CHAPITRE III

LES CORPS DU CHRIST
 

" Tu n'as voulu ni sacrifice, ni offrande
et tu m'as formé un corps. Tu n'as agréé ni holocaustes, 
ni sacrifices pour le péché. Alors j'ai dit : Voici que je viens "
(HEBR. X, 5-7)
 

I.

LE CHRIST ET LE CORPS DE GLOIRE

 

" La gloire de Dieu est sur la face du Christ ". (II COR. IV, 6)
 

    Qu'est-ce qu'un corps ? le véhicule d'un esprit, ce char dont parlait déjà Platon et avec lequel les âmes, selon lui, parcourent les espaces éthérés, donc aussi une sorte d'enveloppe dont l'esprit se revêt afin de se situer dans un milieu, auquel d'ailleurs il l'emprunte, et de participer à la vie et à l'action de ce milieu. Mais bien différents les uns des autres sont les milieux qui composent l'Univers : ils varient, selon les mondes, depuis les plus spirituels et les plus subtils jusqu'aux plus denses et aux plus matériels. Or nous savons que ces mondes divers peuvent être répartis schématiquement en trois régions : le monde angélique où rayonne la gloire de Dieu, les mondes de vie ou Paradis où fut créée l'humanité primitive, et enfin les mondes de chute à travers lesquels l'humanité coupable est descendue jusqu'à ce qu'elle ait atteint, au nadir de la matérialité, le terme de sa déchéance. Les esprits devront donc, pour vivre et agir dans ces milieux dont la nature et les propriétés varient selon les plans cosmiques auxquels ils appartiennent, posséder des véhicules différents.
    En fait, Saint Paul nous apprend qu'il y a un corps de gloire ou spirituel, un corps de vie ou psychique et un corps de chair ou de mort : " Semé dans la corruption, le corps ressuscite incorruptible ; semé dans l'ignominie, il ressuscite glorieux ; semé dans la faiblesse, il ressuscite plein de force ; semé corps psychique, il ressuscite corps spirituel. S'il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel. C'est en ce sens qu'il est écrit : " le premier homme, Adam, a été doué d'une âme vivante ", le dernier Adam l'a été d'un esprit vivifiant. Mais ce qui est spirituel n'est pas le premier, c'est ce qui est " psychique " (1ère Cor. XV, 42-47) ; et à Rom. VII, 24 : qui me délivrera de ce corps de mort ? La chair est péché et c'est par le péché que la mort est entrée dans le monde ; et nous ne pouvons être délivrés de notre corps de chair ou de mort que par le baptême, parce que le baptême, en nous régénérant, nous fait renaître à l'innocence première, rend à sa pureté primitive le corps de vie ou psychique qu'Adam avait reçu avec le souffle de Dieu dans le Paradis à l'origine des Temps et qu'il nous a légué dans son essence, mais corrompu par la faute. Mais si ce corps de vie ou psychique, qu'Adam alimentait en se nourrissant des fruits de l'Arbre de vie, est premier dans l'ordre des Temps, il n'est pas premier dans l'ordre des essences ; il y a, préparé désormais pour nous dans le Ciel par le Christ ressuscité, un corps de gloire ou spirituel (II Cor. V, 1-2) : c'est ce corps même avec lequel le Christ apparut avec ses apôtres sur le Thabor, c'est aussi avec ce corps qu'il se manifesta à eux après sa résurrection ; et c'est enfin la promesse de ce corps qui est contenue pour nous dans la résurrection de Celui qui est devenu " le premier-né d'entre les morts " (Coloss. I. 18). Mais ce corps, dont la promesse fut confirmée aux apôtres par le don de l'Esprit de la Pentecôte et dont le germe indestructible est contenu dans l'hostie eucharistique, ne nous appartiendra pleinement qu'à la résurrection et il sera vrai de dire alors avec le pape Saint Léon que " nous aurons plus obtenu par la grâce du Christ que noous n'avions perdu par l'œuvre du Diable " (1).

