La religion de combat par labbé Joseph Lémann Livre deuxième Chapitre Troisième - I. La flamme apostolique peut embraser n’importe quel cœur. I « Des apôtres! des apôtres! que tout catholique devienne un apôtre! » C’est le cri de la nécessité. Dans les temps qui ont précédé les nôtres, ce rôle de fatigues et d’honneur était réservé à un certain nombre d’enfants de lumière: aujourd’hui, tous doivent y participer. Devant la coalition de toutes les ténèbres et de toutes les haines pour la ruine de l’Église et la perte des âmes, n’est-il pas convenable, et urgent, que le zèle apostolique brûle les cœurs demeurés fidèles? Il ne suffit plus de croire, il faut convaincre il ne suffit plus de se sauver, il faut sauver. Aussi bien, nimporte quel coeur peut brûler de la flamme apostolique. Cest une douce conséquence du plan de Jésus-Christ. En plaçant, en effet, les douze apôtres à la base de son Église, le Christ a fait deux des sources chargées dalimenter tous les ordres qui reposent sur eux. Un évêque est un successeur des apôtres, mais un humble fidèle peut avoir un cur apostolique, parce que les apôtres ont reçu la plénitude du zèle à communiquer: comme des bases qui supportent tout lédifice, comme des sources qui alimentent tous les canaux, comme des foyers qui donnent naissance à toutes les étincelles. Conséquemment, si tout cur ne peut pas être celui dun prêtre, dun évêque, dune vierge, dun martyr, néanmoins, chose admirable et délicieuse à penser! tout cur peut être celui dun apôtre, peut posséder le zèle apostolique, la flamme apostolique. Mais comment sy prendre pour allumer en soi cette précieuse flamme? II Deux sublimes pensées lallument dans un cur. La première est la beauté et le prix des âmes. La beauté et le prix des âmes! Cest là une pensée qui fait partie de la Révélation chrétienne. Avant le christianisme, on sarrêtait à lextérieur de lhomme, on nestimait que lapparence. Lapparence humaine était tout: apparence de lintelligence, du génie, de la fortune, apparence surtout de la beauté des traits. Quant à lâme considérée en elle-même, on ny pensait guère, ou du moins fort secondairement. Il ny avait que la petite Judée où lon sût la noble origine de lâme. Ailleurs, mille fables circulaient sur son compte, et généralement on passait devant elle comme on passe devant une servante. Hélas! elle nétait que trop servante, elle qui, cependant, avait été créée reine! Dégradée, il est vrai, par le péché, enveloppée de misère et de honte, on lignorait. Reléguée en quelque sorte, au foyer de notre être, elle nentendait dans sa solitude que le bruit des hommages que recevait la beauté du visage, sa protégée, devenue sa rivale. Mais, un jour, vint un céleste étranger, qui proposa aux hommes cette énigme: Lorsquon allume un flambeau, est-ce pour le placer sous le boisseau? Nest-ce pas plutôt pour lexposer sur le chandelier? Ainsi parla Jésus. Et alors, il tira lâme de son obscurité; sous ses haillons, il la reconnut et laima. Et étendant sur elle ses deux mains transpercées par amour, il fit, par les flots de son sang, disparaître les souillures et les vices qui la tenaient déshonorée. Alors transpira dans le monde le secret de la beauté et du prix des âmes. Il se forma autour de chacun de nous comme une limpide lumière, une inexprimable lueur, dans laquelle se révéla ce que vaut notre âme. Il faut bien que sa valeur soit infinie, puisque Jésus layant aimée, il neût pas hésité à mourir pour elle seule, pour une seule âme! Cest la décision de la théologie chrétienne, écho de léternité. Oui, une âme est dun tel prix, que tous les mondes ne sauraient être mis en balance avec elle; il ny a que le sang de lHomme-Dieu qui fasse connaître et comprendre son estimation. Eh bien, le prix et la beauté des âmes, voilà ce qui suscite un apôtre à la suite de Jésus-Christ, allumant en son cur la flamme apostolique. Un poète est captivé par lidéal, un mathématicien par les mathématiques, un astronome par le firmament: un apôtre est captivé par les âmes! Elles captivent mieux que les froides mathématiques, mieux que le radieux mais lointain firmament. Et cependant, par une aberration qui attriste, ne fait-on pas un reproche, un crime même aux apôtres dêtre sous le charme des âmes? On ne reproche pas aux mathématiques leurs attraits, ni à la voûte céleste le scintillement de ses étoiles; et lon trouve étrange, même au sein