La religion de combat par labbé Joseph Lémann
Livre deuxième
Chapitre Deuxième Maîtres éclairés et guides sûrs
- I. Le savant rationaliste et le savant incrédule ne méritent pas ces qualifications d’honneur: «Maîtres éclairés, guides sûrs.» Triste et orgueilleux état de leur raison, ou la froide raison. Résultats de ténèbres: science incomplète et souvent dangereuse; froid du cœur; morale équivoque. – II. Ceux à qui conviennent ces qualifications, dans la cité de lumière : L’évêque, le pasteur, le docteur, le savant chrétien. Magnifique épanouissement des sciences humaines, subordonnées, par eux, à la Vérité éternelle. – III. L’heure présente est aux génies malfaisants: la fable des Harpies devenue une réalité. – IV. Obligation pour les bienfaisants génies de ne rien céder en tout ce qui concerne l’enseignement. I « C’est une loi, que l’intelligence humaine, et même toute intelligence créée, doit se former par un enseignement reçu avec respect d’une intelligence supérieure. Nul n’est à lui-même son principe et son initiation: il faut que le feu de la vérité, vivant dans un ancêtre spirituel, touche l’âme qui s’ignore et y allume l’incendie qui ne s’apaisera que dans la dernière leçon de l’Éternité. Jusque-là, l’intelligence sera comme endormie, ou si elle s’éveille par l’action sourde de sa nature, elle n’aura que des lueurs, des pressentiments, tout au plus de lentes et imparfaites coordinations. Dieu a été le premier maître du genre humain; formé sous lui, l’homme a transmis à sa postérité le dépôt de la parole et de la science, et ce dépôt mystérieux, sans cesse accru par le travail des générations, arrive à chacun de nous dans un enseignement qui les résume et élève en quelques jours notre esprit à la hauteur où l’esprit humain est lui-même parvenu. Là commence en nous le règne de notre personnalité: enfants de la lumière, héritiers des âges, il nous est permis d’ajouter à la tradition, sans la détruire, le sable d’or que nos pieds découvriront en foulant les rivages inexplorés du vrai.» (Lacordaire, Discours sur St Thomas d'Aquin) Avec quelle élévation de pensées et quelle magnificence de style, cette citation n’établit-elle pas que l’homme, enfant de lumière, est un être enseigné. Il a besoin, toute sa vie, de maîtres et de guides. Mais c’est à la jeunesse surtout qu’il faut de bons guides, pour la direction de ses études, de sa conscience, de ses mœurs. Cherchons-les. Un savant rationaliste ou incrédule mérite-t-il ces appellations dhonneur, «Maître éclairé, guide sûr,» et, avec elles, la confiance des familles? Difficilement. Qu’on veuille bien peser les motifs de cette défiance, mêlée de compassion. Chez le rationaliste et l’incrédule, la raison dit superbement: je veux être seule, je n’ai nul besoin du secours de la foi, je me suffis à moi-même. Elle dit encore : je suis la froide raison. Ainsi parlent le rationaliste et l’incrédule. Raison solitaire, raison froide! Mais ainsi, également, a parlé l’orgueil, lorsqu’il naquit avec Lucifer. Quelles ont été, en effet, les pensées de Lucifer? L’Écriture les rapporte : Je me placerai au-dessus des nuées les plus élevées … je m’assoirai dans les flancs de l’Aquilon (Isaïe, XIV, 13, 14.). C’est le propre de l’orgueil de rechercher une place à part, une place solitaire où il ne soit pas confondu avec tout le monde; voilà pourquoi Lucifer disait : je me placerai au-dessus des nuées les plus élevées. Et c’est aussi le propre de l’orgueil d’être froid, égoïste, de n’être pas aimant: je m’assoirai dans les flancs de l’Aquilon. Hélas! n’est-ce pas exactement la même conduite que tient l’orgueilleuse raison chez le rationaliste et l’incrédule? Elle dit, cette orgueilleuse raison: je veux être seule, à part de la foi; je n’ai nul besoin d’elle, je suis la raison solitaire… Elle ajoute: ce mysticisme, cette chaleur qui accompagne la foi, ne serait propre qu’à me troubler, qu’à faire dévier mon jugement: je