LA MONTÉE DU CARMEL DE ST JEAN DE LA CROIX

 

Jean de la Ceoix

 

LIVRE PREMIER
 

OU L'ON EXPLIQUE CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR NUIT OBSCURE
ET COMBIEN IL EST
NÉCESSAIRE DE LA TRAVERSER POUR PARVENIR À L'UNION DIVINE;
ON PARLE EN PARTICULIER DE LA NUIT DES SENS ET DES PASSIONS,
AINSI QUE DES DOMMAGES QU'ILS CAUSENT À L'ÂME.
 

CHAPITRE I

ON RAPPELLE LA PREMIÈRE STROPHE;
ON PARLE DES DIFFÉRENCES QU'IL Y A
ENTRE LES NUITS PAR LESQUELLES
PASSENT LES PERSONNES ADONNÉES À
LA SPIRITUALITÉ ET QUI CONCERNENT
LA PARTIE INFÉRIEURE ET LA PARTIE
SUPÉRIEURE DE L'HOMME. ON
EXPLIQUE LA STROPHE
 

STROPHE I

Par une nuit profonde,
Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour,
Oh! l'heureux sort!
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
 

 L'âme chante dans cette strophe l'heureux sort et la bonne fortune qu'elle a eu de se dégager de toutes les choses du dehors, des tendances et imperfections qui résident dans la partie sensitive de l'homme par suite du désordre où se trouve sa raison.

 Pour comprendre cette doctrine, il faut savoir que l'âme, avant d'arriver à l'état de perfection, doit ordinairement passer tout d'abord par deux sortes principales de nuit que les auteurs spirituels appellent voies purgatives ou purifications, et que nous appelons ici des nuits, parce que, dans les deux cas, l'âme marche pour ainsi dire de nuit et dans l'obscurité.

 La première nuit ou purification est celle de la partie sensitive de l'âme dont il est question dans cette strophe et dont il sera parlé dans la première partie de ce livre. La seconde est celle de la partie spirituelle de l'âme dont parle la seconde strophe et dont nous parlerons dans la seconde partie en montrant le rôle actif de l'âme; quant à son rôle passif, il en sera question dans la troisième et dans la quatrième partie.

 Cette première partie est celle des commençants et regarde le temps où Dieu commence à les élever à l'état de contemplation auquel l'esprit participe lui aussi, comme nous le dirons en son temps. La seconde nuit ou purification est celle de ceux qui sont déjà dans la voie du progrès et regarde le temps où Dieu veut les élever à l'état d'union avec lui; c'est une nuit plus profonde que la précédente et une terrible purification, comme nous le dirons plus tard (Ce paragraphe est tiré des Ms. D'Albe-Burgos, Calatayud).
 

EXPLICATION DE LA STROPHE
 

 Voici en résumé ce que l'âme veut dire dans cette strophe. L'âme, aidée de la grâce de Dieu et mue seulement par cet amour pour lui dont elle était tout enflammée, est sortie durant une nuit obscure. Cette nuit est la privation et la purification de toutes les tendances des sens par rapport à toutes les choses extérieures du monde, comme à celles qui réjouissaient sa chair ou plaisaient à sa volonté. Ce travail est le résultat de la purification des sens. Aussi l'âme ajoute qu'elle est sortie, lorsque sa maison était déjà en paix; elle désigne la partie sensitive, alors que toutes ses tendances étaient endormies et calmes en elle, et qu'elle-même était en sûreté à leur endroit. Car elle ne sort pas des peines et des angoisses que fomentent, du fond de leur demeure, les tendances, tant qu'elles ne sont pas elles-mêmes comme mortes et endormies. Voilà pourquoi elle parle de son heureux sort. Elle est sortie sans être vue, c'est-à-dire sans qu'aucune tendance de la chair ou autre ait pu l'empêcher; elle dit encore qu'elle est sortie de nuit, c'est-à-dire pendant que Dieu la privait de toutes ses tendances, ce qui était pour elle une nuit.

 Ce fut une heureuse fortune pour elle que Dieu la plaçât dans cette nuit, d'où lui est venu un si grand bien, et où elle n'aurait jamais pu s'introduire d'elle-même. Il n'y a personne d'ailleurs qui soit capable par ses seules forces de se dégager de toutes ses tendances pour aller à Dieu.

 Telle est en résumé l'explication de la strophe. Nous allons maintenant en expliquer chaque verset et exposer ce qui convient à notre but. Nous ferons de même pour les autres strophes, comme nous l'avons dit dans le prologue: nous rappellerons d'abord la strophe et son exposé, puis nous parlerons de chaque verset à part.
 
 

CHAPITRE II
 

CE CHAPITRE MONTRE CE QUE C'EST
QUE CETTE NUIT OBSCURE PAR
LAQUELLE L'ÂME DIT QU'ELLE EST
PASSÉE POUR ALLER À DIEU, ET
EXPLIQUE QUELLES EN SONT LES CAUSES.
 
 

Par une nuit obscure
 

 Nous pouvons pour trois motifs appeler nuit l'état par lequel passe l'âme pour arriver à l'union divine. Le premier vient du point de départ de l'âme, car elle doit priver peu à peu ses tendances du goût qu'elles éprouvaient dans toutes les choses du monde et le leur refuser; or ce refus, cette absence de toutes jouissances, est comme une nuit pour toutes les tendances et les sens de l'homme. Le second motif vient du moyen que l'on emploie ou du chemin par lequel l'âme doit passer pour arriver à l'union. Ce moyen est la foi, qui, obscure elle-aussi, est pour l'entendement comme une nuit. Le troisième vient du terme où l'âme tend, c'est-à-dire de Dieu: comme il est incompréhensible et infiniment parfait, on peut bien l'appeler une nuit obscure pour l'âme en cette vie. Ces trois nuits doivent passer par l'âme, ou plutôt l'âme doit passer par ces nuits avant d'atteindre l'union avec Dieu.

 Nous en trouvons une image au livre de Tobie, dans ces trois nuits que, sur ordre de l'ange, le jeune Tobie devait passer avant de s'unir à son épouse (Tob, VI, 18). La première nuit, il devait consumer par le feu le foie du poisson, qui est le symbole du coeur affectionné et attaché aux choses de ce monde; de même, si l'on veut marcher dans cette voie qui mène à Dieu et purifié de tout ce qui est créature. C'est dans cette purification que l'on met en fuite le démon qui exerce son pouvoir sur l'âme à cause de son attachement aux choses temporelles et corporelles.

 L'ange dit à Tobie que dans la seconde nuit il serait admis à partager la société des saints patriarches qui sont nos Pères dans la foi; cela signifie que l'âme en passant par la première nuit, c'est-à-dire en se privant de tous les objets qui flattent les sens, entre immédiatement dans la seconde nuit, où elle reste dans la solitude et la nudité de la foi, qui seule la dirige et qui ne tombe pas sous les sens.

 L'ange dit à Tobie que la troisième nuit il obtiendrait la bénédiction, qui signifie Dieu lui-même; à la faveur de la seconde nuit qui figure la foi, il se communique en effet peu à peu à l'âme d'une manière si secrète et si intime qu'il est comme une autre nuit pour elle, car cette communication est beaucoup plus obscure que les autres, comme nous le dirons bientôt.

 Une fois passée cette troisième nuit, et achevée cette communication de Dieu à l'esprit qui a lieu ordinairement lorsque l'âme est plongée dans de profondes ténèbres, s'accomplit aussitôt l'union avec l'Épouse c'est-à-dire la Sagesse de Dieu.

 L'ange, en effet, a dit à Tobie qu'après la troisième nuit il s'unirait à son épouse dans la crainte de Dieu ce qui signifie que si la crainte est parfaite, l'amour de Dieu est parfait, et c'est alors que s'opère par l'amour la transformation de l'âme en Dieu.

 Ces trois parties de la nuit ne sont en somme qu'une nuit, qui a trois parties comme la nuit naturelle. La première, celle des sens, correspond à la première partie de la nuit naturelle, alors que nous finissons par perdre de vue les choses qui nous entourent; la seconde, celle de la foi, correspond au milieu de la nuit, alors que tout est profondément obscur; et la troisième, qui est Dieu, correspond à l'aurore, qui est déjà proche de la lumière du jour.

 Pour mieux comprendre cette doctrine, nous parlerons de chacune de ces nuits en particulier.
 
 

CHAPITRE III
 

CE CHAPITRE
EXPOSE LA PREMIÈRE
CAUSE DE CETTE NUIT OBSCURE, QUI
CONSISTE DANS LA MORTIFICATION
DE NOS TENDANCES SOUS TOUS LES RAPPORTS
 

 Par nuit nous entendons ici la mortification du goût sous tous les rapports. De même que la nuit n'est qu'une privation de la lumière et, par suite, de tous les objets qu'elle peut nous montrer, de telle sorte que notre puissance visuelle est dans une obscurité complète et ne voit rien, de même on peut dire que la mortification de nos tendances est une nuit pour l'âme. Car l'âme en mortifiant ses tendances sous tous les rapports est comme dans les ténèbres et ne voit rien. La puissance visuelle s'exerce par le moyen de la lumière et se nourrit des objets visibles. Mais quand la lumière disparaît, elle ne les voit plus. Ainsi l'âme qui se sert de ses tendances se nourrit de tous les objets dont ses tendances lui offrent le goût. Si ce goût est éteint, ou mieux, s'il est mortifié, l'âme ne trouve plus d'aliment dans les créatures et, par suite, ses tendances sont dans l'obscurité et sans rien. Prenons un exemple dans chacune de nos puissances.

 Quand l'âme se prive de tout ce qui pourrait satisfaire le sens de l'ouïe, elle reste dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

 Si elle se prive de tout ce qui pourrait réjouir le sens de la vue, elle reste également dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

 Si elle se prive de toute la suavité des parfums qui peuvent affecter le sens de l'odorat, elle sera aussi forcément dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

 Si elle se prive du goût que son palais trouverait dans les aliments, elle mortifie ce sens et se trouve dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

 Enfin, en se privant de toute délectation et de tous les plaisirs qu'elle pourrait trouver dans le sens du tact, elle se mortifie par rapport à ce sens dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

 Ainsi donc l'âme qui aurait repoussé et rejeté le goût de toutes les choses créées, et mortifié toutes ses tendances, serait, nous pouvons le dire, comme dans la nuit et dans l'obscurité; ce ne serait en quelque sorte qu'un vide complet par rapport à tous les objets créés.

 La cause de cela, c'est que l'âme selon les philosophes, est, au moment où Dieu l'unit au corps, comme une table rase ou lisse sur laquelle il n'y a rien de peint; et, à part les connaissances qu'elle acquiert peu à peu par les sens, il ne lui en vient naturellement aucune autre d'ailleurs. Tant qu'elle est dans le corps, elle ressemble à celui qui se trouve dans une prison obscure et qui ne connaît rien, si ce n'est ce qu'il parvient à voir par les fenêtres de sa prison; si ce moyen lui manque, il ne verra absolument rien autrement. Il en est de même de l'âme. Ôtez-lui ce qu'elle peut apprendre par les sens qui sont comme les fenêtres de sa prison, elle ne peut naturellement rien connaître par un autre moyen. Quand donc elle rejette les connaissances qu'elle peut recevoir par les sens et s'en prive, nous pouvons bien dire qu'elle se trouve comme dans l'obscurité et le vide; car, ainsi qu'il résulte de ce que nous avons vu, la lumière ne peut lui arriver par d'autres voies que celles dont nous avons parlé.

 Sans doute elle ne peut pas ne plus exercer les sens de l'ouïe, de la vue, de l'odorat, du goût, du toucher, mais cela n'a pour ainsi dire aucune importance pour elle et ne la trouble pas plus, si elle n'y adhère pas et le rejette, que si elle ne jouissait point de l'ouïe, de la vue... Tel l'homme qui voudrait fermer les yeux et serait dans l'obscurité comme l'aveugle qui a perdu la faculté de voir. David a dit à ce sujet: « Je suis pauvre et dans les travaux dès ma jeunesse. » (Ps. LXXXVII, 16). Il s'appelle pauvre, tout riche qu'il est évidemment, parce qu'il n'a aucun attachement aux richesses: voilà pourquoi il était aussi pauvre que s'il n'avait rien possédé en réalité. Si, au contraire, il n'avait rien possédé en fait, sans être pauvre par la volonté, il n'eût pas été vraiment pauvre, car son âme eût été riche et pleine de désirs. Voilà pourquoi nous appelons ce détachement une nuit pour l'âme. Nous ne nous occupons pas ici de la privation des biens; cette privation n'en détache pas l'âme qui continue à les désirer; nous parlons du détachement de l'âme par rapport à ses tendances vers ces biens et les plaisirs qu'elle y trouve. C'est ce détachement qui fait l'âme libre et vide de tous les biens qu'elle pourrait posséder. Or les biens de ce monde n'occupent pas l'âme et ne lui nuisent pas, puisqu'ils ne pénètrent pas en elle; ce qui lui est nuisible, c'est l'attachement à ces biens et le désir qu'elle en a.

