CHAPITRE  II
 

IV

LE JUGE ET LA FIN DES TEMPS

 

    Sur la fonction du Christ comme Juge des vivants et des morts à la fin des Temps, les Evangiles sont explicites. « Comme le Père a la vie en lui-même, dit Saint Jean, ainsi il a donné également au Fils d'avoir la vie en lui-même, et il a donné le pouvoir d'exercer un jugement, parce qu'il est le Fils de l'Homme. Ne vous étonnez point de cela ; car l'heure vient où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du Fils de Dieu ; et ceux qui auront fait le bien en sortiront pour la résurrection de la vie ; mais ceux qui auront fait le mal en sortiront pour la résurrection du jugement » (V, 25-30). « Alors, dit à son tour Saint Mathieu, le signe du Fils de l'Homme apparaîtra dans le Ciel et toutes les tribus de la terre se lamenteront et elles verront le Fils de l'Homme sur les nuées du Ciel avec une grande puissance et une grande majesté. Et il enverra ses Anges avec la trompette et une voix éclatante, et ils rassembleront ses élus des quatre vents, depuis une extrémité des Cieux jusqu'à l'autre ». (XXIV, 30-31). Le Fils de l'Homme, dit encore le même évangéliste, viendra dans la gloire de son père avec ses anges et alors il rendra à chacun selon ses oeuvres » (XVI, 27). Il s'assiéra, ajoute plus loin Saint Matthieu, sur le trône de sa majesté. Toutes les nations seront rassemblées devant lui et il séparera les uns d'avec les autres, comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs, et il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche... » (XXV, 31-46) (1).

    Les Chrétiens doivent donc attendre un nouvel avènement du Christ, revenu sur la terre dans la gloire de sa majesté divine pour »juger les vivants et les morts ». Ce sera vraiment, dit Saint Paul « le jour du Seigneur ». Tous nous comparaîtrons devant son tribunal pour rendre compte chacun de notre âme et recevoir ce que nous aurons mérité selon ce que nous aurons fait de bien ou de mal. Alors nos actions les plus secrètes seront manifestées en pleine lumière, les desseins les plus cachés de notre cœur seront révélés ; et à chacun de nous il sera rendu selon ses oeuvres. Car Dieu ne fait acception de personne : celui qui aura commis l'injustice recevra selon son injustice ; mais celui qui aura accompli le bien dans la charité, qu'il soit esclave ou libre, juif ou barbare, recevra du Seigneur ce qu'il aura fait de bien. Saint Paul ne va-t-il pas dire que les anges comparaîtront au jugement et que les Saints jugeront les Anges ? (1ere Cor. ; VI, 3) (2).
    Qu'il y ait dans cette description du jugement dernier une part importante de symbolisme, qui le nierait ? La théologie catholique elle-même distingue, avec Saint Thomas et Suarez, un jugement de discussion et un jugement de rétribution : le jugement de rétribution apportera à tous la sentence définitive, du salut pour les élus, de la damnation pour les réprouvés, mais ne seront soumis au jugement de discussion que ceux dont la vie terrestre aura été mêlée de bien et de mal et dont il faudra par suite peser les mérites et les fautes. Cette distinction ne dépasse-t-elle pas la simple donnée de l'Ecriture ? Le texte de Saint Jean que nous venons de citer est formel : les morts sortiront du tombeau « les uns pour la résurrection de la vie, les autres pour la résurrection du jugement » (V. 30). De fait, on n'appelle devant un juge que des 

Coupables ou, tout au moins, des accusés. Et si nous devons écarter ce symbolisme imaginatif pour rechercher le sens profond de ce que l'Ecriture entend par le jugement dernier, ne semble-t-il pas que ce jugement doive consister moins dans une sentence solennelle, que dans une séparation des bons et des méchants, fixant aux uns et aux autres le lieu de leur éternité. Et un seul critère suffira pour établir leur discrimination, celui de leurs oeuvres subitement dévoilées et manifestées dans la lumière de l'Esprit. Il s'agit donc ici, non pas tant d'un jugement au sens propre, que de la révélation des âmes à elles-mêmes devant Dieu dans une sorte d'illumination spirituelle qui les éclaire jusqu'au plus profond de leur conscience et les attire de ce seul fait, comme par une sorte d'aimantation, vers le lieu de lumière ou de ténèbres exactement approprié à leur état intérieur (3).