    Mais le Christ ne s'est-il pas incarné au milieu de nous dans un corps de péché et de mort ? Il a donc possédé aussi le corps de vie ou psychique dont le corps de mort n'est que la corruption dans la chair par le péché. Nous devons donc attribué trois corps au Christ : celui de gloire, celui de vie et celui de mort (2). N'est-ce point parce que l'Esprit du Christ est enveloppé de trois corps que l'autel du sacrifice est revêtu de trois nappes ? N'est-ce point parce que, pour s'élever à l'Esprit du Christ, il faut passer de l'un de ses corps à l'autre, qu'on doit marcher par trois marches à l'Autel ? N'est-ce point parce que le Christ est né successivement dans trois corps que trois messes sont célébrées à Noël ? Et si la naissance de l'Esprit du Christ dans l'âme de ses fidèles s'effectue des ténèbres à l'aurore et de l'aurore à la pleine lumière,, c'est qu'inversement, né dans la splendeur de la lumière de Gloire, le Christ est né une seconde fois à l'aube du jour de vie dans ces Paradis qui ont contemplé la beauté d'Adam, pour, finalement, après que l'Esprit aura couvert de son ombre le sein pur d'une vierge, s'incarner dans les ténèbres de la chair et se manifester au monde à cette heure de Noël où la durée de la nuit sur la terre est la plus longue de l'année. Et, lorsque l'Enfant-Dieu est né dans un corps de chair, pourquoi les Mages lui apportèrent-ils trois présents : l'encens, l'or et la myrrhe ? L'encens lui est offert en témoignage de la gloire qu'il a reçue de son Père dans l'onction sacerdotale qui l'a sacré grand-prêtre ; l'or lui est offert en témoignage de la Vie qu'il possède en lui-même comme Fils de l'Homme et qui lui confère, Roi des rois, la domination sur toute la création ; la myrrhe lui est offerte en témoignage de ce corps de chair qu'il a revêtu pour devenir, comme l'un de nous, un être voué à la souffrance et à la mort, mais qui porte secrètement en lui la divine puissance de la résurrection. Pourquoi enfin cette triple immersion dans le baptême qui était en usage chez les premiers chrétiens ? Pour noous enseigner que ce n'est pas seulement notre corps de chair qui a besoin de mourir au monde dans les eaux régénératrices, mais que nous devons aussi consacrer à l'Esprit du Christ notre corps de vie pour être dignes de recevoir à la fin des Temps notre corps de gloire.

    Nous savons que c'est dans la Gloire qui rayonne dans la splendeur du Royaume de Dieu que le Christ a reçu de son Père l'onction qui l'a marqué pour sa mission rédemptrice : " le Père l'a consacré et envoyé dans le monde " (Jean X, 26). Or une onction est à la fois corporelle et spirituelle : c'est par l'acte accompli sur le corps que la vertu de l'onction se transmet à l'esprit. L'onction suprême qui a fait du Verbe un Christ, du Fils de Dieu l'Envoyé du Père, a donc consisté principalement dans le don d'un corps qui, octroyé dans la gloire, est justement qualifié de corps de gloire. N'est-ce pas dans un corps que le Christ a possédé " la plénitude de la divinité " ? (Coloss. II, 9-10). Et dans quel corps cette plénitude de la divinité pourrait-elle résider plus parfaitement que dans le corps de gloire dont le Christ a démontré la présence en lui sur le Thabor ? (3). C'est dans la gloire qui resplendit sur la face du Christ (II Cor. IV, 6) que consiste cette " plénitude de grâce et de vérité " (Jean I, 14) où nous puisons le témoignage que l'Esprit ne lui fut pas donné avec mesure.

