui ne voit rien, qui a un cœur et qui ne sent rien des choses surnaturelles, un homme, enfin, comme le capitaine dont nous allons parler : soumettez-le à l’action du don de sagesse, et vous verrez un miracle.
Pendant la traversée qui les conduisait à leur lointaine mission, quelques-uns de nos missionnaires employaient leurs loisirs à catéchiser les jeunes matelots du bâtiment, afin de les préparer à la première communion. Pour eux la messe était dite chaque dimanche. Le capitaine n’avait garde d’y assister. Pas un signe, pas un mot qui annonçât s’il était catholique. Tout à coup, à la suite d’une bonne lecture, il laisse échapper quelques paroles qui trahissent les combats de son âme. L’esprit de sagesse venait de le toucher.
« Dieu nous inspire de commencer une neuvaine pour obtenir sa conversion. Elle se termine le 3 juin. Eh bien ! le jour même, à neuf heures du soir, au moment où l’un des missionnaires se promenait sur le pont, le capitaine l’observe et, d’une voix émue, il lui dit : « Monsieur, j’ai un grand service à vous demander. - Je suis tout à vous, répond le missionnaire. - Je veux me confesser, non pas ce soir, car ce n’est pas trop d’un jour pour m’y préparer, mais pas plus tard que demain. » Puis la conversation s’engage et se prolonge bien avant dans la nuit. Le lendemain, le capitaine assiste à la messe, bien que ce ne fût pas un dimanche. L’équipage ne pouvait en croire ses yeux. « Nous avions fixé la première communion à la fête de la très sainte Trinité. Mais le capitaine nous ayant manifesté le désir de communier, s’il était possible, avec ses matelots, et voulant avoir plus de temps pour se préparer à cette action si auguste, nous nous rendîmes de bien bon cœur à ses désirs. En attendant, la vie du capitaine devenait celle d’un apôtre. Il prêchait de la voix et de l’exemple. Un soir, comme il venait de se confesser, il aborde un des missionnaires et lui parle du bon Dieu d’une manière si touchante, que notre cher confrère était ravi de l’entendre. Enfin, ils en vinrent à causer des possessions du démon. « Croyez-vous, dit le capitaine, qu’il existe encore de ces sortes de possessions ? Assurément ; elles sont même assez fréquentes dans les pays infidèles. - C’est égal, reprit le capitaine, je viens de lui jouer un mauvais tour ; comme il doit grincer des dents au fond des enfers ! » En disant ces mots, une grosse larme s’échappa de ses veux et vint mouiller sa moustache.
« Enfin arriva le 19 juin. Ce jour fut sans contredit un des plus beaux de notre vie. Il y eut communion générale. Le pont du navire était devenu une église. De simples toiles, artistement tendues, formaient le toit et les murailles ; l’intérieur était pavoisé de drapeaux ; des nattes chinoises recouvraient le parquet ; des images, des tableaux ornaient l’autel improvisé ; notre église flottante était, sinon magnifique, au moins passablement belle ; mais ce qui était incomparablement plus beau, c’est le spectacle que présentait l’équipage. Matelots, officiers, capitaine, tous étaient là, avec leurs habits de fête, dans l’attitude du respect. La douce joie du ciel rayonnait sur tous les visages. « Quand tout fut fini, le capitaine vint se jeter au cou de son confesseur, en disant : «Les moments les plus heureux de la vie sont toujours mêlés de quelque amertume ; mais pour aujourd’hui le cœur est content tout de bon. » Vous auriez pleuré de joie en entendant nos matelots faire aussi leurs réflexions. « Voyez-vous, disait un des plus vieux, si je faisais naufrage maintenant, cela me ferait autant de mourir que de manger un morceau de pain. » La cérémonie achevée par un calme parfait, la brise commença de souffler, et le navire à sillonner rapidement les ondes. - « Est-il étonnant, s’écria le timonier, que maintenant nous allions vite ? Le navire est déchargé d’un poids immense. Moi, j’avais plus de péchés que le bâtiment n’est gros, et tout cela est passé par les sabords. (Annales, etc., n. 105, p. 102 et suiv). D’un chrétien indifférent et incrédule faire un pieux néophyte, un ardent apôtre, inonder de lumière et de délices un cœur fermé à toutes les impressions de la grâce, et cela en un instant, voilà sans doute un miracle du don de sagesse. D’un anthropophage faire un homme, de cet homme un enfant d’Abraham, en renouvelant son être de fond en comble, au point de lui faire détester tout ce qu’il aimait, aimer tout ce qu’il détestait, et cela avec une invincible constance, c’est un autre miracle égal, sinon supérieur, au premier.
« Dans leur amour pour leur jeune foi, nos néophytes de Mangaréva chantent partout, sur un rythme assez agréable, les dogmes sévères du christianisme, comme autrefois les Rapsodes chantaient les fictions d’Isomère, et les pécheurs italiens les vers du Tasse. Chaque année, aux approches de la fête du Roi, les habitants de chacune des îles composent, à leur manière, une espèce de narration ou d’exposé des endroits de l’Évangile qui les ont le plus frappés. Tous, hommes et femmes, contribuent à la rédaction de ce morceau littéraire, suivant leur degré d’intelligence ou de mémoire. Ce travail achevé, l’île entière l’apprend par cœur, au moyen de répétitions en commun, en le chantant sur un air inventé exprès. Puis, le jour de la fête venu, tous les habitants de l’archipel se réunissent à Mangaréva et chantent leur peï, à l’ombre des arbres à pain et sous la présidence des anciens de chaque île. Tous les habitants, ainsi rassemblés, proclament l’idée qui a remporté la victoire. Ce sont là les jeux floraux de Mangaréva.
« Ce peuple qui, maintenant, par l’innocence de ses mœurs, fait l’admiration de tous les officiers de marine, est cependant le même qui, avant l’arrivée des missionnaires, accueillait hostilement les navires qui venaient le visiter. Les habitants étaient en guerre continuelle et s’égorgeaient entre eux. Ils étaient anthropophages au point qu’une fois, après une lutte sanglante entre deux partis, un énorme tas de cadavres ayant été élevé, les vainqueurs, au lieu d’enterrer ces victimes, les dévorèrent dans un grand festin qui dura huit jours. Plusieurs vieillards attestent encore ce fait, et montrent le lieu où étaient entassés les cadavres.
« Il n’y a que trois ans, vivait encore une femme qui avait mangé ses deux maris, morts successivement dans un temps de famine. Leurs mœurs étaient dissolues, comme celles de tous les Océaniens. Ils étaient voleurs, au point qu’ils se dérobaient réciproquement leurs récoltes de fruits à pain, et qu’ils essayaient d’enlever jusqu’aux navires qui touchaient à leurs rivages. Aujourd’hui, leurs mœurs sont devenues aussi pures que celles du village de France le plus religieux. Le vol, si enraciné au cœur de tout Océanien, est complètement extirpé du milieu d’eux. Plusieurs capitaines de navires marchands ont voulu en faire l’épreuve. En parcourant une île, ils laissaient tomber, comme par mégarde, des mouchoirs, des foulards ou des couteaux. Toujours les objets étaient fidèlement rapportés par le premier habitant qui les rencontrait» (Annales, etc., n. 143, p. 298, etc). Voilà comment ce peuple a été transformé par le don de sagesse. (Sur les rapports des dons avec les béatitudes, voir S. Aug., De serm. Dom. in monte, lib. I, n. 3-14 opp. t. III, p. 1493, etc., édit. Noviss).
Si l’Esprit du bien a son échelle de déification, le grand singe de Dieu, Satan, a aussi son échelle de dégradation. Nous connaissons la première ; il importe de connaître la seconde. Comme, en peinture, l’ombre est nécessaire pour faire ressortir les couleurs, ainsi, dans l’ordre moral, l’erreur et le mal servent à mettre en relief le vrai et le bien. Par là même qu’il a ses dons, Satan a aussi ses béatitudes. En entrant dans un homme par le péché mortel, il lui communique les premiers, le malheureux pratique les actes prétendus béatifiants qui en découlent.
Le premier don de Satan, c’est l’orgueil, principe de tout péché, comme l’humilité est le principe de toute vertu. Le dernier mot de l’orgueil, c’est Aman, pendu à une potence de cinquante coudées ; Nabuchodonosor, changé en bête. Se rendre haïssable à Dieu et aux hommes, c’est le terme auquel aboutit la première béatitude satanique.
Le deuxième don de Satan, c’est l’avarice. Son chef-d’œuvre, c’est le mauvais riche qui meurt et qui est enseveli dans l’enfer ; c’est Judas qui vend son maître et qui se pend. Faire de l’homme le plus insensé et le plus scélérat des hommes, c’est le dernier mot de la seconde béatitude satanique. Le plus scélérat : « Il n’y a pas d’homme plus scélérat que l’avare, dit le Saint-Esprit ; pour lui tout est à vendre, même son âme. (Eccl., X, 10). Le plus insensé ; la vie qui lui était donnée pour gagner le ciel, il la consume à fabriquer des toiles d’araignée, fragiles tissus qui ne peuvent pas même lui servir de linceul. (Is., LIX, 5, 8).
Le troisième don de Satan, c’est la luxure ; mis en action, il aboutit à travers mille souillures à Salomon et à Sardanapale, noyés dans le cloaque de leurs mœurs. Flétrissure de l’homme tout entier, aveuglement de l’esprit, insensibilité du cœur, mort dans l’impénitence : telle est, dans ses effets généraux, la troisième béatitude satanique.
Le quatrième don de Satan, c’est la gourmandise. L’épicurien couronné de roses, qui chante le vin et le plaisir pour se préparer à la mort ; Balthasar, qui remplit Babylone du bruit de ses festins, pendant que les Mèdes sont aux portes de la ville, sont la traduction vivante de la quatrième béatitude satanique.
Le cinquième don de Satan, c’est l’envie. Voulons-nous le voir en action ? Caïn tuant son frère, et les pharisiens faisant mourir le Fils de Dieu : voilà le terme glorieux de la cinquième béatitude satanique.
Le sixième don satanique, c’est la colère. L’hyène aux crins hérissés, la lionne à qui on vient d’enlever ses lionceaux, le hérisson armé de ses piquants : types affaiblis auxquels l’homme devient semblable, en pratiquant la sixième béatitude satanique.
Le septième don de Satan, c’est la paresse. Le Chinois dont parlent nos missionnaires, pour qui le monde surnaturel est comme s’il n’était pas, indifférent à tout, excepté à quatre vérités : bien boire, bien manger, bien digérer et bien dormir ; qui ne donnerait pas une sapèque pour connaître un dogme de plus, et qui tient pour la suprême sagesse son indifférence stupide en matière de religion (Prov., XVIII, 3) : telle est la personnification de la septième béatitude satanique.
C’est au sein de ce marasme honteux et coupable, où il l’a conduit par degrés, que l’Esprit du mal vient prendre l’homme béatifié à sa manière, pour le placer dans le séjour de sa béatitude éternelle.
CHAPITRE XXXVII
LES FRUITS
Ce que sont les fruits du Saint-Esprit : rapports avec les fruits des arbres. - Qualités qui constituent le fruit. Comment sont produits les fruits du Saint-Esprit. La greffe, la taille. - Explication donnée par la vision de sainte Perpétue. - Variétés d’espèces dans le verger du Sa int-Esprit. - Pourquoi le nom de fruits. - Il nous rappelle notre ressemblance avec Dieu et la bonté de Dieu pour nou s. - Différence des fruits et des béatitudes.
Nous avons expliqué la grâce, les vertus, les dons et les béatitudes. Sous nos yeux a passé tout le magnifique système d’éléments déificateurs qui, s’enchaînant les uns aux autres, conduisent l’homme à la ressemblance du Verbe Incarné. La mine toutefois n’est pas épuisée. A tant de richesses s’ajoutent d’autres richesses.
« Des bons travaux, dit l’Écriture, glorieux est le fruit» (Sap., III, 15). Quels travaux plus nobles que ceux de notre déification ! Quels fruits plus délicieux que les fruits dont ils sont récompensés ! Chaque béatitude ou acte béatifiant nous approche de Dieu. Or, Dieu est tout ensemble perfection absolue et bonheur suprême. Il en résulte qu’à chaque pas que nous faisons vers Dieu, est attachée une jouissance, c’est-à-dire que les fruits sortent des béatitudes, comme le fruit sort de l’arbre. Complétant l’œuvre de notre création divine, ces nouvelles faveurs du Saint-Esprit font du chrétien le Dieu d’ici-bas, terrenus deus, et de sa vie terrestre un ciel anticipé, conversatio in cœlis.
Pour le comprendre, il suffit de connaître la réponse aux questions suivantes : Qu’entend-on par les fruits du SaintEsprit ? Comment sont-ils produits ? Pourquoi sont-ils ainsi nommés ? En quoi diffèrent-ils des béatitudes ? Quel en est le nombre ? A quoi sont-ils opposés
1° Qu’entend-on par les fruits du Saint-Esprit ? Da ns l’ordre naturel, on appelle fruit le produit des plantes et des arbres. La pomme est le fruit du pommier ; l’orange, de l’oranger ; la fraise, du fraisier ; ainsi des autres. Aussi variés que les plantes, les fruits ont cela de commun qu’ils renferment quelque chose d’agréable suivant leur espèce, et qu’ils sont le dernier effort de la plante. (S. Th., 1a, 2ae, q. XI, art. 1, corp. ; Id., id., q. 70, art. 2, corp.) Etre agréable et le dernier effort de la plante, sont les deux conditions nécessaires pour constituer le fruit proprement dit. Pour cette raison, les feuilles et les fleurs ne sont pas appelées fruits.
Avant maturité, le fruit lui-même ne porte pas le nom de fruit, simplement et par excellence. Pour le nommer, on y joint une épithète qui qualifie son imperfection. On dit : fruit acide, fruit vert. La raison en est encore qu’il n’a pas les qualités essentielles du fruit : la couleur, la sapidité, la douceur, dont la réunion, constituant la beauté et la bonté, forme un produit parfait. Lorsque l’arbre a donné son fruit, sa tâche est finie. Il se repose et se prépare à produire de nouveaux fruits dans leur temps.
De là, cette définition de l’Ange de l’école : « On appelle fruit le produit de la plante, arrivé à sa perfection et renfermant une certaine douceur» (1a, 2ae, q. 70, art. 1, corp).
Suivant une comparaison familière à l’Évangile, l’homme est un arbre. Ses actes sont ses fruits. De là, cette autre définition de saint Thomas : « Les fruits sont tous les actes vertueux dans lesquels l’homme se délecte» (Ibid., art. 2, corp). Comme ceux des plantes, les fruits de l’homme diffèrent de qualités, suivant la nature de la sève qui circule dans les veines de cet arbre vivant. Beaux et bons d’une beauté et d’une bonté purement naturelles, s’ils sont le produit de la raison et des vertus purement humaines. Beaux et bons d’une beauté et d’une bonté surnaturelles, s’ils sont le produit de la grâce et des vertus surnaturelles.
Pour mériter le nom de fruit, nous venons de voir que le produit des plantes doit être le dernier effort de la plante et renfermer une certaine douceur. Ces deux conditions ne sont pas moins nécessaires pour constituer le fruit spirituel. D’abord, afin d’être appelé fruit, tout acte vertueux doit être parfait dans son genre, c’est-à-dire le dernier effort du principe qui le produit. L’acte imparfait est indigne de ce nom. Ainsi, les velléités du bien, les actes de n’importe quelle vertu, lâchement accomplis ou viciés par des intentions mauvaises, ne sont pas plus des fruits spirituels que les avortons, les fleurs et les feuilles ne sont des fruits naturels. (S. Th., ut supra).
Il faut de plus que l’acte vertueux renferme une certaine douceur. Quelle est cette douceur ? C’est le témoignage de la conscience et le contentement intime que procure le devoir complètement et noblement accompli. Sans être toujours sensible, elle n’est pas moins réelle. On peut appliquer ici la parole de l’Apôtre : « Toute correction parait, à la vérité, dans le moment présent, un sujet non de joie, mais de tristesse ; mais ensuite elle se transforme pour ceux qu’elle exerce en fruit délicieux de justice» (Hebr. XII, 11). Devenue habituelle dans l’âme, cette douceur constitue le festin délicieux dont parle le Saint-Esprit, qui remplace toutes les joies et que nulle joie ne peut remplacer. (Prov., XV, 15). D`où vient que le devoir dignement accompli procure la joie ? De ce qu’il est un pas de plus vers Dieu, notre fin dernière et la suavité infinie.
On voit, d’après ces explications, que les fruits du Saint-Esprit sont toutes les bonnes œuvres, dignes de ce nom, faites sous l’inspiration du Saint-Esprit et dans lesquelles l’homme trouve sa joie. (S. Th., 1a, 2ae, q. 70, art. 1, corp). Cette définition distingue les fruits du Saint-Esprit des actes vertueux, en général. En effet, il y a dans l’homme deux principes d’action : l’un naturel, la raison ; l’autre surnaturel, la grâce. Les bonnes œuvres accomplies suivant les lumières de la raison sont les fruits de la raison. Les bonnes œuvres faites sous l’impulsion de la grâce sont les fruits du Saint-Esprit, auteur de la grâce. Entre les uns et les autres, grande est la différence. Les premiers sont des œuvres naturellement bonnes, des actes de vertus purement humaines, par conséquent inutiles pour le ciel et ne procurant qu’un plaisir imparfait. Les secondes possèdent, avec toute la bonté naturelle des premières, une bonté surnaturelle qui les rend dignes du ciel ; car la grâce ne détruit pas la nature, elle la perfectionne : Gratia non tollit naturam, sed perficit.
2° Comment se produisent les fruits du Saint-Esprit ? C’est ici une question de la plus belle théologie. Demander comment le Saint-Esprit produit ses fruits dans l’homme, c’est demander comment l’arbre produit les siens. L’arbre produit ses fruits par la greffe, par la taille et suivant son espèce. Par des moyens analogues, l’homme, arbre misérable, vicié, rachitique, produit des fruits d’une beauté impérissable et d’une saveur délicieuse.
Le Saint-Esprit forme le nouvel Adam, véritable arbre de vie, planté au milieu du véritable Éden, la sainte Église catholique. Sur cet arbre divin sont greffés, par le baptême, les rameaux du sauvageon qu’on appelle le vieil Adam. (Rom., XI, 17-24). Nourries, comme d’une sève surnaturelle, de la grâce du Saint-Esprit qui habite en Notre-Seigneur dans toute sa plénitude, ces greffes participent à la vie de l’arbre divin, et produisent des fruits de la même nature que les siens. Ainsi, ce n’est pas, à proprement parler, l’homme qui les produit, mais le Saint-Esprit Lui-même, principe nécessaire, éternellement actif et éternellement fécond de la vie surnaturelle. De là vient qu’ils sont appelés, non les fruits de l’homme, mais les fruits du Saint-Esprit.
Nous connaissons la greffe, passons à la taille. Dans l’ordre matériel, la taille des arbres est un des meilleurs moyens d’obtenir abondance et qualité. Il en est de même dans l’ordre moral. « Tout rameau d’arbre fruitier, Mon père le taillera, disait Notre-Seigneur, afin qu’il rapporte plus de fruit» (Jean., XV, 2). La vie entière est le temps de la taille divine. Nulle part nous ne l’avons trouvée représentée d’une manière plus frappante, que dans la célèbre vision de sainte Perpétue. « Un jour, écrit cette jeune et inimitable héroïne, mon frère me dit : Ma sœur, demandez au Seigneur qu’Il vous fasse connaître, dans une vision, si vous devez souffrir la mort. Je répondis pleine de confiance à mon frère : Demain vous saurez ce qu’il en sera. Je demandai donc à mon Dieu de m’envoyer une vision, et voici celle que j’eus.
« J’aperçus une échelle toute d’or qui touchait de la terre au ciel, mais si étroite, qu’on ne pouvait y monter qu’un à un. Les deux côtés de l’échelle étaient tout bordés d’épées tranchantes, d’épines, de javelots, de faux, de poignards, de larges fers de lance, en sorte que qui y serait monté négligemment et sans avoir toujours la vue tournée en haut, ne pouvait éviter d’être déchiré par tous ces instruments et d’y laisser une grande partie de sa chair. Au pied de l’échelle était un effroyable dragon, qui paraissait toujours prêt à s’élancer sur ceux qui se présentaient pour monter. Sature toutefois l’entreprit ; il monta le premier. Heureusement arrivé en haut de l’échelle, il se tourna vers moi et me dit : Perpétue, je vous attends, mais prenez garde au dragon. Je lui répondis : Je ne le crains pas, et je vais monter au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
« Alors le dragon, comme craignant lui-même, détourna doucement la tête, et moi, ayant levé le pied pour monter, elle me servit de premier échelon. Étant arrivée au sommet de l’échelle, je me trouvai dans un jardin spacieux, au milieu duquel je vis un homme d’une beauté ravissante. Vêtu en berger, ses cheveux étaient blancs comme la neige. Il y avait là un troupeau de brebis dont il tirait le lait, et il était environné d’une multitude innombrable de personnes habillées de blanc. Il m’aperçut et, m’appelant par mon nom, il me dit : Ma fille, soyez la bienvenue ; et il me donna du lait qu’il tirait ; cela était fort épais. Je le reçus en joignant les mains et je le mangeai. Tous ceux qui étaient là présents répondirent : Amen. Je me réveillai à ce bruit et je trouvai en effet que j’avais dans la bouche je ne sais quoi de fort doux que je mangeais. Dès que je vis mon frère, je lui racontai mon songe, et nous en conclûmes tous que nous devions bientôt endurer le martyre» (Act. sincer., apud Ruinart, t. I, p. 212, edit. in-8, 1818).
Une échelle d’or qui va de la terre au ciel, étroite et toute bordée d’instruments tranchants : voilà bien la vie, chemin du ciel, avec les épreuves plus ou moins douloureuses, mais continuelles, qui accomplissent à l’égard de l’homme la salutaire opération de la taille, en lui enlevant tout ce qu’il a d’exubérant ou de mauvais dans ses pensées, dans ses affections et dans ses actes.
Greffés et taillés, les arbres produisent des fruits, et de bons fruits, chacun suivant son espèce. Arrêtons-nous un instant à contempler l’immense verger du Saint-Esprit, à compter les arbres humainement divins dont il est planté, et à jouir de la beauté ravissante de leurs fruits. (Eccli., XXIV, 23). Pour ne parler que des temps postérieurs au Messie, nous voyons l’arbre de vie, dont les racines plongent dans la grotte de Bethléem, couvrir la terre de son ombre. Que sont ses rameaux innombrables ? Des greffes, des marcottes divinement attachées à son tronc indestructible. Que sont les millions d’apôtres des temps anciens et des temps actuels ? Des marcottes divines, chargées de fruits de grâce et d’honneur. Que sont les légions de martyrs, de solitaires, de vierges, de saints de tout âge, de toute condition et de tout pays ? Des marcottes divines, chargées de fruits de grâce et d’honneur.
Chacune produit des fruits suivant son espèce : fruits de foi, d’espérance, de charité, de piété, d’humilité, de virginité. Toutes ensemble les produisent mille et mille fois, sous tous les climats, dans toutes les saisons, à chaque heure du jour et de la nuit, en sorte que le verger du Saint-Esprit ne cesse pas de présenter, à l’œil de la foi, le spectacle d’une magnifique campagne dans les beaux jours du printemps et de l’été.
Que dis-je ? Près du verger divin, que sont les prairies, les champs, les vergers avec leur innombrable variété de fleurs et de fruits ? Une ombre vaine. Qu’est-ce que le monde païen, ancien et moderne, avec ses prétendues vertus ? Un vaste hallier, indigne du nom de jardin et de verger. Comparés aux fruits du Saint-Esprit, que sont les fruits de la raison, les fruits des sages les plus vantés, les fruits d’Aristide, de Socrate, de Platon, de Scipion, de Sénèque, les fruits des prêtres de l’Égypte, des brahmes de l’Inde, des bonzes de la Chine, des lamas du Thibet et des rationalistes d’Europe ? Produits de l’orgueil, de l’ambition, du caprice, ces fruits ne sont la plupart que des avortons, semblables à ces excroissances parasites qui naissent à l’écorce des arbres vieillis, tout au plus des productions sans saveur et sans utilité réelle.
Ne serait-ce pas le lieu, pour vous qui lisez ceci, et pour moi qui l’écris, de nous demander : Greffe divine par la grâce du baptême, quels fruits ai-je portés ? quels sont ceux que je porte ? Grave question, car il est écrit : « Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu» (Matth., VII, 19). Mes prières vocales, mes oraisons, mes confessions, mes communions, mes actions journalières, que sont-elles ? Si jusqu’ici j’ai été un arbre à peu près stérile, à plus forte raison si j’avais eu le malheur d’être un mauvais arbre, une épine, une ronce, un chardon, que je sois désormais un bon arbre, une bonne marcotte féconde en fruits de vie, dignes de la sève divine qui m’abreuve, du soleil divin qui m’échauffe, du tronc divin sur lequel je suis enté, du Jardinier divin qui me cultive de Ses mains et m’arrose de Son sang.
En étudiant les rapports très fondés entre l’homme et l’arbre, nous venons de voir de quelle manière se produisent les fruits du Saint-Esprit. Parmi ces rapports, il en est un de plus que nous devons signaler. La greffe matérielle ne produit des fruits que d’une seule espèce, tandis que la greffe divine a la propriété, il faut ajouter le devoir d’en produire simultanément de bien des espèces différentes, car la sève qui la nourrit est multiforme. De cette manière l’ont compris et pratiqué tous les vrais chrétiens de tous les temps. L’exemple du grand saint Antoine leur sert de règle.