    La notion scripturaire, selon laquelle ce jugement doit intervenir à la fin des Temps, s'oppose à ce que nous en puissions prévoir l'échéance d'une façon même approximative. Le Christ lui-même nous l'a dit : « quant à ce jour ou à cette heure, nul ne sait rien ni les anges, ni le Ciel, ni le Fils, mais le Père seul » (Marc, XIII, 32) (4). Le seul fait dont nous soyons certains, c'est que « le Fils de l'Homme viendra à l'heure que vous ne penserez pas » (Luc, XII, 40). Aussi ne faisons point comme les hommes qui, au temps de Noé, avant le déluge, mangeaient et buvaient, se mariaient et mariaient leurs enfants sans se soucier des signes qui cependant annonçaient la fin prochaine. Tenons-nous prêts à recevoir celui qui viendra comme un voleur ; veillons et prions (Math. 36-51 ; Marc, XIII, 32-37).

   Mais l'Ecriture n'a-t-elle pas énuméré les événements grandioses qui doivent précéder la fin du monde ; et cela non seulement dans l'Apocalypse de Jean, mais dans les Evangiles eux-mêmes ? (5). L'attente prochaine de la fin du monde a rempli d'angoisse, mais aussi de consolation l'âme des premiers Chrétiens ; cette attente, basée sur des calculs empruntés aux données de l'Apocalypse, s'est renouvelée à de nombreuses reprises dans les siècles qui ont suivi la mort du dernier apôtre, notamment au Moyen-Age. A l'heure présente une secte chrétienne, l'Eglise adventiste du 7ème jour, vit dans l'expectative de la venue imminente du Christ sur les nuées. Et pourtant toutes ces prévisions ont été successivement démenties par les faits. Si le Pape saint Grégoire croyait « déjà réalisée sous ses yeux une partie des signes précurseurs de la fin du monde » (6) les curieux rapprochements que nous lisons dans les publications de l'Eglise adventiste du 7ème jour (7) avec des événements historiques du siècle dernier ne doivent pas nous retenir davantage.

    Ne serions-nous pas ici en présence d'une confusion ? Si, comme l'enseignent les occultistes contemporains, si, comme le déclare un esprit aussi averti que le métaphysicien René Guénon (8), l'humanité semble bien actuellement parvenue à un tournant décisif de son histoire, si tous les symptômes intellectuels, religieux, sociaux, font prévoir un cataclysme qui enveloppera dans un bouleversement le globe physique lui-même, pourquoi verrions-nous dans ce cataclysme la fin du monde, c'est-à-dire cette transformation suprême qui doit mettre un terme à l'univers créé et apporter aux âmes leur statut définitif ?

Ne serions-nous pas simplement arrivés à la fini d'un de ces cycles cosmiques que les Hindous appellent Kalpa et dont il est fait mention dans toutes les traditions occultes ? Disons seulement que notre Terre ne représente que l'une des périodes de l'évolution cosmique ; que cette période a été précédée d'autres périodes, dont chacune a duré des millénaires et que les cosmogonies occultes désignent des noms de Saturne, du Soleil, de la Lune ; qu'elle sera suivie dans d'autres périodes non moins millénaires que les Cosmogonies occultes désignent des noms de Jupiter, de Vénus et de Vulcain. Ainsi, le terme de l'Univers créé recule devant nous, pour ainsi dire, à l'infini ; les signes où l'on a cru reconnaître l'annonce de l'avènement du Christ n'ont sans doute qu'une signification restreinte, limitée à la période terrienne de l'évolution cosmique. Ce qui va passer, ce n'est pas la création elle-même, mais « une figure de ce monde » (9).