suis la froide raison! Eh bien, à quels résultats aboutira cette raison solitaire et froide? À des résultats de ténèbres. Les voici : Le premier résultat est une science incomplète et très souvent dangereuse. Oui, le rationaliste peut être un savant, un très grand savant, dans les sciences positives, en géométrie, en physique, en histoire, en médecine; mais savoir beaucoup, et ne pas savoir ce quil importe le plus de savoir, Jésus-Christ, le salut, nest-ce pas une science incomplète? Nest-ce pas, hélas! le travail de la taupe? Comme elle, on remue la terre, et lon ne connaît pas le ciel! Et non seulement science incomplète, mais, très souvent, dangereuse. Newton, le grand savant, disait avec humilité: «Je ne sais ce que le monde pensera de mes travaux; mais pour moi il me semble que je n’ai été autre chose qu’un enfant jouant sur le bord de la mer, et trouvant tantôt un caillou un peu plus poli, tantôt une coquille un peu plus brillante, tandis que le grand océan de la Vérité s’étendait inexploré devant moi.» Ainsi parlait Newton après ses sublimes découvertes; Newton croyait en Dieu, et devant l’océan de la Vérité, il s’abaissait, s’anéantissait, se comparant à un enfant jouant sur la rive avec des coquillages! Mais l’orgueilleuse raison du savant rationaliste n’a pas cette timidité. Elle ne fait pas difficulté de s’aventurer, seule, avec ses propres forces, sur l’océan de l’Infini, et comme l’Écriture a dit que celui qui veut sonder la Majesté sera accablé de sa gloire (Prov. XXV, 27.), l’orgueilleuse raison solitaire vient misérablement échouer sur les écueils du panthéisme, du fatalisme, du positivisme. Voilà pour l’intelligence du rationaliste, et que se passe-t-il dans son cœur? La raison ayant dit: je suis la froide raison, le froid du cœur lui a répondu. Il n’est que trop vrai, le froid du cœur envahit souvent l’homme qui a dédaigné la foi des simples, la foi chrétienne. Je m’établirai dans les flancs de l’Aquilon, disait Lucifer; l’Aquilon glacial se fait sentir autour du cœur qui pour planer plus haut, s’est séparé des simples. Doit-on inférer de là que le rationaliste, que l’incrédule ne savent pas aimer? Évidemment, ce serait de l’exagération. Mais leur amour est gêné, refroidi, par froide raison; c’est un amour qui n’a pas toute sa force, semblable à un soleil d’hiver! La foi étant une croyance par amour, quand on n’a pas la foi, on a moins d’amour. Est-ce donc si surprenant? N’est-ce de l’égoïsme que de ne point tenir compte de Jésus-Christ qui nous a tant aimés en mourant pour chacun de nous? Aussi ce refus de lui donner son adhésion fait-il contracter au cœur un rétrécissement secret, qui gêne tout. Le rationaliste admet bien qu’il y a un Dieu, il peut prononcer son nom, mais ce nom n’a point d’aimer; il peut dire: Dieu est; mais c’est un Dieu glacé qui ne sait pas les chemins du coeur, être abstrait et solitaire, qui habite l’inaccessible région de l’infini, et devant lequel l’homme passe sans avoir l’idée d’une prière ni la puissance d’une larme, lui qui prie et qui pleure si naturellement! Considérez, par exemple, un père longtemps rationaliste ou incrédule, en face de son enfant qui va faire sa première communion: quel contraste plein de compassion touchante! Quelle ferveur, quel amour débordant dans ce petit coeur bien simple! Quelles émotions refoulées, quels rayons brisés dans l’âme de ce pauvre père! Pauvre rationaliste, pauvre incrédule, oh! de grâce, rendez-vous! Quittez l’Aquilon, croyez avec votre enfant, et accordez à votre cœur la jouissance d’aimer de toutes ses forces, jusqu’au fond, parce que votre raison aura été jusqu’au bout… jusqu’à la foi! Mais qu’est-ce qui arrête en définitive le rationaliste, qu’est-ce qui paralyse le plus l’élan de son cœur? C’est l’obligation de la foi pratique. La plupart du temps, l’homme ne croit pas, parce qu’il ne veut pas pratiquer. Rationaliste dans l’intelligence, il s’appelle néanmoins