Comme les enfants maraudeurs qui, s’introduisant dans les vergers, prennent sur tous les arbres les meilleurs fruits, le patriarche du désert se livrait à la pieuse maraude, en cherchant dans chacun des solitaires dont la nombreuse armée peuplait les deux Thébaïdes, les vertus les plus belles, afin de les imiter. Dans l’un, il cueillait le fruit de la douceur ; dans un autre, le fruit de la patience ; dans celui-ci, le fruit de l’oraison ; dans celui-là, le fruit de la mortification. Ainsi nous devons faire, afin qu’à l’arrivée du divin Jardinier nous soyons reconnus pour de bons arbres et, comme tels, transportés dans le verger éternel du Saint-Esprit.
3° Pourquoi les fruits du Saint-Esprit sont-ils ain si nommés ? La principale raison est que chaque œuvre complètement bonne procure à l’âme une jouissance semblable à celle que procure au palais la manducation d’un fruit excellent. Quel est ce mystère ? Ressembler à Dieu est la fin de l’homme. Tous les actes vraiment vertueux sont autant de degrés qui l’en approchent. Cette approximation successive le constitue dans des rapports de plus en plus intimes avec Dieu ; et ces rapports eux-mêmes acquièrent, en se perfectionnant, une suavité plus grande, résultat du voisinage de plus en plus prochain de Dieu, la suavité par essence. Telle est la raison pour laquelle à chaque progrès correspond une suavité, et pour laquelle encore les meilleurs de tous portent à juste titre le nom de fruits, et de fruits du Saint-Esprit, qui seul nous aide à les produire.
Ainsi, Dieu nous révèle d’une manière sensible notre ressemblance avec Lui ; Il nous traite comme Il s’est en quelque sorte traité Lui-même. Il veut que le dieu de la terre crée ses œuvres, comme lui-même crée les siennes, et qu’il éprouve, en créant son bonheur, ce que lui-même a éprouvé en créant l’univers. Après chacun de ses ouvrages Dieu dit qu’il était bon : Et vidit quod esset bonum. Sept fois il répète la même parole. Dans cette approbation mystérieuse est tout ensemble le témoignage rendu à la perfection relative de la nouvelle créature, et l’expression de la joie qu’elle causait à son auteur.
Au dernier jour seulement de la création, et après la dernière main mise à toutes ses œuvres, Dieu modifie Ses expressions et prononce la parole de satisfaction suprême et universelle. Il vit que toutes les choses qu’Il avait faites étaient souverainement bonnes, après quoi il se reposa : Vidit Deus cuncta quæ fecerat, et erant valde bona, et requievit. Souverainement bonnes en elles-mêmes, elles étaient le dernier mot de la puissance, de la sagesse et de la bonté créatrice. Bonnes dans leur ensemble, elles étaient en état de chanter jusqu’à la fin des siècles, sans jamais faire une fausse note, les gloires du Créateur. Bonnes à l’égard de Dieu, leur perfection même lui procurait un contentement indicible.
Ainsi de l’homme. Après chaque bonne œuvre, dignement accomplie, il peut dire, sans rien s’attribuer à lui-même : Cela est bon, Vidit quod esset bonum ; et il goûte la suavité particulière du fruit qu’il vient de produire. Sept fois il répète la même parole, parce que les sept dons du Saint-Esprit sont les principes de toutes ses bonnes œuvres. Comme le Créateur, il ne pourra prononcer la parole de satisfaction suprême qu’après avoir cueilli son dernier fruit, en achevant l’œuvre de sa déification. Alors seulement il pourra dire en jetant un regard sur l’ensemble de sa vie : J’ai achevé mon ouvrage, grâce à Dieu, il est très bon ; il ne me reste plus qu’à entrer dans le repos de l’éternité : Vidit cuncta quæ fecerat, et erunt valde bona, et requievit.
Nous révéler un des plus nobles traits de notre ressemblance avec Dieu, n’est que la première raison de la suavité attachée à chaque bonne œuvre. Il en est une autre. Pour empêcher Israël de regretter la grossière nourriture de l’Égypte, lui adoucir les fatigues du voyage à travers les sables du désert, le fortifier contre ses ennemis et lui donner un avant-goût des délices de la terre promise, le Seigneur dans Sa paternelle bonté lui envoya la manne. Cette nourriture céleste avait tous les goûts et satisfaisait à tous les besoins. Israël est l’image du chrétien. En attachant une suavité à chaque bonne œuvre, Dieu en fait une manne, et que veut-il par là ? Aujourd’hui, comme autrefois, il veut dégoûter l’homme des perfides suavités du fruit défendu. Il veut adoucir les profondes amertumes de son existence ; et, en lui faisant trouver le plaisir dans le devoir, l’encourager aux combats de la vertu.
Sans ces diverses suavités, qui ne défaudrait au milieu du désert de la vie ? Qui n’abandonnerait le service d’un maître dont la main, comme dit l’Écriture, ne donne à Ses serviteurs qu’un pain de larmes et de gravier ? Mais avec ces suavités, voyez ce qui se passe. A elles sont dus le courage héroïque des pénitents et des martyrs ; la sainte ivresse au milieu des tourments, la résignation dans la douleur ; l’insensibilité aux attraits du vice et le mépris constant de toutes les joies, que peuvent promettre le démon, la chair et le monde. Parce qu’elles sont nécessaires à tous, aux pécheurs pénitents, plus encore qu’aux justes affermis, elles sont attachées, dans certaines proportions, non seulement aux béatitudes ou actes béatifiants par excellence, mais à tous les actes vertueux, dignement accomplis.
Nous comprenons maintenant la raison pour laquelle le nom de fruit est donné, dans la langue divine, aux œuvres opérées sous l’impulsion de l’Esprit sanctificateur, et la place nécessaire de ces suavités célestes dans le travail de notre déification.
4° En quoi les fruits diffèrent-ils des béatitudes ? Que les fruits diffèrent des béatitudes, la preuve en est dans la différence des noms donnés aux uns et aux autres et dans l’énumération qui en est faite. Toutes les choses qui sont appelées par des noms différents, diffèrent entre elles. Or, les noms des fruits ne sont pas les noms des béatitudes. De plus, l’Évangile nomme sept béatitudes, et l’apôtre compte douze fruits. La différence devient sensible si on les étudie dans leur nature intime.
Les fruits diffèrent des béatitudes, comme le moins diffère du plus. Pour mériter le nom de fruit, c’est assez qu’un acte vertueux soit final et délectable, en d’autres termes, qu’il soit le dernier effort du principe naturel ou surnaturel duquel il émane, et qu’il cause à l’homme la satisfaction résultant du devoir accompli. Mais, pour mériter le nom de béatitude, il faut que cet acte soit quelque chose de parfait et d’excellent. (S. Th., 1 a, 2ae, q. 70, art. 2, corp). Ainsi, acte vertueux et suavité dans l’acte, la béatitude suppose tout cela. Elle suppose de plus, comme principe de l’acte, une grâce supérieure ; comme objet, une chose excellente ; comme résultat, une suavité plus grande.
De ces notions il résulte : 1° que toutes les béati tudes, c’est-à-dire, comme nous l’avons expliqué, tous les actes béatifiants accomplis sous l’influence des dons du Saint-Esprit, peuvent être appelés fruits ; mais tous les fruits ne peuvent pas être appelés béatitudes. « En effet, dit saint Thomas, les fruits sont toutes les œuvres vertueuses dans lesquelles l’homme se complaît ; mais le nom de béatitudes est réservé à certaines œuvres parfaites qui, à raison même de leur perfection, sont plutôt attribuées aux dons du Saint-Esprit qu’aux simples vertus» (Ibid).
Il résulte : 2° que, dans l’ordre hiérarchique, les béatitudes sont supérieures aux fruits, et le terme le plus élevé de la perfection du chrétien. En effet, on goûter les fruits en dehors des béatitudes, puisqu’ils entrent dans la nature de tout acte vertueux ; mais on ne les goûte pleinement que dans la pratique des béatitudes, qui sont les actes vertueux par excellence. Ainsi, dans un verger, les arbres d’espèces différentes produisent des fruits, dont chacun a sa bonté particulière, qui lui mérite le nom de fruit ; mais, comme les arbres qui les produisent, ces fruits sont entre eux de qualités inégales.
Il résulte : 3° qu’en se rappelant la définition de s béatitudes et des fruits, on saisit parfaitement la différence qui les distingue. Les béatitudes ou actes béatifiants sont les bonnes œuvres produites par les dons du Saint-Esprit : Beatitudo est operatio doni. Les fruits sont ces mêmes œuvres accomplies avec la dernière perfection, et produisant la satisfaction intime de l’âme : Fructus est aliquid habens rationem ultimi et delectabilis. Le chapitre suivant nous fera connaître le nombre de ces fruits divinement doux, et la place qu’ils occupent dans le parallélisme, tant de fois remarqué, entre l’œuvre du Verbe Incarné et la contrefaçon de Satan.
CHAPITRE XXXVIII
(SUITE DU PRÉCÉDENT).
Nombre des fruits du Saint-Esprit. - Il est incalculable et pourquoi. - Nombre douze, donné par saint Paul. Raison de ce nombre. - Raison de l’ordre dans leque l ils sont énumérés. - Explication pratique des neuf premiers fruits. La Charité : exemple. - La Joie : exemple. - La Paix : exemple. - La Patience : exemple. - La Bénignité : exemple. - La Bonté : exemple. - La Longanimité : e xemple. - La Douceur : exemple. - La Foi : exemple.
Quel est le nombre des fruits du Saint-Esprit ? Les fruits du Saint-Esprit sont aussi nombreux et aussi variés que les fruits matériels, qui charment nos yeux et qui flattent si agréablement notre goût. Pourquoi cette immense variété de fruits dans la nature ? Pourquoi la même variété dans le jardin spirituel du Verbe Incarné ? La raison est la même. Dieu a écrit deux grands livres : le livre de la nature et le livre de la grâce ; ou, pour continuer la comparaison, il a planté deux magnifiques jardins : le jardin de la nature et le jardin de la grâce. Le premier, pour les besoins et pour les yeux du corps ; le second, pour les besoins et pour les yeux de l’âme. Si vous demandez pourquoi ces deux jardins, l’Apôtre répond : Pour faire briller la sagesse multiforme de Dieu : Ut innotescat multiformis sapientia Dei. (Eph., III, 10).
Pourquoi le firmament avec ses armées d’étoiles, si magnifiques dans leur ensemble, si prodigieuses par leur nombre, si différentes dans leur clarté, si régulières dans leur mouvement ? Pour faire briller la sagesse multiforme de Dieu. Pourquoi la terre avec ses productions d’une richesse qui suffit à tout, d’une beauté qui épuise l’admiration, d’une variété qui échappe à tous les calculs ? Pour faire briller la sagesse multiforme de Dieu. Pourquoi la mer avec ses innombrables habitants, ses abîmes insondables, ses lois aussi invariables qu’elles sont mystérieuses ? Afin de faire briller la sagesse multiforme de Dieu. Pourquoi, enfin, ce vaste univers, composé de tant de millions de créatures dont aucune ne ressemble à l’autre ? Pour faire briller aux yeux corporels de l’homme la sagesse multiforme de Dieu : Ut innotescat multiformis sapientia Dei.
Tous les actes, tous les mouvements, toutes les productions de ces créatures du firmament, de la terre et des mers, sont, dans l’ordre naturel, les fruits du Saint-Esprit ; attendu, comme dit saint Basile, que tout ce que les créatures possèdent, elles le doivent au divin Esprit. (Lib., de Spirit. sanct., p. 65, edit, noviss).
Mais, si éloquent qu’il soit pour raconter la sagesse multiforme du Créateur, le monde matériel ri est qu’un écho, une ombre, un reflet. Pour redire cette sagesse dans toute sa gloire, il fallait un autre monde, mille fois plus réel, plus magnifique et plus varié : c’est le monde de la grâce. Ce monde se compose des anges et des hommes, créatures supérieures à toutes celles que nous voyons, élevées à la participation de la nature même de Dieu, destinées à partager Sa gloire, et produisant, chacune suivant son espèce, des fruits d’une beauté incomparable et d’une variété infinie. Si nous demandons pourquoi tant d’arbres à fruits dans ce nouveau jardin de l’Esprit sanctificateur, l’Apôtre nous répond encore : C’est pour faire briller la sagesse multiforme de Dieu : Ut innotescat multiformis sapientia Dei.
C’est, en particulier, pour révéler l’inépuisable fécondité de l’Arbre divin sur lequel tous ces arbres sont entés. C’est pour distinguer, de tous les arbres empoisonnés, la vigne franche, plantée par le Verbe Lui-même, arrosée de Son sang et vivifiée par Son Esprit. C’est pour préparer, à toutes les générations qui se succèdent, une nourriture suffisante ; car les fruits de l’arbre ne sont pas seulement la gloire de l’arbre, ils sont l’aliment des passants. Chaque rameau du grand Arbre porte les siens, et tout voyageur peut choisir. Comme nous l’avons indiqué, l’histoire cite une multitude de ces gourmands spirituels qui s’en allaient, cueillant sur tous les arbres les fruits de leur goût, dont ils se composaient une nourriture exquise. Oh ! la belle maraude à faire en parcourant la vie des saints : Ut innotescat multiformis sapientia Dei !
Venons maintenant aux actes particuliers que l’Écriture elle-même désigne sous le nom de fruits du Saint-Esprit. Ils sont au nombre de douze. Pourquoi ce nombre et non pas un autre ? N’est-ce pas trop ou trop peu ? Trop, s’il est vrai que les fruits naissent des béatitudes ; trop peu, si tous les actes vraiment vertueux sont des fruits du Saint-Esprit : expliquons ces mystères. Le nombre douze est un nombre sacré qui, comme nous l’avons vu, exprime l’universalité. Dans ce chiffre se trouvent donc compris tous les fruits du Saint-Esprit, qui se confondent avec les douze, nommés par l’Apôtre. Douze n’est pas trop, puisque, suivant les explications antérieures, la même béatitude peut produire plusieurs fruits ; il n’est pas trop peu, puisque le nombre douze exprime l’universalité complète.
Ces notions rappelées, quatre choses nous restent à faire : donner l’énumération apostolique des fruits du SaintEsprit ; rendre raison de cette énumération, expliquer chaque fruit en particulier ; montrer l’opposition des fruits du SaintEsprit avec les œuvres du mauvais Esprit ; car jusqu’au bout se continue la contrefaçon satanique du plan divin.
Énumération des fruits du Saint-Esprit. « Voici, dit saint Paul, dans sa lettre aux Galates, les fruits du Saint-Esprit : La Charité, la Joie, la Paix, la Patience, la Bénignité, la Bonté, la Longanimité, la Douceur, la Foi, la Modestie, la Continence, la Chasteté» (V, 22, 23). Comment concilier ces noms apostoliques, qui sont des noms de vertus, avec les fruits du SaintEsprit, qui ne sont pas des vertus, mais des actes de vertus ? « Pour cela, répond saint Antonin, il suffit de se rappeler qu’il est d’usage de prendre le nom des vertus pour leurs actes mêmes» (IV p., tit. V, c. XXI). Ainsi, de quelqu’un qui a rendu à son prochain un service signalé, nous disons qu’il lui a fait une grande charité ou même la charité. Il suit de là que la charité et la foi, nommées parmi les fruits du Saint-Esprit, ne sont pas les vertus théologales du même nom, mais seulement leurs actes ou leur application particulière, accompagnés de la douceur qui en est la récompense. (S. Anton., IV p., tit. XV, c. XXVI).
Raison de cette énumération. Tout fruit vient d’une plante, toute plante vient d’une semence ou d’une racine. Le SaintEsprit est la semence des fruits qui portent son nom ; et le Saint-Esprit est la charité même. Faut-il s’étonner que son premier fruit soit la charité ? (S. Th., 1 a, 2ae, q. 70, art. I, Corp). « Voyez, dit saint Chrysostome, quel soin dans les paroles de l’Apôtre, quelle convenance dans la doctrine ! Avant tout, il met la charité, ensuite tous les actes qui en découlent : il fixe la racine, puis il en montre les fruits ; il établit le fondement, et il construit l’édifice ; il commence par la source, et il arrive aux ruisseaux» (De sanct. Pentecoste, homil. 11, n. 3, opp. t. II, p. 560).
Traitant la même question, saint Thomas ajoute que l’ordre et la distinction des fruits du Saint-Esprit se tirent de la manière dont le Saint-Esprit procède à l’égard de l’homme. (1a, 2ae, q. 70, art. 3 corp). Or, le Saint-Esprit procède à l’égard de l’homme, de manière à l’élever graduellement à la perfection et à lui en faire goûter le bonheur. Ce bonheur au-dessus de tout bonheur, l’homme le goûte, quand il est pleinement dans l’ordre. Il est pleinement dans l’ordre lorsqu’il y est : à l’égard de ce qui est au-dessus de lui ; à l’égard de ce qui est en lui ; à l’égard de ce qui est autour de lui ; à l’égard de ce qui est au-dessous de lui. Dans ces conditions, l’homme possède la paix au dedans, la paix au dehors, la paix affermie de toutes parts ; et la vie, malgré ses inévitables amertumes, est à l’âme ce que le fruit est à la bouche.
Les trois premiers fruits ordonnent le chrétien à l’égard de ce qui est au-dessus de lui. (S. Anton., IV p., tit. V, c. XXI). Ces fruits sont la Charité, la Joie, la Paix.
La Charité, Charitas. C’est avec elle, en elle et par elle que le Saint-Esprit se communique à nous, puisque Lui-même est charité. Comme la flamme tend en haut, la charité tend à Dieu, à l’union avec Dieu, à la transformation en Dieu. Où est notre trésor, là aussi est notre cœur. (Ibid). Pas plus que la flamme, la charité n’est inerte ; rien, au contraire, de plus actif. Mille exemples le prouvent. Un seul suffira pour montrer en action ce premier fruit du Saint-Esprit, et la suavité dont il remplit le chrétien qui a le bonheur d’y goûter.
C’était en Chine, dans l’année 1848, plusieurs chrétiens arrêtés pour la foi étaient réunis au pied du tribunal. « A l’un d’eux le mandarin demande à quoi servait un surplis, trouvé parmi les objets confisqués. On s’en revêt pour prier, répond hardiment le confesseur. - Voyons, comment fait-on ? Prends-le et prie comme si tu étais dans ton église. Aussitôt dit, aussitôt fait. Voilà mon homme qui en plein tribunal se met à chanter le Pater, le Credo, etc., et les mandarins d’écouter. C’est bien, disent-ils, mais sais-tu comment jusqu’ici on a traité ceux qui ont adoré ton Dieu ? - Je le sais. - Si tu le sais, pourquoi es-tu venu du Su-tchuen pour prêcher ici cette religion ? - C’est parce que je ne crains pas de mourir pour elle. Ah ! tu n’as pas peur ; eh bien, foule cette croix. - Je ne le puis. - Si tu ne la foules pas, je vais te faire crucifier comme ton Jésus. - Oh ! non, mandarin, ce serait trop d’honneur, reprit en souriant le généreux athlète ; il vaut mieux me faire mourir autrement.
En ce moment, il fut soumis à une horrible bastonnade. - Eh bien ! es-tu mieux comme cela ? - Ce n’est pas assez ; ni la bastonnade ni le crucifiement n’empêcheront la religion de se prêcher à Douci-yang. - Que faut-il donc pour qu’à l’avenir on ne vienne plus du Su-tchuen faire ici des chrétiens ? - Pour cela, il faut me couper la tête et la suspendre aux portes de la ville. Les prédicateurs qui la verront n’oseront peut-être pas y entrer ni prêcher notre sainte religion. Impertinent, tu oses braver ainsi ma colère ! et la bastonnade recommença tout de suite. Cet homme a près de soixante ans ! » (Annales, etc., n. 132, p. 360, an. 1850).
Conserver la tranquillité de son esprit en face des bourreaux, et la gaieté de son cœur au milieu des tortures, n’est-ce pas le dernier effort de la charité, par conséquent un fruit délicieux du Saint-Esprit ?
La Joie, Gaudium. Tout cœur se réjouit d’être uni à l’objet aimé. La charité est toujours unie à son objet qui est Dieu, suivant le mot de saint Jean : «Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui (I Joan., IV, 10). La joie est donc la première conséquence de la charité. Récompense de la victoire remportée sur les passions, elle n’est pas seulement, au fond de l’âme, comme un festin continuel ; elle brille encore sur le visage dont elle épanouit les traits. Le premier fait religieux suffit pour la faire éclater en démonstrations d’autant plus douces, qu’elles sont plus spontanées et plus naïves. Ce nouveau fruit nous apparaît dans le trait suivant.
Décrivant une ordination, au milieu des nègres de l’Afrique occidentale, un missionnaire s’exprime ainsi « Dès le soir qui précéda l’ordination, on vit de tous côtés arriver des pirogues. A huit heures, on ouvrit l’église ; en un moment, elle fut pleine. M. Warlop et moi, nous étions prosternés en aube au pied de l’autel, avec nos dalmatiques sur le bras, et nos flambeaux allumés à la main. M. Warlop frappait singulièrement nos bons noirs. Sa taille avantageuse, sa longue barbe noire qui lui retombait jusque sur la poitrine, sa blanche aube, son maintien modeste et pieux, tout les jetait dans un prodigieux étonnement.
« Mais ce fut bien autre chose quand ils virent Monseigneur revêtu de ses ornements pontificaux. Alors, vous auriez mis sous leurs yeux l’Afrique entière et toutes les merveilles du monde, que vous n’auriez pu les distraire. Son ornement d’or, sa croix d’or, sa mitre d’argent et son long bâton tout d’or, et surtout l’air angélique qui brillait sur son visage, les plongeaient dans une admiration extatique dont ils ne pouvaient revenir. Le silence le plus profond régnait dans toute l’assemblée ; mais, à peine la cérémonie terminée, éclatent des transports impossibles à dépeindre : Jalla, Jalla, Jalla ! Dieu, Dieu, Dieu seul est dieu, Dieu seul est grand, puissant, miséricordieux. Dieu seul est dieu, Ô prodige ! Dieu est là.
« On vit surtout une pauvre femme qui en était hors d’elle-même. Elle s’écriait : Jalla, Jalla, Jalla ! à n’en plus finir. Jamais, disait-elle, elle n’avait rien contemplé de si beau, et elle commandait impérieusement qu’on la menât au ciel, et sur-le-champ. Le jeune Soleyman était au fond de l’église, et des larmes coulaient de ses yeux. « Je pleurais un peu, disait-il, ensuite ma tête commençait à tourner, et mon cœur roulait dans ma poitrine» (Annales, n. 120, p. 333, an. 1843).
Puisque la joie est un fruit du Saint-Esprit, il en résulte que, où le Saint-Esprit n’est pas, il n’y a point de joie. La joie des peuples et des hommes, séparés du Saint-Esprit, est une grimace qui fait peur ou pitié. (S. Anton., ubi supra).
La Paix, Pax. La perfection de la joie, c’est la paix. Aussi la paix est le troisième fruit du Saint-Esprit. Pourquoi la paix est-elle la perfection de la joie ? Parce qu’elle suppose et garantit la tranquille jouissance de l’objet aimé. Nul n’est heureux, s’il est troublé dans son bonheur, ou si l’objet de ses affections ne suffit point à ses désirs. «O paix, s’écrie saint Augustin, doux nom, mais plus douce chose ! Toutes les créatures crient : La paix ; et, plus fort que toutes les autres, la créature raisonnable. Mais combien la paix s’est éloignée de toi, ô monde ! tu le vois, de toutes parts, les guerres frémissent. Pourquoi ? Parce que tu ne veux pas avoir la paix avec Dieu, mais la guerre par tes péchés» (De civ. Dei, lib. XIX).
La paix du Saint-Esprit surpasse tout sentiment connu : Superat omnem sensum ; elle rayonne dans la sérénité du front, dans la limpidité du regard, dans le sang-froid du courage, dans la modestie des mouvements et dans la douceur et le calme des paroles. Pour le bien connaître, regardons ce nouveau fruit sur une des marcottes de l’Arbre de vie.
« Le vendredi saint, un grand nombre de chrétiens cochinchinois se rendaient à l’église. Un mandarin les aperçoit et se met à leur suite avec plusieurs centaines de soldats. Arrivé au lieu du rendez-vous, il forme avec sa troupe une haie hérissée de piques autour du peuple fidèle. Un soldat, le sabre à la main, se précipite dans l’église, se place sur le premier degré du marchepied de l’autel, et, mettant la pointe de son arme sur le cou du prêtre célébrant, il lui crie : Si tu bouges, je te coupe la tête. Sans s’émouvoir, le célébrant tourne légèrement la tête du côté du téméraire, le regarde d’un air indifférent, et continue son office avec un sang-froid qui pénètre tous les assistants d’admiration et de dévotion.
« Le soldat demeure au même endroit, tenant toujours son sabre levé dans la même position, et le prêtre lit la passion et les oraisons qui suivent, sans émotion et sans trouble. Il descend pour adorer et pour faire adorer la croix : le soldat le suit toujours, le sabre levé, et ne le quitte pas un instant. L’adoration finie, le mandarin qui, pendant tout ce temps-là, s’était tenu debout dans le bas de l’église, élève la voix et ordonne à la troupe de faire sortir le peuple et de le garrotter. Quant aux deux prêtres, il commande de les garder près de l’autel et d’apporter deux cangues. Mais le prêtre qui avait célébré lui dit : Je ne porterai pas la cangue, et tu n’as pas le droit de me la mettre. - Et pourquoi ? - Le roi ne persécute pas. Montre-moi l’édit, et non seulement je me laisserai mettre la cangue, mais encore couper la tête, si cela plaît au mandarin. Celui-ci, vaincu par le sang-froid et l’admirable intrépidité du prêtre, prit le parti de se retirer» (Annales, etc., n. 34, p. 413, an. 1833).