    Quelle sera la situation des âmes en attendant le jugement dernier ? On a soutenu, en se référant à des textes de l'Ancien et du Nouveau Testament, que les âmes après la mort seront plongées dans une sorte de léthargie où elles dormiront d'un sommeil si profond qu'elles n'auront plus ni perception, ni idées, ni sentiments ; leur vie intérieure sera complètement suspendue et elles resteront dans cet état d'inconscience absolue jusqu'au moment où la trompette de l'archange les réveillera pour la Résurrection (10).
Sans doute, quand il parle de ceux qui sont « morts dans le Christ » Saint Paul dit qu'ils se sont « endormis dans le Seigneur » (1 Cor. XV, 6 et 18, I Thess. IV, 13 et 18). Mais de quoi s'agit-il précisément dans ces passages des Epîtres ? De l'espérance de la résurrection : « nous les vivants, nous ne devancerons pas ceux qui se sont endormis, car le Seigneur lui-même, au signal donné à la voix d'un archange et au  son de la trompette de Dieu, descendra du Ciel et les morts en Christ ressusciteront premièrement » (I Thess IV, 15 et 16). Il y aura donc bien un sommeil pour ceux qui seront morts dans le Christ, mais ce sera le sommeil de leur corps, de ce corps avec lequel ils auront vécu et souffert pour le Christ et qui dormira en attendant sa résurrection. Car ce n'est pas l'esprit qui doit ressusciter ; dès qu'il est affranchi par la mort de la servitude de son corps, il est uni au Christ : « j'ai, dit Saint Paul, le désir d'être dégagé des liens du corps et d'être avec le Christ » (Phil. I, 23). L'esprit n'est pas entraîné dans la mort par la dissolution de son corps physique : la mort est la rançon du péché et le chrétien, qui a été régénéré par la grâce divine dans les eaux du baptême, est justifié pour la vie éternelle ; il régnera dans la vie par le Christ (Rom. V. 12-18). Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants, « car tous sont vivants par lui » (Luc, XX, 38). Concluons avec TERTULLIEN : « que fera-t-on pendant le temps de séjour dans les lieux inférieurs ? Dormira-t-on ? Mais vous savez bien que l'âme ne dort pas, même sur cette terre, et que le corps, qui est seul sujet à la mort, est aussi seul sujet au sommeil, image de la mort » (11).
    Mais si les âmes continuent de vivre dans l'au-delà de leur vie propre, en pleine conscience d'elles-mêmes, qu'y font-elles ? L'étude de ce problème ne rentre pas dans le cadre du présent volume. Rappelons seulement que dans notre Discours sur le mystère du Royaume de Dieu nous avons esquissé les destinées qui attendent les âmes après la mort selon les oeuvres qu'elles auront accomplies dans leur vie terrestre ; si la plupart d'entre-elles sont contraintes à se réincarner sur la terre pour y poursuivre leur évolution spirituelle (12), quelques-unes sont élues, avec l'aide de la grâce divine et en raison de leurs mérites, pour une destinée supérieure et, par une ascension continue, s'élèvent de mondes en mondes jusqu'aux Paradis de vie où elles attendront, dans la béatitude, l'heure du jugement dernier qui leur apportera, par la résurrection, le corps de gloire sans lequel elles ne peuvent être admises dans le Royaume de Dieu.



(1)  cf. aussi Math. XIII, 37-44, XXIV, 36-51 ; Marc, XIII, 32-37, Luc, XII, 35-48 ; XXI 34-36.

(2)  cf. Notamment 2em Tim, IV, 1 - 2e Thess. I, 10 et II, 2 - Rom. XIV, 10-12 -) 2e Cor., V, 16 - 1e Cor. IV, 5 ; Rom. II, 6 ; II, 11 - Coloss, III, 25 - Ephes. VI, 8.

(3)  La théologie catholique fait déjà du jugement particulier de chaque âme au moment de la mort une simple illumination mentale (cf MICHEL, Les fins dernières, Paris 1929).

(4)  cf. aussi Mathieu XXIV, 36 et Luc, XXI, 34-36.
(5)  cf. Math. XXIV ; Marc, XIII, Luc, XXI.
(6)  Sur les Evangiles, Homélie I, 1.
(7)  cf. notamment le livre de Spicer cité plus haut.
(8)  cf. La crise du monde moderne.