honnête homme dans la pratique. Eh bien, dit-il vrai? Dans sa conduite y a-t-il, du moins, beauté morale? Là, est-il fils de lumière? Hélas! non; et le troisième résultat de ténèbres qu’il faut constater en lui, c’est une morale équivoque. Le Père Lacordaire disait: «Qui de nous na connu de belles natures à qui la foi seule manquait? En les voyant, lamour naissait de lui-même, et une joie du cur nous révélait la présence et le charme du bien. Mais si la confiance nous a fait descendre plus avant dans le mystère de ces créatures choisies, avec quel douloureux respect y avons-nous touché des blessures dautant plus sensibles quelles étaient plus secrètes.» Que ces paroles sont justes! Le prêtre sait bien quà côté dune telle intelligence il ny a pas toujours une belle conduite! Mais d’où vient que le rationaliste ne saurait être dans sa conduite le parfait honnête homme, un juste, un fils de lumière? D’où vient cela? Un aveu plein d’humilité touchante l’explique admirablement. Désabusé des orgueilleuses et chimériques illusions du rationalisme, Maine de Biran écrivait à la fin de sa vie, en parlant de Jésus-Christ et de lui-même: «Il faut toujours être deux! Malheur à celui qui est seul, il est malheureux et dégradé; et quoiqu’il en impose au dehors, il ne s’en imposera pas à lui-même.» Maine de Biran avait raison: pour être honnête, il faut être deux, Jésus-Christ et soi; la grâce divine et l’effort humain! Car l’effort humain, seul, n’aboutit qu’à des faiblesses. L’honnête homme solitaire, qui suit un sentier en dehors de la foi pratique et des sacrements, pourra en imposer aux autres, il ne s’en imposera pas à lui-même. En lui, il y aura des actes bons, je l’accorde; mais une vie totalement bonne, jusqu’au bout, sans défaillance jusqu’à la fin, celle d’un parfait honnête homme, au dedans comme au dehors, je le nie. Il n’est aucune honnêteté naturelle qui n’ait eu à rougir par quelque endroit, aucune qui ne tremblerait devant ce mot terrible d’un homme célèbre : S’il fallait choisir d’être connu tout entier ou ignoré tout entier, il n’y a pas d’homme qui ne préférât d’être ignoré tout entier. Oui, demandez à un rationaliste ce qu’il préférerait, s’il avait à choisir entre être connu tout entier ou être ignoré tout entier, à coup sûr il préférerait les ténèbres. Elles lui conviennent! Le savant chrétien qui revient du saint Tribunal de la pénitence et de la sainte Table, sil a eu des défaillances, sest, du moins, retrempé dans la lumière. Tout cela fait que la science, chez, le rationaliste et chez l’incrédule, inspire des tristesses, des défiances, des alarmes. Cette terrible sentence, véritable épée de Damoclès, demeure suspendue au-dessus de tous les talents superbes et solitaires : Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne pas à aimer! II Nous avons éliminé. Déployons maintenant la liste des vrais maîtres et des guides sûrs. C’est l’Église catholique qui dresse cette liste, avec équité et largeur. N’est-ce pas elle, en effet, qui a été établie la demeure de la sagesse, de la vertu et de la science? L’Esprit de Dieu plaçait, dix-huit siècles avant Jésus-Christ, cette interrogation sur les lèvres d’un prince-pasteur de l’Arabie, en vue des générations à venir : La sagesse, où se trouve-t-elle? et quel est le lieu de l’intelligence? L’abîme dit : Elle n’est point en moi; et la mer : Elle n’est point avec moi. Elle ne se donne point pour l’or le plus pur, et elle ne s’achète point au poids de l’argent. On ne la mettra point en comparaison avec les marchandises des Indes, dont les couleurs sont les plus vives, ni avec la sardoine la plus précieuse, ni avec le saphir. Ce qu’il y a de plus grand et de plus élevé ne sera pas seulement nommé auprès d’elle; mais la sagesse a une secrète origine d’où elle se tire. D’où vient donc la sagesse? et où l’intelligence se trouve-t-elle? (Job. XXVIII.) L’interrogation, posée il y a trente-six siècles, n’est