 Cette première sorte de nuit, comme nous le dirons plus loin, concerne la partie sensitive de l'âme; c'est l'une des deux dont nous avons déjà parlé et par lesquelles l'âme doit passer.

 Montrons maintenant combien il convient à l'âme de sortir de sa maison par cette nuit profonde des sens pour arriver à l'union avec Dieu.
 
 

CHAPITRE IV
 

OÙ L'ON MONTRE
COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE
QUE L'ÂME PASSE VRAIMENT PAR CETTE
NUIT OBSCURE, C'EST-À-DIRE PAR LA
MORTIFICATION DES SENS, POUR
MARCHER VERS L'UNION DIVINE. ON LE
PROUVE PAR DES COMPARAISONS, DES
IMAGES, ET L'AUTORITÉ DE
LA SAINTE ÉCRITURE.
 
 

 Il est nécessaire que l'âme qui veut arriver à l'union divine passe par cette nuit obscure de la mortification de ses tendances et du renoncement à tous les plaisirs des biens sensibles. En voici la cause. Toutes les affections qu'elle porte aux créatures sont devant Dieu comme de pures ténèbres; tant qu'elle y est plongée, elle est incapable d'être pénétrée de la pure et simple lumière de Dieu. Elle doit donc tout d'abord les rejeter; car la lumière est incompatible avec les ténèbres. Saint Jean dit, en effet, que les ténèbres ne l'ont point reçue: Tenebrae eam non comprehenderunt (Jean, I, 5). La raison, c'est que, d'après l'enseignement de la philosophie, deux contraires ne peuvent être contenus dans un même sujet. Or, les ténèbres, c'est-à-dire l'affection que l'on porte aux créatures, et la lumière qui est Dieu, sont contraires et il n'y a entre elles ni ressemblance ni rapport, ainsi que l'enseigne saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Quae societas luci ad tenebras? « Quel rapport y a-t-il entre la lumière et les ténèbres? (II Cor., VI, 14) ». Il suit de là que la lumière de l'union divine ne peut pas s'établir dans une âme, si tout d'abord ses affections aux créatures n'en ont pas été chassées.

 Pour donner plus de clarté à cette doctrine, nous devons savoir que l'affection et l'attachement que l'âme porte à la créature la rend semblable à cette créature, et plus est grande l'affection qu'elle lui porte, plus aussi elle lui est égale et semblable, car l'amour établit la ressemblance entre celui qui aime et l'objet aimé. Voilà pourquoi le psalmiste, parlant de ceux qui placent leurs affections dans les idoles, dit: Similes illis fiant qui faciunt ea, et omnes qui confidunt in eis: « Qu'ils leur deviennent semblables ceux qui les font, et tous ceux qui mettent en elles leur confiance (Ps. CXIII, 8) ». Donc, celui qui aime la créature se place au niveau de cette créature, et même plus bas en quelque sorte, car l'amour non seulement rend semblables mais encore assujettit celui qui aime à l'objet aimé. Aussi, quand l'âme aime quelque chose en dehors de Dieu, elle est incapable de la pure union avec Dieu et de sa transformation en lui. La bassesse de la créature est, en effet plus éloignée de la grandeur du Créateur que les ténèbres ne le sont de la lumière. Toutes les créatures du ciel et de la terre comparées à Dieu ne sont rien, dit Jérémie: Aspexi terram, et ecce vacua erat, et nihil; et coelos, et non erat lux in eis: « J'ai regardé la terre, elle était vide et néant; j'ai considéré les cieux, et ils étaient sans lumière (Jer. IV, 23) ». Quand il dit qu'il a vu la terre vide, il donne à entendre que toutes les créatures de la terre n'étaient rien, et que la terre elle-même n'était rien; quand il dit qu'il a considéré les cieux et qu'il les a vus sans lumière, il veut dire que toutes les lumières du ciel, comparées à Dieu, ne sont que pures ténèbres.

 Par conséquent, si toutes les créatures considérées sous ce rapport ne sont rien, et l'affection qu'on leur porte moins que rien, nous pouvons dire qu'elles sont un obstacle et un empêchement à notre transformation en Dieu. Car les ténèbres ne sont rien, et moins que rien puisqu'elles sont une privation de la vue. De même que celui qui est dans les ténèbres ne comprend pas la lumière, de même l'âme qui est attachée à la créature ne peut comprendre Dieu; et tant qu'elle n'en sera pas détachée, elle ne pourra pas posséder Dieu ici-bas par la pure transformation de l'amour, ni là-haut dans la claire vision du ciel.

 Il faut expliquer davantage cette doctrine. Tout l'être des créatures comparé à l'être infini de Dieu n'est que néant. Dès lors, l'âme qui met son affection dans l'être des créatures est néant, elle aussi, devant Dieu, et même moins que néant; car, ainsi que nous l'avons dit, l'amour rend celui qui aime égal et ressemblant à l'objet aimé; il le met même au-dessous. Aussi cette âme ne pourra nullement s'unir à l'être infini de Dieu, car ce qui n'est pas n'a pas de rapport avec ce qui est.

 De même, toute la beauté des créatures comparée à la beauté infinie de Dieu n'est que souveraine laideur, comme le dit Salomon au livre des Proverbes: Fallax gratia et vana est pulchritudo: « Trompeurs sont les charmes et vaine est la beauté (Prov. XXXI, 30) ». Ainsi l'âme qui est attachée à la beauté d'une créature quelconque participe devant Dieu à sa laideur. Voilà pourquoi cette âme qui est laide ne pourra se transformer dans la beauté divine, car la laideur est incompatible avec la beauté.

 De même encore, toutes les grâces et les attraits des créatures comparés avec la grâce de Dieu ne sont que disgrâce souveraine et souverain déplaisir. Aussi l'âme qui se laisse prendre aux bonnes grâces et aux attraits des créatures est souverainement disgracieuse et désagréable aux yeux de Dieu; elle n'est pas capable de la grâce infinie de Dieu et de ses attraits, car ce qui est souverainement disgracieux est infiniment distant de Celui qui est la grâce même.

 Toute la bonté des créatures du monde comparée à la bonté infinie de Dieu n'est que souveraine malice. Il n'y a de bon que Dieu seul (Luc, XVIII, 19). Aussi l'âme qui s'attache aux biens de ce monde est souverainement mauvaise devant Dieu. De même que la malice n'est pas capable de comprendre la bonté, de même l'âme dont nous parlons ne pourra s'unir parfaitement à Dieu, qui est souveraine bonté.

 Toute la sagesse du monde et l'habileté des hommes comparée à la sagesse infinie de Dieu n'est qu'une pure et souveraine ignorance, comme le dit saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Sapientia enim hujus mundi stultitia est apud Deum: « La sagesse de ce monde est folie devant Dieu (I Cor. III, 18) ». Aussi toute âme qui s'appuie sur sa science et son habileté pour arriver à s'unir à la sagesse de Dieu est souverainement ignorante devant Dieu et en restera bien loin, car l'ignorance ne connaît pas ce qu'est la sagesse. Saint Paul dit que cette sagesse du monde est une folie devant Dieu. Ceux qui s'imaginent posséder quelque connaissance sont très ignorants, comme le dit le même apôtre: Dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt: « Ils ont dit qu'ils étaient des sages, et ils sont devenus des insensés (Rom. I, 22) ». Ceux-là possèdent la sagesse de Dieu qui se font petits et ignorants, renoncent à leur science et marchent avec amour dans la voie du service de Dieu. Saint Paul enseigne encore cette sorte de sagesse quand il dit: « Si quelqu'un croit être sage parmi vous, qu'il se fasse ignorant pour être sage, car la sagesse du monde est folie devant Dieu (I Cor. III 18-19) ». Aussi l'âme qui veut s'unir à la sagesse de Dieu doit passer par le non-savoir, et non par le savoir.

 Toute la souveraineté et la liberté du monde, comparées à la liberté et à la souveraineté de l'esprit de Dieu, ne sont que servitude profonde, angoisse et esclavage. Aussi l'âme qui est éprise des grandeurs et des dignités ou qui recherche la liberté de ses tendances est regardée et traitée devant Dieu non comme l'enfant libre, mais comme une personne basse, captive de ses passions; elle n'a pas voulu suivre la sainte doctrine du Sauveur, qui nous dit: Celui qui veut être le plus grand sera le plus petit; et celui qui veut être le plus petit sera le plus grand (Luc, XXII, 26). Voilà pourquoi elle ne pourra pas arriver à la liberté royale de l'esprit, qui s'acquiert dans la divine union, car l'esclavage est absolument incompatible avec la liberté; et celle-ci ne peut habiter un coeur assujetti aux caprices dont il est l'esclave: elle habite le coeur libre, le coeur du fils. Tel est le motif pour lequel Sara dit à son mari Abraham de chasser de la maison l'esclave et son fils, parce que le fils de l'esclave ne devait pas partager l'héritage du fils de la femme libre (Gen., XXI, 10).

 Toutes les délices et douceurs que la volonté trouve dans les choses du monde ne sont que peines, tourments et amertumes si on les compare aux délices et aux douceurs de Dieu. Celui qui s'y attache ne mérite devant Dieu que peine extrême, tourment et amertume; aussi ne pourra-t-il pas parvenir aux suavités de l'union avec Dieu.

 Toutes les richesses et la gloire des créatures, comparées à la richesse souveraine qui est Dieu, ne sont que pauvreté absolue et misère profonde. L'âme qui s'attache à leur possession est souverainement pauvre et misérable devant Dieu. Aussi n'arrivera-t-elle pas au bienheureux état de la richesse et de la gloire qui est celui de la transformation en Dieu, car par sa pauvreté et sa misère elle est à une distance infinie de Celui qui est souverainement riche et glorieux. Aussi la divine Sagesse se plaint de ces mortels qui se dégradent, s'avilissent, se rendent misérables et pauvres parce qu'ils recherchent ce qui est beau, grand et riche aux regards du monde, et Elle leur adresse cette apostrophe dans les Proverbes: « O hommes, je crie vers vous; ma voix s'adresse aux enfants des hommes. Comprenez, petits enfants, ce qu'est la sagesse; et vous, insensés, soyez attentifs. Écoutez, car j'ai à vous parler de grandes choses... Avec moi sont les richesses et la gloire, la magnificence et la justice. Les fruits que vous acquérez en me possédant valent plus que l'or et les pierres précieuses, et mes productions plus que l'argent le plus pur. Je marche dans les voies de la justice, dans les sentiers de la prudence, pour enrichir ceux qui m'aiment et remplir leurs trésors (Pro. VII, 4-6, 18-21). »

 Par ces paroles, la Sagesse divine s'adresse à tous ceux qui mettent leur coeur et leurs affections dans une créature quelconque d'ici-bas, selon que nous l'avons expliqué. Elle les appelle petits, parce qu'ils se rendent semblables à ce qu'ils aiment et qui est tout petit. C'est pour ce motif qu'elle leur dit d'être prudents et de considérer les grandes choses dont elle traite, et non ce qui est petit comme eux. Elle leur représente que les grandes richesses et la gloire qu'ils aiment sont avec elle et en elle, et non là où ils s'imaginent. Elle ajoute que l'opulence et la justice sont en elle. Et si les trésors de ce monde leur paraissent précieux, elle les engage à bien considérer que ses trésors sont au-dessus de tout. Car le fruit qu'on en tire vaut plus que l'or et les pierres précieuses; de même, les effets qui en découlent sont plus estimables que l'argent pur qu'ils ambitionnent et qui est l'image de tous les genres d'affections que l'on peut avoir en cette vie.
 
 

CHAPITRE V
 

OU L'ON TRAITE
ET CONTINUE LE MÊME
SUJET; ON MONTRE PAR L'AUTORITÉ
ET DES IMAGES TIRÉES DE LA SAINTE
ÉCRITURE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE
À L'ÂME D'ALLER À DIEU PAR CETTE
NUIT OBSCURE DE LA MORTIFICATION
COMPLÈTE DE NOS
TENDANCES.
 
