INTRODUCTION A LA SOUFFRANCE

    Un deuxième fruit de la sainte obéissance, est l'initiation à la souffrance. Je ne veux pas louer la joie et le ravissement, bien qu'ils abondent dans la vie consacrée à Dieu : la joie et le ravissement n'ont pas besoin d'apologiste, mais nous reculons devant la souffrance ; toute espèce de souffrance nous semble un mal. Cependant, nous vivons à une époque de douleurs tragiques, où l'homme dépasse les forces les plus cruelles de la nature en y ajoutant des abominations qui outragent Dieu et jettent l'âme et le corps dans un enfer ; c'est dans ce monde là que la sainte obéissance doit cheminer, non point distante et distraite, mais ployant sous le poids de la souffrance.

    L'âme éblouie par la vision de Dieu ne jouit pas d'une bienheureuse cécité à l'égard des humains ; elle est douée, au contraire, d'une sensibilité suraiguÎ, torturante. Pour une âme sensible, la souffrance, dont les sources sont multipliées à l'infini, dépasse presque ce qui se peut endurer Méditez ce paradoxe de l'expérience religieuse : " Rien n'importe, tout importe ". J'ai passé dernièrement une heure inoubliable à le discuter avec un moine hindou. C'est la clef qui ouvre la porte de la souffrance ! Celui qui n'en connaît que la moitié ne saurait franchir cette porte mystérieuse, et survivre.

    Il y a parmi nous des personnes dont la mentalité est celle d'un robuste adolescent : elles simplifient à l'excès le problème de la souffrance. " Il faut la supprimer ", disent-elles tranquillement, et certaines souffrances peuvent, en effet, être supprimées - par un surcroît de souffrance. Mais il en demeure toujours un résidu inéluctable, qui nous confronte, vous et moi, comme il confronte les âmes blessées de l'Europe et de la Chine, du Levant et de l'Inde ; résidu effroyable qui ne saurait être supprimé dans l'espace d'une vie d'homme, et qui flétrit les âmes qui ne sont pas réellement enracinées dans l'Eternité. Les anciens l'appelaient le Destin. Nous comprenons sous ce vocable toutes les forces immenses de la nature, la maladie et les crises qui bouleversent la vie sociale, balayant les individus, les entraînant vers une destinée inconnue, comme l'inondation déchaînée emporte les épaves. Ceux qui ne sont pas fortifiés par la certitude intime de Job, " Je sais que mon vengeur est vivant " (Job 19/25.), périront dans les flots.

    Lorsqu'on revient d'Europe, l'écho des sanglots encore dans les oreilles, on ne peut s'empêcher de s'écrier: " Ne vous laissez pas tromper ! Vous aussi vous aurez à affronter le Destin, c'est maintenant qu'il faut vous y préparer. Ne soyez pas dupes de votre ciel bleu ! Lorsque tombera la pluie et que viendront les torrents, et que les vents souffleront et se jetteront contre la maison qui vous abrite ; lorsque les éléments s'acharneront sur votre corps, à vous, et même sur votre âme, il sera trop tard pour vous construire une nouvelle maison. Vous devrez vous contenter de vous réfugier dans celle que vous possédez, quelle qu'elle soit, et prier qu'elle se trouve fondée sur le roc. Ne vous fiez pas à la distance qui vous sépare de la catastrophe dans le temps ou dans l'espace, ni à la fausse sécurité que vous donnent votre compte en banque, votre automobile, votre bonne santé et votre ardeur au travail. Des milliers d'individus - des millions peut-être - qui vous valaient bien, possédaient tout cela aussi : aujourd'hui, ils périssent, corps et âme ".

    Il règne ici-bas une effroyable attente, car la dernière trace de sécurité terrestre a disparu. En réalité, comme l'a toujours affirmé la religion, cette sécurité n'a jamais existé, mais nous ne voulions pas le croire. Nous autres Quakers, nous ne sommes pas encore tous détrompés : quelques-uns d'entre nous ont encore l'espoir enfantin de trouver dans ce monde rongé d'ulcères atroces de bons petits coussins pour leur petite personne. Ne vous laissez pas tromper par l'agrément de votre vie, par la douceur de l'existence dans vos villes, par la tranquillité et la fraîcheur de vos demeures luxueusement meublées. Car les plaies d'Egypte sont déchaînées sur la terre, elles pénètrent dans le taudis et dans le palais ; ni vous ni moi n'y échapperons. Il y a dans toute vie une somme inéluctable de souffrance aveugle, cuisante, incurable ; rien de nouveau à cela, mais de nos jours cette détresse s'est terriblement intensifiée.

    On revient d'Europe épouvanté d'avoir assisté au naufrage de vies tout aussi cultivées et raffinées que les nôtres, mais fondées uniquement dans l'ordre temporel, sur la propriété et la réputation, faussement rassurées par un léger vernis de religion, et qui n'étaient pas préparées à la souffrance par le bonheur ineffable de la consécration à l'Eternel dans la sainte obéissance ; aujourd'hui, elles sont condamnées au désespoir total. Car celui qui ne veut reconnaître comme normal que ce qu'il peut comprendre, cherche à éliminer de sa vie le lourd poids du Destin, la souffrance inévitable qui fait cependant partie du quotidien ; il ne consent pas à s'y soumettre, à placer sa nuque sous le joug afin de porter la part d'affliction qui lui est réservée, et à entrer à l'école de Dieu en se pliant à la sévère discipline de la douleur, pour participer radieux au sacrement de la souffrance.