des familles chrétiennes, que les âmes si belles, rachetées par le sang de Jésus-Christ, captivent et fassent des apôtres. Ô siècle dont la foi baisse, ô siècle qui voudrais ramener et recacher sous le boisseau ce qui est divin, tu auras beau faire, les âmes posséderont et déploieront jusquà la consommation finale des séductions irrésistibles et irréprochables! On ne parviendra pas à empêcher des générations dapôtres de se former pour aimer et servir les âmes. Qui se flatterait dempêcher une éruption du Vésuve? On narrêtera pas davantage, dans un cur que Dieu appelle, les soulèvements du zèle et les éruptions de la charité. Un charmant épisode de la Genèse fournit également un argument vainqueur: Jacob naccepta t-il pas de servir sept années, et puis encore sept autres années, pour obtenir Rachel? Cela se passait sous la Loi ancienne, et ladmiration de la postérité na point manqué à ce service de quatorze années pour un amour de la terre. Mais alors, sous la Loi nouvelle où un Dieu est venu mourir par amour, est-il juste, est-il chrétien de sopposer à cette déclaration dun cur dapôtre: laissez moi servir toute ma vie pour aimer et sauver les âmes! Une autre pensée sajoute, dans un cur dapôtre, à celle de la beauté et du prix des âmes: celle de leur perte ou de leur salut. Une âme qui est perdue, une âme qui est sauvée: on ne réfléchira jamais assez au poids éternel de ces deux mots. Une âme sauvée, cest-à-dire qui est au port, dans le sein de Dieu, heureuse pour léternité, et qui vous doit en partie son bonheur ; et une âme perdue, cest-à-dire que Dieu ne retrouvera jamais et qui ne retrouvera jamais Dieu! Quels deux abîmes de réflexions! Un saint disait: Cest si doux davoir un cur, et, tout petit quil est, de pouvoir sen servir pour aimer Dieu! Une âme perdue ne pourra plus aimer. En se perdant, elle aura perdu le pouvoir daimer quelle avait reçu en naissant, et dont elle na pas su user avec noblesse. Dans le lieu de la perdition, son cur sera desséché comme la grappe quand elle a passé sous le pressoir. Cest fini, plus de bonheur pour cette âme, parce quen elle il ny a plus damour. Ne plus pouvoir aimer, quel état épouvantable! Le langage oriental a une figure pour lexprimer: un puits qui meurt! En Orient où leau est une richesse, cest une tristesse de voir mourir un puits: ainsi lâme perdue sentira mourir son amour! Or, cest également cette pensée de la perte des âmes qui remue des curs, les décide, les jette dans lapostolat, et allume leur zèle comme un feu. Aussi, devient apôtre, nimporte qui, à nimporte quel endroit, et dans nimporte quelle position: il suffit quon ait le zèle et le génie du salut des âmes. Sainte Thérèse, du fond de sa cellule de contemplative, avait un coeur apostolique; le curé dArs, dans son petit village quil na jamais quitté, a été un grand apôtre. Le Père Hermann, de lordre des Carmes, nous disait un jour avec feu, et la reconnaissance nous fait transmettre sa parole comme une étincelle: «Pour sauver une âme, je nhésiterais pas à me traîner sur les deux genoux jusquau bout du monde.»
Puisque tous les curs peuvent avoir le bonheur de brûler de la flamme apostolique, il sensuit que lapostolat est susceptible dune délicieuse variété. Nous lavons défini dune façon générale: le voyage dune âme vers une autre âme ou vers dautres âmes, pour les instruire de leur valeur, du sang quelles ont coûté, et de leurs immortelles espérances. Le voyage dune âme vers dautres âmes, quel itinéraire et quel but! Énumérons ou plutôt saluons quelques-uns de ces voyages. Le premier, avant tous les autres, est celui du missionnaire au loin. Ne va-t-il pas chercher les âmes en affrontant pour elles mille dangers, comme lavarice va chercher lor et les diamants? Il sexile, pour procurer à dautres la patrie. Aussi, comme la mer, malgré ses abîmes, lui apparaît souriante! Aux flots qui 1emportent, il dit avec enthousiasme, en quittant les côtes natales: «Quelle verdure des prairies, quel charme des jardins peut égaler votre azur, ô flots! Les jardins brillent émaillés de lis: la mer est semée de voiles blanches. Les lis ne portent quun parfum: les navires portent le salut des hommes!» Voguez navires des braves missionnaires, votre traversée est sublime. La foi transporte les montagnes, mais la charité transporte mieux encore: elle transporte, bien loin de nous, nos enfants qui se sont arrachés à nos bras