 

 Ce que nous avons dit peut nous donner quelque idée de la distance qui sépare tout ce que les créatures sont en elles-mêmes de ce que Dieu est en lui-même. Nous voyons également comment ceux qui s'attachent à quelques-unes d'entre elles sont aussi bien qu'elles éloignés de Dieu, puisque, comme nous le répétons, l'amour rend nos âmes égales et semblables à elles. Saint Augustin l'avait bien compris, quand , s'adressant à Dieu dans ses « Soliloques », il disait: « Infortuné que je suis! Quand donc ma petitesse et mon imperfection pourront-elles être en rapport avec votre rectitude? Vous êtes essentiellement bon, et moi je suis mauvais; vous êtes miséricordieux, et moi sans miséricorde; vous êtes saint, et moi misérable; vous êtes juste, et moi injuste; vous êtes la lumière, et moi je suis aveugle; vous êtes la vie, et moi la mort; vous êtes le remède, et moi le malade; vous êtes la souveraine vérité, et moi je ne suis que vanité (Solil. Ch. II (Migne, Patr. Lat., t. XL, p. 866)) ». Ces paroles, le Saint les prononçait pour montrer sa tendance vers les créatures.

 C'est donc une ignorance souveraine de la part de l'âme de se croire capable d'arriver à ce haut état de l'union divine, si tout d'abord elle n'a pas détaché ses tendances de tous les biens naturels et surnaturels qui peuvent lui appartenir (...qui peuvent l'arrêter, comme nous le montrerons plus loin ». P. Silverio); il y a, en effet, une distance infinie entre eux et le don qui est fait en cet état de pure transformation en Dieu. Voilà, pourquoi le Christ, Notre-Seigneur, nous enseigne cette voie du renoncement, lorsqu'il nous dit dans saint Luc: « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple (Luc. XIV, 33) ». Voilà qui est clair. La doctrine que le Fils de Dieu est venu enseigner en ce monde est celle du mépris de toutes choses créées, qui nous dispose à recevoir l'Esprit de Dieu. Tant que l'âme ne s'est pas détachée des créatures, elle est incapable de recevoir ce divin Esprit et d'arriver à la pure transformation en lui.

 Nous avons une figure de cette vérité au livre de l'« Exode », où il est dit que la Majesté divine n'a pas donné l'aliment céleste, c'est-à-dire la manne, aux enfants d'Israël, tant qu'ils n'avaient pas épuisé la farine qu'ils avaient apportée d'Égypte (Ex. XVI, 3 sv). Cela nous fait comprendre que l'âme doit tout d'abord se détacher de tous les biens créés avant de parvenir à l'union divine, car cette nourriture des anges n'est pas pour le palais qui se plaît encore dans la nourriture des hommes. Non seulement elle est incapable de recevoir l'Esprit Divin, l'âme qui se nourrit ainsi et cherche de la saveur dans des mets étrangers, mais elle contriste même beaucoup la divine Majesté quand elle recherche l'aliment spirituel sans se contenter de Dieu seul, et en voulant conserver en même temps son affection pour d'autres objets et sa tendance vers eux.

 C'est là ce que nous enseigne encore la sainte Écriture. Les Hébreux ne se contentèrent pas de cette nourriture simple qu'était la manne; mais ils désirèrent de la chair et en demandèrent; et le Seigneur s'irrita profondément de les voir allier un aliment si vil et si grossier à un aliment si élevé et si simple que renfermait cependant la saveur et la substance de tous les aliments (Nomb. XI. 4). Aussi ces viandes étaient encore dans leurs bouches, lorsque, nous dit David, la colère de Dieu fondit sur eux, et le feu du ciel en dévora des milliers (Ps. LXXVII, 31). Il regardait comme indignes de recevoir le pain du ciel ceux qui en voulaient un autre. Oh! Si les âmes adonnées à la spiritualité savaient de quels biens et de quelle abondance de faveurs spirituelles elles se privent en ne voulant pas se détacher entièrement des bagatelles de ce monde! Comme elles trouveraient dans cette simple nourriture le goût de tous les biens, à la condition de se détacher de toute jouissance sensible! Mais elles ne le trouvent pas parce qu'elles ne veulent pas ce renoncement. Pourquoi les Israélites n'ont-il pas trouvé le goût de tous les aliments qui était renfermé dans la manne? C'est parce qu'ils ne se contentaient pas d'elle seule. Si donc ils n'y trouvaient pas le goût et la force qu'ils auraient voulus, ce n'est point parce que la manne ne les avait point, mais c'est parce qu'ils désiraient autre chose.

 Celui qui veut aimer autre chose avec Dieu montre clairement qu'il fait de Dieu bien peu de cas; il met dans une même balance avec Dieu ce qui, nous l'avons dit, en est infiniment éloigné. L'expérience nous apprend que la volonté, en s'affectionnant à un objet, le met dans son estime au-dessus de tout autre qui serait même bien plus excellent, mais qui ne lui plaît pas autant. Si elle veut jouir également de l'un et de l'autre, elle fait forcément injure au plus digne, puisqu'elle les met injustement sur le même pied. Or il n'y a rien qui puisse être égal à Dieu; c'est donc lui faire une grave injure que d'aimer autre chose avec lui ou d'y porter son affection. Et s'il en est ainsi, que serait-ce si l'âme aimait quelque chose au-dessus de Dieu!

 Telle est la vérité que Dieu a voulu nous donner à entendre quand il ordonna à Moïse de gravir le sommet de la montagne où il devait lui parler. Non seulement il lui commanda d'y monter seul et de laisser en bas les enfants d'Israël, mais il défendit même que les bêtes de somme fussent dans les pâturages voisins de la montagne (Ex. XXXIV, 3). Il montre par là que l'âme qui doit parvenir à cette montagne de la perfection pour communiquer avec Dieu, non seulement doit se détacher de toutes les choses créées et les laisser en bas, mais doit aussi se détacher de toutes ses tendances figurées par les bêtes de somme et ne pas les laisser dans les pâturages qui sont en vue de la montagne, c'est-à-dire dans la jouissance d'autres choses qui ne sont pas Dieu. C'est en lui que tous les désirs sont remplis: c'est l'état de perfection.

 Ainsi donc, la voie et le moyen nécessaire pour monter consistent dans un soin habituel que l'on porte à mortifier les tendances. On arrivera d'autant plus vite au sommet que l'on s'empressera davantage à ce détachement. Tant qu'on ne l'a pas obtenu, on ne parviendra pas au sommet, quelles que soient d'ailleurs les vertus que l'on pratique; et on ne les pratique pas parfaitement si l'âme n'est pas dans la nudité, le dépouillement et le détachement de toutes les tendances.

 Nous en avons une image très vive dans « la Genèse ». Nous y lisons que le patriarche Jacob voulut aller sur le mont Béthel pour y élever un autel à Dieu et lui offrir un sacrifice. Mais il imposa tout d'abord trois conditions aux gens de sa suite: la première, de rejeter loin d'eux tous les dieux étrangers; la seconde, de se purifier; la troisième, de changer de vêtements (Gen. XXXV 2). Ces trois conditions nous donnent à comprendre ce que l'âme qui veut gravir cette montagne de la perfection doit accomplir pour y faire d'elle-même un autel où elle offrira à Dieu un sacrifice d'amour pur, de louange et d'adoration profonde. Avant de monter, elle doit avoir accompli parfaitement les conditions analogues à celles que nous avons rapportées; la première consiste à rejeter tous les dieux étrangers, c'est-à-dire toutes ses affections étrangères et toutes ses attaches; la seconde consiste à se purifier par la nuit obscure des sens des restes provenant de ses tendances: elle doit les mortifier et se repentir sincèrement; enfin la troisième condition nécessaire pour arriver à cette montagne élevée qui consiste dans le changement de vêtements.  Ces vêtements, une fois les deux premières conditions accomplies, Dieu même les remplace par des vêtements nouveaux. Il dote l'âme d'une nouvelle faculté de connaître et d'aimer Dieu en lui-même; mais tout d'abord il a dégagé sa volonté de tous ses anciens vouloirs et de tous les attraits du vieil homme, il a donc établi l'âme dans de nouvelles connaissances et un abîme de délices; il a relégué bien loin toutes ses autres connaissances et les souvenirs du passé; il a fait cesser tout ce qui restait du vieil homme, c'est-à-dire ses aptitudes naturelles, et a revêtu toutes ses facultés d'une nouvelle aptitude complètement surnaturelle, de telle sorte que ses opérations, d'humaines qu'elles étaient, sont devenues divines.

 Voilà ce que l'on obtient dans l'état d'union. L'âme n'y est plus qu'un autel où Dieu reçoit l'adoration, la louange et l'amour, et où il habite seul. Voilà pourquoi il avait prescrit que l'autel sur lequel devaient lui être offerts les sacrifices fût vide à l'intérieur (Ex. XXVII, 8). Il voulait faire comprendre à l'âme qu'il la veut dégagée de toutes les choses créées, pour être digne de servir d'autel à Sa Majesté.

 Il ne permettait pas non plus qu'il y eût sur cet autel un feu étranger, ni que son propre feu vînt jamais à s'éteindre. Aussi, parce que Nadab et Abiud, fils du grand prêtre Aaron, lui offrirent un feu étranger, il en fut irrité et les frappa subitement de mort devant l'autel même (Lévit. X, 1). Nous devons comprendre par là que l'âme, pour être un autel digne de Dieu, ne doit pas laisser le feu de la charité s'éteindre en elle, ni consentir au mélange d'un amour étranger. Dieu ne consent à aucun alliage de la créature avec lui. Voici en effet ce que nous lisons au premier livre des Rois.

 Les Philistins avaient placé l'arche d'alliance dans le temple où était leur idole; or, tous les matins, on trouvait cette idole renversée par terre; et à la fin ils la trouvèrent brisée (I Rois V. 2-4). Le seul désir que Dieu admette et veuille là où il est, est celui de garder sa loi en toute perfection et de porter la Croix du Christ sur nos épaules. La sainte Écriture ne nous dit pas que Dieu ait ordonné de placer, dans l'arche où était la manne, autre chose que le livre de la Loi (Deut. XXXI, 26) et la verge d'Aaron, image de la Croix (Nomb. XVII, 10). Car l'âme, dont l'unique ambition sera de garder parfaitement la loi du Seigneur et de porter la Croix de Jésus-Christ, sera l'arche véritable qui renfermera en soi la véritable manne, c'est-à-dire Dieu lui-même.
 
 
 

CHAPITRE VI
 
 

OÙ L'ON PARLE
DE DEUX PRINCIPAUX
DOMMAGES CAUSÉS À L'ÂME PAR SES
TENDANCES; L'UN EST PRIVATIF
L'AUTRE POSITIF. ON LE PROUVE PAR
L'AUTORITÉ DE LA
SAINTE ÉCRITURE.
 
 

 Il est bon de donner un exposé plus clair et plus détaillé de ce que nous avons dit. Nous allons donc montrer comment nos tendances causent à l'âme deux dommages principaux. Le premier la prive de l'Esprit de Dieu; l'autre la fatigue, la tourmente, l'obscurcit, la souille, l'affaiblit. C'est là ce qu'enseigne Jérémie par ces paroles: « Mon peuple a fait deux maux: il m'a abandonné, moi qui suis la source d'eau vive, et il s'est creusé des citernes qui ne peuvent contenir l'eau (Jér. II, 13). » Ces deux maux sont causés par un seul acte de la tendance naturelle. Il est clair, en effet, que l'âme qui s'affectionne à une créature tombe, par le fait même, plus bas que la créature; plus elle s'y attache, et moins elle est capable de s'unir à Dieu. Deux contraires ne peuvent pas exister à la fois dans le même sujet; or l'amour de Dieu et l'amour de la créature sont deux contraires; ils ne peuvent exister en même temps dans une âme. Quel rapport y a-t-il entre la créature et le Créateur? Entre le sensible et le spirituel? Entre le visible et l'invisible? Entre le temporel et l'éternel? Entre l'aliment céleste, pur et spirituel, et la nourriture grossière des sens? Entre le dénûment du Christ et l'attachement à un objet quelconque?