    On revient d'Europe pour vous supplier - vous qui vous trouvez devant moi sur ces bancs, vous, mes bons amis, dont beaucoup aiment la vie facile - d'ouvrir votre âme à un baptême d'Eternité qui vous fera voir le désert dans notre monde instable et chaotique, et vous fortifiera d'une paix inébranlable, " qui surpasse toute intelligence " et permet de supporter les calamités sans se laisser aller à la révolte qui détruit l'âme. Alors, et alors seulement, sevrés de la terre et pleinement consacrés à Dieu, nous pourrons espérer devenir des voix qui crient, dans le désert de Philadephie ou de Londres : " Préparez au désert le chemin de l'Eternel, aplanissez dans les lieux arides une route pour notre Dieu." (Esaïe 40/3 .). Vous me direz que ce sont là des vérités anciennes, mais l'heure n'est pas aux nouveautés séduisantes ; il est temps de revenir aux vérités immortelles de la vie, de la souffrance, de l'Eternité, et de nous donner sans réserve à Celui qui est au-dessus de toutes choses.

    La souffrance élargit le cœur. Mais quel supplice il faut endurer pour que cet élargissement du cœur nous prépare à partager l'angoisse d'autrui ! La voie de la sainte obéissance, qui prend son commencement dans le cœur de Dieu, parcourt la vallée de l'ombre de la mort dans toute sa longueur.

    Quant aux souffrances qui peuvent être vaincues, il en est qui ne cèdent qu'à des années de travail, de fatigues, de foi invincible, qui parfois ne cèdent même qu'à la mort. La Croix, en tant que dogme, n'est qu'une facile spéculation ; la Croix devenue souffrance vécue est agonie et gloire et, prenant modèle sur son propre cœur, Dieu a planté la Croix le long de la voie de la sainte obéissance. Il accomplit, dans le cœur de ceux qui l'aiment, le miracle de leur faire accueillir volontiers la souffrance, de la leur faire reconnaître pour ce qu'elle est, le suprême sceau de sa grâce et de son amour. Je n'ose vous presser d'accepter votre Croix. Mais la voix divine retentit puissamment en vous comme en moi. A nos meilleurs moments elle parle à notre véritable " moi " et nous tire de notre quiétude en nous révélant la misère du monde. Dieu agit sur nous pour nous attirer à quelques tâches bien définies qui sont les nôtres ; son cœur oppressé place sur nous des fardeaux particuliers. Il nous accorde le magnifique aveuglement de la foi et, en même temps, la vie aiguÎ d'une âme sensibilisée et la grâce d'obéir sans broncher. Nous comprenons alors que rien n'importe et que tout importe, et que la tâche qui m'est assignée importe pour moi, pour mon prochain, et pour l'Eternité. Et si nous sommes d'une humilité absolue, il se peut que nous recevions la force d'être obéissants jusqu'à la mort, et même jusqu'à la mort de la Croix.

    Au fond de mon cœur, je pressens que quelques-uns d'entre nous auront à examiner à nouveau leur vie confortable et égocentrique. Les temps sont trop tragiques, la peine de Dieu est trop profonde, les ténèbres de la nuit humaine sont trop épaisses, la Croix est trop glorieuse, pour que nous continuions à vivre, comme nous avons vécu jusqu'ici, d'une vie qui reste en-deça de la sainte obéissance. Il se peut que cet examen implique des changements dans notre lieu de domicile, notre carrière, notre fortune, notre sécurité matérielle. Il implique, en tout cas, une chose : quelques-uns d'entre nous auront à faire vœu de renoncement et de consécration à l'Eternel qui au-dedans de nous, vœu aussi absolu, aussi irrévocable que celui des moines du moyen ‚ge. De petits groupes de croyants entièrement consacrés à Dieu, unis par la communion avec Dieu, auront à prononcer comme les Franciscains du Tiers Ordre, le vœu irrévocable de vivre dans le monde comme n'en étant pas et, s'il plaît à Dieu, ils ranimeront les tisons de la foi dans un monde incroyant. Nos réunions d'Amis étaient précisément censées être de tels groupes, mais aujourd'hui elles sont trop souvent assoupies, tièdes, envahies par les préoccupations du siècle. Il pourrait se créer dans le cadre de nos réunions, des groupes d'hommes et de femmes mis à part par une résolution intime, liés par le vœu d'obéissance perpétuelle à la Voix intérieure, vivant dans le monde sans en être, prêts à faire la seconde moitié de la route, soumis comme une ombre, aussi sensibles qu'une ombre et aussi peu préoccupés d'eux mêmes. De pareilles troupes d'humbles prophètes pourraient rendre la vie à la Société des Amis et à l'Eglise chrétienne, elles pourraient bouleverser le pays à dix lieues à la ronde.