La Patience, Patientia. Quand la paix régnerait dans le monde entier et que vous auriez des biens temporels au gré de vos désirs, si vous ne possédez pas Dieu, par la grâce, vous n’aurez ni paix ni repos. Voilà pourquoi l’Esprit-Saint, par ses trois premiers fruits, établit l’homme dans l’ordre par rapport à Dieu ; par les trois seconds, il le constitue dans l’ordre à l’égard de lui-même ; et son quatrième fruit, c’est la patience.
Aimer Dieu, et en Lui ce qu’il faut aimer ; L’aimer comme Il doit être aimé, jouir pleinement de cet amour, dont le château fort est la volonté personnelle ; quoi de plus doux ? Mais la vie d’ici-bas est une lutte. Qui empêchera l’ennemi de pénétrer dans notre âme, d’y porter le trouble, et de lui ôter le bonheur causé par la tranquille possession du bien ? La patience. La patience est la royauté de l’âme : pas de fruit plus délicieux. L’âme qui s’en nourrit voit échouer contre elle les tribulations, de quelque nature qu’elles soient, comme nous voyons les vagues de la mer se briser contre la falaise du rivage. Admirons-la dans le trait suivant.
« J’ai baptisé il y a quelque temps, écrit un missionnaire du Tong-kin, un homme comme je n’en ai jamais vit, depuis que je suis ici. Avant sa conversion il était la terreur de son village. Ayant entendu parler de notre sainte religion, il voulut la connaître à fond. Il me suivit quelque temps pour étudier plus à son aise. Or, il le faisait avec une telle ardeur, qu’il en perdait le sommeil, et ne pensait souvent même pas à manger. Il ne tarda pas à être mis à des épreuves telles, que je croyais qu’il n’y tiendrait pas ; car à peine on sut qu’il voulait se convertir que toutes ses connaissances se tournèrent contre lui avec fureur. Lui, naguère si fier, si vindicatif et qui savait se faire craindre de tout le monde, souffrait tout avec la plus grande patience.
« Il tomba malade ; ses enfants l’abandonnèrent ; sa femme l’injuriait à outrance. Profitant de l’occasion, elle emporta tout ce qu’il avait à la maison, et le laissa seul dans cette extrémité. J’envoyai nos chrétiens pour le consoler et avoir soin de lui. Je craignais bien que sa ferveur ne se ralentit ; mais il tint ferme et ne murmura même pas. Édifié de tant de courage, je ne tardai pas à lui administrer le baptême. Modèle de toutes les vertus chrétiennes, il est devenu l’apôtre de son village, où il a déjà converti environ quinze personnes, entre autres sa femme, si acharnée contre la religion, et que je baptiserai demain ou après-demain» (Annales, etc., n. 34, p. 896, an. 1833).
La Bénignité, Benignitas. Comme son nom l’indique, la bénignité (bonus ignis) est un feu doux et bienfaisant qui, grâce au Saint-Esprit, circule dans les veines du chrétien et qui entretient en lui une disposition constante à l’indulgence et à l’affabilité. On peut être patient sans être gracieux. Contre les aspérités de caractère, les brusqueries de manière ou la sécheresse de langage, toutes choses qui sont de nature à troubler la paix intérieure, lutte la bénignité. Elle arrondit les angles, au point de ne laisser dans le chrétien que la politesse et la gracieuseté, qui sont le charme de la vertu. De ce nouveau fruit, un échantillon entre mille.
Une vieille femme avait gravement injurié le fils d’un grand chef de Tonga, qui est catholique ainsi que toute sa famille. Il était décidé que la coupable recevrait en punition quarante cinq coups de bâton. On avait compté sans la bénignité. La femme du chef, qui est notre plus fervente néophyte, intercéda auprès de son mari. « Tu veux, lui dit-elle, châtier cette femme comme si tu étais infidèle ; mais, avant d’être baptisé, tu ne disais pas cinq ou six fois par jour : Pardonnez nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
« Ne m’objecte pas qu’il faut bien infliger une peine proportionnée â l’injure. Si Dieu nous traitait comme nous le méritons, que serait-il fait de nous ? Puisqu’Il est si bon que de nous remettre nos énormes et innombrables fautes, n’est il pas juste que nous remettions aussi les offenses que nous avons reçues ? C’est ce que nous prêchaient les deux vieux, dimanche dernier. Fais-les venir, et tu verras ce qu’ils t’en diront. » Nous fûmes en effet appelés, et nous nous prononçâmes en faveur du repentir. Cette femme qui était infidèle se convertit aussitôt. (Annales, etc., n. 104, p. 33, an. 1846).
La Bonté, Bonitas. Ce que le coloris est au tableau, le sucre à la boisson, l’incarnat à la pomme d’api, la bénignité l’est à la bonté. Mais si la couleur embellit la pomme, elle n’est pas la pomme elle-même. Ici, la pomme, c’est la bonté. Effet de l’union de l’âme avec Dieu, bonté infinie, ce nouveau fruit remplit l’âme de suavité, et lui fait éprouver le besoin de se communiquer, non seulement en donnant ce qu’elle a, mais encore ce qu’elle est. Il faudrait raconter toute l’histoire de l’Église, si on voulait citer en détail les traits de bonté qui, en perpétuant les exemples du Verbe Incarné, montrent avec éclat la puissance du Saint-Esprit dans l’Église. Suivant la règle que nous nous sommes prescrite, nous consulterons seulement nos annales contemporaines.
« Le mandarin Benoît, mort dernièrement dans le royaume de Siam, a été d’une grande édification pour toute la chrétienté. Il était si bon, qu’il ne pouvait se résoudre à faire du mal à personne, et qu’il était sans cesse occupé à faire du bien à tous. Un jour que le roi avait fait attacher des prisonniers laociens à la bouche d’un canon, il ordonna à Benoît d’y mettre le feu. Mais lui, en digne chrétien qui a horreur de servir d’instrument à un acte de barbarie, se tenait prosterné devant son prince sans bouger, bien qu’il sût qu’il s’exposait à la mort par une telle désobéissance. Le monarque irrité le fit saisir par ses satellites, et un autre mit le feu à sa place. Quand la colère du roi fut passée « Misérable, dit-il, je te pardonne ; mais pourquoi n’as-tu pas fait feu à mon ordre ? - Je craignais le péché. - Vous autres chrétiens, vous observez une religion bien sévère. »
« Quelque temps après, le roi éleva Benoît au grade de grand mandarin. Les honneurs ne lui firent rien perdre de sa bonté. Il avait un si bon cœur, qu’il aurait voulu rendre service à tout le monde. Chrétiens et païens s’adressaient à lui de tous les côtés, et, quand il s’agissait de leur obtenir quelque faveur, malgré une hernie qui le tourmentait sans cesse, il était d’une activité surprenante. Plus d’une fois, en voyant qu’il achetait souvent des esclaves païens, trop jeunes ou trop vieux pour lui être d’aucun secours, je lui demandais de quelle utilité lui seraient ces gens-là ? - Je les achète, répondaitil, pour avoir leur âme ; et en effet, le plus grand nombre de ses esclaves a été baptisé» (Annales, n. 99, p. 120, an. 1855). La Longanimité, Longaninitas. En paix dans son for intérieur par la patience, la bénignité, la bonté, fruits sans amertume ni acidité, il reste au chrétien à jouir de la même paix avec ce qui l’entoure, c’est-à-dire avec le prochain. Ce bonheur lui est apporté par les trois fruits dont nous allons expliquer la nature. Si le bien corporel ou spirituel que nous faisons produisait son effet sur-le-champ et toujours, la bonté suffirait pour nous tenir dans une paix constante avec le prochain. Il n’en est pas ainsi. Le plus souvent le succès se fait attendre. Cette attente, quelquefois bien longue, peut lasser notre charité et décourager notre espérance. Contre ce danger nous trouvons un rempart dans la longanimité. Ce long courage, longus animus, nous fait supporter les délais voulus ou permis par la Providence, et, comme le laboureur, attendre sans inquiétude la moisson que doivent produire, en leur temps, les bienfaits versés dans l’âme d’autrui. En mille traits éclatants brille ce nouveau fruit, aux mains des chrétiens de tous les siècles. Voyons-le présenté à nos désirs par une de nos jeunes sœurs de l’empire chinois.
Deux chrétiens, un père et son fils, avaient apostasié pendant la dernière persécution. Devenus, après leur chute, un objet d’horreur pour eux-mêmes, ils tombèrent bientôt dans le désespoir. Dès lors, ne connaissant plus de frein, ils cherchèrent à oublier dans les excès de tout genre la foi qu’ils avaient trahie. Le fils épousa une femme païenne qui avait pour les chrétiens une haine déclarée. Merveilleux conseil de la sagesse divine ! cette femme devait, par de longs efforts, devenir l’instrument de la conversion de son mari. Celui-ci n’avait pu effacer de sa mémoire toutes les vérités de notre sainte religion. Nos dogmes et nos préceptes revenaient souvent dans ses entretiens, et, sans qu’il s’en doutât, il en inspirait l’amour à sa compagne. Peu à peu ce sentiment, aidé par la grâce, triompha si bien de ses anciennes préventions, qu’elle pressa son mari de l’initier, sans plus de délai, au culte qu’il lui avait fait connaître.
Alors le jeune homme se prit à sangloter, et confessa par quelle faiblesse il avait renié le Dieu des chrétiens. Cet aveu, loin d’affaiblir le courage de son épouse, la confirma dans sa pieuse résolution. Elle ne cessa de demander, comme le comble du bonheur, d’être comptée parmi les enfants du Maître du ciel. Quoique ce désir fût la condamnation de sa propre conduite, le mari ne s’y opposa pas. Au contraire, pour faciliter à sa femme les moyens de s’instruire, il la confia quelque temps à des vierges chrétiennes. Celles-ci l’accueillirent comme une sœur. Après quelques jours de pieux exercices, elle reçut le baptême. Elle sortit des fonts sacrés remplie d’une telle ferveur, que, s’élevant au-dessus de son sexe, elle se fit l’apôtre de son époux et de son beau-père. Ni oppositions ni délais, rien ne put décourager son héroïque apostolat. Au contraire, les obstacles ne servirent qu’à montrer la longanimité de son courage et rendre son triomphe plus éclatant. Elle eut le bonheur de ramener les deux brebis errantes au sein du bercail. « J’ai vu plusieurs fois, depuis, ces trois néophytes, et j’ai trouvé en eux tant de ferveur et de simplicité, qu’on ne saurait trop exalter la miséricorde de Celui qui fait surabonder la grâce où abonda le péché» (Annales, etc., n. 105, p. 141, an. 1846).
La Douceur, Mansuetudo. Si la longanimité nous fait supporter, aussi longtemps qu’il plait à Dieu et à la résistance du prochain, les peines et les fatigues qui nous viennent des autres, la douceur nous empêche de leur en causer. Colombe sans fiel, agneau sans défense voilà ce que fait du chrétien le fruit dont nous parlons. Comme le divin maître, l’enfant de la douceur ne brise pas le roseau à demi rompu : il n’éteint pas la mèche qui fume encore ; il ne fait pas entendre sa voix avec de bruyants éclats ; jamais il ne rend le mal pour le mal. Pas plus aujourd’hui qu’autrefois, le Saint-Esprit ne cesse de produire ce fruit aimé de tous.
« J’arrive, écrit un missionnaire d’Amérique, et je bénis le ciel de me ramener au milieu de mes chers sauvages. J’ai dù m’informer tout d’abord de leur persévérance. Voici la réponse qui m’a été faite : - Père, le changement de cette tribu est devenu le sujet de toutes les conversations du pays. Jusqu’à l’hiver dernier, c’était une bande d’ivrognes et de voleurs, le scandale et l’effroi de tout le voisinage. Depuis leur baptême, ce ne sont plus les mêmes hommes. Tout le monde admire leur sobriété, leur honnêteté, leur douceur et surtout leur assiduité à la prière : leurs cabanes retentissent presque continuellement de pieux cantiques.
« C’est un mystère pour moi, me disait, il y a un instant, un vieux chasseur canadien, que le spectacle de ces Indiens, tels qu’ils sont aujourd’hui. Croiriez-vous que j’ai vu de mes yeux ces mêmes sauvages, en 1813 et 1814, livrant au pillage et aux flammes les habitations des blancs, saisissant les petits enfants par le pied et leur écrasant la tête contre les murailles, ou les jetant dans des chaudières bouillantes ? Et maintenant à la vue d’une robe noire, ils tombent à genoux, baisent sa main comme celle d’un père ; ils nous font rougir nous-mêmes ! » (Annales, etc., n. 103, p. 493, an. 1845).
Non moins beau et non moins suave se produit le fruit de douceur dans les îles de l’Océanie. « Je ne crois pas, écrit un de leurs apôtres, qu il y ait sur la terre une paroisse qui, mieux que Futuna, retrace les mœurs de la primitive Église. Au lieu d’exciter les néophytes à la piété, nos confrères ont plutôt à les retenir et à modérer leur zèle. Qu’il est beau de voir ces vieux mangeurs d’hommes, devenus maintenant plus doux que des agneaux, se livrer d’eux-mêmes à des pénitences publiques, et conjurer les missionnaires de ne pas mettre de bornes à leurs austérités ! Croirait-on que ces guerriers féroces, qui buvaient dans des crânes humains, sont disposés aujourd’hui à verser mille fois leur sang pour Dieu et pour les missionnaires ! » (Ibid., n. 120, p. 351, an. 1848).
La Foi, Fides. Le défaut de douceur peut troubler la paix avec le prochain. L’irriter est une manière de le blesser et même de lui nuire : elle n’est pas la seule. La mauvaise foi dans les contrats, l’infidélité dans les relations sociales en est une seconde. Grâce au nouveau fruit du Saint-Esprit, le chrétien est à l’abri de ces actes odieux. La fraude, le mensonge, la duplicité, la trahison, lui font horreur. Expression adéquate de la vérité, sa parole est sainte : on peut y compter. Qu’à l’accomplir il y ait pour lui avantage ou désavantage, telle n’est jamais la question : il l’a donnée, il la tient. Comme cette noble franchise est devenue le fond de son caractère, son premier mouvement est de la supposer dans les autres : croire à la tromperie lui répugne. Néanmoins, dans cette belle âme, la simplicité de la colombe laisse intacte la prudence évangélique du serpent. En voici une preuve.
« Autrefois le peuple de Wallis était fourbe, voleur de profession, pirate et anthropophage ; aujourd’hui, tant la grâce a été puissante pour changer les cœurs ! la douceur forme son caractère, la franchise lui semble naturelle, et il a le vol en horreur. Ici, on n’a plus besoin de serrures. Le missionnaire peut laisser fruits, vin ; argent, effets, sous la main des naturels sans crainte qu’ils y touchent. Heureux peuple d’avoir si bien goûté le don de Dieu ! (Annales, etc., n. 98, p. 44, an. 1845).
Quant à la prudence, le serpent, suivant la remarque de saint Jean Chrysostome, cherche avant tout à sauver sa tête ; ainsi le chrétien sacrifie tout pour sauver sa foi, c’est-à-dire la parole qu’il a donnée à Dieu. Deux prêtres tong-kinois furent arrêtés par les persécuteurs. Le mandarin tenait à leur prouver combien il gémissait d’accomplir envers eux une mission de rigueur. Si la conscience de ses prisonniers avait pu se prêter à quelque accommodement, il les eût avec joie rendus à l’affection de leurs troupeaux. Il ne craignit pas de s’en ouvrir au P. Lac.
« Maître, lui dit-il, vous êtes encore jeune ; pourquoi vouloir sitôt mourir ? Croyez-moi, fermez les yeux et passez sur le crucifix, ou du moins marchez à côté. Si vous aimez mieux, mes gens vous traîneront dessus ; laissez-les faire, et je porterai une sentence de pardon. » Le père répondit : « Je n’y consentirai jamais ; condamnez-moi plutôt à être coupé par morceaux. » Cette courageuse et loyale réponse lui valut la palme du martyre» (’Annales, etc., n. 85, p. 414, an. 1844).
Pour connaître par expérience tous les fruits divins, dont la douceur et la beauté font les délices du chrétien, il en reste trois à cueillir. Nous en parlerons dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XXXIX
(FIN DU PRÉCÉDENT).
La Modestie : exemple. - La Continence : exemple. - La Chasteté : exemple. - A quoi les fruits du Sain t-Esprit sont opposés. - Œuvres de la chair. - Ce qu’est la chair. - Pourquoi on dit ses oeuvres et non ses fruits. Opposition générale des oeuvres de la chair aux fruits du Saint-Esprit. - Opposition particulière. - Nécessité sociale de toutes les opérations du Saint-Esprit.
Ne perdons pas de vue que le fruit est l’acte béatifiant le plus élevé et qui, par cela même, fait goûter à l’âme une suavité, un repos délicieux que le monde ne connaît pas et qui est un avant-goût des suavités éternelles. Grâce aux neuf premiers fruits, nous avons vu le chrétien vivant dans une douce paix avec Dieu, avec lui-même et avec le prochain. Pour jouir d’un repos absolu, il ne lui reste qu’à s’ordonner à l’égard de ce qui est au-dessous de lui. Aux trois derniers fruits il devra le complément de son bonheur.
La Modestie, Modestia. Ce fruit divin est l’ordre dans tout notre être extérieur. Rayonnement du calme intérieur, la modestie maintient nos yeux, nos lèvres, notre rire, nos mouvements, notre vêtement, toute notre personne, dans les justes limites tracées par la foi. Le Verbe Incarné, conversant parmi les hommes, parlant, écoutant, agissant, devient le miroir dans lequel se regarde sans cesse le disciple du Saint-Esprit, et le modèle infiniment parfait dont il s’efforce de reproduire les traits en lui-même. Rien de plus aimable que cette divine modestie, et rien de, plus éloquent. Aussi, l’Apôtre voulait que la modestie des chrétiens fût évidente comme la lumière et connue du monde entier. (Philip., IV, 5). Pour lui, c’était un des meilleurs moyens d’appeler les infidèles à la foi, et les méchants à la vertu.
Mille exemples prouvent que l’Apôtre avait raison. Tout le monde connaît celui de saint François d’Assise. Arrivé dans une ville, le Séraphin de la terre dit à son compagnon : « Mon frère, nous allons prêcher. » Et ils sortirent ensemble, firent en silence le tour de la ville et rentrèrent dans leur logis. « Mais, frère François, ne m’avez-vous pas dit que nous allions prêcher ? Nous voilà revenus sans avoir dit un seul mot : où est le sermon ? - Il est fait », répondit le saint. Il avait raison, la vue de ces deux religieux si modestes était une prédication aussi persuasive que les plus beaux discours.
Depuis le moyen âge, la modestie n’a rien perdu de son empire. « Nos vierges chinoises, écrit un missionnaire, n’ont pas d’autre clôture que la prudence, ni d’autre voile que la modestie ; elles n’en sont pas moins la consolation de l’Église et un sujet d’admiration pour les païens. Elles savent si bien inspirer l’amour de la sainte vertu, que souvent elles parviennent à susciter des émules et des modèles dans les rangs mêmes de l’infidélité. En voici un bel exemple : Une païenne avant fait connaissance avec une de ces vierges chrétiennes, celle-ci lui dépeignit son bonheur avec des couleurs si vives, qu’elle fit naître dans le cœur de la jeune Chinoise les sentiments d’une sainte envie. Dieu exauça ses désirs et bientôt elle fut en état de recevoir le baptême.
« Elle prit le nom de Madeleine. C’était trop de joie pour l’heureuse néophyte : elle voulut la faire partager à toute sa famille. D’abord on se moqua d’elle ; puis on finit par l’écouter et par se rendre à tout ce qu’elle souhaita tant est puissante la grâce secondée par le zèle le plus pur. Père, mère, frères, sœurs et bien d’autres encore, deviennent bientôt chrétiens. On compte maintenant vingt enfants de Dieu, où naguère il n’y avait que des esclaves du démon, et ce nombre sera peut-être doublé avant un an. (Annales, etc., n. 116, p. 45, an. 1848).
La Continence, Continentia. Si l’homme extérieur est maintenu dans l’ordre par la modestie, l’homme intérieur trouve un frein dans la continence. Comme son nom l’indique, ce fruit du Saint-Esprit maîtrise la concupiscence, qu’elle ait pour objet le boire, le manger ou le plaisir sensuel. Il l’assouplit, il lutte contre ses révoltes ; et, malgré ses invasions dans le domaine de l’imagination et des sens, il l’empêche de porter le désordre et la souillure dans le sanctuaire de la volonté : Cet empire sur les penchants grossiers de l’homme animal est la gloire exclusive du chrétien et le signe manifeste de la présence du Saint-Esprit. On l’admire à chaque page de l’histoire des peuples, comme dans la biographie des hommes chrétiens. Ouvrons nos annales contemporaines, et écoutons un de nos missionnaires, perdu dans les glaces du pôle, au milieu des plus vigoureux anthropophages de la terre.
« Parmi les sauvages que je trouvai réunis au fort d’Albany, un de ceux que la grâce a touchés d’une manière aussi efficace que promptes était un jeune polygame. Ses amis et surtout sa mère, qui est un modèle de vertus, avaient fait tous leurs efforts pour l’engager à n’avoir qu’une épouse, sans pouvoir y réussir. Il y avait deux jours que j’étais à Albany, quand il y arriva avec sa nombreuse famille. Dès qu’il apprit ma présence au fort, il en fut effrayé et voulut repartir. Ce fut avec beaucoup de peine que sa mère parvint à le retenir ; mais il évitait ma rencontre, et, quand je me présentai à sa hutte pour le voir, il s’était caché. On me fit connaître le lieu de sa retraite ; j’allai l’y trouver, et, comme j’avais bien plus à cœur la régénération de ses enfants que son divorce, je tâchai de lui faire comprendre l’importance du baptême.
« Au premier abord, redoutant sans doute mes reproches, il s’était pris à trembler de tous ses membres. Mais il se rassura bientôt, et le même jour il m’apporta tous ses enfants pour que j’en fisse des chrétiens. Après le baptême il me demanda d’une manière touchante la même faveur pour lui : c’était là que je l’attendais. - Tu ne pourras être baptisé, lui dis-je, tant que tu auras deux femmes, le Grand-Esprit ne le veut pas. Si tu continues à violer sa défense, au lieu de te mettre avec Lui dans Sa grande lumière, Il te jettera avec le mauvais Manitou dans le feu de l’abîme. « Ces paroles firent sur l’âme du sauvage tout l’effet que je pouvais en attendre. La tête appuyée sur sa poitrine, il ne répondit rien, et durant quelques minutes il parut plongé dans une réflexion profonde. Puis, se levant tout à coup : - Père, me dit-il, ce que tu me prescris est juste. Puisque le Grand-Esprit n’a donné qu’une compagne au premier homme, je ne dois pas en garder deux. Laquelle veux-tu que je renvoie ? - Tu dois garder la première ; mais les enfants de la seconde étant les tiens, il faut que tu les élèves et que tu prennes soin de leur mère, comme de ta propre sœur. - Merci, me dit-il ; et il sortit aussitôt pour aller annoncer à la plus jeune sa résolution. Celle-ci montra une résolution égale à la sienne, et depuis lors je ne les vis plus ensemble qu’à la chapelle, où ils rivalisaient de zèle pour se faire instruire» (Annales, etc., n. 141, p. 101, an. 1852).
La Chasteté, Castitas. Couronnement de tous les autres, ce douzième fruit fait de l’homme un ange dans un corps mortel. La chasteté est à la continence ce que la victoire est à la lutte : c’est le vainqueur après le combat. Maîtresse de ses sens intérieurs et extérieurs, l’âme chaste, l’âme vierge, règne, comme Salomon, dans la plénitude de la paix. Près d’elle, tout l’or du monde perd son éclat. Elle excite le respect de la terre ; elle fait la joie du ciel ; elle provoque la rage de l’enfer. Si, pour arracher à l’humanité cette couronne de gloire, il n’est pas d’efforts que le démon n’emploie, il n’est pas non plus de résistance héroïque qu’il ne rencontre. A défendre ce bien plus précieux que la vie, brille le courage des chrétiens et surtout des chrétiennes. Qui ne connaît la conduite de tant d’héroïnes des premiers siècles ? Noble lignée de vierges martyres, vous vous êtes perpétuée jusqu’à nous, et vous vous perpétuerez jusqu’à la fin des siècles, partout où régnera l’Esprit de sainteté.
Une dernière fois ouvrons nos annales contemporaines. « Le sujet dont je vous vais entretenir est bien simple, il ne s’agit que d’une toute jeune fille : mais dans cette enfant a éclaté le triomphe de la grâce. Sur la fin de l’année 1841, une famille catholique, composée de trois personnes, quittait Alep pour se rendre en Égypte. Après avoir visité les lieux saints et traversé la Judée, elle s’enfonça dans le désert par la même route qu’avait autrefois parcourue la sainte famille, fuyant devant la colère d’Hérode. Déjà elle apercevait dans le lointain les murs d’El-Arich, l’antique Gérara, lorsque apparut une bande de soldats albanais. A cette vue, l’épouvante saisit nos pieux voyageurs, ils courent au hasard et se dispersent dans la solitude, qui ne peut les cacher. La jeune fille fut trouvée par ses ravisseurs, pâle, tremblante, appelant sa mère qu’elle ne devait plus revoir, et fut emmenée captive au Caire, où on l’enferma dans la maison d’un Arnaute. « L’infortunée y passait ses jours dans les pleurs : pouvait-elle trop en répandre sur sa liberté perdue et sur sa famille égorgée ! Un seul bien lui restait ; c’était sa foi naïve au Dieu des orphelins, et ce trésor menacé, elle le défendait avec un héroïque amour. « Sache bien, disait-elle souvent à son maître, sache bien que ton esclave est chrétienne. » Hélas ! il ne l’oubliait pas. Chaque jour, frémissant de n’avoir pas encore pu briser ce faible roseau, qui se redressait toujours sous l’effort de sa main, il recourait à de nouvelles ruses, flattait par de plus éblouissantes promesses, s’abaissait aux supplications pour se relever vaincu, mais furieux, et dans son dépit essayait de nouvelles tortures, aussi impuissantes que ses prières méprisées et ses vaines menaces.