 Dans l'ordre naturel des choses, une forme ne peut s'introduire dans un sujet si elle n'en a pas tout d'abord chassé la forme contraire; car celle-ci, tant qu'elle dure, lui est un obstacle; il y a incompatibilité entre les deux; de même, tant que l'âme est assujettie à l'esprit sensible et animal, elle est incapable de recevoir l'esprit purement spirituel. Aussi Notre-Seigneur a dit dans saint Matthieu: « Il n'est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (Mat. XV, 26) »; et dans un autre endroit: « Veillez à ne pas donner aux chiens ce qui est saint (Mat. VII, 6). »

 Dans ces textes, Notre-Seigneur Jésus-Christ appelle enfants de Dieu ceux qui renoncent à toutes leurs tendances vers les créatures, pour se disposer à recevoir purement l'Esprit de Dieu; et il compare à des chiens ceux qui veulent trouver pour leurs tendances un aliment dans les créatures. Aux enfants il est donné de manger avec leur père et à sa table, c'est-à-dire à se nourrir de son esprit; tandis que les miettes qui tombent de la table sont pour les chiens. Il faut savoir ici que toutes les créatures ne sont que des miettes qui sont tombées de la table de Dieu. C'est donc à bon droit que l'on appelle chien celui qui cherche son aliment dans les créatures; on lui enlève le pain des enfants, parce qu'il ne veut pas s'élever au-dessus des créatures, qui ne sont que de vraies miettes, jusqu'à la table de l'Esprit incréé de son Père. Aussi ils sont justement comme des chiens toujours affamés, car les miettes servent plutôt à exciter leur faim qu'à l'apaiser. David dit d'eux: « Ils souffriront de la faim comme des chiens, et rôderont autour de la cité; et s'ils ne sont pas rassasiés, ils murmureront (Ps. LVIII, 15-16). » Tel est le propre de celui qui est esclave de ses tendances; il est toujours mécontent et inquiet comme un famélique. Or quel rapport peut-on établir entre la faim que provoquent toutes les créatures, et le rassasiement que donne l'Esprit de Dieu? Tant que l'âme n'aura pas rejeté cette faim du créé, elle ne pourra recevoir le rassasiement de l'incréé. Ainsi qu'il a déjà été dit, deux contraires, comme le sont la faim et le rassasiement, ne peuvent pas se rencontrer à la fois dans le même sujet. Ce qui précède montre comment Dieu fait plus en quelque sorte quand il purifie et dégage une âme de ces oppositions à son esprit que quand il la tire du néant; les dérèglements de ses tendances et de ses affections sont plus opposés à l'action divine et lui résistent plus que le néant. Ce néant, en effet, ne résiste pas à Sa Majesté, comme le fait la tendance de la créature.

 Nous en avons dit assez sur le premier dommage principal causé à l'âme par ses tendances, en résistant à l'Esprit de Dieu; d'ailleurs nous en avions déjà parlé longuement plus haut.

 Parlons maintenant du second dommage qu'elles produisent. Il se manifeste de beaucoup de manières; car les tendances de l'âme la fatiguent, la troublent, l'obscurcissent, la souillent et l'affaiblissent. Nous traiterons de ces cinq effets en particulier.

 Tout d'abord, il est clair que ces tendances lassent et fatiguent l'âme. Elles ressemblent à de petits enfants inquiets et mécontents, qui ne cessent de demander tantôt une chose, tantôt une autre à leur mère, et ne sont jamais satisfaits. De même que se lasse et se fatigue celui qui creuse la terre avec le désir d'y trouver un trésor, ainsi se lasse et se fatigue l'âme qui veut acquérir ce que réclament ses tendances; alors même qu'elle réussit enfin à l'obtenir, elle se fatigue toujours, car elle n'est jamais satisfaisante. En définitive, elle n'a creusé que des citernes crevassées qui ne peuvent contenir l'eau pour étancher la soif. Aussi Isaïe a dit: « Après s'être lassé et fatigué, il a encore soif et son âme est toujours altérée (Is. XXXIX, 8) ». Cette âme se lasse et se fatigue à cause de ses tendances; elle est comme le malade qui a la fièvre: à chaque instant sa soif augmente, il ne se trouve bien que lorsque la fièvre l'a quitté. Comme il est dit au livre de Job: « Après s'être bien rassasié, il se trouve déchiré, étouffé, et toutes les douleurs fondent sur lui (Job XX, 22) ». L'âme est fatiguée et affligée par ses tendances, qui la blessent, la secouent et la troublent comme le sont les flots sous l'action des vents. Comme eux, elle est bouleversée sans pouvoir trouver nulle part un moment de repos. Isaïe dit en parlant de ces âmes: « Les impies sont comme une mer agitée qui ne peut se calmer (Is. LVII, 20) »; et celui-là est méchant qui ne surmonte pas ses tendances.

 Elle se lasse et fatigue, l'âme qui veut satisfaire ses penchants; elle ressemble à celui qui, poussé par la faim, ouvre la bouche pour se rassasier de vent; et, au lieu de se rassasier, il se dessèche davantage, parce que le vent n'est pas son aliment. Aussi Jérémie a dit « Dans l'ardeur de ses désirs, elle a aspiré le vent dans ses affections (Jér. II, 24) ». Et voulant aussitôt après expliquer la sécheresse où elle se trouve, il lui donne cet avis: « Préserve ton pied de la nudité, et ton gosier de la soif (Jér. II, 25) », c'est-à-dire: préserve ta volonté de l'accomplissement d'un désir qui ne lui causerait que plus d'aridité. L'amoureux s'est lassé et fatigué, car, le jour où il comptait réaliser ses voeux, il voit s'évanouir ses espérances; de même se lasse et se fatigue l'âme qui cède à ses tendances et les réalise, car tout lui cause un vide plus grand et une faim plus cruelle. Comme on le dit vulgairement, nos tendances sont comme le feu: jetez-y du bois, il grandit; mais à peine l'a-t-il consumé, qu'il s'éteint nécessairement. Or les tendances sont encore dans une condition pire sous ce rapport. Car le feu s'éteint dès que le bois est consumé, tandis que nos tendances ne diminuent pas quand on a travaillé à les réaliser et que leur objet s'évanouit; bien loin de diminuer, à l'exemple du feu qui a consumé son aliment, elles tombent dans la défaillance et la fatigue, car leur faim s'est accrue et par ailleurs leur aliment a diminué. Isaïe dit à ce propos: « Il ira à droite, et il aura faim; il mangera à gauche, et il ne sera point rassasié (Is. IX, 20) ». Ceux-là, en effet, qui ne mortifient pas leurs tendances, quand ils marchent dans la voie de Dieu, qui est leur droite, sont justement torturés par la faim, parce qu'ils ne méritent pas le rassasiement de l'Esprit de suavité. Lorsqu'ils mangent à gauche, c'est-à-dire lorsqu'ils se laissent aller à la jouissance de quelque créature, ils ne se rassasient nullement, et c'est justice; car ils laissent de côté ce qui seul peut les satisfaire, et ils se nourrissent de ce qui augmente leur faim. Il est donc clair que les tendances sont pour l'âme une cause de lassitude et de fatigue.
 
 

CHAPITRE VII
 

OU L'ON MONTRE
COMMENT L'ÂME EST
TOURMENTÉE PAR SES TENDANCES. ON
LE PROUVE AUSSI PAR DES COMPARAISONS
ET L'AUTORITÉ DE LA
SAINTE ÉCRITURE.
 
 

 Il y a un second genre de mal positif que les tendances causent à l'âme: elles la tourmentent et l'affligent; elles la rendent semblable à celui qui est attaché par des liens à un objet et qui n'a pas de repos tant qu'il n'en est pas délivré. David dit à ce propos: « Les liens de mes péchés, c'est-à-dire mes tendances, m'ont enserré de toutes parts (Ps. CXVIII, 61). » Si celui qui s'étend tout nu sur des épines ou des pointes aiguës est tourmenté et affligé, il en est de même de l'âme quand elle s'appuie sur ses tendances; celles-ci, en effet la blessent, la chagrinent, s'attachent à elle et la torturent. C'est là ce que dit David: « Ils m'ont circonvenu comme des abeilles qui m'ont piqué de leurs dards et m'ont embrasé comme le feu embrase les épines (Ps. CXVIII, 12). » Car nos tendances, qui sont de véritables épines, activent le feu de nos angoisses et de nos tourments. De même que le laboureur qui a en vue la moisson, pique et tourmente le boeuf attaché à la charrue, ainsi la concupiscence afflige l'âme par ses tendances dans le but d'obtenir ce qu'elle veut.

 Nous en avons un exemple bien frappant dans ce désir qu'avait Dalila de savoir quel était le secret de la force extraordinaire de Samson. La sainte Écriture nous raconte qu'elle en était tellement fatiguée et tourmentée qu'elle tomba dans une défaillance pour ainsi dire mortelle (Jug. XVI, 16).

 Les tendances tourmentent d'autant plus l'âme qu'elles sont plus vives; aussi l'infortunée subit autant de tourments qu'elle a de tendances; plus ses tendances sont nombreuses, plus nombreux aussi sont ses tourments. C'est ainsi que se réalise en elle, même dès cette vie, ce que l'Apocalypse dit de Babylone: « Plus elle s'est glorifiée et plus elle a vécu dans les délices, plus aussi vous devez lui donner de tourments et d'angoisses (Apoc. XVIII, 7). » Voyez quel est le tourment de celui qui est tombé aux mains de ses ennemis. Eh bien! Tel est le tourment et telle est l'affliction de l'âme qui se laisse entraîner par ses tendances. Nous en avons une image au livre des Juges. Nous y lisons que le vaillant Samson était fort, jouissait de la liberté et était Juge en Israël. Mais il tombe au pouvoir de ses ennemis qui lui enlèvent sa force, lui crèvent les yeux, l'obligent à tourner une meule de moulin, et ainsi l'affligent et le torturent à l'envi. Tel est le sort de l'âme chez qui les tendances sont vivantes et victorieuses; elles commencent par l'affaiblir et l'aveugler, comme nous allons le dire bientôt, puis elles l'affligent et la tourmentent en l'attachant à la meule de la concupiscence; les liens qui l'attachent de la sorte sont ceux même de ses tendances.

 Or Dieu a pitié de ces âmes qui, au prix de tant de fatigues et à si grands frais, cherchent à satisfaire la faim et la soif de leurs tendances dans les créatures. Il leur dit par la voix d'Isaïe: « Vous tous qui avez soif, venez à la source; et vous tous qui avez l'argent de la volonté propre, hâtez-vous de me faire vos achats et mangez, venez et achetez de mon vin et de mon lait, c'est-à-dire la paix et les douceurs spirituelles, sans me donner l'argent de votre propre volonté, ni même m'en donner l'intérêt, ni me payer par quelques travaux, comme vous le faites pour vos tendances. Pourquoi donnez-vous l'argent de votre propre volonté pour ce qui n'est pas du pain, je veux dire l'Esprit de Dieu? Pourquoi prenez-vous de la peine pour satisfaire vos tendances avec ce qui ne peut les rassasier? Venez, croyez-moi; vous aurez à manger le bien que vous désirez et votre âme aura des mets succulents pour se délecter (Is LV, 1-2 Ce passage n'est pas le texte pur de l'écrivain sacré, mais un commentaire de ce texte). » Or cette délectation indique que l'âme a rejeté la satisfaction que donnent toutes les créatures, car la créature tourmente, et l'Esprit de Dieu vivifie. Ainsi Notre-Seigneur nous appelle et nous dit dans saint Matthieu: « Venez à moi, vous tous qui êtes tourmentés et qui êtes accablés par le poids de vos soucis et de vos tendances; sortez-en, venez à moi, et je vous soulagerai; vous trouverez pour vos âmes le repos (Mat. XI, 28) » dont vous privent vos tendances qui sont une très lourde charge, comme le dit David: « Elles se sont appesanties sur moi comme un lourd fardeau (Ps. XXXVII, 5). »
 
 
 

CHAPITRE VIII
 
 

OÙ L'ON MONTRE
COMMENT LES TENDANCES
OBSCURCISSENT L'ÂME. ON LE PROUVE
PAR DES COMPARAISONS ET L'AUTORITÉ
DE LA SAINTE ÉCRITURE.
 
 

 Il y a un troisième mal causé par nos tendances à l'âme. Elles aveuglent l'âme et obscurcissent la raison. De même que les vapeurs obscurcissent l'air et interceptent les rayons du soleil, ou qu'un miroir terni ne peut reproduire nettement l'objet qui lui est présenté, ou qu'une eau bourbeuse ne peut reproduire les traits de celui qui s'y regarde, de même l'âme qui cède à ses tendances a son intelligence obscurcie; elle ne laisse pas le soleil de la raison naturelle ni le soleil surnaturel de la sagesse de Dieu l'investir et l'éclairer. Aussi le prophète royal a dit à ce propos: « Mes iniquités m'ont environné, et je n'ai pu voir la lumière (Ps. XXXIX, 13). » Par cela même que l'intelligence est obscurcie, la volonté est affaiblie et la mémoire est engourdie, en un mot le désordre s'est introduit dans les opérations de l'âme; car ces puissances dépendent dans leurs opérations de l'entendement: si l'entendement est aveuglé, les autres puissances ne peuvent être que dans le trouble et dans le désordre. Aussi David a-t-il dit: « Mon âme est dans un trouble profond (Ps. VI, 4) », ce qui revient à dire que ses puissances sont dans le désordre.