pour aller annoncer à des âmes inconnues quelles sont aimées de Jésus-Christ! Après le missionnaire, il y a dautres curs apostoliques. LÉglise est tellement en souci déclairer et de sauver les âmes, quelle inspire mille nuances délicates dapostolat, mille moyens divers de pérégrination pour parvenir jusquaux âmes. Par exemple, lapostolat de la naïveté et de la candeur au sein dune famille. Il y a là un bon vieillard qui depuis longtemps a cessé ses rapports avec Jésus-Christ. Il est devenu craintif à légard de Dieu, il nose plus sapprocher, comme dit suavement le langage catholique, de la Table sainte. Eh bien, lÉglise lui ménagera un apôtre en rapport avec ses craintes et sa faiblesse qui en refont presque un enfant. Elle renouvellera, sous une forme on sous une autre, la charmante mission apostolique qui sest donnée, au Ve siècle de lère chrétienne, dans la maison où sainte Paule nétait encore que toute jeune enfant. Son aïeul, Albinus, était demeuré païen. Læta, mère de la jeune Paula, en était désespérée. Saint Jérôme lui écrit: «Læta, ma très religieuse fille en Jésus-Christ, ne vous désespérez pas. Que votre jeune enfant, quand elle aperçoit son aïeul, se jette dans son sein, quelle se suspende à son cou, et lui chante lAlleluia malgré lui.» Ainsi fit Paula, daprès le complot dirigé par saint Jérôme, et le vieillard en entendant cet Alleluia malgré lui, en embrassant sa céleste enfant, finit par embrasser aussi la foi chrétienne. Quelle scène ravissante que le siège de lâme de ce vieillard pressé par les caresses de sa petite fille! Se peut-il voir une mission mieux conduite que celle de cette enfant qui voyage sur les genoux de son aïeul pour parvenir jusquà son âme? Quel angélique missionnaire! Ô parents chrétiens, qui lirez ces lignes, créez, sil est nécessaire, pareil apostolat dans vos familles. Rappelez-vous encore les saints Innocents. Il est dit deux, dans les chants de la liturgie catholique: quau ciel, ils jouent sous lautel avec des palmes et des couronnes. Si vous savez vous y prendre, votre enfant, lui aussi, petit missionnaire à votre foyer, jouera un jour au ciel avec la couronne de son aïeul ou de son père! Voici un autre apostolat: celui de la sur de charité au chevet des malades. Non moins que le missionnaire, elle a des audaces; mais, également, comme les anges, elle a toutes les délicatesses. Celui quelle soigne est un malheureux ouvrier, égaré comme il y en a tant dans ce siècle, victime des mensonges de la Révolution. Sceptique en même temps que couvert de plaies, il est devenu un objet dhorreur, et il est soigné par linnocence: quel contraste! La religion ne se plaît-elle pas à réunir les extrêmes? Un jour, devant tant de soins, il sécrie: «Ma soeur, vous maimez donc? » Lamour virginal lui en donna sa parole; mais il lui donna aussi sa parole quil y avait une vérité, et que cette vérité, pleine damour, qui inspire tous les dévouements, se nommait Jésus! Le pauvre ouvrier alors rendit son âme; mais avant de la rendre à Dieu pour être jugée par la justice, il lavait rendue à la sur de charité pour être absoute par la miséricorde: «Ma sur, amenez-moi un prêtre » Au frère des écoles chrétiennes, ne faut-il pas également un grand coeur apostolique, pour parvenir à sauver au milieu des obstacles de tous genres lâme de lenfant du peuple: de lenfant du peuple de France! Déjà, cet apostolat exigeait beaucoup de magnanimité. Patient et laborieux le bon frère des écoles chrétiennes traversait lentement les ténèbres du pauvre enfant du peuple, en les éclairant. Il lui apprenait à lire et à écrire, pour mieux gagner sa vie; à connaître et à pratiquer lÉvangile, pour gagner le ciel. La foi et le dévouement faisaient véritablement que cet humble apôtre transportait bien souvent des montagnes hors lâme du cher enfant: montagnes innées de défauts, de rudesse, de préjugés; elles cédaient, et disparaissaient. Mais voici des obstacles dun nouveau genre: Aujourdhui, la haine se délecte à apporter dans ce cur denfant des montagnes, autrement hautes et escarpées, contre Dieu, contre lÉvangile, contre le ciel. La haine a dit, dans ses espérances sauvages et ses hideux programmes: Il ne faut plus que lenfant pense à Dieu et aperçoive le ciel
