LA NATURE DE LA SAINTE OBEISSANCE
Maître Eckhart a écrit : "Il ne manque pas de gens qui suivent notre Seigneur jusqu'à mi-chemin, mais qui ne font jamais avec Lui l'autre moitié de la route. Ils renoncent à leurs biens, à leurs amis, aux honneurs, mais il leur en coûterait trop de renoncer à eux-mêmes". Or c'est précisément cette étonnante vie qui consiste à l'accompagner dans la seconde moitié du voyage - cette vie qui aspire à une obéissance absolue, sans aucune restriction - que je voudrais, avec humilité certes, mais aussi avec audace, vous proposer de choisir. J'entends cela à la lettre, entièrement, complètement, et je l'entends pour vous comme pour moi : remettez-Lui votre vie, en une obéissance sans réserve.
Si vous ne saisissez pas le dynamisme révolutionnaire de la proposition que je vous fais, c'est qu'alors vous n'y avez rien compris. De temps en temps seulement il survient un homme ou une femme - un John Woolman, par exemple, ou un François d'Assise - qui consent à être entièrement obéissant, à faire la seconde moitié de la route, à être attentif au plus léger murmure de la voix divine. Et lorsqu'un être s'engage ainsi, Dieu se manifeste, des miracles s'accomplissent, des forces divines capables de renouveler le monde sont libérées et transforment l'histoire. Il est de toute importance pour la race humaine qu'il surgisse aujourd'hui des hommes pareillement consacrés. Ce n'est pas le moment de dire : "Il est ici, ou il est là !" ; c'est au contraire le moment d'affirmer : " Tu es cet homme ". Je vous appelle à cette vie extraordinaire, ou plutôt Dieu vous y appelle par ma voix. Je ne vous la propose pas comme un idéal enchanteur ou un merveilleux modèle qu'on espère pouvoir imiter, mais comme un programme, concret, précis, que nous pouvons suivre, vous et moi, ici, maintenant, dans notre Amérique industrialisée.
Ceci diffère radicalement de cette religion fade et conventionnelle qui, telle une dame distinguée, retient sa jupe d'un doigt délicat pour se pencher anxieusement sur le monde qu'elle voudrait bien retirer du bourbier de l'égoïsme. Nos églises, nos salles de réunion sont pleines de ces gens, respectables autant qu'aimables. Il y a surabondance de Quakers qui suivent Dieu jusqu'à la moitié de la route. Beaucoup d'entre nous se contentent d'une piété aussi molle et traditionnelle que celle des gens d'église d'il y a trois siècles, alors que George Fox et ses disciples se lançaient avec toute la fougue que leur donnait une nouvelle et glorieuse découverte et avec toute l'énergie d'une vie consacrée, à l'assaut de leur mollesse, de leur médiocrité et de leur tiédeur. "Chez quelques-uns, dit Williarn James, la religion est une morne habitude, chez d'autres, une fièvre ardente." La religion de la morne habitude n'est pas celle pour laquelle vécut et mourut Jésus-Christ.
Il y a un degré de sainte et complète obéissance, de renoncement joyeux, de sensibilité aiguÎ à la voix de Dieu, qui nous stupéfie. La différence de degré devient une radicale différence d'espèce lorsqu'on s'efforce de faire la seconde moitié de la route. Jésus n'a-t-il pas dit clairement : " Il faut que vous naissiez de nouveau ? " (Jean 3/8.) Paul le savait bien, lui qui a écrit : " Si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle créature " (2 Cor. 5/17.).
Dans sa jeunesse, George Fox était assez pieux pour satisfaire toutes les exigences religieuses de son temps ; on lui avait même proposé de faire des études de pasteur. Mais son insatiable faim et soif de Dieu le força à sortir de cette médiocrité pour se mettre avec passion à la recherche du Pain de Vie, du véritable Pain de Vie. Des parents raisonnables lui recommandèrent de s'établir et de se marier. Estimant qu'il était fou, on l'envoya à un médecin pour se faire saigner ! - c'était l'équivalent de la visite au psychiatre parfois conseillée à nos " réfractaires " d'aujourd'hui, quand ils refusent le service militaire en Belgique ou en France. Parents, lorsque certains de vos enfants seront saisis de cette fringale de Dieu, ne leur dites pas de renoncer à faire du zèle et de se chercher une occupation ; entourez-les patiemment de votre amour ; ou tout au moins ne les entravez pas, mais laissez l'uvre sainte s'accomplir dans leur âme ! jeunes gens, vous qui sentez en vous des aspirations à la perfection, vous qui connaissez l'ineffable extase de la présence, en vous, de Dieu Lui-même, soyez-Lui fidèles jusqu'à ce qu'enfin, avant abandonné le dernier retranchement du " moi " qui hésite, vous soyez entièrement possédés de Dieu !
La vie de celui qui cherche à être complètement obéissant, complètement soumis, toujours " à l'écoute ", est d'une plénitude étonnante. Son allégresse est indicible, sa paix inaltérable, son humiilité profonde ; sa puissance est capable d'ébranler le monde, son amour est enveloppant, sa simplicité est celle d'un enfant confiant. Ce sont cette vie et cette puissance qui animaient les prophètes et les apôtres. Ce sont cette vie et cette puissance qui étaient en Jésus-Christ, Lui qui disait : " Ma volonté est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé, et d'accomplir son uvre ". C'étaient la vie et la puissance de l'apôtre Paul, "qui n'avait en pensée que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié ". C'étaient la vie et la puissance de saint François d'Assise, du petit pauvre de Dieu, qui de tous les humains fut celui dont la vie se rapproche le plus de celle de Jésus-Christ. C'étaient la vie et la puissance de George Fox, dIsaac et Mary Penington. Et de John Woolmann, qui, parce qu'il pratiquait l'obéissance absolue décida - comme il le raconte dans son journal - de mettre toute sa confiance en Dieu, de se conduire d'après un Principe intérieur de Vertu, et de ne vaquer à ses affaires terrestres que jusqu'au point où la Vérité lui en ouvrirait le chemin. Ce furent la vie et la puissance d'innombrables serviteurs de Dieu à toutes les époques. Ce sont la vie et la puissance de quelques personnes présentes dans cette salle, qui m'écoutent en souriant d'un air entendu. Cette vie et cette puissance pourraient bouleverser notre civilisation occidentale en train de vaciller, et faire de l'Eglise ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, une fraternité d'âmes créatrices, dirigées d'En-haut.