 Et, en effet, comme nous l'avons dit, l'entendement est aussi incapable de recevoir l'illumination de la sagesse de Dieu que l'air chargé de ténèbres l'est de recevoir la lumière du soleil. La volonté est aussi impuissante à aimer Dieu d'un amour pur que le miroir terni à réfléchir l'objet présent; la mémoire obscurcie par les ténèbres de ses tendances est encore moins apte à se pénétrer avec sérénité du souvenir de Dieu; pas plus que l'eau vaseuse ne peut rendre avec netteté les traits de celui qui s'y regarde.

 De plus, les tendances aveuglent et obscurcissent l'âme, parce que les tendances, comme telles, sont aveugles; par elles-mêmes elles ne comprennent rien, et la raison est toujours leur guide assuré. Aussi chaque fois que l'âme se laisse entraîner par ses tendances, elle s'aveugle; elle ressemble à celui qui voit et se laisse guider par celui qui ne voit pas: c'est absolument comme s'ils étaient aveugles tous les deux, et alors se réalise exactement ce que Notre-Seigneur dit dans saint Matthieu: « Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tombent tous les deux dans la fosse (Mat. XV, 4). » Il sert de peu au petit papillon d'avoir des yeux, puisqu'il se laisse charmer par la beauté qui l'attire pour le consumer. Nous pouvons dire encore que celui qui se complaît dans ses tendances ressemble au poisson qui, ébloui par la lumière qu'on lui présente, ne voit pas les pièges que lui ont tendus les pêcheurs. C'est ce que David fait très bien comprendre, quand il dit de pareilles âmes: « La lumière a frappé leurs yeux, et elles n'ont plus vu le soleil (Ps. LVII, 9). » Nos tendances sont comme le feu dont la chaleur échauffe et la lumière fascine. Telle est leur action: elles enflamment la concupiscence et éblouissent si bien l'entendement qu'il ne voit plus la lumière qui lui est propre. Le motif pour lequel l'éblouissement a lieu, c'est que l'on met devant les yeux une lumière qui leur est étrangère, la puissance visuelle s'y attache et ne voit plus l'autre. De même les tendances; elles se mettent si près de l'âme et s'imposent tellement à son regard, que la pauvre âme s'y arrête et s'en nourrit; la lumière de la saine raison a été écartée, et l'âme ne la reverra pas, tant que l'éblouissement produit par ses tendances n'aura pas disparu.

 Aussi faut-il déplorer amèrement l'ignorance de certaines personnes; elles se chargent de pénitences et de pratiques, mais sans règle et sans autre ordre que celui de leur propre volonté. Elles y mettent leur confiance et s'imaginent que cette voie seule, sans la mortification de leurs autres tendances, suffira pour les acheminer à l'union de la divine Sagesse. Or il n'en sera pas ainsi tant qu'elles n'apportent pas toute leur diligence à mortifier toutes les autres tendances. Si elles y apportaient la moitié seulement de pareils efforts avec le soin voulu, elles profiteraient plus en un mois que par tous les autres exercices en plusieurs années. Il est nécessaire de travailler la terre pour qu'elle porte des fruits; sans cela elle ne produit que de mauvaises herbes; de même la mortification de nos tendances est nécessaire pour le progrès de l'âme. Sans cela, je ne crains pas de le dire, elle n'acquerra pas de perfection et ne grandira pas dans la connaissance de Dieu et d'elle-même; tout ce qu'elle pourra faire ne produira pas plus que la semence qui est jetée sur une terre non labourée. Par conséquent, l'âme restera dans les ténèbres et l'impuissance tant qu'elle n'aura pas mortifié ses tendances. Celles-ci sont pour l'âme ce que la cataracte ou un corps étranger est pour l'oeil: ils empêchent la vue jusqu'à ce qu'on les enlève.

 David a été frappé de l'aveuglement de ces âmes et des obstacles que leurs tendances opposent à la lumière de la vérité; il a vu combien Dieu en est irrité et il leur a adressé ces paroles: « Avant que vos épines, c'est-à-dire vos tendances, ne grandissent et se fortifient comme d'épais buissons, qui interceptent la vue de Dieu, le Seigneur se conduira avec vous comme avec les vivants; il coupe souvent le fil de leur vie au milieu de son cours, et il les engloutit dans sa colère (Ps. LVII, 10) ». Quand les tendances de l'âme sont encore vivantes et l'empêchent de comprendre la vérité surnaturelle, Dieu la frappe en cette vie et il la châtie dans l'autre vie en la vouant à l'expiation. Il est dit encore qu'il les consumera dans sa colère, parce que la souffrance endurée par l'âme lorsqu'elle se mortifie est un châtiment des ravages causés par ses tendances (Dans les éditions précédentes le texte était le suivant: « Dieu consumera dans sa colère ceux dont les tendances toujours vives empêchent de le connaître, ou bien il les châtie dans l'autre vie par les peines ou l'expiation du Purgatoire, ou il les châtie ici-bas soit par des souffrances et des épreuves pour les détacher de leurs tendances, soit par la mortification elle-même de leurs tendances. Il fait ainsi disparaître cette fausse lumière qui s'interpose entre lui et nous, qui nous éblouit et nous empêche de le connaître. La vue de l'entendement s'éclaircit alors, et les dommages occasionnés par nos tendances réparés. »).

 Oh! Si les hommes savaient de quel prix est cette lumière divine dont les prive l'aveuglement causé par leurs tendances et leurs attraits! S'ils savaient dans combien de maux et de dangers ils tombent chaque jour, en ne les mortifiant pas chaque jour! Il ne faut pas se prévaloir de la belle intelligence et des autres dons que l'on a reçus de Dieu pour s'imaginer que leurs attraits et leurs tendances ne produiront pas l'aveuglement ou l'obscurcissement, et ne les feront pas tomber peu à peu dans un état pire. Et, en effet, qui aurait pu croire qu'un homme aussi accompli, aussi sage et aussi riche des dons de Dieu que l'était Salomon devait en venir à un tel degré d'aveuglement et de faiblesse de volonté qu'il élèverait des autels à une foule d'idoles et les adorerait, bien qu'il fût déjà vieux (III Rois, XI, 4)? Et pour faire une telle chute, qu'a-t-il fallu? Il a suffi de l'affection qu'il portait à des femmes étrangères, et de sa négligence à mortifier ses tendances et les satisfactions de son coeur. Il reconnaît lui-même au livre de l'Ecclésiaste qu'il n'a rien refusé à son coeur (Eccl. II, 10). Sans doute, dans le principe il se conduisit avec prudence, mais il se laissa tellement entraîner par ses tendances parce qu'il ne les mortifiait pas, qu'elles finirent par obscurcir peu à peu et par aveugler son entendement: il en arriva à ce point qu'il éteignit complètement cette grande lumière, cette sagesse que Dieu lui avait donnée; et c'est ainsi que dans sa vieillesse il abandonna le Seigneur. Or quand les tendances exercèrent tant d'empire sur un homme qui connaissait à fond la distance qu'il y a entre le bien et le mal, quelle influence n'auront-elles pas sur nous, pauvres ignorants, si nous négligeons de les mortifier? Aussi, comme le Seigneur s'adressant à Jonas l'a dit des Ninivites: « Nous ne savons pas distinguer la main droite de la main gauche (Jonas, IV, 11). » A chaque pas, nous prenons le mal pour le bien, et le bien pour le mal; voilà ce dont nous sommes capables par nous-mêmes. Que sera-ce donc si nos tendances viennent s'ajouter aux ténèbres de notre nature? Il nous arrivera ce que dit Isaïe: « Nous avons longé la muraille, comme le font les aveugles, et nous avons marché à tâtons comme si nous n'avions point d'yeux; notre aveuglement est arrivé à tel point qu'en plein midi nous nous heurtons comme si nous étions dans les ténèbres (Is. LIX, 10) ». Celui, en effet, qui est aveuglé par ses tendances a ceci de particulier que, tout en se trouvant en pleine lumière de la vérité et de son devoir, il ne voit pas plus que s'il était dans les plus profondes ténèbres.
 
 

CHAPITRE IX
 
 

OU L'ON TRAITE DE
LA MANIÈRE DONT LES
TENDANCES SOUILLENT L'ÂME. ON LE
PROUVE PAR L'AUTORITÉ DE
LA SAINTE ÉCRITURE.
 
 

 Le quatrième dommage que les tendances causent à l'âme consiste à la souiller et tacher; c'est ce que dit « l'Ecclésiastique » par cette parole: « Celui qui touche la poix en est souillé (Eccl. XIII, 1). » Or celui-là touche la poix qui se complaît dans quelque créature. Il faut noter que le Sage, par cette parole, compare les créatures à de la poix; car il y a plus de différences entre l'excellence de l'âme et toutes les créatures les plus riches qu'il n'y en a entre les plus purs diamants ou l'or fin et la poix. Mettez de l'or ou un diamant dans la poix bouillante, ils en seront aussitôt souillés et enduits selon le degré plus ou moins grand de chaleur de la poix. Ainsi l'âme qui se porte vers quelque créature en contracte la souillure et la tache. Il y a plus de différence entre l'âme et les autres créatures corporelles qu'entre une liqueur très limpide et une eau fangeuse. De même que cette liqueur serait toute troublée si on la mêlait à la fange, de même l'âme qui s'attache à la créature se souille, se rend semblable à elle. De même que les coups de pinceau imbibés de suie enlaidiraient le visage le plus beau et le plus parfait, de même les tendances désordonnées souillent et tachent l'âme qui en soi est une image de Dieu si belle et si parfaite. Aussi Jérémie, déplorant la dégradation et la laideur que ses tendances désordonnées lui ont causées, parle d'abord de sa beauté et ensuite de sa laideur en ces termes: « Ses cheveux étaient plus blancs que la neige, plus resplendissants que le lait, plus éclatants que l'ivoire antique, plus beaux que le saphir. Mais leur aspect a changé; ils sont devenus plus noirs que le charbon, et on ne les a plus reconnus sur les places publiques (Lament. IV, 7). » Les cheveux signifient ici les affections et les pensées de l'âme; quand elles sont dans l'ordre établi par Dieu, c'est-à-dire soumises à Dieu lui-même, elles sont plus blanches que la neige, plus pures que le lait, plus dorées que l'ivoire antique, plus belles que le saphir. Ces quatre qualités représentent toutes sortes de beautés et l'excellence de toutes les créatures corporelles; et au-dessus d'elles se trouvent la beauté et l'excellence de l'âme et de ses opérations, voilà pourquoi elle est comparée aux Nazaréens ou aux cheveux dont nous avons parlé; si les opérations de l'âme sont désordonnées et tournées vers un but opposé à la loi de Dieu, c'est-à-dire si elle est absorbée par les créatures, elle a, dit Jérémie, une face plus noire que le charbon.

 C'est ce mal, sans parler d'un autre plus grand encore que causent à la beauté de l'âme ses tendances désordonnées vers les choses du siècle. Cela est tellement vrai que si nous devions traiter expressément de la laideur et de la souillure où elles la réduisent, nous aurions beau nous représenter les toiles d'araignées, les reptiles, les cadavres, tout ce qu'il y a ici-bas d'immonde et de repoussant, nous ne trouverions aucun terme de comparaison.

 Sans doute, l'âme viciée par ses tendances n'en reste pas moins, quant à son être naturel, aussi parfaite que Dieu l'a créée, mais dans son être moral elle est devenue abominable, souillée, pleine de ténèbres, remplie de tous les maux que nous venons de décrire et de beaucoup d'autres encore. Il y a plus, n'aurait-elle qu'une seule tendance désordonnée, comme nous le dirons plus loin, et alors même qu'il ne s'agirait pas d'un péché mortel, cela suffirait pour la rendre tellement obscure, souillée et laide, qu'il lui serait absolument impossible de contracter quelque union avec Dieu (Les éditions anciennes mettaient: « contracter l'union parfaite avec Dieu »). Elle n'y parviendra pas tant qu'elle ne se sera pas mortifiée. Quelle ne sera pas, par conséquent, la laideur de l'âme qui est complètement entraînée par toutes ses passions et livrée à toutes ses tendances? Combien ne sera-t-elle pas éloignée de la pureté de Dieu? Les paroles ne sauraient expliquer, ni même la raison comprendre, la variété des impuretés que la variété des tendances cause à l'âme. Si on pouvait le dire et le faire comprendre, on serait étonné et touché de compassion en voyant comment chacune d'elles, selon sa qualité et son degré d'intensité, y met son empreinte et sa couche de souillure et de laideur, comme aussi il peut y avoir sous un seul aspect seulement tant de différences de souillures et dans chaque degré de souillure. L'âme du juste possède une seule perfection: la rectitude; elle est comblée de dons innombrables qui sont du plus haut prix, et d'une foule de vertus splendides; et cependant chacune d'elles diffère de l'autre, et a sa grâce spéciale, selon les affections diverses qui la portent vers Dieu; ainsi l'âme entraînée par des tendances diverses vers les créatures se couvre avec elles d'une variété innombrable de souillures et de laideurs.