« Des larmes et des sanglots, c’est tout ce qu’il arrachait à la pauvre enfant. En vain le Turc lui disait : Captive d’un musulman, tu embrasseras la religion de ton maître, ou tu vas périr de sa main. - Prends ma vie, répondait l’héroïne, mais laisse-moi mon Dieu ; la jeune fille qui a tout perdu en ce monde ne consentira pas à se fermer le ciel. Et la grâce comptait un triomphe de plus, chaque fois que l’oppresseur assaillait sa victime. Comme ces vierges timides des premiers siècles, à qui il fut si souvent donné de dompter dans l’arène des lions rugissants, et de les voir enchaînés à leurs pieds par le charme divin d’une angélique vertu, la chrétienne d’Alep imposait au Turc dans sa propre maison, devenue pour elle un amphithéâtre.
« Un jour, ce fut le 18 janvier 1843, la porte de la maison, où notre captive gémissait depuis deux ans, était restée entr’ouverte. Ne doutant pas que le moment de sa délivrance ne fût venu, elle franchit, sans être aperçue, le seuil de sa prison, et courut se réfugier au hasard dans l’habitation voisine. Par bonheur c’était celle d’un Arménien catholique. A la vue de cette enfant qui entrait chez lui tout effarée, il la reçut dans ses bras, lui demanda qui elle était, d’où elle venait, ce qu’elle voulait ; mais elle, tremblante et comme poursuivie par des ennemis invisibles, ne sut répondre que par ce cri déchirant : Sauvez-moi ! achetez-moi !
« Le bon Arménien pensa qu’il fallait la retirer pour le moment, et étant parvenu à la tranquilliser, il l’interrogea de nouveau et avec plus de succès. Elle lui raconta tous ses malheurs dans le plus grand détail, puis elle ajouta : Vous ne me rendrez pas au meurtrier de ma famille ; car cette fois il exécuterait sa menace, et, pour prix de ma fidélité à notre Dieu, je serais égorgée dans sa maison ou vendue aux nègres du Sennaar.
« Il n’en fallut pas davantage pour intéresser l’Arménien au sort de l’orpheline. D’abord, il la tint cachée pendant plusieurs jours. Mais, craignant de s’exposer à quelque avanie si d’autres que lui révélaient son secret, il jugea prudent d’informer lui-même l’autorité musulmane de tout ce qui s’était passé.
« Sur sa déposition, le gouverneur égyptien fit amener à son tribunal la fugitive et le soldat albanais. Il questionna la jeune fille sur son pays, sur ses parents et sa religion. Elle répondit avec beaucoup d’assurance qu’elle était chrétienne, native d’Alep, qu’elle avait été enlevée de force dans le désert par des soldats albanais, qu’à défaut de ses parents elle reconnaissait le curé arménien pour son père. - Fais-toi musulmane, lui dirent les Turcs, assis pour la juger, et tu partageras notre fortune et nos plaisirs. - Je suis reine par ma foi, répondit-elle ; tous vos biens ne valent pas ma couronne. Je souffrirai la mort plutôt que d’y renoncer.
« Tant de courage confondit dans une même admiration le tribunal et l’auditoire, les musulmans comme les chrétiens. Parmi les spectateurs se trouvait un jeune Chaldéen catholique, qui avait suivi ces débats avec le plus vif intérêt. Charmé des vertus de la jeune fille, ravi de ses réponses, et s’estimant heureux s’il pouvait lui faire oublier ses longs malheurs, il la demanda pour épouse. Son offre fut agréée, et le curé de Terre Sainte a béni, il y a peu de jours, ces noces fortunées. Toute la population catholique du Caire a pris part à la cérémonie, et mon cœur de père, trop souvent abreuvé d’amertume, s’est reposé avec une indicible consolation sur ces deux enfants, si dignes l’un de l’autre par la générosité de leur foi et l’innocence de leur vie» (Annales, etc., n. 99, p. 89, an. 1845).
6° A quoi les fruits du Saint-Esprit sont ils opposés ? Pris isolément, chaque fruit du Saint-Esprit est un principe de bonheur : tous ensemble ils constituent la félicité complète, autant quelle est compatible avec notre condition terrestre. Ainsi, ils forment l’opposition adéquate au malheur, quel que soit son nom. Envisagée sous ce point de vue, l’Église catholique nous apparaît comme un immense verger dont les arbres, couverts de fruits, réjouissent tous les sens du corps, reposent toutes les facultés de l’âme et perpétuent à travers les siècles, le paradis terrestre.
C’est plus qu’il n’en faut pour exciter la fureur de Satan. Ravager le magnifique jardin de l’Époux ; déraciner les arbres, les rendre stériles, les transformer en arbres aux fruits de mort, faire ainsi le malheur temporel et éternel de l’homme est sa constante occupation. Fidèle à sa loi de contrefaçon universelle, il crée un jardin empoisonné à côté du divin parterre comme il créa la Cité du mal à côté de la Cité du bien. Il y plante les arbres qu’il a volés, il les cultive et leur fait produire ses fruits. Nous allons en montrer le nombre et la qualité.
L’apôtre saint Paul en donne la nomenclature suivante : « Les œuvres de la chair, dit-il, manifestes à tous les yeux, sont : la Fornication, l’Impureté, l’Impudicité, la Luxure, l’Idolâtrie, les Empoisonnements, les Contentions, les Inimitiés, les Jalousies, les Animosités, les Querelles, les Divisions, les Hérésies, l’Envie, les Meurtres, les Ivrogneries, les Débauches de table, et autres crimes semblables» (Gal., V, 19-21). Ici, se présentent deux questions : Que faut-il entendre par la chair, et pourquoi dit-on les œuvres et non les fruits de la chair, comme nous disons les fruits du SaintEsprit ?
La chair signifie la concupiscence, c’est-à-dire le penchant au mal qui est en nous. C’est le poison ou le virus que le serpent infernal nous a inoculés, lorsqu’il mordit nos premiers pères, et qui de génération en génération passe à toute leur postérité. Ainsi, la chair ou la concupiscence, c’est le démon lui-même présent en nous par son venin. (Abbas Pimenius, in vit. Pair., lib. VII, c. XXII). On dit la chair pour deux raisons : la première, parce que c’est dans la chair ou dans le sang que réside, et par elle que se transmet, le virus satanique ; la seconde, parce que c’est principalement aux dissolutions charnelles, le boire, le manger, la volupté, le bien-être du corps que nous porte la concupiscence. Néanmoins, elle se communique aussi à l’âme, où elle produit l’orgueil, l’ambition, la curiosité, la vaine science, et autres dispositions purement spirituelles.
Bien qu’à la rigueur on puisse dire les fruits de la chair ou du démon, toutefois saint Thomas, expliquant le mot de l’Apôtre opera carnis, s’exprime ainsi : « Ce qui sort de l’arbre contre la nature de l’arbre n’est pas appelé fruit, mais corruption. Or, les actes vertueux sont comme naturels à la raison. De là vient que les œuvres des vertus sont appelées fruits, et non les œuvres des vices» (1a, 2ae, q. 70, art. 4, ad 1). Quoi qu’il en soit, les œuvres de la chair, considérées dans leur principe, dans leur ensemble et dans leurs détails, sont la contrepartie des fruits du Saint-Esprit.
Deux puissances luttent dans la société, parce qu’elles luttent au dedans de l’homme. Entre elles existe une opposition complète, immuable. (Gal., V, 17). Descendu du ciel, son glorieux séjour, le Saint-Esprit attire l’homme en haut. Satan fait le contraire. Remontant de l’abîme, sa sombre demeure, il attire l’homme en bas. En d’autres termes, le Saint-Esprit, dégageant l’homme de l’amour des choses terrestres, l’excite à agir suivant la foi. Entraînant l’homme à la recherche passionnée des biens sensibles, Satan le pousse à agir contre la raison et contre la foi. De ces deux agents, l’un ennoblit, l’autre dégrade ; l’un sanctifie, l’autre souille et corrompt. Si dans l’ordre physique le mouvement en haut est contraire au mouvement en bas, on voit que les œuvres de la chair sont diamétralement opposées aux fruits du SaintEsprit. Telle est l’opposition générale ; mais elle n’est pas la seule.
Entre chaque œuvre de la chair et chacun des fruits du Saint-Esprit, il y a une opposition particulière. La première œuvre de la chair, signalée par l’Apôtre, est la fornication, fornicatio. Cet acte coupable est destructeur de la charité, qui unit l’homme à Dieu et au prochain. Les trois suivantes sont : l’immodestie, l’impudicité, la luxure, immunditia, impudicitia, luxuria. Inséparables de la fornication, ces désordres troublent l’être humain jusque dans ses profondeurs, et font disparaître la joie du cœur, la sérénité du front et la modestie des sens.
La cinquième est l’idolâtrie, idolorum servitus. Or, l’idolâtrie, c’est la guerre ouverte contre Dieu, la guerre sacrilège dans ce qu’elle a de plus coupable. Quoi de plus opposé à la paix, non seulement de l’homme avec Dieu, mais encore des hommes entre eux ? L’idolâtrie n’est-elle pas la cause des luttes les plus acharnées, dont l’histoire ait conservé le souvenir ?
Les sixième, septième, huitième, neuvième, sont les empoisonnements, les inimitiés, les contentions, les jalousies, veneficia, inimicitiæ, contentiones, æmulationes. Voyez quel affreux cortège Satan traîne à sa suite ! quelle famille de vipères il jette dans l’âme dont il s’empare ! Toutes ces œuvres de ténèbres sont directement opposées aux fruits de patience, de bénignité, de bonté, de longanimité.
Les trois œuvres de la chair qui viennent ensuite sont les colères, les rixes, les dissensions, iræ, rixæ, dissentiones. Il est facile de voir qu’elles sont opposées à la douceur.
Restent les cinq dernières : les sectes, les jalousies, les meurtres, les ivrogneries, les débauches de table, sectæ, invidiæ, homicidia, ebrietates, comessationes. En éteignant la droiture, la bonne foi, la loyauté, la foi dans tous les sens, les sectes ou les hérésies tuent la charité et creusent un abîme entre les habitants d’un même lieu, entre les membres d’une même famille. Ce n’est pas sans raison que l’Apôtre nomme, après l’hérésie, les jalousies et les homicides. Ces crimes sont en opposition directe avec la foi religieuse et sociale, dont l’effet particulier est d’unir les intelligences et les cœur : Cor unum et anima una. Or, quand la foi s’affaiblit ou s’éteint, la raison baisse. L’âme perd son empire qui est infailliblement remplacé par celui des sens. L’homme tombe dans la crapule polie ou grossière, civilisée ou barbare, suivant le milieu dans lequel il vit : Ebrietates, comessationes. C’est la ruine de la continence. (S. Th., 1 a, 2ae, q. 70, art. 4, corp).
Ainsi se trouve complètement ravagé le jardin du Saint-Esprit. Au reste, que les œuvres de mort énumérées par l’Apôtre soient en plus grand nombre que les fruits de vie, il ne faut pas sen étonner. D’une part, cette supériorité numérique ne contredit en rien l’opposition que nous avons signalée ; elle montre seulement que plusieurs œuvres de la chair sont opposées à un seul fruit du Saint-Esprit. D’autre part, saint Paul n’a pas prétendu indiquer en particulier toutes les œuvres de la chair pas plus que tous les fruits du Saint-Esprit. « Il a seulement voulu, dit saint Augustin, montrer leur opposition générale, et de quel genre sont les choses que nous devons éviter et celles que nous devons faire ». (S. Aug., in epist. ad Gal., c, VIII).
Voilà donc deux jardins plantés, l’un par l’Esprit du bien, l’autre par l’Esprit du mal. C’est un nouveau trait du parallélisme tant de fois signalé entre l’œuvre divine et l’œuvre satanique. Ici, par conséquent, revient, pour l’homme comme pour les sociétés, l’alternative impitoyable de vivre dans l’un ou l’autre de ces deux jardins, de manger de leurs fruits, et, en en mangeant, de trouver la vie ou la mort. Placé entre deux maîtres, le monde va forcément à l’un ou à l’autre. On ne saurait trop insister sur cette loi, pour laquelle il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais de dispense. A nos yeux, c’est le moyen de rendre palpable la nécessité de toutes les opérations du Saint-Esprit.
Qu’on le sache donc bien, toutes ces opérations, sans exception aucune, sont nécessaires à la société, par le seul fait qu’elles sont nécessaires à l’homme. La foi, l’espérance, la charité, premières filles du Saint-Esprit, sont nécessaires à la société : parce que, sans elles, la société est inévitablement livrée à l’incrédulité, au désespoir, à la haine. La prudence, la justice, la force, la tempérance, secondes filles du Saint-Esprit, sont nécessaires à la société, parce que, sans elles, la société est inévitablement livrée à l’imprudence, à l’injustice, à la lâcheté et à l’intempérance. Les sept dons du SaintEsprit sont nécessaires à la société, parce que, sans eux, la société tombe sous l’empire des sept péchés capitaux, dont l’ensemble forme le dissolvant le plus énergique de tout ordre social.
Les sept béatitudes divines sont nécessaires à la société ; parce que, si la société ne les pratique pas, elle pratique inévitablement les sept béatitudes sataniques, qui réalisent le mal sous toutes ses formes. Les fruits du Saint-Esprit sont nécessaires à la société ; parce que, si la société ne s’en nourrit pas, elle se nourrit forcément des fruits empoisonnés de Satan, principe de révolutions et de catastrophes. Le règne du Saint-Esprit, avec tout ce qui le constitue, est nécessaire au bonheur du monde, parce que seul il préserve le monde du règne de l’esprit mauvais. Or, le règne de Satan, c’est le monde païen avec Néron pour maître ; tandis que le règne du Saint-Esprit, c’est le monde catholique, dirigé par le vicaire infaillible du Verbe Incarné. Sous le premier, le genre humain est un troupeau de loups ; sous le second, c’est un bercail. Impitoyable sur la terre, l’alternative ne l’est pas moins au delà du tombeau : nous le verrons dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XL
LE FRUIT DE LA VIE ÉTERNELLE.
Pourquoi le ciel est appelé fruit. - Harmonie dans les œuvres de Dieu. - Le ciel sera le règne du Sain t-Esprit ou de l’amour infini. - Effet de cet amour : il transfigurera toutes choses. - Les créatures seront transfigurées, non détruites. - Beauté du monde futur. - Transfiguration de l’homme et qualités du corps transfiguré. - Plaisirs de chaque sens. Trait historique. - Qualités de l’âme transfigurée. - Joie de chaque faculté. - Contrepartie du ciel, l’enfer. - Inexorable nécessité d’habiter l’un ou l’autre. - Moyen d’habiter le ciel. - Le culte du Sa int-Esprit.
La grâce répandue dans l’âme, au jour du baptême, par l’opération du Saint-Esprit, constitue la vie surnaturelle. Les vertus infuses en sont les forces vives. Les dons du Saint-Esprit mettent ces forces en mouvement, et leur font produire des actes béatifiants, appelés béatitudes. Ces actes béatifiants, accomplis avec la dernière perfection, prennent le nom de fruits, parce qu’ils produisent dans l’âme une suavité, semblable à celle d’un excellent fruit en pleine maturité. Ces fruits eux-mêmes ne sont que des fleurs relativement au fruit de la vie éternelle. A procurer à l’homme ce fruit unique, tendent toutes les opérations du Saint-Esprit : la raison en est que ce fruit, c’est le ciel. (Eccli., XXIV, 23 - S. Th., 1aa, 2ae, q. 70, art. 1, ad 1.)
« Des bons travaux, est-il dit au livre de la Sagesse, glorieux est le fruit» (Sap., III, 15). Et dans l’Évangile : « Celui qui moissonne reçoit récompense et amasse le fruit pour la vie éternelle» (Jean., IV, 36). Et dans l’Apocalypse : « Au vainqueur, je donnerai à manger de l’arbre de vie, qui est dans le paradis de mon Dieu» (Apoc., II, 7). Pourquoi le bonheur, l’immortalité, le ciel, enfin, nous est-il présenté sous le nom de fruit ? Au paradis terrestre, figure du paradis céleste, était l’arbre de vie, dont le fruit, d’une saveur exquise et d’une beauté ravissante, avait la propriété de communiquer l’immortalité. A côté de cet arbre, était l’arbre de la science du bien et du mal, dont le fruit donnait la mort.
Placé entre ces deux arbres, qu’il connaissait parfaitement, Adam, vaincu par la tentation, mangea du fruit de l’arbre défendu, avant d’avoir mangé du fruit de l’arbre de vie. Il est de foi que l’arbre de la vie, comme l’arbre de la science du bien et du mal, était un arbre véritable. Mangé dans un temps donné, son fruit devait prolonger la vie pendant plusieurs milliers d’armés ; et, après avoir entretenu l’homme dans une jeunesse constante, le faire entrer, sans passer par la mort, dans la vie sans fin de l’éternité (1).
(1) Gen., II, 9. - Dans l’ambroisie, le nectar et autres aliments qui communiquent aux dieux l’immortalité, le paganisme lui-même avait conservé un souvenir de cet arbre de vie.
Faut-il s’étonner que le Saint-Esprit, restaurateur de toutes choses, nous ait présenté le ciel comme le fruit de l’arbre de vie ; mais fruit perfectionné et doué de la vertu de faire vivre l’homme, aussi longtemps que Dieu sera Dieu, et d’une vie divinement heureuse ? Un fruit a été le malheur de l’homme ; un fruit sera son bonheur. La victoire pouvait-elle être mieux proportionnée à la défaite : Ut qui in ligno vincebat, in ligno quo que vinceretur ?
Lors donc que le genre humain, nourri des fruits du Saint-Esprit, aura dormi son sommeil de mort, l’Esprit divin, continuant son œuvre de déification, viendra ajouter un bienfait à tous ses bienfaits. Comme il a fait sortir du tombeau le Verbe Incarné, type de l’homme, il en fera sortir tous ses membres. « Si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts, dit saint Paul, habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts rappellera aussi à la vie vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous» (Rom., VIII, 11).
Que fera-t-il de l’homme glorieusement ressuscité ? Il le conduira dans le ciel, le véritable Éden du bonheur et de la gloire, où il lui fera manger le fruit de vie qui est dans le paradis de Dieu. Grâce aux propriétés de ce fruit mystérieux, là, pour les créatures et pour l’homme, tout sera restauration. Pourquoi ? Parce que le ciel sera le règne de l’amour infini, agissant dans la plénitude de son expansion, sans obstacles, sans limites, sans diminution : pénétrant tout, animant tout, illuminant tout, divinisant tout, plongeant tous les habitants de son immense Cité, hommes et anges, dans le même océan de lumière, d’amour et d’éternelles voluptés. Voilà le chef-d’œuvre du Saint-Esprit, et le terme final auquel Il nous conduit par Ses opérations successives.
Quel serait sur nous l’effet de cet amour substantiel, infini, agissant dans son incompréhensible énergie ? La mort instantanée, si nous demeurions dans la faiblesse actuelle de notre nature. Quel être créé pourrait soutenir le poids de l’infini ? Il n’en sera pas ainsi. Comme elle fortifia Marie au jour de l’Incarnation, la vertu du Très-Haut nous enveloppera de son ombre : Virtus Altissimi obumbrabit tibi.
Afin qu’ils ne soient ni consumés par des ardeurs infinies, ni éblouis par une lumière infinie, ni écrasés sous le poids d’un bonheur infini, le Saint-Esprit communiquera aux êtres soumis à son action, une énergie telle, qu’ils vivront dans cette immense atmosphère d’amour, de lumière et de bonheur, libres, agiles, heureux, comme le poisson dans l’Océan. La vie de la grâce sera devenue la vie de la gloire. Ainsi préparés, l’effet de l’amour infini sera, sur eux, semblable à celui du feu sur l’or. Le feu ne consume pas l’or, il le transfigure.
La transfiguration divine s’étendra à tout ce qui en sera digne ; car l’Esprit de vie ne détruit rien de ce qu’il a fait. Ainsi seront transfigurés et le monde que nous habitons, et l’homme tout entier. Transfiguration du monde, c’est-à-dire de la terre et du ciel. La création physique suit la condition de l’homme, son maître. Heureuse tant que l’homme fut innocent, malheureuse quand il devint coupable, elle sera glorifiée lorsque lui-même sera glorieux. Le ciel sera donc l’accomplissement plénier et éternel de ce vœu, exprimé par l’Apôtre, au nom de la création tout entière : « Toute créature, dit saint Paul, attend avec impatience la manifestation des enfants de Dieu. Car la création est soumise à la vanité, non pas volontairement, mais à cause de celui qui l’y a soumise en espérance : parce que la créature elle-même sera délivrée de la servitude de la corruption, pour la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous savons, en effet, que toute créature gémit et éprouve jusqu’ici les douleurs de l’enfantement. Non seulement elle, mais nous aussi qui avons en nous les prémices de l’Esprit» (Rom., VIII, 19-23).
Que signifient ces souffrances et ces soupirs de toute la nature ? Ils signifient que la création n’est pas arrivée à sa fin. Ils signifient que la vie actuelle serait une amère ironie, s’il n’y en avait pas une autre. Ils signifient que la création tout nentière aspire non à sa destruction, mais à son renouvellement, et qu’à sa manière, elle adresse à Dieu, comme l’homme lui-même, cette demande du Pater : Que votre règne arrive. Tout être, dit saint Thomas, répugne à sa destruction. En désirant ardemment la fin de ce monde, les créatures ne désirent donc pas leur anéantissement mais leur délivrance et leur rénovation. De là, les docteurs catholiques concluent très logiquement que les créatures ne seront pas détruites, mais purifiées par le feu du dernier jour comme l’or n’est pas détruit en passant au creuset, mais rendu plus pur et plus brillant (1).
(1) Voir les autorités dans le Catéchisme de persévérance, t. VIII, Résumé général. On y trouvera aussi, sur le ciel, d’assez longs détails que le défaut d’espace ne nous permet pas de reproduire.
Quelle sera, en elle-même et dans ses résultats, cette transfiguration du monde ? En elle-même, elle sera la participation la plus grande possible des créatures matérielles aux perfections de Dieu. Dieu est éternité, lumière, amour. Autant que leur nature peut le comporter, les créatures seront donc : éternité, lumière, amour.
Éternité. Elles dureront toujours sans altération de forme ni de beauté. « Les astres, dit saint Thomas, fixés au point du firmament le plus convenable pour resplendir de tout leur éclat sur la bienheureuse Jérusalem, deviendront immobiles. Les temps, dont ils sont destinés, ici-bas, à marquer la succession, auront fait place au jour sans nuit de l’éternité. Toujours également éclairée, la terre jouira d’une température constamment égale ; et les autres éléments, toujours semblables en eux-mêmes et à notre égard, n’auront aucune des imperfections dont ils gémissent» (Supplem., q. 91, art. 2. - S. Hier., in Habac., III).
Lumière. Il est révélé dans Isaïe que la lumière de la lune sera comme la lumière du soleil ; et que la lumière du soleil sera sept fois plus grande qu’elle est aujourd’hui. (Is., XXX, 26). Le ciel, dont le soleil et la lune forment le plus bel ornement, est la plus noble portion du monde corporel. Comme le reste de la création, le ciel sera renouvelé. Il ne peut l’être qu’en acquérant une plus grande clarté, attendu que la clarté est sa beauté principale. La terre elle-même participera à cette clarté du ciel.
D’une part, il est de foi que le corps de l’homme deviendra lumineux ; et le corps de l’homme est composé d’éléments matériels. Donc les éléments matériels qui composeront le corps de l’homme, revêtu de clarté, seront eux-mêmes lumineux. Mais les éléments qui composent le corps de l’homme sont pris dans tous les règnes de la nature. Donc, à moins d’une anomalie qui répugne, la condition du tout suivra la condition des parties ; c’est-à-dire que toute la création matérielle deviendra lumineuse. (S. Th., ubi supra, art. 4).
D’autre part, comme il existe un ordre entre les esprits supérieurs, les anges, et les esprits inférieurs, les âmes ; de même, il en existe un entre les corps célestes et les corps terrestres. Or, la création matérielle étant faite pour la création spirituelle et devant par elle être régie et conduite à sa fin, il en résulte qu’elle en suit la condition, s’élevant ou baissant avec elle et à cause d’elle. Dans le renouvellement universel, les esprits inférieurs, les âmes, acquerront les propriétés des esprits supérieurs. Les hommes, dit l’Évangile, seront semblables aux anges.
Par la même raison, les corps inférieurs acquerront les propriétés des corps supérieurs. Mais les corps inférieurs, ne pouvant emprunter aux corps célestes que la clarté ; il s’ensuit nécessairement qu’ils deviendront lumineux. Ainsi, tous les éléments seront revêtus d’un manteau de lumière ; non pas tous également, mais chacun suivant sa nature. Il est dit, en effet, que la terre sera transparente comme le verre, l’eau comme le cristal, l’air aussi pur que le ciel, le feu aussi brillant que les luminaires du firmament. (Ibid., corp).
Amour. Dans ses résultats, le renouvellement du monde sera une manifestation plus éclatante des perfections de Dieu et, par conséquent, un appel plus éloquent à notre admiration et à notre reconnaissance. Le monde est un miroir créé pour réfléchir les attributs du Créateur. Le miroir est d’autant plus parfait, qu’il réfléchit mieux l’image qu’on lui présente. Après leur rénovation, les créatures, lavées de toutes les taches du péché, seront enrichies de qualités nouvelles en harmonie avec les sens de l’homme déifié ; et, devenues translucides, elles laisseront voir sans ombre les beautés du Créateur. Alors l’homme, doublement satisfait dans ses sens et dans ses facultés, sera dans les transports d’un amour toujours croissants. (S. Thom., ubi supra, art. 1, corp).