Alors, intrépide et humble, le frère des écoles chrétiennes ne sest pas laissé décourager. À son tour, il a dit: «Je gravirai ces montagnes;» et lenfant du peuple, comme porté sur ses robustes épaules et plus haut que les difficultés, aperçoit toujours de lautre côté du temps: le ciel! Il aperçoit aussi, dans lavenir des nations: la France! Naguère, dans la chère Alsace, de braves enfants, arrachés aux soins des bons frères, étudiaient auprès dun maître décole non sans croyances, peut-être, mais sans cur. Un matin, une nouvelle carte de lEurope est exposée sous leurs yeux. Cette carte, confectionnée en Allemagne, exprimait les prévisions de lavenir. Avec lavidité naturelle à cet âge, ils se pressent, regardent, examinent; certains empires y étaient représentés avec une augmentation de territoire; la France, au contraire, noccupait plus sur la nouvelle carte quune place bien réduite. Le maître décole considérait. les physionomies des enfants, avec une joie maligne. Il demande à lun deux: «Où est la France?» À cette question, lenfant pâlit et frémit. De grosses larmes, mais aussi un éclair, passent dans ses yeux: IV Parmi les apostolats les plus urgents, il en est un à légard duquel il importe de réveiller lattention et le zèle. Très en honneur aux âges de foi, il entraîne moins les ouvriers évangéliques depuis le rationalisme et la liberté de conscience. Quel est cet apostolat? Le Sauveur avait dit à ses apôtres: Allez de préférence aux brebis qui périssent de la maison dIsraël. Tant quil vécut, le divin Fils de David circonscrivit la mission et le zèle des apôtres dans les limites de la Judée, parce quil aimait ardemment sa patrie. Mais après le déicide, ils furent libres daller aux nations. Les restes dIsraël, cependant, ne furent pas délaissés. Dans la grande moisson des âmes qui se poursuivait à travers les siècles et chez toutes les nations, il y avait un souvenir de pitié pour les juifs quon rencontrait: des regards de compassion étaient jetés sur leurs quartiers à part; des coups de filet heureux en amenaient un certain nombre à la foi; pontifes, conciles, missionnaires se préoccupaient de leur sort; et, malgré leur endurcissement et leur hostilité, des sentinelles damour veillaient et savançaient jusquaux abords de leur camp, pour signaler les lueurs despérance. Hélas! depuis bientôt un siècle, les choses ont changé. LÉglise a été graduellement repoussée hors de la société civile; les juifs, au contraire, après y avoir été introduits sans précautions, y sont devenus graduellement les maîtres; les principes modernes leur permettent daller et de venir en toute liberté, dagir en toute assurance et de pénétrer partout: de sorte que, dans ces conditions, lapostolat catholique sest quelque peu détourné deux, soit par crainte, soit par entraves, et aussi par surcroît doccupations ailleurs. Il ne se lève plus des Justin pour engager avec eux des dialogues pacifiques, ni des Vincent Ferrier pour briser les rochers de leurs curs et transformer leurs synagogues en églises. Ce délaissement est fort préjudiciable, à tous les points de vue. Les âmes des pauvres juifs se perdent, en même temps queux-mêmes contribuent à faire perdre la foi aux populations chrétiennes. Si on soccupait de leur salut alors quils vivaient à lécart dans leurs juiveries, nest-il pas mille fois plus urgent de sen occuper à présent quils sont mêlés à la société, confondus avec les chrétiens, plus dangereux par cela même, mais aussi plus accessibles à lapostolat? Nont-ils pas des âmes? Ny a-t-il pas à leurs foyers des vertus naturelles et patriarcales, de beaux restes qui attendent lheure de la miséricorde? Pitié donc pour les restes de ce peuple, ouvriers évangéliques; retournez travailler à lantique champ de Jacob, vous souvenant de Ruth qui glanait! «Les restes dIsraël seront sauvés,» a positivement annoncé saint Paul, reliquiæ salvæ fient. Sauvés: ô consolante parole! les restes du peuple qui donna naissance à Jésus et à Marie ne seront pas perdus, quel bonheur! Dieu Tout-Puissant, Père des miséricordes, accordez à de nouveaux apôtres pleins de pitié pour les israélites, la grâce de travailler au salut de leurs âmes et au recueillement des restes. Quils disent: Seigneur, nous vous demandons de nous envoyer recueillir les derniers enfants de Jacob: comme cette femme qui vous demandait un jour les miettes qui tombaient de votre table. Accordez-nous les restes, ô bon Maître! Les dernières miettes de ce peuple qui vous fut si cher, laissez-nous les recueillir, les ramasser et les sauver! |