 Cette variété de souillures est parfaitement figurée dans Ezéchiel. Il nous dit que Dieu lui montra, représentées sur le pourtour des murs de l'intérieur du Temple, toutes les sortes de reptiles qui rampent sur la terre ainsi que toutes les abominations des animaux impurs. Dieu dit alors à son Prophète: « Fils de l'homme, n'as-tu pas vu les abominations que commet chacun d'eux dans le secret de sa demeure? »

 Dieu commanda ensuite au prophète de pénétrer plus loin afin d'y voir des abominations plus grandes encore. Et le prophète raconte qu'il vit là des femmes assises pleurant Adonis, le dieu de leurs amours.

 Le Seigneur commanda encore au prophète d'avancer afin d'y voir des abominations plus grandes que les précédentes, et le prophète nous dit qu'il vit là vingt-cinq vieillards qui tournaient le dos au Temple (Ex. VIII, 10, 14, 16).

 Les différents reptiles et animaux impurs qui étaient représentés dans la première partie du Temple figurent les pensées et les idées que l'esprit se fait des choses basses de la terre et de toutes les créatures et qui, telles qu'elles sont, se peignent dans l'âme quand elle en embrasse son entendement qui est son premier appartement.

 Les femmes qui se trouvaient plus à l'intérieur du Temple où elles pleuraient leur dieu Adonis figurent les tendances qui sont dans la seconde puissance de l'âme, c'est-à-dire la volonté, et qui gémissent pour ainsi dire parce qu'elles désirent ce que convoite la volonté, c'est-à-dire les reptiles déjà représentés dans l'entendement.

 Les hommes que le prophète a vus dans la troisième partie du Temple figurent les représentations et les images des créatures que conserve et repasse en elle-même la mémoire, troisième puissance de l'âme. Ces représentations tournent le dos au Temple; cela veut dire que l'âme qui par ses puissances se porte pleinement et parfaitement à quelque objet terrestre, a, on peut bien le dire, le dos tourné au temple de Dieu, c'est-à-dire à la droite raison qui n'admet pas qu'une créature soit opposée à Dieu.

 Ce que nous avons dit jusqu'à présent suffit pour nous donner quelque idée du désordre causé dans l'âme par ses tendances.

 Si nous devions traiter en particulier de la laideur la plus minime que causent dans l'âme les imperfections et leurs variétés, de celle plus grande que causent les péchés véniels avec leurs nombreuses variétés, et enfin de celle que causent les tendances aux péchés mortels qui rendent l'âme totalement hideuse, nous n'en finirions plus; l'intelligence des anges même est incapable de le comprendre. Ce que je dis, et je le maintiens, c'est que toute tendance, si minime que soit l'imperfection vers laquelle elle se porte, est une tache et une souillure pour l'âme.
 
 

CHAPITRE X
 
 

OÙ L'ON MONTRE
COMMENT LES TENDANCES
ATTIÉDISSENT ET AFFAIBLISSENT L'ÂME
DANS L'EXERCICE DE LA VERTU. ON LE
PROUVE PAR DES COMPARAISONS ET
L'AUTORITÉ DE LA
SAINTE ÉCRITURE.
 
 

 Le cinquième dommage que les tendances causent à l'âme consiste à l'affaiblir et attiédir de telle sorte qu'elle n'a pas la force de suivre le sentier de la vertu et d'y persévérer. Par le fait même que la force de ses tendances se divise vers plusieurs objets, elle devient moins puissante que si elle était concentrée toute entière vers un seul; plus elle se divise, plus elle s'affaiblit pour chaque objet; aussi les philosophes disent que la force qui est une à plus de puissance que celle qui est divisée. Voilà pourquoi si la tendance de la volonté se porte vers quelque chose en dehors de la vertu, il est clair qu'elle deviendra plus faible pour pratiquer la vertu elle-même. L'âme qui éparpille sa volonté en objets frivoles est comme l'eau qui, trouvant une issue pour couler en bas, ne peut remonter et par suite n'est plus utile. C'est pourquoi le patriarche Jacob, comparant son fils Ruben à une eau répandue parce qu'il avait donné libre cours à ses tendances en commettant un certain péché, a dit: « Vous vous êtes répandu comme l'eau, vous ne croîtrez point (Gen. LIX, 4) ». C'est comme s'il avait dit: Parce que vous vous êtes répandu comme l'eau en suivant vos tendances, vous ne croîtrez pas en vertu.

 De même que l'eau bouillante qui n'est pas renfermée perd facilement sa chaleur, et que les essences aromatiques qui sont exposées à l'air perdent peu à peu leur arôme et la force de leurs parfums, de même l'âme qui ne concentre pas ses tendances dans la seule affection de Dieu perd son ardeur et sa vigueur pour la pratique de la vertu. David avait compris cette vérité quand s'adressant à Dieu, il lui dit: « Je conserverai ma force pour vous (Ps. LVIII, 10) », c'est-à-dire: Je concentrerai la force de mes tendances pour vous seul.

 Les tendances affaiblissent encore la force de l'âme parce qu'elles sont pour elle ce que sont pour l'arbre les jeunes pousses et les rejetons qui, naissant tout autour, lui dérobent la sève et l'empêchent de produire des fruits abondants. C'est de ces âmes que Dieu parle lorsqu'il dit: « Malheur aux femmes qui seront enceintes ou nourrices dans ces jours-là (Mat. XXIV, 19). » Ainsi en est-il de nos tendances. Si on ne les mortifie pas, elles enlèveront peu à peu sa force à l'âme, et elles grandiront pour sa perte, comme les rejetons pour celle de l'arbre. Aussi Notre-Seigneur nous recommande dans l'Évangile d'avoir les reins ceints (Luc, XII, 35), c'est-à-dire d'avoir les tendances mortifiées.

 Les tendances ressemblent encore aux sangsues qui ne cessent de sucer le sang des veines. C'est ainsi que les appelle le Sage quand il dit: Les sangsues, c'est-à-dire les tendances, sont comme des enfants; elles répètent toujours: Donne, donne! (Pro. XXX, 15).

 Il est donc clair que les tendances ne procurent à l'âme aucun bien; elles lui ôtent plutôt celui qu'elle avait; quand on ne les mortifie pas, elles n'ont pas de repos qu'elles n'aient réalisé ce que font les petits de la vipère, qui grandissent peu à peu dans son sein, la rongent et lui donnent la mort tandis qu'eux-mêmes sont pleins de vie à ses côtés. Les tendances, quand elles ne sont pas mortifiées, en arrivent également à tuer la vie divine de l'âme; et elles seules vivent parce que l'âme ne les a pas détruites. Voilà pourquoi « l'Ecclésiastique » a dit: « Ôtez de moi la concupiscence de la chair (Eccl. XXIII, 6) ».

 Mais alors même que les tendances n'arriveraient pas à cette extrémité, c'est une chose digne de pitié que de voir dans quel état elles mettent la pauvre âme, et combien elles la rendent insupportable à elle-même, inutile au prochain, paresseuse et languissante au service de Dieu. Elles lui causent plus de lourdeur et de tristesse dans le chemin de la vertu qu'une humeur maligne n'occasionne de langueurs et de difficultés à la marche d'un infirme ou de dégoût pour sa nourriture. Ce qui ordinairement empêche beaucoup d'âmes d'avoir du zèle et de l'ardeur pour la pratique de la vertu, c'est qu'elles ont encore des tendances et des affections qui ne sont pas pures ni selon Dieu.
 
 

CHAPITRE XI
 
 

OÙ L'ON MONTRE
ET OÙ L'ON PROUVE QU'IL
EST NÉCESSAIRE POUR ARRIVER À
L'UNION DIVINE QUE L'ÂME AIT MORTIFIÉ
TOUTES SES TENDANCES, SI
PETITES QU'ELLES SOIENT.
 
 

 Il y a longtemps, ce me semble, que le lecteur désire me demander si, pour arriver à ce haut état de perfection, il est absolument nécessaire de commencer tout d'abord par la mortification complète de toutes nos tendances petites et grandes, ou s'il ne suffirait pas d'en mortifier quelques-unes et de laisser les autres, celles du moins qui paraîtraient de peu d'importance. Il semble dur, en effet, et très difficile d'arriver à une telle pureté et à un tel dépouillement, que l'on n'ait plus de volonté ni d'affection pour quoi que ce soit.

 A cette question nous répondons tout d'abord que sans doute nos tendances ne sont pas aussi préjudiciables les unes que les autres, et ne nuisent pas au même degré. Je parle des tendances volontaires, car les tendances naturelles n'empêchent que très peu l'union divine, ou même ne l'empêchent pas quand on n'y consent pas et qu'elles ne sont que des premiers mouvements. J'appelle tendances de la nature et de premiers mouvements toutes celles où la volonté, éclairée par la raison, n'a eu aucune part ni avant ni après les actes. Il est impossible de les faire disparaître et de les mortifier complètement en cette vie. Alors même qu'elles ne seraient pas mortifiées d'une façon absolue, elles ne constituent pas un obstacle à l'union divine. Elles peuvent fort bien exister dans notre nature, tandis que l'âme, dans sa partie raisonnable, en sera complètement maîtresse.

 Il peut même arriver parfois que l'âme soit par sa volonté élevée à une haute union de quiétude, tandis que les tendances se manifestent dans la partie sensitive; l'âme qui est en oraison n'en est nullement troublée dans sa partie supérieure. Quant aux tendances volontaires, qu'il s'agisse des plus graves qui portent aux péchés mortels, ou des moins graves qui portent aux péchés véniels, ou de celles moindres encore qui portent aux imperfections, si petites qu'elles soient, il faut les faire disparaître complètement; sans quoi l'âme est incapable d'arriver à l'union parfaite avec Dieu. En voici la raison. L'état de cette divine union consiste en ce que la volonté de l'âme est complètement en la volonté divine; il n'y a plus rien en elle qui soit opposé à la volonté divine; aussi elle ne se meurt en tout et pour tout que d'après la volonté divine. Voilà pourquoi nous disons que, dans cet état les deux volontés, celle de l'âme et celle de Dieu, n'en font plus qu'une, et que cette volonté de Dieu est bien celle de l'âme. Or si l'âme s'attache à quelque imperfection que Dieu ne veut pas, elle n'est pas encore arrivée à avoir une seule volonté avec celle de Dieu. Elle voudrait, en effet, une chose que Dieu ne voudrait pas. Il est donc clair que, pour s'unir à Dieu par l'amour et par la volonté, l'âme doit maîtriser toutes ses tendances volontaires, si petites qu'elles soient. Il ne faut pas qu'elle donne jamais sciemment ou avec advertance son consentement à une imperfection, mais qu'elle ait assez de possession d'elle-même et de liberté pour le refuser dès qu'elle en est prévenue. Je dis avec advertance, parce que sans qu'elle le remarque ou le comprenne, ou que cela dépende entièrement de sa bonne volonté, elle tombera souvent dans les imperfections, des péchés véniels ou ces tendances naturelles dont nous avons parlé. Il est écrit de ces fautes qui ne sont pas absolument volontaires, que le juste tombera sept fois le jour et se relèvera (Pro. XXIV, 16). Quant à nos tendances volontaires, il suffit, je le répète, qu'il y en ait même vers des choses très minimes, pour empêcher l'union divine; je parle de l'habitude qui n'a pas été mortifiée, et non de quelques actes concernant des objets différents qui ne procèdent pas d'une habitude déterminée et produisent moins d'inconvénients. L'âme cependant doit s'appliquer à les faire disparaître eux aussi, parce qu'ils procèdent également d'une habitude imparfaite. S'il s'agit de certaines habitudes d'imperfections volontaires que l'on n'achève jamais de surmonter, non seulement elles empêchent l'union divine, mais encore le progrès dans la perfection.

 Ces imperfections habituelles sont, par exemple, la coutume de parler beaucoup, une petite attache, dont on ne veut jamais se défaire, à un objet quelconque, une personne, un vêtement, un livre, une cellule, tel genre de nourriture, certains petits entretiens, certains petits désirs de chercher de la sensualité, de savoir, d'entendre, ou choses semblables.

 Une seule de ces imperfections, si l'âme y est attachée ou en a l'habitude, lui cause autant de dommage pour son avancement et son progrès dans la vertu que si elle tombait chaque jour dans une foule d'imperfections et de péchés véniels, qui ne procéderaient pas de l'habitude d'une passion vicieuse. Elles lui sont moins nuisibles que ses attaches à un objet quelconque. Tant qu'elles les aura, elle ne pourra, si petite que soit l'imperfection, réaliser de progrès. Qu'importe que l'oiseau soit retenu par un fil léger ou une corde? Le fil qui le retient a beau être léger, l'oiseau y reste attaché comme à la corde, et tant qu'il ne l'aura pas rompu, il ne pourra voler. Sans doute ce fil léger est plus facile à rompre; mais si facile à rompre que soit ce fil, l'oiseau ne peut, tant qu'il ne l'a pas rompu, prendre son essor.