    L'Esprit pouvait-il donc être donné avec mesure ? Oui, et c'est précisément le cas des Sept qui entourent le trône de Dieu et forment sa couronne de gloire dans le Plérôme. N'est-il pas curieux que, pour exprimer la plénitude de la divinité dans le Christ, Saint Paul emploie le mot " plérôme " ? (Coloss., I, 19). Or, si dans les Sept qui forment le plérôme divin est bien contenu en sa totalité le rayonnement de l'Esprit dans la Gloire, les Sept n'ont reçu chacun qu'une part de cette de cet Esprit, l'un des sept dons ; et c'est seulement dans la personne du Christ, comme en un foyer de lumière resplendissante que s'est manifestée pour la première fois la pleine et absolue possession des dons de l'Esprit. N'est- ce point pour ce motif que le voyant de l'Apocalypse aperçoit " au milieu des sept lampadaires d'or quelqu'un qui ressemblait à un Fils d'Homme ? " (Apoc. I, 12-13).

    Mais, parmi les Sept, il y en avait un qui était le plus beau, le mieux doué en vertus et en grâces, parce que le don qu'il avait reçu brillait d'un plus puissant éclat ; il portait vraiment en lui, à un degré suprême, la lumière de l'Esprit : aussi était-il Lucifer, l'Etoile du matin, l'Ange du grand conseil. Lorsque l'orgueil eût entraîné sa perte, la place qu'il occupait au sommet, dans la couronne de Gloire, demeura vide (4) ; et il n'y eut plus que six Anges dans le grand conseil de Dieu (5). Mais au milieu des six Anges glorieux, restés fidèles, siège " l'Homme glorieux " et cet Homme n'est autre que le Fils de Dieu, revêtu désormais d'un corps céleste où s'exprime toute la plénitude des dons de l'Esprit (6). Celui qui avait été " engendré avant Lucifer " (Psaume C IX, 3) est devenu, dans son corps de gloire, l'" Etoile du plérôme " : C'est lui qui sera " l'Ange du grand conseil " (Isaïe IX, 5). Ne sera-t-il pas aussi, lorsqu'il aura accompli l'œuvre de la rédemption, " l'Ange du sacrifice " (7), s'il est vrai que la transsubstantiation qui transforme au corps et au sang du Christ les espèces consacrées est une véritable théophanie ? Ne serait-ce pas enfin le Christ dans son corps de gloire qui s'est manifesté dans l'Ancien testament comme " l'ange de Iahvé " ?

    Revêtu, dans le plérôme divin, de ce corps de gloire dont s'était parée la splendeur de Lucifer et dont aucun des Sept n'avait osé revendiquer la possession, le Christ, désormais consacré pour son œuvre rédemptrice, va descendre vers les hommes à travers les sphères célestes. Cette descente ne sera pas une chute, comme fut la chute soudaine de Lucifer dans les ténèbres, mais une involution progressive qui mènera l'Envoyé du Père, de plans cosmiques en plans cosmiques, jusqu'au terme de son voyage, auprès de ses frères auxquels il apporte le salut.



(1)  Premier sermon sur l'Ascension.
(2)  Cette conception n'a rien à voir avec la doctrine du " triple corps du Bouddha ", dont on trouvera l'exposé dans OLTRAMARE, La théosophie bouddhique, p. 311 et 199. (Paris 1923).
(3)  Le fait que le corps glorieux du Christ s'est manifesté au Thabor dans la station droite justifie l'Eglise romaine d'avoir condamné la thèse des origénistes, reprise par toutes les sectes occultistes, d'après laquelle le corps des ressuscités serait une forme orbiculaire ou sphérique (canons du pape Vigile).
(4)  Elle sera donnée à la Vierge Sainte après son assomption.
(5)  Cf. PASTEUR D'HERMAS, Vème Similitude, 6, 5-8 ; cf. aussi les six hommes d'Ezechiel (IX, 2), les six veilleurs du Livre d'Enoch (1ère Partie, ch. XX).
(6)  PASTEUR D'HERMAS, IXème Parabole, 7, 1 ; IXème Similitude, 2, 8.
(7)  " Jube hoec preferri per manus Sancti Angeli tui " (Prière du Canon de la Messe).


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