En résumé : l’habitation doit convenir à l’habitant. Le monde a été fait pour être l’habitation de l’homme ; donc il doit convenir à l’homme. Mais l’homme sera renouvelé ; donc aussi le monde.
Transfiguration de l’homme. Nous connaissons la demeure : quel sera l’habitant ? Ce sera l’homme. Pas plus que les créatures, l’homme n’atteint ici-bas le but de la vie. Comme elles, il soupire après sa transfiguration. Ses vœux ne seront accomplis qu’à la fin de l’épreuve. Le ciel sera donc la demeure de l’homme devenu tel que l’exige la loi de son être, semblable à l’ange, semblable à Dieu. Semblable à Dieu, éternité, lumière, amour, félicité, autant qu’une créature peut l’être : tel sera l’homme transfiguré.
Éternité. Uni à Dieu, l’homme vivra comme Dieu ; uni au Verbe Incarné, il vivra, comme homme déifié, de la vie du corps et de l’âme. Il vivra de la plénitude de cette double vie : il en vivra toujours. Vivre, c’est jouir ; vivre pleinement, c’est jouir pleinement ; vivre toujours, c’est jouir éternellement. Il vivra de la vie du corps, il en vivra pleinement et toujours. Le corps de l’homme conservera toute son intégrité, ses sens et ses organes. Ressuscité dans l’âge de la force et de la beauté, dépouillé par le travail de la tombe de toutes les imperfections, résultats du péché, doué de qualités nouvelles, il jouira d’une éternelle jeunesse. Ces qualités nouvelles sont : l’impassibilité, la subtilité, l’agilité, la clarté.
Semé corruptible, le corps ressuscitera incorruptible (Cor., XV, 42) : donc impassible. L’impassibilité sera l’effet nécessaire de la glorification. Dans les choses corruptibles, le principe vital ne domine pas assez parfaitement la matière pour la préserver de toute atteinte contraire à sa volonté. Mais, après la résurrection, l’âme des saints sera complètement maîtresse du corps. Cet empire sera immuable, puisque l’âme elle-même sera immuablement soumise à Dieu. Il sera parfait, puisque l’âme elle-même sera parfaite, et, par conséquent, douée du pouvoir et de la volonté d’empêcher tout ce qui pourrait nuire au corps. De plus, dans le ciel, le bonheur de l’homme sera complet : il ne le serait pas, si le corps demeurait sujet à la souffrance.
Au reste, l’impassibilité ne détruira pas la sensibilité. Tout en conservant intacte la nature des corps, la puissance divine peut lui ôter les qualités qu’il lui plaît. Ainsi, au feu de la fournaise de Babylone elle ôta la vertu de brûler certaines choses, puisque les corps des jeunes Hébreux demeurèrent intacts ; mais elle lui laissa la vertu de brûler certaines autres choses, puisque le bois fut consumé. Il en sera de même pour les corps glorieux : Dieu ôtera la passibilité et conservera la nature. (S. Th., suppl., q. 82, art. 2, ad 4). D’ailleurs, si les corps glorieux n’étaient pas sensibles, la vie des saints, après la résurrection, ressemblerait plus au sommeil qu’à la veille. Or, le sommeil n’est pas la vie, surtout la vie dans sa plénitude : ce n’est qu’une demi-vie.
Semé animal, le corps ressuscitera spirituel (I Cor., XV, 44) : donc subtil. La subtilité est une des principales qualités des esprits ; et la subtilité des êtres spirituels surpasse infiniment la subtilité des êtres corporels. Les corps glorieux seront donc très subtils. La subtilité d’un corps consiste à pouvoir pénétrer au travers d’un autre corps, à peu près comme le rayon lumineux pénètre le verre sans le déranger et sans l’altérer. Deux causes naturelles la rendent possible : la première, la ténuité du corps pénétrant ; la seconde, l’existence des pores, ou espaces laissés vides entre les parties du corps pénétré.
Mais le vrai principe de la subtilité des corps glorieux sera leur parfaite soumission à l’âme glorifiée. Le premier effet de cette soumission sera de faire, dans les limites du possible, participer le corps à la nature de l’âme et par conséquent aux opérations de l’âme. Ainsi, nul obstacle aux communications les plus intimes des saints entre eux et avec toutes les parties de la glorieuse Jérusalem. (S. Th., Suppl., q. 83, art. 1, corp).
Néanmoins les corps glorieux resteront palpables. Reformés sur le modèle du corps du Verbe ressuscité, ils en auront les qualités. Or, le corps du Verbe ressuscité était palpable. « Palpez et voyez, disait le bon Maître à ses disciples étonnés ; un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai» (Luc, XXIV, 39). C’est un article de foi, sanctionné par l’Église dans la condamnation d’Eutychès, patriarche de Constantinople, qui soutenait l’impalpabilité des corps glorieux. (S. Th., ubi supra, art. 6).
Semé faible, le corps ressuscitera fort (I Cor., XV, 13) : donc agile et plein de vie. Agile veut dire facile au mouvement.
Donc les corps glorieux seront agiles. De plus, la lenteur répugne essentiellement à la spiritualité. Mais les corps glorieux jouiront d’une extrême spiritualité. Donc ils seront agiles. D’ailleurs, l’âme est unie au corps, non seulement comme forme ou principe vital, mais encore comme moteur. Sous l’un et l’autre aspect le corps glorieux lui sera parfaitement soumis. Par la subtilité, le corps parfaitement soumis à l’âme comme forme, en reçoit un être spécifique ; ainsi, parfaitement soumis à l’âme comme moteur, il en reçoit l’extrême facilité de mouvement, qu’on appelle l’agilité. (S. Th., ubi suprà., q. 84, art. 1, corp).
Pouvoir se transporter, sans fatigue, et dans un instant imperceptible, et quelle que soit la distance, d’un lieu à un autre, et avec la même promptitude revenir au point de départ : telle sera la délicieuse prérogative des corps glorieux. Nous disons délicieuse ; car de toutes les qualités des corps, l’agilité est celle que le monde actuel semble rechercher avec le plus d’ardeur. Il ne veut plus de distance. Le poids de la matière le gêne : à tout prix, il veut s’en affranchir. Loin donc de nous la pensée que l’immobilité régnera dans le ciel et que nous y serons comme des statues dans des niches. Le mouvement et l’agilité d’ici-bas, ne sont qu’une ombre du mouvement et de l’agilité qui régneront dans la Cité du Saint-Esprit. (S. Th., ubi supra, art. 2, corp ; et art. 3, corp).
Semé ignoble, le corps ressuscitera glorieux (I Cor., XV, 43) : donc lumineux. Tel est le sens que l’Apôtre lui-même donne au mot glorieux, puisqu’il compare la gloire des corps ressuscités à la clarté des étoiles. Déjà, nous avons dit la raison pour laquelle les corps des saints seront lumineux, ainsi que tous les corps matériels. Ajoutons que cette lumière leur viendra de la surabondante lumière de l’âme glorifiée : elle en sera pénétrée et enveloppée. Maîtresse absolue du corps, auquel elle sera unie de l’union la plus intime, elle le pénétrera de part en part, et l’enveloppera complètement de lumière.
Cette atmosphère lumineuse sera d’autant plus brillante, que l’âme sera plus sainte, c’est-à-dire plus rapprochée de Dieu, lumière infinie. Ainsi, par la clarté du corps on jugera de la gloire de l’âme, comme à travers le verre on connaît la couleur du liquide contenu dans un vase de verre. (S. Th., ibid., q. 85, art. 1, corp). Impassible, subtil, agile, lumineux : tel sera donc, non pour un jour, non pour quelques années fugitives, mais pour toute l’éternité, le corps glorifié par le SaintEsprit. O hommes, vous aimez tant votre corps, et vous ne désirez pas le ciel !
De cette glorification générale résultera l’ennoblissement de tous les sens, et pour chacun en particulier la satisfaction qui lui est propre. D’une part, l’homme sera dans le ciel, non tronqué ou amoindri, mais intègre et perfectionné ; d’autre part, les sens ne seront pas seulement en puissance, mais en acte, attendu que la faculté en acte est plus parfaite que la faculté en puissance, et que tous les sens du corps, ayant été les instruments de l’âme, seront récompensés suivant les mérites de l’âme elle-même. (S. Th., ubi supra, q. 82, art. 4).
Nous n’entrerons pas dans le détail des jouissances de chaque sens en particulier, ni des différentes facultés de l’âme. (Nous les avons expliquées dans le Catéchisme de persévérance, ubi supra.) Il nous suffira de remarquer qu’elles seront réelles et en harmonie avec les sens perfectionnés, mais conservant leur nature. (S. Ansem., de Similitud., c. LVII). Ainsi, rien n’oblige à prendre, dans un sens figuré, tout ce que dit l’Écriture, des plaisirs sensibles réservés aux bienheureux. « J’aspire, s’écriait David, à voir les biens du Seigneur dans la terre des vivants ». (Ps. XXVI).
Sur quoi Cornélius à Lapide, résumant l’enseignement des docteurs, s’exprime ainsi : « C’est pourquoi le fleuve du paradis, les arbres et les fruits dont il est parlé, peuvent se prendre à la lettre. Et pourquoi pas ? Si dans le paradis terrestre, Adam a joui de tous ces biens, à plus forte raison les bienheureux en jouiront dans le paradis céleste ; car le premier n’était que l’échantillon et l’image du second » ( Du reste, on admet assez facilement les plaisirs de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du toucher : seules les jouissances du goût semblent contestables. Pour les faire accepter, on peut remarquer que le sens du goût, pas plus que les autres, ne peut être privé de sa récompense, attendu qu’il l’a méritée par les jeûnes, les abstinences, les austérités de tout genre, comme on le voit dans un si grand nombre de saints ; que le boire et le manger ne seront plus destinés, comme ici-bas, à réparer les forces du corps, mais à procurer au sens du goût sa légitime satisfaction ; que les fruits et non la chair ayant été l’aliment de l’homme innocent, le redeviendront de l’homme régénéré ; que le corps spiritualisé spiritualisera la nourriture, en sorte qu’elle ne donnera lieu à aucune des conséquences, humiliantes ou pénibles dont elle est suivie dans les conditions de la vie terrestre. (In Apoc., XXII, 2).
Au sentiment des docteurs s’ajoute, en preuve de ce que nous disons, un fait dont l’authenticité n’a jamais été contestée. L’an 304, au plus fort de la persécution de Dioclétien, une vierge chrétienne, nommé Dorothée, fut amenée au tribunal de Sapricius, gouverneur de Césarée en Cappadoce. C’était le sixième jour de février. Sur son refus de sacrifier aux démons, l’épouse du Verbe Incarné est étendue sur le chevalet. Calme au milieu des tortures elle dit au juge : « hâtetoi de faire ce que tu veux et que tes supplices soient la route qui me conduise à mon Époux. Je l’aime, et ne te crains pas. Je désire même tes tourments : mon Époux m’appelle. C’est par ces souffrances, courtes et légères, que nous allons au paradis des délices, où sont des pommes d’une merveilleuse beauté, des roses, des lis et des fleurs innombrables qui jamais ne se flétrissent ; des sources d’eaux vives qui jamais ne tarissent et dont les saints jouissent avec bonheur, pleins d’allégresse dans le Christ. »
A ces mots, l’assesseur du juge, un lettré, un Renan de l’époque, nommé Théophile, s’adresse à la sainte et lui dit en ricanant : « Envoie-moi des pommes du paradis de ton époux, lorsque tu y seras arrivée. - Je le ferai, » répond la jeune martyre. (N’oublions pas qu’on était au cœur de l’hiver). Le bourreau s’empare de la victime et lui tranche la tête.
Cependant Théophile était rentré chez lui, et, s’applaudissant de sa plaisanterie, la racontait à ses amis, avec force moqueries à l’adresse des stupides chrétiens. Tout à coup, apparaît un jeune enfant d’une beauté ravissante, portant, dans le pan de sa robe, trois pommes magnifiques et trois roses d’un éclat et d’une fraîcheur incomparables. « Voilà, lui dit-il, ce que la sainte vierge Dorothée a promis de vous envoyer du paradis de son Époux. » Théophile, stupéfait, reçoit dans ses mains les pommes et les roses, et s’écrie : « Vraiment le Christ est Dieu, le Dieu qui ne trompe pas ! »
En faisant cette profession de christianisme, Théophile a prononcé son arrêt de mort. Encore quelques heures, et on le verra conduit au supplice, devenir un des glorieux martyrs de la foi dont il s’était moqué. Or, comme jamais homme ne s’est fait couper le cou pour un symbole, il en résulte que ces pommes et ces roses étaient bien réellement des pommes et des roses (1).
(1) Baron., an. 304, n. LXIX ; et Corn. a Lap., Apoc., XXII, 2. - C’est en mémoire de ce miracle qu’en certains lieux on bénit encore des pommes le jour de sainte Dorothée.
Lumière. Dieu n’est pas seulement éternité, il est lumière. De même, notre corps transfiguré sera lumière, notre esprit sera lumière et lumière sans ombre. Comme nos yeux verront toutes les beautés sensibles, dont ils pourront sans fatigue soutenir l’éclat éblouissant, notre esprit, en qui vivra le Saint-Esprit avec la plénitude dont une créature finie peut être capable, connaîtra toutes les beautés spirituelles, c’est-à-dire toute la vérité, omnem veritatem. Alors sera complètement et éternellement satisfait un des plus ardents désirs de l’homme.
Infatigable chercheur de la vérité, que fait-il depuis le berceau jusqu’à la tombe ? A peine éveillé à la vie de l’intelligence, il demande la vérité à tout ce qui l’entoure, comme il demande le pain qui le nourrit. Que fait-il pendant tout le cours de son existence, sinon mendier la vérité : vérité en religion, vérité en politique, en histoire, en philosophie, en mathématiques, en industrie, en art, en commerce, en agriculture ? Le voyez-vous. s’enfermant, pendant de longues années, dans de fatigantes écoles, entreprenant de pénibles voyages, traversant les mers, gravissant la cime des plus hautes montagnes, descendant jusque dans les entrailles de la terre, se consumant dans des veilles prolongées qui l’usent avant le temps ? Pourquoi ? Pour connaître quelque vérité de plus. Inconsolable si le succès ne couronne pas ses efforts, il est au comble du bonheur s’il parvient à dérober à la nature un seul de ses secrets, à déchiffrer une seule énigme de l’histoire, à entrevoir la moindre beauté du monde spirituel.
Et pourtant, que sont toutes ces vérités si laborieusement cherchées ? Des parcelles, des atomes, des ombres vues à travers d’autres ombres. Mais le ciel sera la vue de la vérité, et de la vérité complète, contemplée face à face et sans voile. Introduits dans le sanctuaire de l’auguste Trinité, nous connaîtrons Dieu ; le fini connaîtra l’infini ; il le verra tel qu’il est : Videbimus eum sicuti est. Ce Dieu si grand, si incompréhensible, dont on nous a tant parlé et que nous n’avons jamais vu, nous Le connaîtrons, nous Le verrons : cela dit tout.
En Lui, nous connaîtrons les plus intimes conseils de la sagesse éternelle : la création du monde, la chute de l’ange et de l’homme ; la rédemption de l’univers ; toutes les révolutions matérielles et morales, qui depuis six mille ans étonnent la science et la défient. Au grand jour nous apparaîtront tous les secrets de la nature et des âmes devenues translucides, et cette connaissance prodigieuse ira toujours croissant sans jamais atteindre sa dernière limite : De claritate in claritatem.
Amour. Dieu est amour, et le ciel, c’est l’amour infini, agissant dans toute la liberté de ses mouvements. Image de Dieu, l’homme aussi est amour. S’il est vrai qu’aimer et être aimé est le besoin le plus impérieux du cœur de l’homme, il est vrai aussi qu’aimer et être aimé est le besoin le plus impérieux du cœur de Dieu. S’il est vrai qu’aimer et être aimé est le souverain bonheur de l’homme, il est vrai aussi qu’aimer et être aimé est le souverain bonheur de Dieu. S’il est vrai que l’amour tend à l’union, que l’amour éternel tend à l’union éternelle, l’amour infini à l’union infinie : qui peut dire l’intimité de l’union de Dieu et de l’homme ? Qui peut en soupçonner les charmes et les enivrements ?
Ils seront d’autant plus grands, qu’ils seront accompagnés de la certitude de ne les voir jamais finir. Océan de vie, océan de lumière, océan d’amour : voilà Dieu. Et c’est dans ce triple océan que vivront à jamais les habitants transfigurés de la Cité du bien. Nous connaissons le terme final auquel le Saint-Esprit conduit l’humanité, docile à son action. Il nous reste à nommer l’éternelle demeure, où l’Esprit du mal entraîne ses adeptes : c’est le dernier trait du parallélisme entre l’œuvre divine et l’œuvre satanique.
Le ciel de Satan, c’est l’enfer.
Vie et vie éternelle, lumière et lumière éternelle, amour et amour éternel, bonheur et bonheur éternel : Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous loueront aux siècles des siècles. (Ps. LXXXIII). Voilà le ciel du Saint Esprit.
Mort et mort éternelle, ténèbres et ténèbres éternelles, haine et haine éternelle, supplices et supplices éternels Ils seront tourmentés nuit et jour pendant les siècles des siècles. Voilà le ciel de Satan. (Apoc., XX, 10).
Entre ces deux séjours, pas de milieu. A chaque heure, l’humanité entre dans l’un ou dans l’autre. Elle y entre et n’en sort plus. Continent éviter l’enfer et arriver au ciel ? Telle vie, telle mort. Vivre sous l’empire du Saint-Esprit, afin de mourir dans Sa grâce ; mourir dans la grâce, afin de régner dans la gloire pour l’homme, tout est là. Pour les sociétés aussi tout est là. Bien qu’elles n’aillent pas en corps dans l’autre monde, malheur aux nations qui se soustraient à l’action de l’Esprit de justice et de vérité. Elles font peur et pitié ; et leur histoire véritable ne peut s’écrire qu’avec des larmes, du sang et de la boue. Mais comment vivre sous l’empire du Saint-Esprit ? En lui rendant le culte qui seul peut nous mériter ses faveurs. Quel est ce culte ? Les chapitres suivants nous l’apprendront.
CHAPITRE XLI.
LE CULTE DU SAINT-ESPRIT.
Disproportion entre le travail et la récompense : explication. - Le monde doit un culte au Saint-Esprit. Prédicateurs de ce culte : Dieu, Notre-Seigneur, les Apôtres, les Pères, l’Église. - Témoignages. - Nécessité plus grande aujourd’hui que jamais du culte du Saint-Esprit.
En haut les cœurs : Sursum corda. Les souffrances de ce temps ne sont rien, près de la future gloire qui se révélera en nous. A la pensée du fruit de la vie éternelle, s’il nous reste quelque rayon de vraie lumière, quelque sentiment de noble ambition, nous dirons avec l’Apôtre : Pour gagner le ciel, j’ai fait litière de tout : Candidats de l’éternité, nous imiterons le marchand de pierres précieuses dont parle l’Évangile. Il trouve une perle qui, à elle seule, est un trésor. Au lieu de dépenser son temps à chercher, et son argent à acheter d’autres pierres, il achète celle-là, et devient le plus riche et le plus heureux des marchands.
Mais quoi ! une si grande récompense pour si peu de travail ! L’infini pour le fini ! quel est ce mystère ? Le Saint-Esprit est l’amour infini ; et le ciel, c’est le règne de l’amour infini. Le comment de la proportion nous est caché : mais le fait est incontestable. Il nous est garanti par la parole divine, et rendu sensible par des images présentes à tous les yeux. Qui n’a vu la beauté, la grandeur, la prodigieuse multiplicité des fruits de certains arbres ? Un instant médité, ce spectacle nous dit : Pour obtenir de quoi s’abriter contre les ardeurs du soleil, réchauffer son foyer, couvrir sa table de fruits succulents, pendant des années entières, il suffit à l’homme de faire le sacrifice d’un seul fruit, capable, tout au plus, de satisfaire une légère sensualité.
Celui qui multiplie d’une manière si étonnante le fruit des arbres nous a promis de multiplier, d’après la même loi, le fruit de nos œuvres : Centuplum accipiet. Qui a le droit de douter de sa parole, ou de limiter sa puissance ? Les merveilles qui éclatent dans l’ordre matériel, ne représentent même que très imparfaitement les miracles qui s’accomplissent dans l’ordre moral. Autant il y a de différence entre l’humble semence, mise en terre, et l’arbre magnifique, couvert, suivant la saison, de fleurs et de fruits ; autant et plus il y en aura entre le plaisir momentané, dont nous faisons le sacrifice ou acceptons volontairement la privation, et les torrents de voluptés éternelles dont nous serons inondés.
Or, le fruit naît du fruit. Le fruit de la vie éternelle naît des fruits du temps, et nous les connaissons. Il reste à dire comment il faut les cultiver. Il faut les cultiver en cultivant l’arbre qui les porte : cet arbre n’est autre que le Saint-Esprit luimême. (S. Aug., Enarrat, in ps. 145, n. 11, opp. t. IV p. 2333, edit. Noviss). De quelle manière le cultiver ? En lui rendant le culte qu’il mérite. De là, deux questions : Le monde doit-il un culte au Saint-Esprit ? quel est ce culte ?
1° Le monde doit-il un culte au Saint-Esprit ? Quan d je veux obtenir la réponse à une question d’histoire ou d’astronomie, j’interroge les historiens ou les astronomes. Pour savoir si le monde doit un culte au Saint-Esprit, je m’adresse aux maîtres de la science divine. Ces maîtres sont : Dieu Lui-même, Notre-Seigneur, les Apôtres, les Pères, l’Église. Depuis l’origine du monde, tous ces maîtres n’ont qu’une voix pour dire, de génération en génération, à l’éternel soldat qu’on appelle le genre humain : Tes ennemis les plus redoutables ne sont pas ceux que tu vois, les hommes de chair et de sang. Pour toi, la vraie lutte est contre l’Esprit du mal et ses bataillons invisibles. Veux-tu connaître leur nature ? elle est supérieure à la tienne. Leur caractère ? ils sont la méchanceté même. Leur nombre ? il est incalculable. Leurs artifices ? ils sont les pères du mensonge. Leur demeure ? ils habitent l’air que tu respires et fondent sur toi plus rapides que l’oiseau de proie. Seul, un esprit peut lutter contre un esprit, et l’Esprit du bien, contre l’Esprit du mal. Se tenir caché sous l’aile de l’Esprit du bien, ou tomber sous la griffe de l’Esprit du mal, est l’inévitable condition de ton existence. (Eph, VI, 12 ; Corn. a Lap., ibid ; 1 Petr., V, 8). Ainsi parlent tous ensemble les maîtres de la science. Écoutons-les chacun en particulier.
Dieu. Afin de rendre toujours présente à l’homme la nécessité du culte du Saint-Esprit, Dieu a écrit deux grands livres : le monde et la Bible. Avec une égale éloquence ces deux livres racontent les gloires du Saint-Esprit, Son amour impérissable pour l’humanité et l’indispensable nécessité de Son assistance. Le ciel avec ses soleils, la terre avec ses richesses, la mer avec ses lois, le chaos lui-même qu’il débrouille et qu’il féconde, parlent de Lui, comme ils parlent du Fils et du Père. Plus de cent cinquante fois, l’Ancien Testament nomme, en la bénissant, la troisième personne de l’adorable Trinité. Deux cent dix fois le même hommage Lui est rendu dans le Nouveau Testament.
Que révèle cette répétition si fréquente, sinon le rôle souverain et éternel du Saint-Esprit dans l’œuvre de la création, du gouvernement et de la rédemption du monde ? Que prêche-t-elle, sinon le devoir imposé aux hommes et aux anges de le tenir constamment, avec le Père et le Fils, en tète de leurs pensées, de leurs prières et de leurs adorations ? Ajoutons que si, dans ce culte incessant, une préférence devait avoir lieu, ce serait en faveur du Saint-Esprit. Amour substantiel du Père et du Fils, Il ne se révèle que par des bienfaits. Tous les dons de la nature et de la grâce viennent directement de lui.
Notre-Seigneur. A la voix de la Bible et des créatures se joint celle de la Vérité en personne, le Verbe Incarné.
Exemples et paroles, le divin Précepteur du genre humain n’a rien omis pour nous faire aimer le Saint-Esprit et mettre en Lui toute notre confiance. Ce qu’était Jean-Baptiste à Son égard, Il semble l’être Lui-même à l’égard du Saint-Esprit. Le fils de Zacharie, le plus grand des enfants des hommes, est choisi pour le précurseur du Messie. Le fils de Dieu Luimême prend le rôle de précurseur à l’égard du Saint-Esprit, et paraît n’avoir d’autre but que de préparer le monde à Le recevoir.
Il a résolu de se faire homme, mais Il veut que Sa mère soit l’épouse du Saint-Esprit. Il veut que Son corps soit formé par l’opération du Saint-Esprit. Il veut qu’au jour de Son baptême le Saint-Esprit descende visiblement sur Lui et qu’Il le conduise au désert, afin de Le préparer à Sa mission. Pendant tout le cours de Sa vie mortelle, Il Se montre constamment sous la dépendance du Saint-Esprit. Arrive l’heure solennelle où Il doit sauver le monde par Son sang : c’est le Saint-Esprit qui Le conduit au Calvaire. Il meurt, et c’est le Saint-Esprit qui Le retire vivant du tombeau. (Matth., IV, 1 ; XII, 18, 28 ; Hebr., IX, 15 ; Rom., VIII, 2).