pas restée une énigme. La sagesse, partie du sein de Dieu avec le Verbe, réside aujourd’hui dans l’Église catholique, et l’intelligence se trouve aussi auprès d’elle. Académies des savants, comptoirs des Indes, or des Hébreux, ce n’est pas vous qui procurez la sagesse, ni la vertu et la vraie science qui en émanent: c’est l’Église catholique. À elle donc il appartient de présenter au monde la liste des maîtres éclairés et des guides sûrs. La variété en est magnifique. On peut, toutefois, les distribuer en quatre catégories d’honneur, subordonnées par la hiérarchie. Le premier maître éclairé et guide sûr est l’Évêque. Le nom d’évêque, d’après son étymologie venue du grec, signifie : voir sur, voir de haut. L’évêque voit de haut, pour éclairer et pour guider. Chaque évêque est, dans son diocèse, la colonne et l’appui de la vérité. Quel spectacle que celui d’un évêque revêtu de ses insignes, assis sur son trône pontifical, entouré de son clergé et de ses fidèles! C’est vraiment la vision de la force et de la durée, le lien du présent, du passé et de l’avenir, la colonne au centre du peuple chrétien! Ô évêques, que vous êtes vénérables! Un rayon de l’immutabilité divine est répandu sur vos visages, et un autre rayon de la fécondité divine descend dans vos bénédictions! Après l’évêque, le deuxième maître éclairé et guide sûr prend le doux nom de pasteur; on le nomme aussi curé, appellation non moins douce, provenant du mot latin curare, avoir soin. Homme simple et modeste, content de peu, vivant au milieu des peuples sans richesse ni puissance, et cependant avec une autorité constante, respectée, remarquable par sa simplicité même: tel est le pasteur, homme de chaque jour. Un bon pasteur: que de lumières et que de sûreté viennent de lui! «Assis, non plus sur les collines éternelles, mais sur les hauteurs abaissées de notre terre, Jésus étendait au loin son regard. Il pénétrait le ciel pour y lire les mystères de la justice et de l’amour, les secrets de l’avenir, et les moments de Dieu! Puis, le ramenant sur ses brebis, il les interrogeait, il les avertissait; parfois même il les menaçait; ô douces menaces de l’amour!… Le plus souvent, il leur inspirait la sécurité, l’espérance et la joie. « Douces brebis, vivez en paix, le coeur du Bon Pasteur vous protège; goûtez la vie, il vous la donne; que l’amour vous fasse croître, qu’il vous multiplie sur la terre comme l’innombrable armée des étoiles qui brillent au-dessus de vos têtes, et que le regard du Seigneur dirige à travers les immenses plaines des cieux.» Cette délicieuse description a été faite du Bon Pasteur par excellence, du Fils de Dieu descendu sur la terre: il est permis de l’étendre à tout fidèle pasteur des âmes qui continue, dans le poste que l’Église lui a confié, les fonctions de Jésus-Christ. Au troisième rang, apparaît le docteur. Qui établira et montrera l’accord harmonieux de ces trois sublimes puissances : la raison, la foi, la science. Qui dissipera les doutes, cruels tourments des esprits les plus soumis et les mieux cultivés? Qui dirigera la marche du juste dans ces âpres sentiers où l’âme, quoique pleine de bonheur, éprouve bien cruellement parfois les angoisses de l’exil? N’est-ce pas le docteur de la vérité. Le docteur! l’homme de la doctrine! l’homme qui sait les voies de la sagesse et la poursuit à travers des espaces, où l’aigle même n’atteint pas, dans la sublimité des cieux, pour la rapporter ensuite aux esprits plus faibles, plus timides, aux humbles et aux petits: quel vol royal, et quelle belle mission d’explorateur au nom de la charité! Aussi, le prophète Daniel faisant une description sommaire, rapide, très rapide de la vie future, s’arrête cependant devant les docteurs, les montre du doigt, et dit : Ceux qui en auront instruit un grand nombre dans la justice brilleront comme des étoiles dans des éternités sans fin (Daniel, XII, 3.). La même plume délicate qui a célébré