 Ainsi en est-il de l'âme qui est attachée à un objet quelconque. Quelle que soit sa vertu, elle n'arrivera pas à la liberté de l'union divine. Nos tendances et nos attaches ont la même propriété que la remora possède, dit-on, sur le navire: bien que ce soit un poisson très petit, s'il parvient à s'attacher au navire, il l'arrête et l'empêche de naviguer et d'arriver au port. C'est une pitié de voir certaines âmes; elles sont comme de riches navires, chargées de bonnes oeuvres et d'exercices spirituels, de vertus et de faveurs divines, mais elles n'ont pas le courage d'en finir avec un petit attrait, une légère attache ou affection, ce qui est tout un; aussi ne progresseront-elles pas; elles n'arriveront pas au port de la perfection. Et cependant que leur fallait-il pour cela? Il suffisait d'un bon coup d'aile pour achever de rompre le fil d'attache ou enlever cette remora à leurs tendances. Dieu les a déjà aidées à briser d'autres liens beaucoup plus forts des affections qu'elles portaient au péché et aux vanités. Aussi est-il vraiment déplorable de voir que pour une attache à un enfantillage que Dieu leur a laissé à vaincre par amour pour lui et qui n'est qu'un simple fil, un léger duvet, elles cessent d'avancer et n'arriveront jamais à ce bien incomparable de l'union avec Dieu. Il y a pire encore. Non seulement elles n'avancent pas, mais cette attache les fait aller à reculons, elles perdent ce qu'elles avaient acquis durant tant de temps et au prix des plus grandes fatigues. C'est une vérité bien connue: si l'on n'avance pas dans ce chemin spirituel en remportant des victoires, on recule; si l'on ne gagne pas, on perd.

 C'est ce que Notre-Seigneur a voulu nous signifier quand il a dit: « Celui qui n'est pas avec moi est contre moi (Mat. XII, 30). » Celui qui n'a pas soin de réparer la petite fente d'un vase verra toute sa liqueur s'en échapper. « L'Ecclésiastique » nous donne cet enseignement: « Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu dans les grandes (Eccl. XIX, 1). » Il nous dit de plus: « Une seule étincelle suffit pour allumer un grand feu (Ibid. XI, 34) ». De même une imperfection suffit pour en attirer une autre, et celle-ci d'autres encore. On ne verra jamais une âme qui a négligé de vaincre une tendance, qui n'en ait beaucoup d'autres provenant de la même faiblesse et imperfection qu'elle devait surmonter. Nous l'avons vu. Beaucoup de personnes favorisées de Dieu étaient parvenues à un très haut détachement et à une très grande liberté spirituelle; et par cela seul qu'elles ont commencé à se laisser aller à quelque petite attache, à un peu d'affection, sous prétexte de bien, de conversation et d'amitié, ont perdu peu à peu l'esprit de ferveur, le goût des choses de Dieu et l'amour de la solitude; elles ont perdu leur allégresse et leur constance dans les exercices spirituels; elles ne se sont point arrêtées qu'elles n'eussent tout perdu. Et pourquoi? Uniquement parce qu'elles n'ont pas dès le début mortifié le plaisir sensible, ni gardé leur coeur pour Dieu seul.

 Dans ce chemin il faut toujours marcher si l'on veut arriver. Cela veut dire qu'il faut toujours mortifier nos désirs, sans jamais les favoriser; si l'on ne se défait de tous, on n'atteindra jamais le terme. Le bois ne se transforme pas en feu s'il lui manque un seul degré de chaleur pour cela; de même l'âme ne se transformera pas parfaitement en Dieu tant qu'elle aura une seule imperfection, serait-elle quelque chose de moindre qu'une tendance volontaire (Il s'agit ici d'actes qui ne sont pas pleinement délibérés), comme nous l'expliquerons dans la Nuit de la foi.

 L'âme n'a qu'une volonté. Si elle l'engage ou l'applique à quelque chose de créé, elle perd sa liberté, sa force, son détachement et sa pureté, toutes choses qui sont requises pour arriver à la transformation en Dieu. Il nous est dit à ce propos au livre des Juges: « Un ange est venu et a dit aux enfants d'Israël que, puisqu'ils n'avaient pas exterminés ces ennemis, mais avaient au contraire fait alliance avec eux, on les laisserait au milieu d'eux comme ennemis, afin qu'ils fussent pour eux une occasion de chute et de ruine (Jug. II, 3). » C'est justement que Dieu en agit ainsi avec certaines âmes; il les a retirées des dangers du monde, il a mis à mort leurs péchés, qui étaient comme des géants, et vaincu la multitude de leurs ennemis, c'est-à-dire les occasions dangereuses où elles étaient dans le monde, et toutes ces faveurs n'avaient d'autre but que de les introduire avec plus de liberté dans cette terre promise de l'union divine. Malgré cela ces âmes se sont liées d'amitié et ont contracté des alliances avec ce petit peuple de leurs imperfections, qu'elles n'arrivent jamais à mortifier complètement; elles vivent dans la négligence et la tiédeur. Aussi Sa Majesté en est irritée et les laisse s'abandonner à leurs tendances qui chaque jour vont de mal en pis.

 Le livre de Josué nous fournit également une figure de cette vérité: Au moment où les Israélites allaient entrer en possession de la Terre promise, Dieu leur commanda de détruire si bien tout ce qu'il y avait dans la ville de Jéricho qu'ils ne devaient pas y laisser âme qui vive, ni homme, ni femme, ni enfant, ni vieillard, et de mettre à mort tous les animaux; quant au butin, on ne devait ni le prendre ni même le désirer (Jos. VI, 21). Cela nous donne à comprendre que, pour entrer dans la divine union, ce qui est dans l'âme, que ce soit peu ou beaucoup, petit ou grand, doit tout d'abord mourir, et que l'âme n'en conserve aucun désir, et en soit tellement détachée qu'elle soit comme une étrangère pour tout. C'est ce que nous enseigne saint Paul quand il dit aux Corinthiens: « Je vous le dis, mes frères, le temps est court; ce qui nous reste à faire et ce qui convient, c'est que ceux qui ont des femmes soient comme s'ils n'en avaient pas; que ceux qui pleurent la perte des biens de ce monde soient comme s'ils ne pleuraient pas; que ceux qui se réjouissent soient comme s'ils ne se réjouissaient pas; ceux qui achètent, comme s'ils n'en usaient pas (I Cor. VII, 29) ». Voilà ce que nous dit l'Apôtre. Il nous enseigne combien l'âme doit être libre de toute attache pour s'élever à Dieu.
 
 

CHAPITRE XII
 
 

OÙ L'ON MONTRE
COMBIEN IL FAUT
RÉPONDRE À UNE AUTRE QUESTION.
ON INDIQUE QUELLES SONT LES TENDANCES
QUI SUFFISENT POUR CAUSER
À L'ÂME LES DOMMAGES DONT
NOUS AVONS PARLÉ.
 
 
 

 Nous pourrions nous étendre sur cette matière de la Nuit des sens. Nous verrions qu'il y a beaucoup à dire sur les dommages qui proviennent de nos tendances, non seulement sous les rapports dont nous avons parlé, mais encore sous un grand nombre d'autres. Toutefois, ce que nous avons dit suffit pour le but que nous nous proposons. Il semble, en effet, que nous avons suffisamment expliqué pourquoi la mortification de nos tendances s'appelle une nuit, et combien il convient d'entrer dans cette nuit pour s'élever à Dieu. Mais, avant de montrer comment l'âme doit y entrer, et afin de terminer cette partie de notre étude, il reste à éclaircir un doute qui pourrait se présenter au lecteur sur ce que nous avons dit.

 Tout d'abord on peut se demander si une tendance quelconque suffit pour produire et causer dans l'âme les deux maux dont nous avons parlé, à savoir, un mal privatif, qui nous prive de la grâce de Dieu, et l'autre positif, qui produit cinq dommages principaux que nous avons exposés. On peut se demander, en second lieu, si une tendance, quelque petite qu'elle soit et de quelque sorte qu'on la suppose, est suffisante pour produire ces cinq dommages à la fois, ou bien si les unes en produisent un et les autres un autre: par exemple, celle-ci le tourment, celle-là la fatigue, ou les ténèbres...

 Je réponds à la première question. Le dommage privatif, qui consiste dans la privation de Dieu, vient seulement des tendances volontaires qui ont pour objet le péché mortel; ce sont elles qui le causent et le produisent totalement. Elles privent, en effet, l'âme de la grâce en cette vie, et dans l'autre elles la privent de la gloire céleste ou possession de Dieu.

 A la seconde question je réponds: Qu'il s'agisse de péché mortel, ou de péché véniel volontaire, ou d'imperfection, chacune de nos tendances est suffisante pour causer tous les dommages positifs réunis. Bien qu'ils soient privatifs d'une certaine manière, nous les appelons positifs parce qu'ils correspondent à la pente de l'âme vers la créature, tandis que les dommages privatifs correspondent à son éloignement de Dieu. Mais il y a une différence entre les tendances: celles qui ont pour objet le péché mortel causent d'une façon complète l'aveuglement, le tourment, la souillure, la faiblesse... Celles qui ont pour objet les péchés véniels ou l'imperfection évidente ne produisent pas ces maux dans ce degré absolu; elles ne privent pas l'âme de la grâce, ce qui la mettrait sous leur empire, car la mort de l'âme leur donne la vie. Elles produisent néanmoins quelque chose de ces maux, dans un degré moindre, et en proportion de leur lâcheté et de leur tiédeur; aussi plus une tendance a atténué la ferveur de la grâce, et plus elle lui cause d'aveuglement et d'impureté.

 Notons cependant que si chaque tendance produit tous ces préjudices que nous appelons positifs, elle en cause un d'une manière directe et principale et, les autres par voie de conséquence. Si la tendance sensuelle produit tous ces préjudices à la fois, il n'en est pas moins vrai que son effet propre et immédiat est de souiller l'âme et le corps. La tendance de l'avarice les produits également tous, mais elle engendre le chagrin d'une manière directe et immédiate. La passion de la vaine gloire, elle aussi, les produit tous, mais elle apporte immédiatement et directement l'aveuglement et les ténèbres. Ainsi la gourmandise engendre tous ces préjudices, mais son effet principal c'est la tiédeur dans la pratique de la vertu, et ainsi nous pouvons raisonner des autres tendances.

 Or, si tout acte volontaire d'une de nos tendances engendre tous ces effets réunis, c'est qu'il est directement contraire aux actes de la vertu opposée. Un acte de vertu, en effet, produit et engendre en même temps la suavité, la paix, la consolation, la lumière, la pureté et la force; et la tendance déréglée cause le tourment, la fatigue, la lassitude, l'aveuglement et la faiblesse. La pratique d'une vertu fait grandir toutes les autres; et de même un seul vice suffit pour faire grandir tous les autres et leurs effets. Tous ces préjudices ne se manifestent pas au moment même où la passion exerce son activité, car son attrait nous aveugle, mais, soit avant soit après, ses tristes effets se font sentir. Cette vérité est bien figurée par ce livret que l'ange, nous est-il raconté dans « l'Apocalypse », donna à manger à saint Jean, qui le trouva doux au palais, mais très aigre pour son estomac (Apoc. X, 9). La passion, au moment où elle s'exerce, est pleine de douceur et paraît bonne; c'est ensuite que l'âme ressent son amertume et ses tristes effets. Celui qui se laisse entraîner par elle pourra très bien en juger. Je n'ignore pas cependant qu'il y a des personnes tellement aveugles et insensibles qu'elles n'éprouvent point cette amertume. Elles ne songent pas à aller vers Dieu et, par suite, ne se préoccupent pas des obstacles qui les en séparent.

 Je ne traiterai pas ici des autres tendances de la nature qui ne sont pas volontaires, ni des pensées qui ne sont que des premiers mouvements, ni des autres tentations auxquelles on ne consent pas, car tout cela ne cause aucun des préjudices dont il a été question. Sans doute l'âme qui les éprouve pourra s'imaginer que la passion et le trouble où elle se trouve alors la souillent et l'obscurcissent; mais il n'en est rien; ce sont des effets tout contraires qui en résultent. En leur résistant, elle acquiert plus de force, de pureté, de lumière, de consolations, ainsi que beaucoup d'autres biens, comme Notre-Seigneur l'a enseigné à saint Paul en ces termes: « La vertu se perfectionne dans la faiblesse (II Cor. XII, 9). » Quant aux tendances volontaires, elles engendrent tous les maux dont nous avons parlé et beaucoup d'autres encore. Aussi les maîtres de la vie spirituelle doivent-ils mettre leur principale sollicitude à mortifier immédiatement toutes les tendances de leurs disciples, en les privant de la satisfaction de leurs désirs; et en les délivrant de toutes les misères dont nous avons parlé.
 