Faut-il défendre les droits du Saint-Esprit ? Il semble oublier les Siens. Lui-même a prononcé cette sentence : Quiconque aura dit une parole contre le Fils de l’homme, elle lui sera pardonnée ; mais celui qui l’aura dite contre le Saint-Esprit, le pardon ne lui sera accordé ni en ce monde ni dans l’autre» (Matth., XII, 32). Faut-il lui faire place dans les âmes ? Il n’hésite pas à se séparer de tout ce qu’Il a de plus cher au monde, dans la crainte que Sa présence ne soit un obstacle au règne absolu du Saint-Esprit. (Joan., XVI, 7). Telles ont été les paroles et la conduite de la seconde personne de la Trinité à l’égard de la troisième. Jamais le ciel et la terre n’ont entendu, jamais ils n’entendront rien de si éloquent, sur l’excellence du Saint-Esprit, sur le culte qui Lui est dû et sur la nécessité de Son règne.
Les Apôtres. Instruits à l’école du Verbe et formés par le Saint-Esprit Lui-même, les apôtres parlent de Sa plénitude. Devant les nouveaux fidèles et devant les persécuteurs, dans leurs écrits et dans leurs discours, toujours ils ont le SaintEsprit sur les lèvres. Aux diacres le soin de nourrir les pauvres ; à eux, la mission d’annoncer le Saint-Esprit, de le communiquer au monde et de proclamer partout l’indispensable nécessité de se soumettre à Son empire. Rien de plus logique. Quelle est, en effet, leur vocation, et pourquoi sont-ils apôtres ? Leur vocation est une lutte à outrance contre l’Esprit du mal, Satan, Dieu et roi du monde. Apôtres, leur raison d’être est de chasser l’usurpateur et de faire régner l’Esprit du bien.
Comme des nuées bienfaisantes, poussées par le Vent du Cénacle, ils se répandent aux quatre coins du ciel et font pleuvoir, sur toutes les parties de la terre, l’Esprit qui réside en eux. Le géant de cette grande bataille, saint Paul, le promène pendant trente ans, de l’Orient à l’Occident, et de l’Occident à l’Orient. En tous lieux il exalte les gloires du Saint-Esprit, révèle sa présence par d’éclatants miracles, et ne cesse de crier aux juifs et aux païens, aux Grecs et aux Barbares « Recevez le Saint-Esprit ; gardez-vous de contrister le Saint-Esprit ; surtout gardez-vous de L’éteindre. Autrement, vous resterez ou vous retomberez sous l’empire de l’Esprit infernal. Qui n’a pas l’Esprit de Jésus-Christ nie lui appartient pas. Sans le Saint-Esprit vous ne pouvez rien dans l’ordre du salut, pas même prononcer le nom de l’auteur du salut et de la grâce» (Eph., I, 17 ; IV, 30 ; I Thess., V, 19 ; Galat., V, 16, 17 ; Rom., VIII, 9 ; I Cor., XII, 3). Ce que Paul enseigne à Thessalonique, à Éphèse, à Athènes, à Corinthe, Pierre l’enseigne à Jérusalem, à Antioche, à Rome ; Barthélemy en Arménie ; Thomas aux Indes ; André en Scythie ; Jacques en Espagne ; Mathieu en Éthiopie. Ainsi les apôtres nous apparaissent comme les hommes du Saint-Esprit. Leurs prédications, leurs voyages, leurs miracles, leur vie sublime, et leur mort, non moins sublime que leur vie, peuvent se définir : le Saint-Esprit annoncé, communiqué, présenté à l’amour et à l’obéissance du monde entier. Or, la conservation des êtres n’est que la continuation de leur création. Si donc le monde chrétien, formé par le Saint-Esprit veut rester chrétien, il faut de toute nécessité qu’il demeure fidèle au principe de son origine. Grand sujet de réflexions pour notre époque ! Les Pères. Aux apôtres succèdent les Pères de l’Église et les docteurs. Ils ont vu de leurs yeux la plus étonnante de toutes les révolutions : Satan chassé de son empire, et l’humanité, délivrée de l’esclavage, passer à la liberté, à la lumière, aux vertus de l’Évangile. Aucun d’eux n’ignore que ce miracle de la régénération du monde, plus grand que celui de la création, commencé, non à Bethléem, mais au Cénacle, et qu’il est l’œuvre du Saint-Esprit. A perpétuer, à étendre cette oeuvre merveilleuse, leur vie se consume : comme celle des apôtres s’était consumée à l’établir. Dès les premiers siècles, l’histoire nous montre les plus beaux génies de l’Orient et de l’Occident, consacrant leur savoir et leur éloquence à expliquer les prérogatives du Saint-Esprit, à venger Sa divinité, à expliquer Ses opérations merveilleuses, à prouver la nécessité de Son règne et à solliciter pour Lui les adorations du genre humain.
A l’exemple du grand Apôtre, saint Chrysostome, saint Augustin, saint Jérôme, parlent sans cesse du divin Paraclet.
Dydime, saint Basile, saint Ambroise lui consacrent chacun un traité particulier. Les ouvrages immortels de saint Cyprien, de saint Athanase, de saint Cyrille, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Hilaire, de saint Léon, de saint Grégoire le Grand, de Bède le Vénérable, de saint Bernard, de Rupert, de saint Thomas, de saint Bonaventure, de saint Bernard, de saint Antonin et d’une foule d’autres sont autant de canaux dans lesquels coule à pleins bords l’enseignement apostolique du Saint-Esprit. A tous ces grands hommes, fondateurs des sociétés chrétiennes, rien n’est plus à cœur que d’inculquer au monde la nécessité permanente, dans laquelle il se trouve de vivre sous l’empire du Saint-Esprit ou sous l’empire de Satan.
Au nom de tous, laissons parler saint Bernard et saint Chrysostome. « Nous avons, dit le premier, deux gages de l’amour de Dieu pour nous : l’effusion du sang de Jésus-Christ, et l’effusion du Saint-Esprit. L’un ne sert de rien sans l’autre. Le Saint-Esprit n’est donné qu’à ceux qui croient en Jésus crucifié. Mais la foi ne sert de rien, si elle n’opère par la charité. Or, la charité est un don du Saint-Esprit» (Epist. 107 ad Thom., Præposit. de Beverla, opp. t. I, p. 294, n. 8 et 9, edit. Noviss).
Saint Chrysostome : « Sans le Saint-Esprit, les fidèles ne pourraient ni prier Dieu ni L’appeler leur père. Sans Lui, il n’y aurait ni science, ni sagesse dans l’Eglise, ni pasteurs, ni docteurs, ni sanctificateur. En un mot, sans Lui l’Église n’existerait pas» (In sanct. Pentecost., hom. I, n. 4, opp. t. II, p. 543 ; id., t. IX, p. 40 ; id., t. XII p. 296, 297).
Mais s’il n’y avait ni Église, ni prêtres, ni docteurs, ni possibilité de prier, ni moyen de profiter du sang du Calvaire, comment nous soustraire à l’empire du démon ? Or, sans le Saint-Esprit, rien de tout cela n’existerait. Les parties du monde civilisées par le christianisme seraient encore comme la Chine, les Indes, l’Afrique, le Japon, le Thibet, sous la domination absolue du prince des ténèbres. Tel est l’enseignement traditionnel des Pères de l’Église. Se peut-il quelque chose de plus fort sur la nécessité de connaître le Saint-Esprit, de L’aimer, de L’adorer et de se soumettre à Son empire ?
L’Église. Afin de le rendre ineffaçable, en le rendant populaire, l’Église a soin de traduire en acte cet enseignement fondamental. Outre le signe de la croix, dont le fréquent usage, si recommandé par elle (1), redit plusieurs fois le jour à tous ses enfants le nom et l’influence nécessaire du céleste Consolateur, elle emploie mille moyens de Le tenir présent à leur pensée.
(1) Un décret de Pie IX attache 50 jours d’indulgence à la pratique de ce signe vénérable. - Voir notre ouvrage : Le Signe de la Croix au XIX siècle.
Quoiqu’il soit avec le Père et le Fils l’objet invariable de sa liturgie, elle veut qu’une fête, solennelle entre toutes, vienne chaque année, de génération en génération, rappeler à la reconnaissance des nations baptisées. Celui à qui le monde doit tout : lumière, charité, liberté, civilisation dans le temps, glorification dans l’éternité.
Se présente-t-il dans sa propre vie, dans la vie des peuples, ou même dans celles des particuliers, des circonstances où la sagesse d’en haut devient particulièrement nécessaire ? l’Église ne manque jamais de s’adresser au Saint-Esprit. La métropole du monde catholique, Rome, est en deuil. La mort qui ne respecte rien a frappé son pontife et son roi. A Pierre il faut donner un successeur, au Fils de Dieu un vicaire. Le sacré collège est assemblé, un silence profond enveloppe le sanctuaire où va se continuer la chaîne des Pontifes. Par où commencera l’acte décisif, qui doit remettre aux mains d’un faible mortel les destinées du monde civilisé ? Le premier mot qui s’échappe des lèvres de tous ces vieillards, prosternés devant Dieu, c’est une invocation à l’Esprit de sagesse, l’hymne tant de fois séculaire : Veni, creator Spiritus.
Comme se perpétue le pontificat, ainsi se perpétue le sacerdoce. Voyez cette troupe de jeunes lévites qui s’avancent modestes et timides vers l’évêque, dont la main doit les consacrer prêtres, suivant l’ordre de Melchisédech. Hérauts de la foi, modèles des peuples, missionnaires aux lointains rivages, martyrs peut-être s’ils ont besoin de grandes vertus, le consécrateur a besoin de grandes lumières. Pour obtenir aux premiers l’héroïsme, au second le discernement, à qui l’Église va-t-elle s’adresser ? au Saint-Esprit. Dans l’ordination, comme dans le conclave, l’hymne royale monte vers le ciel, et commence, en la consacrant, l’auguste cérémonie : Veni, creator Spiritus. Ainsi, depuis le pontife placé au sommet de l’échelle sacrée, jusqu’au lévite assis sur le dernier degré, la hiérarchie de l’Église se perpétue sous l’influence de l’adorable Esprit qui la forma.
Dans son incompréhensible tendresse pour les enfants des hommes, Dieu en personne daigne habiter sur la terre : Il permet que des temples Lui soient élevés. Qui rendra dignes de Lui ces édifices matériels ? Qui fera de nouveaux cieux ? Le même Esprit qui des chastes entrailles de Marie, fit le sanctuaire du Verbe éternel. A la voix de l’Église, Il descendra sur ces demeures terrestres, les purifiera, les embaumera de Sa divine essence ; et, pour toujours, les rendra chères à Dieu et respectables aux hommes. L’invocation solennelle commence l’imposante dédicace et va solliciter sur son trône l’Esprit sanctificateur : Veni, creator Spiritus.
Des temples plus augustes doivent être consacrés. Aux pauvres, aux orphelins, aux malades, il faut des pères et des mères, des frères et des sœurs qui épousent toutes leurs souffrances, soulagent tous leurs besoins, depuis le berceau jusqu’à la tombe et au delà. Qui opérera ce miracle, inconnu du monde avant la Pentecôte chrétienne ? L’Esprit de dévouement sera d’abord invoqué. De même qu’au jour du Cénacle, Il descendra ; et, Sa puissante action formant des cœurs nouveaux, le monde aura, dans les religieux et les religieuses, des générations sans cesse renaissantes d’apôtres et de martyrs de la charité : Veni, creator Spiritus.
Grâce à de perfides intelligences avec le cœur de l’homme, l’Esprit du mal réussit trop souvent à franchir l’enceinte de la Cité du bien. La zizanie est semée dans le champ du père de famille. A la vue de la défection des uns, de la connivence et de la lâcheté des autres, l’alarme gagne les chefs du troupeau. Une régénération générale ou partielle devient nécessaire. Alors l’Église recourt à ces grands moyens qu’on appelle les conciles et les missions.
Recueillie, comme les apôtres au Cénacle, elle commence invariablement par invoquer l’Esprit qui la forma et qui, en la formant, renouvela de fond en comble la face de la terre. Par ses prières et par ses chants, elle le conjure d’illuminer les intelligences ; de dicter lui-même les décisions de fa foi et les règles des mœurs ; de donner l’efficacité à la parole du Verbe, de purifier les cœurs et de leur rendre, avec la vie surnaturelle, le courage de la lutte. Sous l’influence toujours ancienne et toujours nouvelle de l’Esprit créateur, de vives lumières jaillissent sur le monde, et des transformations merveilleuses s’accomplissent dans ces nouveaux cénacles : Veni, creator Spiritus.
Non moins que l’homme chrétien, l’homme social a besoin du Saint-Esprit. Dans toutes les occasions solennelles, l’Église prend soin de le lui rappeler. La mort qui frappe les pontifes n’épargne pas les rois. Un trône est vacant, il faut le remplir. Donner un roi à une nation, c’est lui faire le plus précieux ou le plus funeste présent. Évêque du dehors, protecteur, modèle et père des peuples : voilà les noms du roi chrétien. Dans ces noms, quels devoirs ? qui l’élèvera à la hauteur de sa dignité ? qui lui apprendra que le pouvoir est une charge ? qui le dépouillera de lui-même pour en faire l’homme de tous ? Seul le Saint-Esprit peut opérer ce difficile miracle.
L’Église le sait ; et le sacre des rois n’est qu’une invocation perpétuelle à l’Esprit de force, de lumière, de justice et de charité. Dans cette consécration redoutable qui dit aux rois de la terre : Vous êtes les vassaux du Roi du ciel, et vous devez être Ses images vivantes ; à Lui vous devrez, comme le dernier de vos sujets, rendre compte de votre administration : quelles garanties de bonheur temporel pour les peuples et de salut éternel pour les âmes ! Pour les dynasties elles-mêmes, quel gage de durée ! Météores passagers ou fléaux permanents : voilà ce qu’elles ont été, ce qu’elles seront toujours, si elles ne sont soutenues et dirigés par l’Esprit de Dieu : Veni, creator Spiritus.
Faire des lois et les appliquer avec discernement, c’est-à-dire tout à la fois distinguer le juste de l’injuste, frapper utilement le coupable ou absoudre courageusement l’innocent, n’importe pas moins au bonheur des nations que la consécration des rois. La prospérité publique, la paix au dedans, le respect au dehors, la fortune, l’honneur, la liberté, la sécurité, la vie même des citoyens sont entre les mains du législateur et du juge. Quelle responsabilité !
Salomon lui-même n’en connaissait pas de plus redoutable. Le paganisme, on ne s’en doutait pas, ou n’en tenait pas compte. Ses codes témoignent qu’il ne consultait que des règles vulgaires de la prudence humaine, ou le dictamen incertain de l’équité naturelle : trop souvent même il n’invoquait d’autres dieux que l’intérêt, le caprice ou la force. Aux mêmes sources de droit puisent encore les peuples non chrétiens, et peu à peu ceux qui cessent de l’être. De là, le scandale de leurs législations et les iniquités de leur justice.
En sera-t-il ainsi des nations sorties du Cénacle ? nullement. L’Église veut que les législateurs et les magistrats chrétiens cherchent leurs inspirations à la source même de la vérité, et prennent pour règle invariable la loi immaculée dont l’Esprit-Saint est en même temps l’auteur et l’interprète (1) : Veni, creator Spiritus.
(1) On ne cesse de répéter, après Bossuet, que le droit romain, c’est la raison écrite. Rien de plus faux. La vraie raison écrite, c’est le décalogue. Il n’y en a pas, il n’y en aura jamais d’autre.
Pendant combien de siècles la vieille Europe n’a-t-elle pas vu ses assemblées politiques, ses états généraux, ses parlements, ses tribunaux ouvrir leurs sessions, en invoquant sérieusement l’Esprit de sagesse et de lumière, sans lequel toute législation est défectueuse, toute justice aveugle, toute science dangereuse ou vaine ? (Prov., VIII, 15. - Sap., XIII, 1). Sa piété ne fut pas stérile. Tant que le Saint-Esprit dirigea leurs travaux, les législateurs et les magistrats ne souillèrent les codes modernes d’aucune loi antichrétienne, ni les annales des tribunaux d’aucune énormité juridique.
Faire invoquer le Saint-Esprit dans les grandes circonstances, où doivent se discuter les intérêts généraux des sociétés chrétiennes, ne suffit pas à l’Église. Elle recommande à tous ses enfants, quels que soient leur âge et leur état, de recourir à Lui au commencement de leurs occupations. Ainsi, plusieurs fois le jour, sur tous les points du globe, l’enfant chrétien, qui étudie les sciences sacrées ou profanes, appelle au secours de sa jeune intelligence l’Esprit de lumière, de courage et de pureté.
S’agit-il pour les générations qui entrent dans la lutte de la vie de recevoir la troisième personne de la Trinité ? c’est alors que l’Église multiplie les efforts de sa sollicitude maternelle. Instructions prolongées, prières publiques et particulières, purification de l’âme par les sacrements, annonce solennelle du pontife : tout est mis en œuvre pour faire de chaque paroisse un nouveau cénacle (1).
(1) Il est infiniment regrettable que ces sages intentions de l’Église ne soient pas toujours remplies, et que, suivant un mot vulgaire, la confirmation soit escamotée au profit de la première communion.
Tels sont, avec beaucoup d’autres, les moyens sans cesse employés par l’Église, pour rendre le Saint-Esprit toujours présent à la mémoire et au cœur de ses enfants. Peut-elle nous redire avec plus de force le besoin continuel que nous avons de Lui, comme hommes et comme chrétiens ? Est-il permis de mépriser les recommandations si pressantes de la plus sage des mères ? N’y aurait-il aucune ingratitude à oublier. Celui de qui toute créature tient tous les dons qu’elle possède ? A prétendre nous passer de Lui, environnés d’ennemis comme nous le sommes, n’y aurait-il aucun danger ?
Ce danger n’est-il pas le même pour les sociétés que pour les individus ? Peuvent-elles donc échapper à l’alternative impitoyable de vivre sous l’empire de l’Esprit du bien, ou sous la tyrannie de l’Esprit du mal ? Notre époque en particulier jouit-elle à cet égard de quelque immunité ? Hélas ! pour elle, plus que pour toute autre, le culte du Saint-Esprit est, au point de vue purement social, la grande nécessité du moment.
Cette époque, qui se croit si maîtresse d’elle-même, où en est-elle ? Interrogeons ses actes et ses tendances. Le luxe effréné qui la dévore et qui appelle à grands cris la formidable réaction du pauvre contre le riche, qu’on appelle le socialisme ; le sacrifice perpétuel, et de jour en jour plus commun, de la conscience, de l’honneur, de l’intelligence, de la vie publique et de la vie privée, au culte de la chair ; l’insurrection générale, inouïe, opiniâtre des nations contre Dieu et contre Son Christ ; les torrents de doctrines empoisonnés nuit et jour répandues sur le monde, terribles semailles, qui seront inévitablement suivies d’une moisson plus terrible encore : est-ce le Saint-Esprit qui inspire et qui fait toutes ces choses ? Si ce n’est pas l’Esprit de vie, c’est l’Esprit de mort.
Auquel des deux appartiendra l’avenir ? Qui veut le savoir dès aujourd’hui n’a que faire d’interroger la science ou la diplomatie, il lui suffit de regarder de quel côté se tournent les nations. Toute la question est là. Pour nous, si quelque chose est évident, c’est que le monde actuel doit au Saint-Esprit le même culte, nous voulons dire les mêmes ardentes prières, que doit à son unique libérateur le malheureux suspendu par un fil au-dessus d’un abîme sans fond. Cette situation, qui la comprendra ? Ce besoin, qui le sentira ? Ce devoir, qui le remplira ? Personne ou à peu prés ; et ce n’est pas la moindre preuve que ce que nous disons est la vérité Terribili et ei qui aufert Spiritum principum.
CHAPITRE XLII.
(SUITE DU PRÉCÉDENT).
Quel culte le monde doit au Saint-Esprit. - Culte de latrie. - Culte intérieur. - Culte extérieur. - Culte public. Culte domestique. - Culte privé. - Pratique du culte du Saint-Esprit : le souvenir, la prière. - Pourquoi on s’adresse au Saint-Esprit pour obtenir des lumières, et non pas au Fils. - Imitation : chasteté, charité. - Ordres du Saint-Esprit : leur histoire. - Confréries du Saint-Esprit. Leur origine, leurs œuvres, leur but. - Né cessité de les rétablir.
2° Quel culte le monde doit-il au Saint-Esprit ? Co mme le Père et le Fils, le Saint-Esprit est Dieu. Comme le Père et le Fils, Il a donc droit au culte de latrie. Ce culte souverain est intérieur et extérieur, public et privé. Sous tous ces rapports, obligatoire à l’égard du Père et du Fils, il l’est également à l’égard du Saint-Esprit. Osons ajouter qu’en réparation du long oubli dont l’Europe moderne est coupable, et à raison de l’invasion menaçante de l’Esprit du mal, la troisième personne de la sainte Trinité doit être aujourd’hui l’objet d’un culte de préférence, d’un culte plus ardent que jamais.
Quand au culte intérieur, il consiste dans la foi, dans l’espérance et dans la charité (S. Aug. Euchyrid., c. III). Croire que le Saint-Esprit est Dieu, comme le Père et le Fils ; comme eux, personne distincte ; avec eux, un en nature ; à eux, égal en tout ; comme eux, éternel, tout-puissant, infiniment bon, infiniment parfait ; croire tout cela du Saint Esprit, comme on le croit du Père et du Fils ; espérer dans le Saint-Esprit, comme on espère dans les deux autres personnes de l’adorable Trinité ; aimer le Saint Esprit d’un amour souverain, de complaisance, de reconnaissance, d’espérance ; comme on aime, et pour les mêmes motifs, le Fils et le Père : tels sont les trois actes fondamentaux du culte intérieur que le monde doit au Saint-Esprit.
Nous disons : amour de complaisance, à cause des amabilités infinies du Saint-Esprit. Amour de reconnaissance, à cause de Ses bienfaits. Sans parler des autres, le monde lui doit : la Sainte Vierge, l’Homme-Dieu, l’Église et le chrétien. Amour d’espérance, à cause de Ses magnifiques promesses : le ciel sera le règne spécial du Saint-Esprit, puisqu’il sera le règne de la charité. (Corn. a Lapid., in Luc., I, 35).
Comme le rayon sort du foyer, le culte extérieur sort nécessairement du culte intérieur, et n’est pas moins obligatoire. Il est impossible à l’homme, composé d’une double substance, de ne pas manifester par des signes extérieurs, les sentiments qui agitent son âme. II y a mieux : tous ses actes extérieurs ne sont que la traduction de ses pensées et de ses sentiments intérieurs. Outre qu’il lui faudrait faire une violence continuelle à sa nature, pour refouler au fond de son âme ce qui tend impérieusement et constamment à se manifester, l’homme doit à Dieu l’hommage de ses sens, aussi bien que l’hommage de son esprit. Ainsi, tous les actes extérieurs d’adoration, les prières, le sacrifice, l’action de grâces qu’il doit au Père et au Fils, il les doit au Saint-Esprit.
L’homme n’est pas un être isolé, mais un être social. A ce titre il est tenu de rendre à Dieu un culte public. Dieu, ayant fait les familles, les peuples et la société, comme Il a fait les individus, a droit aux hommages de l’être collectif, comme Il a droit aux hommages de l’être individuel. Personnes publiques, les êtres collectifs ne peuvent payer à Dieu leur tribut que par des adorations collectives. Un peuple sans culte public serait un peuple athée ; et comme un peuple alliée n’exista jamais, delà, depuis l’origine du monde et sur tous les points du globe, un culte public.
Ajoutons que ce culte est tout à l’avantage des nations elles en ont besoin pour vivre. Un simple raisonnement suffit à le prouver : point de société sans religion ; point de religion sans culte intérieur ; point de culte intérieur sans culte extérieur. Toutes ces propositions sont autant d’axiomes de géométrie morale et autant de lois sociales et politiques, dont aucune époque, aucune nation ne se dispense impunément.
Non moins nécessaire que le culte public, le culte privé doit se manifester par le souvenir du Saint-Esprit, par la prière, par l’imitation, par la crainte de L’offenser.
Le souvenir est le pouls de l’amitié. Tant qu’il bat, l’amitié existe. De quelle force, et avec quelle fréquence ne doit pas battre notre cœur pour le Saint-Esprit ? Amour consubstantiel du Père et du Fils, amour éternellement actif, source de tous les biens de la nature et de la grâce dont nous jouissons ici-bas, il est encore le roi du siècle futur, où il béatifiera les élus par l’effusion, sans limites et sans fin, des voluptés divines.
En attendant, par combien de moyens Il sollicite notre amour ! L’air que nous respirons, l’étoile qui brille au firmament, les arbres chargés de fruits, les riches moissons, les fleurs si odorantes, si variées et si belles, toutes les créatures, qui ne semblent respirer que pour nous rendre service, nous crient d’une voix infatigable : Aimez l’Esprit d’amour qui nous a faites comme vous, et qui ne nous a faites que pour vous. Si nous entendons cette voix, et qui pourrait ne pas l’entendre ! l’amour du Saint-Esprit coulera de notre cœur, comme le ruisseau de la source. En le manifestant, l’action de grâces, l’invocation, l’adoration, les confidences intimes, la prière sous toutes les formes, deviendront, entre le monde et le SaintEsprit, le lien d’un commerce habituel, dont tout le bénéfice sera pour nous.
Dans nos doutes, dans nos perplexités, dans nos maladies de l’âme et du corps, à qui nous adresser avec plus de chance de succès ? Surtout, quel défenseur invoquer, à la pensée des catastrophes dont nous menace le rapide envahissement de l’Esprit du mal ? Seul l’Esprit du bien peut en arrêter les progrès. C’est redire que la dévotion du SaintEsprit doit être la dévotion favorite des chrétiens modernes, et que les inimitables prières, inspirées par la foi de nos aïeux, doivent s’exhaler de notre cœur, presque aussi fréquemment que la respiration sort de nos lèvres : Veni, creator Spiritus Veni, sancte Spiritus, etc.