le pasteur décrit ainsi le rôle du docteur : « La terre a ses sources qui lui donnent leurs eaux; le firmament du ciel a ses astres qui versent sur le monde leur lumière; les nuées, qui entourent notre globe, portent dans l’air et répandent ensuite sur la terre la rosée et la vie. Pourquoi les âmes n’auraient-elles point aussi des sources, où elles iront puiser les eaux de la divine sagesse; des astres qui répandront sur elles leurs pures clartés; des nuées bienfaisantes, dont l’influence leur rendra la fraîcheur et la vie? « Ô âmes, n’enviez à la terre ni les sources qui l’abreuvent, ni les astres qui l’éclairent, ni la rosée qui la féconde: Dieu, dans ses miséricordes, ne vous a-t-il pas donné les docteurs de la vérité? » (Mgr Baudry). Entre tous ces docteurs, il suffit d’en nommer un : saint Thomas d’Aquin! «Simple comme l’aigle, vaste comme lui, on ne le perd jamais de vue dans son vol, si élevé qu’il soit, et ses serres puissantes écartant tous les nuages, il demeure immobile dans la lumière et comme se transformant en sa substance.» (Lacordaire). L’évêque a la garde de la vérité; le pasteur en exerce la culture paisible; le docteur en poursuit l’exploration. Reste une dernière fonction, plus modeste, mais non moins importante, celle du savant chrétien. Son domaine est la science humaine: histoire, géographie, médecine, mathématiques, jurisprudence, mécanique, industrie. Savant, parce qu’il sait beaucoup en matière de science; chrétien, parce qu’il soumet sa science à la vérité éternelle. Si les vrais savants s’honorent de relever de la religion chrétienne, de son côté, la religion s’applaudit de ce qu’ils font partie de son chandelier d’honneur et en rehaussent l’éclat. Car le christianisme ne permet pas seulement la science, il la recommande. Il ne craint pas d’ouvrir trop larges les portes du savoir. Il fait luire la science, comme Dieu fait luire le soleil sur les bons comme sur les mauvais, laissant toute responsabilité à ceux qui usent mal de la lumière et ne songeant pas à l’éteindre. De là vient la probité de la science chrétienne : Elle est scrupuleuse; elle ne se paye ni de faits hasardés, ni de conséquences prématurées; Elle est humble, et ne croit pas que ce soit trop de toute une vie pour acheter une vérité si petite qu’elle soit; Elle est patiente enfin, parce qu’elle se confie. «Nous descendons, le microscope à la main, dans les derniers détails de la physiologie végétale; nous nous penchons sur les creusets de nos laboratoires, nous reconstruisons péniblement des inscriptions effacées et des langues en ruines. Il ne nous est pas donné de voir le terme de ces recherches arides: mais nous savons que d’autres y trouveront des conclusions glorieuses pour la Providence. Nous ne sommes qu’au commencement, et le chemin est long; mais nous savons que Dieu est au bout. Quand nos pères posaient la première pierre de leurs basiliques, quand ils commençaient Notre-Dame de Paris, de Chartres ou de Reims, ils n’ignoraient point qu’ils ne jouiraient pas de leur ouvrage. Mais, si longtemps que pût durer la construction, ils savaient que leur foi durerait encore plus. Ils avaient confiance en la postérité catholique. Ils descendaient dans la poussière et dans la boue pour y asseoir les premières fondations, attendant que d’autres générations vinssent en élever les assises, jusqu’à ce qu’après cinq cents ans la croix triomphante en couronnât le clocher. «C’est la conduite de l’Église: et jamais elle n’a caché l’estime qu’elle faisait de la science.» (Ozanam, Mélanges, T1.) Aussi, comme toutes les sciences ont profité de cette estime, de cette sollicitude et de cette largeur de la religion! Chaque science a pu s’associer au langage de joie que le Livre de Dieu fait tenir à la Sagesse : J’ai étendu mes branches comme le térébinthe, et mes branches sont des branches d’honneur et de grâce. (Eccles. XXIV). Chaque science a étendu ses branches