 
 

CHAPITRE XIII
 
 

OÙ L'ON TRAITE
DE LA CONDUITE QUE
DOIT TENIR L'ÂME POUR ENTRER
DANS CETTE NUIT DES SENS.
 
 
 

 Il reste maintenant à donner quelques avis pour que l'âme puisse et sache entrer dans cette Nuit des sens. Pour cela il faut savoir que l'âme y entre ordinairement de deux manières: l'une est active, et l'autre passive. L'active comprend ce que l'âme (Les éditions précédentes ajoutaient ici ce membre de phrase: « ayudada de la gracia, aidée de la grâce » ) peut faire et fait en réalité par elle-même pour y entrer.

 Nous allons nous en occuper tout de suite dans les avis qui vont suivre. La passive comprend ce que l'âme ne fait pas par elle-même ni par sa propre industrie, mais ce que Dieu fait en elle (Les éditions précédentes ajoutaient ici ces mots: « con mas particulares auxilios, avec des secours plus particuliers » ), et alors elle est comme passive ( « ... consintiendo libremente, tout en donnant librement son consentement » ). Nous en traiterons dans le second Livre, lorsque nous parlerons des commençants. Comme nous nous occuperons alors, avec la grâce de Dieu, de donner de nombreux avis aux commençants à cause d'une foule d'imperfections où ils tombent ordinairement dans ce chemin, nous nous abstiendrons maintenant de leur en fournir beaucoup. D'ailleurs ce n'est pas précisément le lieu de leur en parler, puisque nous ne nous occupons maintenant que de savoir quels sont les motifs pour lesquels on appelle Nuit cette voie qui mène à l'union divine, ce qu'est cette Nuit elle-même et de combien de parties elle se compose. Néanmoins, pour ne pas paraître trop bref et ne pas priver les âmes de tout le profit désirable en ne leur donnant pas tout de suite quelques moyens ou avis propres à ceux qui marchent dans cette Nuit de leurs tendances, j'ai tenu à leur fournir ici la méthode abrégée qui va suivre. Je ferai de même à la fin des deux autres parties ou causes de cette Nuit que je me propose de traiter sans retard avec l'aide de Dieu.

 Ces avis qui suivent et qui concernent la manière de vaincre nos tendances sont, il est vrai, brefs et en petit nombre, mais, selon moi, ils sont aussi profitables et efficaces qu'ils sont concis. Voilà pourquoi celui qui voudra sincèrement les mettre en pratique n'a plus besoin d'en avoir d'autres. Ceux-ci, en effet, embrassent tous les autres réunis.

 Tout d'abord il faut avoir le désir habituel d'imiter le Christ en tout, de se conformer à sa vie qu'il faut bien considérer afin de savoir l'imiter et d'agir en tout comme lui même l'aurait fait.

 En second lieu, si l'on veut bien se conformer à cet avis, et s'il s'offre aux sens quelque plaisir qui ne soit purement pour l'honneur et la gloire de Dieu, il faut se mortifier et se renoncer par amour pour Jésus-Christ, qui, durant sa vie sur la terre, n'a jamais eu d'autre goût ni d'autre désir que de faire la volonté de son Père; c'est là ce qu'il appelait sa nourriture et son aliment.

 Voici un exemple: s'il se présente une occasion d'entendre avec plaisir des choses qui n'intéressent pas le service de Dieu, je refuserai d'y chercher mon plaisir et même de les entendre.

 Si j'éprouve du plaisir à regarder des choses qui ne me portent pas directement vers Dieu, je ne rechercherai point ce plaisir et je ne regarderai même pas ces objets.

 Il en sera de même pour les conversations, ou toutes les autres satisfactions qui se présenteraient. Nous devons donc mortifier tous nos sens, quand nous le pouvons bonnement, et si nous ne le pouvons pas, il suffit de ne pas se complaire dans l'attrait naturel que l'on éprouve et de le désavouer. De la sorte, on arrive bientôt à rendre les sens mortifiés et à renoncer à ses goûts; on vit comme dans la nuit, et, en peu de temps, on peut réaliser de grands progrès.

 Si nous voulons mortifier et apaiser les quatre passions de notre nature: la joie, l'espérance, la crainte et la douleur, puisque de leur concorde et pacification découlent les biens dont nous avons parlé et beaucoup d'autres encore, il faut employer ce qui est un remède total à tous ces maux, la source du vrai mérite et des grandes vertus.

 Que l'âme donc s'applique sans cesse non à ce qui est plus facile, mais à ce qui est plus difficile;
 Non à ce qui plaît, mais à ce qui déplaît;
 Non à ce qui console, mais à ce qui est un sujet de désolation;
 Non à ce qui est repos, mais à ce qui donne du travail;
 Non à ce qui est plus, mais à ce qui est moins;
 Non à vouloir quelque chose, mais à ne rien vouloir;
 Non à rechercher ce qu'il y a de meilleur dans les choses, mais ce qu'il y a de pire, et à désirer entrer pour l'amour du Christ dans un dénûment total, un parfait détachement et une pauvreté absolue par rapport à tout ce qu'il y a en ce monde. Il faut embrasser ces pratiques de tout coeur et s'appliquer à y assujettir la volonté. Celui qui s'y soumet avec amour, intelligence et discrétion, ne tardera pas à trouver beaucoup de délices et de consolations.

 Il suffit de se conformer fidèlement à ces pratiques pour entrer dans la Nuit des sens. Néanmoins, pour donner de plus amples explications, nous parlerons d'une autre sorte de pratiques qui apprennent à mortifier la concupiscence de la Chair, la concupiscence des yeux et la superbe de la vie, trois choses, au dire de saint Jean (Jean, II, 16), qui occupent le monde et d'où procèdent toutes les autres tendances.

 La première consiste à travailler au mépris de soi et à désirer que les autres nous méprisent; cette pratique est contre la concupiscence de la chair.

 La seconde consiste à parler de soi-même avec mépris et à travailler à ce que les autres en parlent de même; cette pratique est contre la concupiscence des yeux.

 La troisième consiste à avoir de bas sentiments de soi, à se mépriser et à désirer que les autres fassent de même; et cette pratique est contre la superbe de la vie.

 Pour terminer ces avis et ces règles de conduite dont nous venons de parler, il nous semble bon de rapporter ici les vers que nous avons placés à l'image de la Montagne représentée au commencement de ce livre. Ils renferment la doctrine nécessaire pour gravir cette montagne qui symbolise l'union parfaite avec Dieu. Mais s'ils s'adressent à la partie spirituelle et intérieure de l'âme, ils enseignent également à mortifier l'esprit d'imperfection de sa partie sensuelle et extérieure, comme l'indiquent les deux chemins placés de chaque côté de notre image qui figure la montagne de la perfection. C'est dans ce dernier sens que nous les prenons ici. Dans la seconde partie de cette Nuit nous les examinerons dans le sens spirituel.

 Voici ces avis:

1.Pour arriver à goûter tout, veillez à n'avoir goût pour rien.
2.Pour arriver à savoir tout, veillez à ne rien savoir de rien.
3.Pour arriver à posséder tout, veillez à ne posséder quoi que ce soit.
4.Pour arriver à être tout, veillez à n'être rien en rien.
5.Pour arriver à ce que vous ne goûtez pas, vous devez passer par ce que vous ne goûtez pas.
6.Pour arriver à ce que vous ne savez pas, vous devez passer par où vous ne savez pas.
7.Pour arriver à ce que vous ne possédez pas, vous devez passer par où vous ne possédez pas.
8.Pour arriver à ce que vous n'êtes pas, vous devez passer par ce que vous n'êtes pas.
 

MOYEN
DE NE PAS EMPÊCHER LE TOUT
 

1.Quand vous voulez vous arrêter à quelque chose, vous cessez de vous abandonner au tout.
2.Car pour venir du tout au tout, il faut se renoncer du tout au tout.
3.Et quand vous viendrez à avoir tout, il faut l'avoir sans rien vouloir.
4.Car si vous voulez avoir quelque chose en tout, vous n'avez pas purement en Dieu votre trésor.

 C'est dans ce dénûment que l'esprit trouve sa paix et son repos. Comme il ne désire rien, rien d'en haut ne le fatigue, rien d'en bas ne l'opprime, car il est dans le centre de son humilité; si au contraire il désire quelque chose, c'est cela même qui est pour lui fatigue et tourment.
 
 

CHAPITRE XIV
 
 

OÙ L'ON EXPLIQUE
LE SECOND VERS DE LA STROPHE:

Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour.
 
 

 Nous avons déjà expliqué le premier verset de cette strophe qui traite de la Nuit des sens; nous avons dit ce qu'il faut entendre par Nuit des sens, et pour quel motif on l'appelle nuit; nous avons montré également quel ordre et quelle conduite il faut suivre pour y entrer activement. L'ordre logique demande maintenant que nous parlions de ses propriétés et de ses effets, qui sont admirables; ils sont contenus dans les vers suivants de la strophe. Je les signalerai brièvement afin de les expliquer, comme je l'ai promis dans le prologue; puis je passerai immédiatement au second Livre, qui traite de l'autre partie de cette Nuit, c'est-à-dire de la Nuit de l'esprit.

 L'âme dit donc: « Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour », je passai et entrai dans la Nuit obscure des sens pour arriver à l'union avec le Bien-Aimé. En effet, pour surmonter toutes les tendances et mortifier l'attrait de toutes les créatures vers lesquelles la volonté est ordinairement attirée par son amour et son affection dans le but d'en jouir, il lui faut les ardeurs plus vives d'un amour plus profond: celui de son Époux. Quand elle met en lui sa joie et sa force, elle trouve assez de courage et de générosité pour rejeter et surmonter aisément tous les autres amours. Non seulement il faut, pour triompher de la force de ses tendances, avoir l'amour de son Époux, mais cet amour doit être enflammé et plein d'angoisses. Il arrive, en effet, comme l'expérience le prouve, que notre nature se porte ou est attirée si violemment vers les choses sensibles que, si sa partie spirituelle n'a pas un amour plus fort vers les choses surnaturelles, elle ne pourra secouer le joug de la nature et des sens, ni entrer dans la Nuit obscure des sens, ni avoir le courage de rester dans la nuit par rapport à toutes les choses créées, ou d'en priver toutes ses tendances.

 Qui dira ces angoisses multiples et si variées de l'amour qui animent les âmes au commencement de ce chemin de l'union? Qui dira leur empressement et leurs industries pour quitter cette demeure de leur propre volonté et entrer dans la nuit de la mortification des sens? Qui dira combien ces angoisses d'amour pour leur Époux leur font paraître faciles, doux même et savoureux tous les travaux et dangers de cette Nuit? Ce n'est pas le lieu d'en parler; d'ailleurs on ne saurait les exprimer. Mieux vaut les éprouver et les contempler que les décrire. Aussi nous allons passer à l'explication des autres vers dans le chapitre suivant.
 
 

CHAPITRE XV
 
 

OÙ L'ON EXPLIQUE
LES ACTES VERS LA STROPHE.

Oh! l'heureux sort!
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
 

 L'âme se sert d'une métaphore pour montrer le triste état de captivité où elle était; aussi elle regarde comme un heureux sort d'en avoir été délivrée sans qu'aucun de ses geôliers l'en empêchât. Par suite en effet du péché originel, l'âme est vraiment captive dans ce corps mortel, et y est assujettie à ses passions et aux tendances de sa nature. Une fois délivrée de leur tyrannie, elle proclame l'heureux sort qu'elle a de sortir sans être vue, c'est-à-dire sans en être empêchée ni retardée. Mais ce qui lui avait servi, c'est de sortir par une Nuit obscure, c'est-à-dire qu'elle avait renoncé à tous ses attraits et mortifié toutes ses tendances, comme nous l'avons dit. Cette réflexion: « tandis que ma demeure était déjà en paix », signifie que la partie sensitive, ou demeure de toutes les tendances, était en paix, parce qu'elle les avait déjà domptées et endormies. Et, en effet, tant que nos tendances ne sont pas endormies par la mortification des sens et que les sens ne sont pas en paix et n'ont pas cessé leur guerre à l'esprit, l'âme ne parviendra pas à cette véritable liberté qui lui permettrait de jouir de l'union avec son Bien-Aimé.

 

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