Ici se présente une question : Quand on a besoin de lumières, pourquoi s’adresser au Saint-Esprit et non pas au Fils, qui est la lumière du monde : Ego lux mundi ? Cette pratique n’est-elle pas en opposition avec l’usage reçu d’attribuer au Père la puissance, au Fils la sagesse et au Saint-Esprit la charité ?
Il est facile de répondre que la lumière est un don de Dieu, et que le don étant un acte d’amour, il est naturel de la demander au Saint-Esprit, qui est l’amour par essence, et par conséquent le principe de tous les dons. On peut ajouter qu’étant Dieu, le Saint-Esprit est lumière, comme le Fils Lui-même ; et que l’amour, principal attribut du Saint-Esprit, est la vraie lumière, dont l’esprit et le cœur sont également éclairés. D’où il résulte que le meilleur conseiller, le plus sûr casuiste, c’est l’amour de Dieu et du prochain, dont le Saint-Esprit est la source.
D’ailleurs, en suivant cette pratique séculaire, l’Église ne fait que se conformer aux intentions de Notre-Seigneur.
N’est-ce pas Lui-même qui nous a enseigné à regarder le Saint-Esprit comme le foyer de la lumière et l’oracle de la vérité ? Dans la personne des apôtres, il a dit à son épouse, une fois pour toutes : «Lorsque l’Esprit que Je vous enverrai sera venu, c’est Lui qui vous enseignera toute vérité» (Joan., XVI, 13). Ainsi rien n’a changé ; ni le rôle d’infériorité que le Verbe fait chair prend à l’égard du Saint-Esprit, ni la mission spéciale du Saint-Esprit. Lumière des prophètes dans l’Ancien Testament, locutus per prophetas, il continue, dans le Nouveau, d’être l’inspirateur de l’Église et de tous les enfants de l’Église.
Cependant les adorations et les prières ne suffisent pas pour constituer le véritable culte du Saint-Esprit. Tout culte a pour but de rapprocher l’adorateur de l’être adoré. Ce rapprochement consiste essentiellement dans l’imitation. Imiter le Saint-Esprit est donc la partie fondamentale de Son culte.
Or, la pureté et la charité sont les attributs distinctifs du Saint-Esprit. Il s’ensuit que les imiter forme l’essence de Son culte. La pureté des affections, c’est-à-dire le dégagement du cœur de toute attache déréglée, est tellement voulue du Saint-Esprit, que l’ombre seule d’une pareille imperfection l’aurait empêché de descendre dans le cœur des apôtres. S’il en est ainsi, prétendre qu’Il choisira pour demeure une âme esclave de la chair, serait une grossière illusion. Sanctifier nos affections et nos pensées est donc le premier pas à faire dans l’imitation et dans le culte du Saint-Esprit.
L’autre attribut de la troisième personne de la Trinité, c’est la charité. D’une part, la charité tend à l’union, et l’union fait la force ; d’autre part, la charité se manifeste par des œuvres. Cette seconde pratique du culte du Saint-Esprit n’est pas moins nécessaire que la première. De là, dans les siècles chrétiens, les Ordres militaires du Saint-Esprit, et les nombreuses associations de charité spirituelle et corporelle, connues sous le nom de Confréries du Saint-Esprit. Un mot sur ces institutions, dont l’existence seule caractérise l’Esprit qui régnait sur la vieille Europe.
Au quatorzième siècle, malgré la décadence des mœurs, le Saint-Esprit était encore assez populaire, même dans les hautes classes de la société, pour permettre aux rois de le faire honorer d’un culte éclatant, par la fleur de leur noblesse. Le jour de la Pentecôte, 1352, Louis de Tarente, ayant été couronné roi de Jérusalem et de Sicile, institua, en l’honneur du Saint-Esprit, à qui il se tenait pour redevable de cette insigne faveur, l’ordre militaire du Saint-Esprit au Droit-Désir.
Lui-même en rédigea les statuts, qui commencent ainsi :
« Ce sont les chapitres faits et trouvés par le très excellent prince Monseigneur le roy Loys, par la grâce de Dieu, roy de Jérusalem et de Sicile, alle honneur du Saint-Esprit, trouveur et fondeur de la très noble compagnie du Saint-Esprit au Droit-Désir, commencée le jour de la Penthecoste de l’an de grâce MCCCLII.
« Nous, Loys,.par la gràce de Dieu, roy de Jérusalem et de Sicile, alle honneur du Saint-Esprit, lequel jour, par sa grâce, nous fusmes couronnez de nos royaumes, en essaucement et accroissement d’honneur, avons ordonné de faire une Compagnie de chevaliers qui seront appelez les chevaliers du Saint-Esprit au Droit-Désir, et lesdits chevaliers seront an nombre de trois cents ; desquels Nous, comme trouveur et fondeur de cette Compagnie, serons princeps : et aussi doivent être tous nos successeurs roys de Jérusalem et de Sicile» (Voir Guisliniani Ist. di tui gli ordin. ozilit., et Hélyot, Hist. des ordres religieux,T. VIII, p. 319, edit, in-4).
Donner aide et secours au roi, à, la guerre et dans toute occasion, constituait le grand devoir des chevaliers. Cette disposition constante au sacrifice était symbolisée par un nœud ou lac d’amour, en étoffe de couleur, placé sur leur poitrine. Au-dessus du nœud on lisait : Se Dieu plaist. Tant qu’il n’avait pas plu à Dieu que le chevalier signalât son dévouement par quelque action éclatante, le nœud restait lié.
Si dans un combat contre un ennemi supérieur en nombre, le chevalier avait reçu des blessures honorables, ou remporté un notable avantage, il portait dès ce jour-là son nœud délié, jusqu’à ce qu’il fût allé au Saint-Sépulcre, faire à Notre-Seigneur hommage de sa victoire. Au retour, le nœud était relié avec ces paroles : Il a plu à Dieu. Elles étaient accompagnées d’un rayon ardent représentant une langue de feu, souvenir du symbole sous lequel le Saint-Esprit descendit sur les apôtres.
Ces guerriers, vraiment chrétiens, jeûnaient tous les vendredis de l’année et donnaient ce jour-là à manger à trois pauvres en l’honneur du Saint-Esprit. Tous les ans, ils se trouvaient à Naples le jour de la Pentecôte. La célébration de la fête se terminait par un repas, que le roi présidait en personne. Au centre de la vaste salle était une table appelée la Table désirée, où mangeaient les chevaliers qui pendant l’année avaient délié le nœud. Celui qui portait son nœud relié avec une flamme recevait une couronne de laurier.
A la mort d’un chevalier, le roi faisait faire un office solennel pour le repos de son âme. Tous les chevaliers présents y assistaient, et le plus proche parent ou un ami du défunt prenait ses épées par la pointe et l’offrait sur l’autel, suivi du roi et des autres chevaliers qui accompagnaient cette épée jusqu’à l’autel. Ils se mettaient ensuite à genoux, priant pour l’âme du chevalier, et après le service, on attachait cette épée à la muraille de la chapelle. Reçue de Dieu, employée au service de Dieu, elle retournait à Dieu. Si le chevalier avait porté la flamme sur le nœud, on gravait sur la tombe, une flamme d’où sortaient ces paroles : Il acheva sa partie du Droit-Désir, et chaque chevalier était obligé de faire dire sept messes pour le repos de son âme. (Helyot, ubi supra).
Deux siècles plus tard, la France aussi eut son ordre du Saint-Esprit. Le jour de la Pentecôte, 1573, Henri III fut élu roi de Pologne, et le même jour de l’aimée suivante, 1574, appelé au trône de France. Afin d’immortaliser sa reconnaissance envers le Saint-Esprit, ce prince donna, en 1575, ses lettres patentes pour l’institution de l’ordre militaire du Saint-Esprit, devenu si glorieux dans l’histoire de l’Europe. Elles expriment des sentiments qu’on est d’autant plus heureux de trouver dans la bouche d’un roi, qu’on y est moins habitué.
« Ayant mis, dit le monarque, toute notre confiance dans la bonté de Dieu, dont Nous reconnaissons avoir et tenir tout le bonheur de cette vie, il est raisonnable que Nous nous ressouvenions, que Nous nous efforcions de Lui rendre des grâces immortelles, et que Nous témoignions à toute la postérité les grands bienfaits que Nous en avons reçus, particulièrement en ce qu’au milieu de tant de différentes opinions au sujet de la religion, qui avaient, partagé la France, Il l’a conservée en la connaissance de son saint Nom, dans la profession d’une seule foi catholique et en l’union d’une seule Église apostolique et romaine.
« De ce qu’il a plu par l’inspiration du Saint-Esprit, le jour de la Pentecôte, réunir tous les cœurs et les volontés de la noblesse polonaise, et porter tous les États de ce royaume et du duché de Lithuanie à Nous élire pour roi, et depuis à pareil jour Nous appeler au gouvernement du royaume de France ; au moyen de quoi, tant pour conserver la mémoire de toutes ces choses, que pour fortifier et maintenir davantage la religion catholique, et pour décorer et honorer la noblesse de notre royaume, Nous instituons l’ordre militaire du Saint-Esprit... lequel ordre créons et instituons en cestuy royaume, afin que le Saint-Esprit Nous fasse la grâce que Nous voyions bientôt tous nos sujets réunis en la foi et religion catholique,, et vivre à l’avenir en bonne amitié et concorde les uns avec les autres..., qui est le but auquel tendent nos pensées et actions, comme au comble de notre plus grand heur et félicité» (Helyot., t. VIII, p. 406 et suiv).
Satan est l’esprit de division. Le Saint-Esprit est l’esprit de charité. S’il existait un moyen de ramener l’union dans un royaume, cruellement divisé par les guerres de religion et par les discordes civiles, qui en sont la suite inévitable, c’était à coup sûr de rétablir le règne du Saint-Esprit. Rien donc n’était plus juste que la pensée du prince ; rien de plus désirable que le but de son institution. Par le seul fait de son existence, elle était un immense service. En montrant la plus haute noblesse enrôlée sous la bannière du Saint-Esprit, elle le mettait en relief comme élément social, et retardait l’époque de funeste oubli dans lequel est tombée, aux yeux des gouvernements modernes, la troisième personne de l’adorable Trinité.
Les statuts de l’ordre étaient très propres à réaliser les vœux du monarque. Comme grand maître, le roi de France, au jour de son sacre, prêtait serment sur l’Évangile : « De vivre et mourir en la sainte foy et religion catholique, apostolique et romaine, et plustost mourir que d’y faillir ; de maintenir à jamais l’ordre du Saint-Esprit ; de ne pouvoir dispenser jamais les commandeurs et officiers reçus en l’ordre de communier et recevoir le précieux corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, aux jours ordonnés, qui sont le premier jour de l’an et le jour de la. Pentecoste. »
L’ordre ayant été institué pour la propagation de la foi catholique, et pour l’extirpation des hérésies, le même serment de fidélité à Dieu, à l’Église, au Saint-Esprit, au roi était prêté par les chevaliers, le jour de leur réception. Les chevaliers étaient au nombre de cent tous issus des plus nobles familles, et de bonne vie et mœurs. Autant qu’ils le pouvaient, ils assistaient tous les jours à la messe, et les jours de fête à la célébration publique de l’office divin.
Ils étaient obligés à dire chaque jour un chapelet d’une dizaine, qu’ils devaient porter sur eux, puis l’office du Saint-Esprit avec les hymnes et oraisons ; ou bien les sept psaumes de la pénitence, et, s’ils y manquaient, à donner une aumône aux pauvres. Les jours de communion, commandés par les statuts, ils devaient, en quelque lieu qu’ils se trouvassent, porter le collier de l’ordre pendant la messe et à la communion.
Le lendemain de leur réception, ils allaient entendre la messe revêtus de leurs habits de cérémonie, et le roi, à l’offertoire, présentait un cierge piqué d’autant d’écus d’or qu’il avait d’années. Après la messe ils dînaient avec Sa Majesté, et l’après midi assistaient aux vêpres des morts. Le troisième jour, ils assistaient au service qu’on faisait pour les chevaliers décédés. A l’offertoire, le roi et les chevaliers offraient chacun un cierge d’une livre. En outre, deux messes étaient célébrées chaque jour, au couvent des Augustins, de Paris, l’une pour la prospérité de l’ordre et les chevaliers vivants, l’autre pour les chevaliers défunts. (Helyot., ubi suprà).
Entre ces ordres militaires du vieux temps, et les ordres modernes, quelle différence !
Pendant que la haute noblesse pratiquait avec tant d’éclat et de raison le culte du Saint-Esprit, le peuple, plus fidèle encore aux traditions du passé, le conservait dans sa naïve, mais touchante et énergique simplicité. Une partie de l’Europe était couverte d’associations ou Confréries du Saint-Esprit. La sanctification de leurs membres par l’union fraternelle et par la charité, était l’âme de ces institutions précieuses, dont l’origine se perd dans la nuit des temps de barbarie : c’était le Saint-Esprit en action. Elles existaient notamment dans la plupart des paroisses de Savoie. Jusqu’à nos jours, le diocèse privilégié de Saint-Jean de Maurienne, est assez heureux pour en conserver d’assez beaux vestiges.
Les repas publics, auxquels prenaient part tous les confrères (les confrères étaient tous ou presque tous des habitants de la paroisse), donnent lieu de penser que les associations du Saint-Esprit tirent leur origine des agapes. Ces repas avaient lieu, sur la pelouse, en pleins champs. On tuait un bœuf pour le festin. Naguères encore en abattant un énorme noyer, on trouva, dans les flancs de l’arbre séculaire, le croc en fer dont on se servait pour dépecer l’animal. Les grandes chaudières, ou se faisait la soupe grasse pour le jour des agapes, existent encore dans plusieurs paroisses. Les temps ayant changé, les repas publics, furent convertis en aumônes générales, tant pour conserver la mémoire de l’ancienne discipline, que pour soulager plus efficacement les pauvres honteux.
Les riches, qui, en qualité de confrères, avaient part aux aumônes ou distributions, les recevaient comme les pauvres. Ainsi faisait le grand, l’aimable saint de la Savoie. On sait que François de Sales rapportait religieusement, dans les plis de sa soutane, les noix que les petits enfants lui donnaient en venant se confesser. Ils les faisait servir sur sa table et disait en les mangeant : C’est le travail de mes mains, je suis heureux d’en manger : Labores manum tuarum quia manducabis, beatus es et bene tibi erit.
Mais en dédommagement de ce qu’ils recevaient, et pour rendre toujours plus fortes les portions des pauvres, les riches avaient soin d’augmenter, soit par donation, soit par testament, le fond des confréries. Grâce à la libéralité, il y eut, dans quelques paroisses, jusqu’à cinq aumônes générales par année.
Par les époques où elles avaient lieu, ainsi que par la nature des objets distribués, on voit que les aumônes avaient pour but de procurer aux confrères ou quelques joies innocentes, si douces aux déshérités du monde, ou des secours matériels nécessaires à l’accomplissement des lois disciplinaires de l’Église. Ainsi, la distribution d’huile de noix se faisait au commencement du carême, parce qu’alors on ne pouvait accommoder les aliments avec du beurre. La distribution du lard avait lieu le samedi saint, afin que les fidèles pussent préparer au gras leur nourriture, pendant le temps pascal.
Mais à l’époque où toute l’Église est dans la joie et où les solitaires les plus rigides relâchaient de leurs austérités, n’avoir que des pauvres aliments accommodés au gras, c’était peu. Aussi, le lundi de Pâques se faisait une distribution de pain et de vin. Quand arrivait l’Ascension, alors que le bétail commençait à gravir sur les montagnes, venait une distribution de sel. Enfin, le lundi ou le mardi de la Pentecôte, fête patronale de la confrérie, avait lieu une distribution de potage, de vin et de lard, qui permettait aux plus pauvres d’oublier un instant leurs privations habituelles. Aujourd’hui, les distributions ou aumônes se réduisent à celles du commencement du carême et du samedi saint.
Ce n’est là que le côté matériel de la confrérie. Toutes les œuvres de charité spirituelle en sont le coté moral. Au premier rang figure le soin des âmes du purgatoire. Pour elles sont offertes des messes nombreuses et des œuvres pies de différent genre. En faisant tomber sur les morts la rosée du rafraîchissement et de la paix, ces témoignages d’intelligente charité procurent aux vivants de puissantes intercessions auprès de Dieu et immortalisent les liens de la confrérie. Où trouver quelque chose de mieux entendu ?
Pourquoi l’esprit moderne est-il venu persécuter ou détruire ces admirables associations ? Nous le savons ; mais qui empêche de les rétablir où elles existaient, de les créer, où elles n’ont pas encore existé ? Nous ne le savons pas. Pour cela, que faut-il ?
Le vouloir. Le vouloir avec sagesse, en tenant compte des circonstances de temps et de lieux (1). Le vouloir avec persévérance, en ne s’effrayant point des obstacles, attendu que ce qui est nécessaire se fait toujours. Chaque jour voit s’établir de nouvelles confréries. Il est peu, de paroisses qui n’aient quelque association ou conférence en l’honneur de la sainte Vierge, de sainte Anne et des différents saints du paradis. La troisième personne de l’auguste Trinité, celle à qui nous devons tout, même la sainte Vierge, sera-t-elle, seule et toujours oubliée ? Quelle excuse, surtout aujourd’hui, à notre indifférence ?
(1) Qui empêcherait, par exemple, de profiter de l’époque de la confirmation, pour réaliser ce projet ?
Satan ne se contente pas de commander à la grande armée du mal. Avec une activité sans exemple il forme, sous nos yeux, ses nombreux adeptes en mille confréries d’iniquités. Il sait que pour détruire, comme pour édifier, l’union fait la force : son calcul n’est pas faux. Comme le champ excavé par les taupes, le sol de l’Europe est miné par les noirs pionniers de satanisme.
Sous peine de périr, notre devoir est de faire la contre-mine. Soyons membres, et membres dévoués de la grande armée du Saint-Esprit, l’Église catholique ; mais ne nous en tenons pas là. Formons-nous en groupes offensifs et défensifs ; opposons sociétés à sociétés. Aux confréries de Salan, opposons les confréries du Saint-Esprit : l’union fait la force. Seul l’Esprit du bien peut vaincre l’Esprit du mal. C’est dire assez, ce nous semble, que tout ce qui peut favoriser le règne du Saint-Esprit est maintenant, plus que jamais, à l’ordre du jour.
En faveur de ce culte salutaire, il reste une dernière considération : elle sera l’objet du chapitre suivant.
CHAPITRE XLIII.
(PIN DU PRECÉDENT).
Péché contre le Saint-Esprit. -Énormité. - Paroles de N.-S. - Différence entre le blasphème contre le Saint-Esprit et le blasphème contre l’Homme-Dieu. - Le blasphème contre le Saint-Esprit n’est pas le seul, péché contre le Saint-Esprit. - Ce qu’est le péché contre le Saint-Esprit. - Ses différentes manifestations. - En quel sens le péché contre le Saint-Esprit est irrémissible. Châtiment du péché contre le Saint-Esprit. -- Parallélisme entre la ruine de Jérusalem, déicide du Verbe Incarné, et Constantinople, déicide du Saint-Esprit. - Avertissement aux nations modernes. - Conclusion.
Si la partie positive du culte du Saint-Esprit consiste à se souvenir de la troisième personne de l’auguste Trinité, à La prier et à L’imiter ; la partie négative consiste à fuir avec le plus grand soin tout ce qui peut L’éloigner et La contrister.
L’éloigner. Le Saint-Esprit est essentiellement pureté et charité. Comme les mauvaises odeurs font fuir l’abeille, le sensualisme et l’égoïsme éloignent le Saint-Esprit de toute âme, de tout peuple, asservis à l’un ou l’autre de ces vices. Grand sujet de méditation et même de crainte pour notre époque. S’il est vrai que nulle autre ne présente, au même degré, le sensualisme et l’égoïsme, il est donc vrai que nulle autre ne fait au Saint-Esprit une opposition plus adéquate. Mais, éloigner l’Esprit de vie, c’est, comme nous l’avons tant de fois établi, appeler le règne de l’Esprit de mort, avec ses inévitables et désastreuses conséquences.
La contrister. La négligence à l’invoquer, l’infidélité à suivre ses inspirations soit pour la conduite privée, soit pour la direction des autres, peuples ou particuliers, contristent profondément le Saint-Esprit. Le mépris dont Il est l’objet, l’injuste préférence donnée à des oracles étrangers, préparent les dernières catastrophes ; car ils conduisent à un péché non moins irrémissible pour les nations que pour les in dividus . Nous avons nommé le péché contre le Saint-Esprit. Il nous reste à le faire connaître : et puissions-nous en inspirer toute l’horreur qu’il mérite !
L’Homme-Dieu parcourait la Judée, guérissant les malades, délivrant les possédés, ressuscitant les morts. Bassement jaloux de la confiance que Ses miracles lui attiraient, les pharisiens osaient dire : C’est au nom de Béelzébub, prince des démons, qu’Il chasse les démons. Après avoir réfuté une pareille calomnie, le Verbe divin ajoute, pour en montrer l’énormité : « Je vous le dis, tout péché et blasphème sera remis aux hommes : mais le blasphème contre le Saint-Esprit ne sera pas remis. Et quiconque aura dit une parole contre le Fils de l’homme, elle lui sera pardonnée ; mais celui qui l’aura dite contre le Saint-Esprit, elle ne lui sera pardonnée ni en ce monde ni en l’autre (1).
(1)Ideo dico vobis : Omne peccatum et blasphemia remittetur hominibus : Spiritus autem blasphemia non remittetur. Et quicumque dixerit verbum contra Filium hominis, remittetur e ; qui autem dixerit contra Spiritum sanctum, non remittetur ei neque in hoc sæculo, neque in futuro. Matth., XII, 31, 32 ; Marc., III, 29 ; Luc., XII, 10. - Saint Thomas explique en ces termes la différence entre le blasphème contre le Saint-Esprit et le blasphème contre Notre-Seigneur : « Jésus- Christ faisait certaines choses en tant qu’homme, boire, manger ; et d’autres en tant que Dieu, chasser les démons, ressusciter les morts. Il faisait ces dernières par la vertu de Sa propre divinité et par l’opération du Saint-Esprit dont, en tant qu’homme, il était rempli. Les Juifs avaient d’abord commis le blasphème contre le Fils de l’homme en L’appelant vorace, buveur de vin, ami des publicains. Ensuite ils blasphémèrent contre le Saint-Esprit, en attribuant au démon ce qu’Il faisait par la vertu de Sa propre divinité et par l’opération du Saint-Esprit. 2a, 2ae, q. 14, art. 1, corp.
On le voit, le reproche que Notre-Seigneur adresse aux pharisiens, est d’attribuer malicieusement au démon les miracles qu’Il faisait, et dont ils ne pouvaient douter qu’ils fussent l’œuvre du doigt de Dieu. Là était leur blasphème et leur crime. Ainsi, malgré l’évidence, traiter les œuvres du Verbe divin, d’œuvres de Satan, par conséquent le Fils de Dieu, d’agent du démon, de faussaire et d’usurpateur de la divinité, en cela consiste proprement le blasphème contre le SaintEsprit.
« Il faut remarquer, dit un savant commentateur, que Notre-Seigneur ne parle pas ici de tout péché contre le Saint-Esprit, mais seulement du blasphème contre le Saint-Esprit, qui se commet par parole aussi bien que par pensée et par action. Il a lieu lorsqu’on calomnie des œuvres manifestement divines et miraculeuses, pieuses et saintes, que Dieu accomplit pour le salut des hommes et par lesquelles Il confirme la vérité de la foi ; telles, par exemple, que l’expulsion des démons. Ces œuvres, étant des œuvres de la bonté et de la sainteté de Dieu, sont attribuées au Saint-Esprit. Dès lors, celui qui les calomnie, et qui sciemment, par malice, les attribue aux démons, blasphème contre le Saint-Esprit, parce qu’il ôte à Dieu Sa sainteté, Sa vérité, et fait de lui le démon : Ex Deo facit diabolum» (Corn. a Lap., in Matth., XII, 31).
Le péché contre le Saint-Esprit ne se borne donc pas au blasphème contre le Saint-Esprit ni à un acte passager ; il s’étend à plusieurs prévarications et constitue même un état permanent . Suivant les Pères, les théologiens et saint Thomas en particulier, cet arbre de mort se divise en six branches : le désespoir du salut ; la prétention de se sauver sans mérite, ou d’être pardonné sans pénitence ; l’attaque de la vérité connue ; l’envie de la grâce d’autrui ; l’obstination dans le péché ; l’impénitence finale, sont autant de péchés contre le Saint-Esprit (Ap. S..Th. 2 a 2ae, q. 14, art. 2). La raison en est que ces péchés sont des péchés de pure malice, surtout le troisième, qui est proprement le péché foudroyé par le Sauveur.
Pourquoi sont ils des péchés de pure malice ? Saint Thomas répond : « Il y a péché de pure malice, lorsque par mépris on repousse ce qui pouvait empêcher de choisir le péché. Par exemple, lorsqu’on repousse l’espérance, pour se laisser aller au désespoir ; la crainte de Dieu, pour se laisser dominer par la présomption. Or, plusieurs choses empêchent ce choix funeste, soit du côté des jugements de Dieu, soit du côté des dons du Saint-Esprit, soit du côté du péché même.