d’honneur. Auprès de chaque groupe de sciences, brillent les savants chrétiens qui font remonter vers Dieu le rayon de leur propre célébrité: Auprès des belles-lettres, brillent des célébrités littéraires qui disent : «Il y a, dans le nom de Dieu, quelque chose de superbe, qui sert à donner au style une certaine emphase merveilleuse, en sorte que l’écrivain le plus religieux est presque toujours le plus éloquent. Sans religion on peut avoir de l’esprit; mais il est difficile d’avoir du génie.» (Chateaubriand). Auprès de la médecine, brillent des célébrités médicales, qui disent, à propos de tel malade arraché au trépas : Je l’ai traité, Dieu l’a guéri. (Ambroise Paré). Auprès des sciences naturelles brillent des industriels célèbres qui disent: «La nature n’est pas une prison. Elle est bien plutôt une toile entre deux ouvriers, un père et un fils, assis au même travail : un voile sublime, transparent, tendu entre deux esprits, l’esprit créateur et l’esprit humain.» Auprès de la géométrie, du calcul, de la physique, brillent des mathématiciens célèbres qui disent: «Tout cela est vrai, mais tout cela ne saurait remplir le cœur de l’homme, ni suffire à la conduite de la société. GLOIRE À DIEU ET PAIX AUX HOMMES DE BONNE VOLONTÉ : les mathématiques n’atteindront jamais à la sublimité de cette formule.» (De Courcy). Voilà les savants chrétiens, vrais maîtres et guides sûrs: ils marchent, à bon droit, dans la phalange lumineuse de l’enseignement, à la suite de l’évêque, du pasteur, du docteur. III Lorsque Virgile chantait l’approche d’un âge d’or sous le sceptre d’un Enfant extraordinaire qui descendrait des cieux, si un Prophète lui eût annoncé que sa vision poétique se réaliserait, que des Nations aristocratiques et fières deviendraient, sous la direction de ce merveilleux Enfant, les premières du monde par le savoir et par les armes, qu’elles seraient de race latine, mais qu’un temps viendrait où, une grande révolution interrompant et retournant toutes choses, on en arriverait, chez ces Nations, à proscrire de l’enseignement le nom sacré de la Divinité, que la langue latine, à cause de ses affinités avec la Divinité, serait elle-même suspecte, et qu’une multitude d’esprits médiocres, athées, sensuels, se feraient les satellites de cette abominable entreprise dans les écoles: assurément, le chantre d’Ausonie eût été stupéfait, révolté, épouvanté de cette métamorphose; je me demande si son doigt vengeur n’eût pas indiqué, au IIIe Livre de son immortelle Énéide, l’épisode des Harpies qui caractérise bien la dégoûtante entreprise apostate. Il est utile de la rappeler : Dans un enfoncement du rivage, nous avions (Énée et ses Compagnons) élevé des lits de gazon, et nous savourions des mets délicieux. Tout à coup, du haut des montagnes, les Harpies fondent dun vol effroyable, battant des ailes avec un grand bruit, enlèvent nos viandes, et salissent tout de leur contact immonde; à leurs cris sinistres se mêle une odeur fétide. Nous nous retirons alors dans une gorge profonde, sous labri dun rocher que des arbres enveloppaient dune ombre impénétrable; et là nous dressons une seconde fois les tables, et rallumons le feu sur les autels. Une seconde fois la troupe bruyante, sortie de ses repaires secrets et fondant sur nous dun point opposé du ciel, voltige autour de notre butin en secouant ses pieds crochus, et souille les mets de son haleine infecte. Jordonne alors à mes compagnons de prendre leurs armes et de faire la guerre à cette cruelle engeance. Ils exécutent mes ordres, et disposent leurs épées et leurs boucliers, quils tiennent cachés sous lherbe. Aussitôt que les Harpies, descendues des hauteurs, ont fait retentir le rivage sinueux du bruit de leurs ailes, Misène, monté sur une éminence, donne le signal avec la trompette: mes compagnons sélancent, et, dans ce combat nouveau pour eux, essaient de blesser ces impurs oiseaux de la mer. Mais leurs plumes résistent à