(9)  Dans sa Vita Jesu-Christi (ch. XLIV), LUDOLPHE LE CHARTREUX se fait l'écho d'une curieuse tradition d'après laquelle nous sommes arrivés à la sixième époque du monde, à laquelle appartient l'humanité issue d'Adam ; à cette époque succédera une septième époque de repos et d'attente et la fin, avec le jugement, viendra avec la huitième époque. Quand le Christ dit que cette génération humaine ne passera pas avant que n'arrivent les événements de la fin, il parle de la génération humaine issue d'Adam.

(10)  cf. A la recherche du vrai, publié par Les Signes des Temps à Dammarie-les-Lys 1929. Voici extrait du Catéchisme expliqué de l'Eglise gnostique, par SOPHRONIUS (Paris, 1900) un curieux passage sur l'évolution posthume des âmes (p. 95-97). « A la mort, lorsque l'esprit n'a pas été affranchi par l'initiation de l'esclavage du péché originel et demeure ainsi dans la possession de l'Archon terrestre, le corps charnel ou sarcosome se désagrège et l'esprit, l'âme et son aérosome se dégagent comme une vapeur ou un nuage, mais un nuage qui conserve la forme humaine. A ce moment notre esprit s'endort et n'a plus conscience de lui-même ; il ne reste plus en activité dans l'aérosome que les monades du psycholone ; c'est la première phase qui peut durer plus ou moins de temps. Dans une deuxième phase les monades supérieures du psycholone s'endorment à leur tour, toutes les monades qui le composent se rapprochent les unes des autres, l'être se resserre, se condense et passe de la forme humaine à la forme pseudo-sphérique avec un ou plusieurs appendices. Il constitue alors une larve particulière ; dans cette larve, les monades inférieures seules du psycholone sont éveillées ; une grande partie de l'aérosome s'est dissoute et a disparu dans l'atmosphère. Dans une troisième phase la condensation du psycholone arrive à son maximum. Toutes ses monades sont endormies et groupées autour des monades supérieures endormies autour de la dominante ou ego. Son volume n'excède pas alors celui d'une molécule de matière organique, l'aérosme est réduit à son minimum et nous avons une molécule germe. Celle-ci subit dans l'atmosphère, dans les eaux, dans la terre ou dans la poussière des tombeaux, le sort de tous les microbes. C'est un microbe à l'état de vie latente et qui attend les conditions nécessaires à son réveil. Comme beaucoup de microbes et pour les mêmes causes, il finit par pénétrer dans un organisme favorable à son développement et cette condition est remplie lorsque l'organisme dans lequel il a pénétré est de même espèce que lui et possède des cellules reproductives se trouvant dans la phase d'évolution voulue pour l'incorporation de la molécule germe. Le spermatozoïde s'incorpore dans un ovule, la molécule-germe se dilate de plus en plus et on sait le reste. Dans cette dilatation qui constitue l'évolution de l'individu, le réveil des monades du psycholone a lieu dans l'ordre inverse de l'involution post-mortem. Les monades les plus inférieures se réveillent les premières ; vient ensuite le tour des supérieures et l'esprit ne se réveille qu'après la naissance. Les phases d'involution correspondent exactement aux phases de l'évolution.
 


    Ce que je viens de dire pour l'homme s'applique à tous les animaux ; tous passent par les mêmes phases. Le sort de l'homme déchu est donc le même que celui des bêtes, créatures de l'Archon terrestre ou Satan.
    Dans le cours de ses transformations posthumes l'être humain a à souffrir de la part des receveurs et de leurs liturgies qui lui infligent toutes sortes de supplices pour l'empêcher de s'endormir. Dans leur réincorporation, les molécules germes sont soumises à la loi du Karma.

(11)  De anima, 58

(12)   L'Eglise catholique a-t-elle condamné la doctrine de la réincarnation ? Elle a condamné la thèse d'Origène sur la préexistence des âmes, mais cette thèse est indépendante de la doctrine de la réincarnation. Elle a condamné la Théosophie ; mais la conception théosophique de la réincarnation est fort discutable et l'on peut défendre une doctrine de la réincarnation qui n'ait aucun rapport avec la conception théosophique, ni même avec les théories Kabbalistes de la révolution et de l'embryonnat des âmes, dont on trouvera l'exposé dans le Traité des révolutions des âmes d'ISAAC LORIAH (trad. Par Jegut avec introduction de Sédir, Paris 1905).
 


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