« Du côté des jugements de Dieu : par l’espérance qui naît de la pensée de la miséricorde de celui qui remet les péchés et récompense les bonnes œuvres. Or, cette espérance est enlevée par le désespoir. « Du côté des dons du Saint-Esprit, entre lesquels deux surtout nous détournent du péché : l’un est l’intelligence de la vérité. Cette intelligence est combattue par l’attaque de la vérité connue , lorsqu’un homme s’insurge contre une vérité de foi, afin de pécher plus librement. L’autre est le secours de la grâce intérieure provenant du don de piété. A cette grâce s’oppose la jalousie des grâces d’autrui, lorsque quelqu’un porte envie non seulement à la personne de son frère, mais encore aux progrès de la grâce de Dieu dans le monde.
« Du côte du péché deux choses nous en éloignent l’une est le désordre et la turpitude de l’acte, dont la pensée a coutume de conduire au repentir du péché commis. A ce moyen de salut est opposée l’impénitence, entendue dans le sens de la volonté de ne pas se repentir. L’autre est la brièveté et le néant du bien qu’on cherche dans le péché, et qui ordinairement empêche la volonté de l’homme de se fixer dans le mal. Ce nouveau moyen de salut est détruit : par l’obstination, lors que le pêcheur s’affermit dans la volonté de s’attacher au péché. Tous ces moyens, qui nous empêchent de choisir le mal au lieu du bien, sont autant d’effets du Saint-Esprit en nous. C’est pourquoi, pécher ainsi par malice, c’est pécher contre le Saint-Esprit» (2a, 2ae, q. 14, art. 1, corp. ; et art. 2, corp).
Le doux saint François de Sales ajoute : « Pécher est assez commun à la faiblesse humaine ; mais soutenir opiniâtrement sa faute, vouloir persuader qu’on a eu raison de la commettre, appeler le mal bien, et mettre les ténèbres à la place de la lumière, c’est offenser le Saint-Esprit ; et combattre une vérité manifestement, c’est être condamné par son propre jugement et être en quelque manière en sens réprouvé» (Esprit, etc., t. II, part. Xl, p. 337, edit. in-8) Tel est en luimême le péché contre le Saint-Esprit, il reste à dire dans quel sens il est irrémissible.
Le blasphème contre le Saint-Esprit, déclare le Verbe lui-même, ne sera pardonné ni en ce monde ni en l’autre. Néanmoins, confiant à son Église le pouvoir des clefs, il lui dit sans restriction : Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel : ceux dont vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Interprète infaillible de la doctrine de son époux, l’Église catholique montre qu’il n’y a nulle contradiction entre ces divines paroles. Elle enseigne que le Rédempteur universel n’a mis aucune limite à Sa miséricorde ; que nul péché n’est irrémissible dans la rigueur du mot ; et, dans la personne de Novat, elle frappe d’anathème celui qui oserait soutenir le contraire.
Comment donc faut-il entendre que le péché contre le Saint-Esprit est irrémissible ? S’il s’agit de l’impénitence finale, il demeure rigoureusement vrai que le péché contre le Saint-Esprit est irrémissible. L’impénitence finale, c’est le péché mortel dans lequel l’homme persévère jusqu’à la mort. Or, ce péché n’est remis ni en ce monde par la pénitence, ni dans l’autre, puisque là il n’y a plus de rédemption. S’agit-il des autres péchés contre le Saint-Esprit ? L’irrémissibilité doit s’entendre non de l’impossibilité absolue, mais de l’extrême difficulté d’en obtenir le pardon. La raison en est que, par sa nature, le péché contre le Saint-Esprit ne mérite aucune rémission, ni quant à la peine ni quant à la coulpe.
Quant à la peine : celui qui pèche par ignorance ou par faiblesse semble jusqu’à un certain point excusable ; en tout cas, il mérite un moindre châtiment. Mais celui qui pèche sciemment, et par malice, ex certa malitia, n’a point d’excuse et ne mérite aucune diminution de peine. Tel est l’homme qui pèche contre le Saint-Esprit.
Quant à la coulpe : on déclare incurable la maladie qui par sa nature même repousse tous les moyens de guérir, par exemple, lorsqu’elle ôte la possibilité de retenir aucune espèce d’aliment ou de remède, bien que Dieu puisse toujours la guérir. Ainsi, le péché contre le Saint-Esprit est appelé irrémissible de sa nature, en tant qu’il repousse tous les moyens de pardon, puisqu’il s’oppose activement et directement à l’Esprit de lumière, de grâce et de miséricorde. Ce n’est pas à dire que la voie du pardon et de la guérison soit fermée à la toute puissance et à la miséricorde de Dieu. Comme elle peut toujours guérir des maladies incurables, elle peut toujours remettre des péchés irrémissibles. Grâces lui en soient rendues ! ces miracles de honte sont loin d’être sans exemples. (S. Th., 2a, 2ae, q. 14, art. 3, corp).
A la pensée du péché contre le Saint-Esprit et des conséquences qu’il entraîne, est-il aisé d’être sans crainte sur l’avenir d’une époque ; où il se commet si souvent et par un si grand nombre de personnes de toute condition ? Sont ils rares aujourd’hui ceux qui, malgré des avertissements réitérés, s’obstinent dans le libertinage de l’esprit ou du cœur et mettent fin à leurs jours par le suicide, ou qui meurent avec l’insensibilité de la bête ? Ceux qui, indifférents pour les devoirs essentiels de la religion, se flattent d’un heureux avenir après la mort, en disant, avec le sourire de l’impiété : Dieu est trop bon pour me perdre ? Ceux qui dans leurs conversations, dans leurs discours, dans leurs journaux, dans leurs ouvrages attaquent audacieusement la vérité connue ?
Ceux qui, poussant le blasphème à des limites que l’enfer n’a point connues, osent, d’une part, calomnier le catholicisme tout entier, le vicaire de Jésus-Christ, le Fils de Dieu Lui-même ; et, d’autre part, ajouter à ce dénigrement satanique la glorification de tout ce qui est antichrétien : Judas, Néron, Julien l’Apostat, Satan ? Sur des lèvres baptisées, qu’est-ce que cela, sinon le péché contre le Saint-Esprit, dans ce qu’on peut imaginer de plus odieux ? Quel sort est réservé aux nations qui laissent ainsi outrager l’auteur même de tous leurs biens ? La Providence a permis qu’il y eût dans l’histoire un fait qui donne la réponse.
Dès les premiers siècles, les Grecs, poussés par l’Esprit mauvais, n’avaient cessé d’attaquer la troisième personne de la Sainte-Trinité. Macédonius, Photius, Michel Cérulaire, sont les coupables pères d’une longue postérité d’insulteurs. L’Église latine, alarmée sur le sort de sa sueur, ne néglige rien pour la ramener à l’unité. Treize fois les Grecs signent solennellement le symbole catholique, et treize fois ils violent la foi jurée. En 1439, à peine de retour en Orient, après le concile de Florence, ils se moquent de leur signature, et reprennent le cours de leurs blasphèmes contre le Saint-Esprit.
Ce dernier crime comble la mesure, et le nouveau déicide sera puni comme le premier (1). Ici commence, entre la ruine de Jérusalem et le sac de Constantinople, le terrible rapprochement qui n’a point échappé aux observateurs chrétiens. « Pour trouver, disent-ils avec raison, quelque chose de semblable à la ruine de Constantinople par Mahomet, il faut remonter à la ruine de Jérusalem par Titus. Afin que les Grecs sachent bien que la cause de leur désastre fut leur révolte obstinée contre le Saint-Esprit, c’est aux fêtes mêmes de la Pentecôte que leur capitale fut prise, leur empereur tué, leur empire anéantit» (Hist. univ. de l’Église, t. XXII, p. 105, 2e édit., in-8. - Bellarm., De. Christo, lib. II, c. xxx, p. 431, edit. infol., Lugd. 1587 ; vide etiam S. Anton., Chronic., part. III, t. II, e. XIII, edit. princeps).
Peu d’années avant la ruine de Jérusalem, Jésus, fils d’Ananus, se met tout à coup à crier dans le temple : « Voix de l’Orient, voix de l’Occident ; voix des quatre vents ; voix contre les nouveaux époux et contre les nouvelles épouses, voix contre tout le peuple ! » Puis, courant nuit et jour les places et les rues de la ville, il pousse incessamment le même cri, ajoutant d’une voix lugubre : « Malheur à la ville ! malheur au peuple ! malheur au temple ! » Enfin, comme il faisait le tour des remparts de la ville assiégée, il s’écrie « Malheur à moi ! » Au même instant une pierre, lancée par une machine, l’étend roide mort. (Josèphe, De belle judaico, lib. VII, c. XII).
Pour les Juifs, la voix de la justice venait de succéder à l’appel de la miséricorde. Il en fut de même pour les Grecs. Environ deux ans (Octobre 1451) avant la prise de Constantinople, le pape Nicolas V, après avoir épuisé tous les moyens de persuasion, les menace de la ruine prochaine de leur empire. « Nous supportons encore, leur écrit-il, vos retards en considération de Jésus-Christ, pontife éternel, qui laissa subsister le figuier stérile jusqu’à la troisième année, quoique le jardinier se préparât à le couper, puisqu’il ne portait pas de fruits. Nous avons attendu pendant trois ans, pour voir, si à la voix du divin Sauveur, vous ne reviendriez pas de votre schisme. Eh bien ! si notre attente à été vaine, vous serez abattus, afin que vous n’occupiez plus inutilement la terre» (Apud Reginalcl., an. 1451, n. 1 et 2).
Avec ces lettres prophétiques, le Vicaire de Jésus-Christ fait partir un légat pour l’Orient. Ce dernier messager de la miséricorde fut le grand et saint cardinal Isidore, archevêque de Kief, Grec d’origine et célèbre parmi les Grecs euxmêmes, à cause du talent qu’il avait déployé au concile de Florence. A tous les points de vue, il était l’homme le plus capable de ramener les schismatiques à l’unité.
Les Juifs ne tiennent aucun compte des prédictions du fils d’Ananus ; ils le frappent même et l’injurient. Au lieu d’écouter cette voix inspirée, ils aiment mieux suivre les faux prophètes qui les poussent à la guerre contre les Romains, en leur promettant le secours du Ciel.
Les Grecs méprisent les avertissements du Souverain Pontife, tournent le dos à son envoyé, et plus que jamais se montrent hostiles à l’union. Courant en foule au monastère, où réside le trop fameux George Sellelatins, ils lui demandent ce qu’ils ont à faire. Sans daigner sortir de sa cellule, le moine orgueilleux répond par un billet d’anathème contre les Latins, et attache ce billet à sa porte où tous le lisent comme un oracle. « Misérables citoyens, disait-il, pourquoi vous égarez-vous ? En renonçant à la religion de vos pères, vous embrassez l’impiété, et vous subissez le joug de la servitude. Au lieu de compter sur les Francs, mettez votre confiance en Dieu. Seigneur, je jure que je suis innocent de ce crime» (2).
(1) Nous appelons les Grecs, déicides du Saint-Esprit, dans le même sens que saint Paul appelle déicides, ceux qui par leurs péchés crucifient de nouveau le Verbe Incarné. Heb., VI, 6.
(2) Il est bon de savoir que ce Scholarius ou Gennade, étant à Florence, se montrait un des plus empressés à paraître devant le Pape, afin d’être loué comme le principal auteur de la réunion.
Les paroles de cet homme, tenu pour un prophète, changent la haine contre les Latins en fanatisme populaire. Les rues de Constantinople retentissent de ces cris : Loin de nous les Azymites ; nous n’avons que faire du secours des Latins. Plutôt voir dans Constantinople le turban de Mahomet, que le chapeau d’Isidore ! N’était-ce pas le cri des Juifs alors qu’ils disaient : Otez-le, ôtez-le ! nous ne voulons pas qu’I règne sur nous ! Comme les Juifs, les Grecs comptent sur un prodige pour les sauver. Chaque soir on les voit s’assembler dans les carrefours : et là ils appellent la Vierge à leur aide en buvant à la santé de son image, et en chargeant les Occidentaux d’imprécations.
Cependant Titus, prince étranger de pays et de religion, vient assiéger Jérusalem à la tète de son peuple, et l’apparition terrible des aigles romaines devant Jérusalem est l’abomination de la désolation dans la terre sainte (Dan., IX, 26). De la part des Romains, des prodiges d’activité pour élever leurs lignes de circonvallation et enfermer comme dans un cercle de fer, ou mieux dans un vivant tombeau, Jérusalem et ses habitants. De la part des Juifs, le vertige de l’orgueil et la fureur de la guerre civile. Pressés par les ennemis du dehors, ils se divisent en factions qui se déchirent et qui font de Jérusalem l’image de l’enfer.
Mahomet II, prince étranger de pays et de religion, paraît sous les murs de Constantinople à la tête de son peuple. Ce peuple d’infidèles se composait de trois cent mille soldats, accompagnés d’une flotte de quatre cents navires : et la formidable apparition du croissant devant Constantinople, c’était l’abomination de la désolation dans une terre chrétienne. Cependant Mahomet, brûlant du désir de vaincre, forme ses campements, dresse ses machines et dispose ses bouches à feu. Bientôt maîtres de toutes les approches, les assiégeants battent de plus près les murailles, comblent les fossés, ouvrent des brèches et se préparent à l’assaut.
Au lieu de s’unir, les Grecs, comme les Juifs, se divisent de plus en plus. Ceux qui paraissent accepter le dogme catholique touchant le Saint-Esprit, sont regardés comme des impies. La grande église de Sainte Sophie, qui était pour Constantinople, ce que le temple était pour Jérusalem, ayant servi de réunion aux catholiques, « n’est plus pour les schismatiques qu’un temple païen, une retraite de démons, on n’y laisse ni cierge ni lampes. Ce n’est plus qu’une affreuse obscurité et et une triste solitude, funeste image de la désolation, où nos crimes allaient la réduire dans peu de jours» (Michel Duces, c. XXXVI). Tel est l’aveuglement de leur haine ou l’excès de leur lâcheté, qu’une ville de trois cent mille âmes ne trouve pour la défendre que sept mille citoyens et deux mille étrangers.
Comme les sicaires de Jérusalem, cette petite troupe fait des prodiges de valeur. Mais ses efforts ne font qu’irriter Mahomet, comme ceux des Juifs n’avaient servi qu’à exaspérer Titus. Le port de Constantinople était fermé par une forte chaîne qui rendait inutile la flotte ottomane. Mahomet conçoit le prodigieux dessein de faire descendre ses vaisseaux dans le port, en les attirant au-dessus d’un promontoire et les faisant glisser sur des madriers enduits de suif, jusqu’au pied des remparts de Constantinople. Le travail s’accomplit pendant la nuit, et, aux premiers rayons du jour, les Grecs stupéfaits voient la flotte ennemie dans leur port.
Après de furieux combats, Titus s’empare de la première et de la seconde enceinte de Jérusalem ; puis, de la troisième et de la citadelle Antonia, reliée au temple par un portique. Ne pouvant encore forcer les factieux, il abandonna la ville au pillage. Ses soldats y commettent toutes les horreurs ; le temple est réduit en cendres ; pas une pierre ne reste sur pierre, et la charrue passe sur le sol de la ville déicide.
Rapproché de Constantinople par terre et par mer, Mahomet annonce l’assaut général pour le 27 mai, en allumant des feux dans tout son camp. L’attaque commence le 28 au matin. Comme celle de Jérusalem, elle se continue toute la journée et une partie de la nuit, avec un acharnement incroyable. Enfin le 29 mai, seconde fête de la Pentecôte, 1453, à une heure après minuit, Constantinople tombe au pouvoir des Turcs.
Ainsi, pendant que l’Église latine, pieusement assemblée dans ses temples, célèbre avec allégresse l’anniversaire solennel de la descente du Saint-Esprit sur le monde et proclame hautement sa procession du Père et du Fils, les Grecs, qui la nient en blasphémant, sont écrasés sous les ruines de leur capitale, et reçoivent sur leurs têtes orgueilleuses le joug de fer de la barbarie musulmane.
Il ressort de là que des deux plus effroyables catastrophes dont l’histoire fasse mention, la ruine de Jérusalem et le sac de Constantinople, la première est la punition éclatante du crime commis contre la seconde personne de la sainte Trinité ; la seconde, le châtiment non moins éclatant d’un crime analogue, commis contre la troisième personne de la sainte Trinité.
Ce que les Romains firent à Jérusalem, est dépassé par ce que les Turcs firent à Constantinople. Comme les Juifs, refoulés de toutes parts, s’étaient réfugiés dans le temple, les Grecs éperdus se réfugient dans la grande église de Sainte-Sophie. Temple et église deviennent le théâtre d’horreurs telles, que l’histoire ose à peine en retracer le souvenir. Écoutons cependant un témoin oculaire. C’est le cardinal Isidore lui-même, Grec de nation, qui va nous peindre la désolation de Constantinople ; comme un autre témoin oculaire Josèphe, Juif de nation, a été choisi par la Providence pour transmettre à la postérité la description du sac de Jérusalem (1).
(1) Afin d’échapper à la mort, le prince de l’Église revêtit de son habit de cardinal un cadavre, à qui les Turcs coupèrent la tête et la portèrent au sultan avec le chapeau rouge.
Voici quelques lignes de son récit : « Mahomet, entouré de ses vizirs, étant entré dans Constantinople, deux soldats lui apportent la tète de l’empereur Constantin. Il la fait clouer sur le haut d’une colonne, où elle demeure jusqu’au soir. Puis, l’ayant fait écorcher et remplir de paille, il l’envoie, comme un trophée, aux princes des Turcs, en Perse et en Arabie» (Apud S. Anion, pars historial., fol. 188, v. XIV, edit. in-fol).
C’est ainsi qu’après les avoir montrés en spectacle aux Romains, le jour de son triomphe, Titus fit égorger, dans la prison Mamertine, Simon de Gioras et Jean de Giscale, princes des Juifs.
« Après cet outrage au vaincu, Mahomet entre dans Sainte-Sophie et s’assied sur l’autel, comme étant le Dieu du temple, à la place du Verbe Incarné dont il se proclame ainsi l’adversaire. Déjà ses soldats ont égorgé pêle-mêle tout ce qui se trouvait dans le lieu saint. Ajoutant le sacrilège à la cruauté, ils couvrent de crachats, brisent, foulent aux pieds les images de Notre-Seigneur, de Son auguste Mère, des saints et des martyrs. Ils déchirent les Évangiles et tous les livres de prières. Affublés des ornements sacerdotaux, ils profanent de la manière la plus révoltante les vases sacrés, les reliques des saints, et tout ce qu’il y a de plus vénérable dans la religion» (Apud S. Anion., ubi supra).
Comme dans le temple et dans Jérusalem, ainsi dans Sainte-Sophie et dans Constantinople, tout est massacre et abomination. Onze cent mille Juifs périssent pendant le siège, les autres sont vendus comme esclaves. Chargés de chaînes, employés aux travaux publics, réservés pour les combats de gladiateurs, ces troupeaux de déicides portent, par toute la terre, le spectacle vivant de la désolation prédite ; et, depuis dix-huit siècles, toutes les générations voient ce cadavre de peuple pendu au gibet de la justice divine.
Même spectacle à Constantinople. Prêtres, religieux, religieuses, femmes, enfants, vieillards, tout ce qui survit, devenu le proie des vainqueurs, est entassé dans des parcs et vendu comme un bétail. On voit les princes, les barons, les grands seigneurs traînés la corde au cou chassés à coups de fouet et achetés par des hommes de rien, qui en font des bergers de bœufs et de pourceaux (Apud S. Anton., ubi supra). La masse de la population est jetée dans des galères, qui mettent sur-le-champ à la voile pour toutes les directions. Pendant longtemps les ports de l’Asie et de Afrique voient exposés, dans leurs affreux marchés, de longues chaînes d’esclaves, qui sont, comme les Juifs, dispersés aux quatre vents, pour apprendre à tous les peuples ce que devient une nation qui ose dire au Saint-Esprit : Nous ne voulons pas que tu règnes sur nous : Nolumus hunc regnare super nos.
Comme Jérusalem, Constantinople fut si bien dépeuplée, que Mahomet n’y laissa, dit le cardinal, ni un Grec, ni un Latin, ni un Arménien, ni un Juif : Nullum incolam infra reliquerunt non Græcum, non Latinum, non Armenum, non Judæum. Ainsi s’accomplit sur le Grec, déicide de la troisième personne de la sainte Trinité, la menace accomplie sur le Juif, déicide de la seconde. « Vous n’avez pas voulu servir le Seigneur dans la joie, dans l’allégresse de votre cœur et dans l’abondance de tous les biens ; vous servirez l’ennemi, que le Seigneur vous enverra, dans la faim et dans la soif, dans la nudité et dans l’indigence et il mettra sur votre cou un joug de fer qui vous écrasera. Le Seigneur amènera contre vous une nation lointaine, rapide comme l’aigle et dont vous n’entendrez pas la langue. Nation orgueilleuse et cruelle, sans égard pour la vieillesse, sans pitié pour l’enfance, elle ne vous laissera rien, elle renversera vos murailles et vous anéantira par le massacre et la dispersion» (Deuter., XXVIII, 48 et seq).
Depuis l’accomplissement littéral de cette divine menace, les Grecs vivent sous le joug tyrannique de leurs vainqueurs. Aujourd’hui même, après quatre siècles d’humiliations et de châtiments, ce peuple, comme le Juif, a des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre, une mémoire pour ne point se rappeler, une intelligence pour ne point comprendre la leçon formidable que Dieu lui inflige, en punition de sa révolte obstinée contre le Saint-Esprit.
Nations de l’Occident, que cette leçon ne soit pas perdue pour vous. Tel est le vœu qui nous reste à former en terminant un ouvrage, où se montre, depuis le commencement des siècles, l’action permanente et souveraine de l’Esprit du bien et de l’Esprit du mal, sur l’humanité. En voyant ce qu’il en coûte de pécher contre le Saint-Esprit, apprenons à rectifier nos pensées et nos craintes. Au spectacle de la corruption des mœurs, de la fascination de la bagatelle, de l’oubli trop général des devoirs les plus saints, tremblons pour l’avenir ; mais tremblons surtout à la pensée du péché contre le Saint Esprit, devenu aujourd’hui si commun.
Puissent les gouvernants, plus encore que les gouvernés, prendre au sérieux la sentence prononcée par le législateur suprême, contre les blasphémateurs du Saint-Esprit, et se rappeler que, immuable comme la vérité, elle demeure toujours suspendue sur la tête des sociétés qui les imitent ou qui les tolèrent !
Puissent-ils, dans leur vie publique comme dans leur vie privée, ne jamais oublier que l’homme ici-bas est placé dans l’alternative impitoyable de vivre sous l’empire de l’Esprit du bien, ou sous la tyrannie de l’Esprit du mal : que le premier est l’Esprit de vie, vie intellectuelle, vie morale, vie sociale, vie éternelle ; que le second est l’Esprit de mort, et que, négateur adéquat de l’Esprit de vie, il produit la mort sous tous les noms pour les individus, la mort éternelle à laquelle il les entraîne par le chemin de l’iniquité, de la honte et de la servitude ; pour les nations, qui ne vont pas en corps - dans l’autre monde, la mort sociale à laquelle il les conduit par des catastrophes inévitables.
En résumé : PERDU PAR L’ESPRIT DU MAL , LE MONDE NE SERA SAUVÉ QUE PAR L’ESPRIT DU BIEN.
Lui reste-t-il assez d’intelligence pour le comprendre Dieu le sait. Ce que nous savons, c’est qu’une seule puissance est capable de faire entendre cette vérité capitale aux sourds couronnés, comme aux peuples matérialisés et distraits. Cette puissance, c’est le clergé, et le clergé agissant dans la plénitude de sa force et de sa liberté.
Pour les rois comme pour les sujets, lui seul a les paroles de guérison, toutes les paroles de guérison ; parce que lui seul a les paroles de vie, toutes les paroles de vie. Si, comme il n’en faut pas douter, au courage du devoir il joint l’intelligence des temps, il verra que la lutte actuelle, lutte acharnée et qui s’étend sur toute la face du globe, est désormais entre la négation absolue et l’affirmation absolue, entre le catholicisme du mal et le catholicisme du bien, entre Satan et le Saint-Esprit, combattant, pour une suprême victoire, en personne et pour ainsi dire corps à corps, à la tête de leurs armées.
Qu’à ce spectacle, le plus solennel de l’histoire, son zèle, comme celui de Paul à la vue d’Athènes idolâtre, s’enflamme de nouvelles ardeurs. Soldat intelligent, mais incompris, le clergé ne se laissera décourager ni par l’impossibilité morale de l’entreprise, ni par les moqueries du monde, ni par la torpeur des faux frères. Les pêcheurs de Galilée n’ont-ils pas bravé César et les barbares ? Persécutés et honnis, ne les ont-ils pas vaincus ? Pour céder la place au Dieu du cénacle, Satan n’a-t-il pas vu ses autels rouler dans la poussière du haut du Capitole ? Le bras du ToutPuissant n’est pas raccourci. D’ailleurs pour nous catholiques prêtres ou fidèles, la lutte n’est pas une spéculation, c’est un devoir . Quel que soit l’avenir des sociétés, nous aurons réussi à former de nobles vainqueurs ou de nobles victimes.
Que désormais le Saint-Esprit soit donc prêché partout, afin de reprendre dans la vie des nations la place qui lui est due et qu’il n’aurait jamais dû perdre. Trop longtemps négligé, que son culte refleurisse dans les villes et les campagnes, et que sur les lèvres de tous les catholiques du dix-neuvième siècle se trouve fréquente comme la respiration, l’ardente prière du prophète-roi : Envoyez votre Esprit, et tout sera créé : et Vous renouvellerez la face de la terre : Emitte spiritum tuum, et creabuntur, et renovabis faciem terræ (Ps. CIII).
Là, et là seulement, est le salut du monde.
FIN
Paris, en la fête de la Pentecôte, 15è jour de mai de l’an de l’Incarnation de N.-S. J.-C. 1864.