toute atteinte, et leurs flancs restent invulnérables; elles senfuient dun vol rapide au plus haut des airs, nous laissant une proie à demi rongée et souillée de leurs traces dégoûtantes. Fable de jadis, tu es devenue, en nos temps, poignante réalité! Semblables aux Harpies, mais plus redoutables, les idées et les bandes de la Révolution n’ont-elles pas tout envahi et tout souillé? Elles enlèvent, et elles salissent. L’école, en particulier, se ressent de leur passage immonde! L’heure est aux génies malfaisants: ils ne sont ni maîtres, ni guides, mais Harpies! … nous laissant (dans l’âme des enfants) une proie à demi rongée et souillée de leurs traces dégoûtantes! IV Quelles obligations résultent de cet état de choses pour les vrais maîtres et les guides sûrs? L’obligation, d’abord, d’élever encore plus haut le flambeau de la vérité éternelle, et de rendre plus actives, plus fructueuses et plus éclatantes leurs recherches de la science. Bienfaisants génies, ils ne doivent pas se démettre. Ils ne doivent également tolérer ni souillure ni enlèvement. Bref, ils ont le droit de parler un fier langage, et qu’ils le parlent, ce langage: Jésus-Christ, le seul vrai maître, s’est adjoint des suppléants, et c’est nous! Pour pouvoir porter en tous lieux l’enseignement du salut, nous nous sommes pliés à toutes les conditions. Nous avons fendu du bois et défriché le sol avec les pauvres bûcherons, et nous avons pris nos grades dans les écoles et les universités. Chargés de la science du ciel, nous nous sommes assis au milieu des sciences de la terre, et il est arrivé qu’au contact de la science du ciel, celles de la terre ont pris un essor qu’elles n’avaient jamais connu. Elles se sont rattachées au Christ, comme les rayons se rattachent à l’astre de la lumière. Salomon avait laissé, sur la science, cette inscription mélancolique : elle est une vanité; nous l’avons remplacée par celle-ci : elle est le contrefort de la Vérité. Tels ont été nos services. Or, voici maintenant quon voudrait nous mettre hors la science, comme on nous met hors la loi; nous ne pouvons pas accepter cette proscription. Nous ne pouvons pas: parce que, en vertu du droit divin, nous devons enseigner, et parce que, en vertu du droit de propriété, les sciences relèvent de nous, avant de relever de qui que ce soit. Quelle sera donc notre attitude en face de n’importe quelle tentative de persécution? Nous parlerons, nous enseignerons. Nous enseignerons qu’il faut adorer Jésus-Christ. Nous enseignerons qu’il faut sauver son âme, et obtenir à tout prix la vie éternelle. Nous enseignerons qu’il faut aimer la science, et que toutes les sciences sont belles. Nous enseignerons l’histoire, la physique, les mathématiques, la philosophie, toutes les sciences. Nous enseignerons que quiconque est savant, religieux et honnête, est digne et libre d’être professeur. Voilà ce que nous enseignerons. Et si l’impiété, si l’État, devenu impie, hérisse de difficultés notre participation à ses grades, nous tâcherons, par beaucoup de science et de modestie, de forcer ses respects et de ravir son admiration; si, rompant en visière, il nous déclare inhabiles et incapables, eh bien, nous nous passerons de ses diplômes; Si on nous dispute l’emplacement de nos écoles, si on nous en limite le terrain, nous dirons aux montagnes le mot du Christ: Ôtez-vous de là, afin que nous puissions bâtir; et les montagnes obéiront, moins dures que l’endurcissement de l’impiété, moins dures que la jalousie de la fausse science! Si, enfin, on pousse les rigueurs jusqu’à nous interdire d’enseigner par des menaces de prison, d’exil ou de mort, nous nous rappellerons que notre Maître, après avoir exposé sa céleste doctrine, s’est exposé, pour elle, sur la croix: à notre tour, chargés de continuer l’exposition de sa doctrine, nous nous exposerons pareillement, pour elle, à tous les périls.
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