La religion de combat par l’abbé Joseph Lémann

Livre deuxième

Chapitre Quatrième

Le missionnaire au loin

- I. Le Christ aurait pu établir, seul, le royaume de Dieu; il a préféré, à une solitude de gloire, des compagnons de succès qui étendraient au loin ce royaume.
– II. Les gouvernements étaient, autrefois, les premiers à ce devoir et à cet honneur: leur protectorat remplacé, aujourd’hui, par l’œuvre providentielle et populaire de la Propagation de la Foi.
– III. La vocation d’un missionnaire; comment elle se forme. Deux célèbres passages des Écritures se mêlent toujours à la composition de son enthousiasme.
– IV. Sa mission au loin: il personnifie d’une manière touchante, auprès d’une contrée, les prévenances du royaume de Dieu. Tableau de ces exquises prévenances.
– V. Le secours procuré au missionnaire: douce vision de la plaine de Travancor.

I

Entre tous ceux que nous avons présentés, au chapitre précédent, comme ayant au coeur la flamme apostolique, il en est un qui mérite un relief spécial, des pages à part: le missionnaire. Le Livre de la Sagesse se plaît à dire des justes en général qu’au jour du jugement ils étincelleront comme des feux qui courent au travers des roseaux. Ces feux qui courent au travers des roseaux, quelle originale figure! Elle signifie que, au grand jour des rétributions, les justes, dominant sur les méchants atterrés, apparaîtront ainsi qu’une flamme dévorante au milieu de roseaux desséchés qui s’enflamment et craquent de toutes parts. Mais ne peut-on pas dire que, avant de trouver sa réalisation au point de vue de la justice, cette expressive image en trouve déjà une, au point de vue de la miséricorde, dans le zèle des missionnaires? Ne ressemblent-ils pas, en effet, à des feux qui courent et scintillent parmi les roseaux et les hautes herbes des lointains pays?

Et dans quel but cette course éloignée, ce scintillement à perte de vue? Toujours, pour sauver les âmes, mais aussi pour faire avancer et dilater le royaume de Dieu.

Le royaume de Dieu, quelle vaste et sainte chose! Il était au pouvoir du Fils de Dieu, Notre-Seigneur, de l’universaliser durant sa vie, en faisant que, du levant au couchant et du septentrion au midi, tous les hommes et tous les peuples se prosternassent devant son Évangile et le nom de son Père. Qui en doute? Au jardin de Gethsémani, les légions d’anges n’étaient-elles pas toutes prêtes. Pensez-vous, disait le Christ à ceux qui venaient pour s’emparer de sa personne, que je ne puisse pas prier mon Père et qu’il ne m’enverrait pas aussitôt plus de douze légions d’anges? Sur un mot de ses lèvres, les légions d’anges se fussent précipitées. En vérité, quels obstacles eussent pu rester debout devant le Fils de Dieu et ses légions? Il était donc au pouvoir de Jésus-Christ d’établir et d’universaliser en un moment le royaume de Dieu; en un clin d’oeil! Il n’en a pas décidé ainsi: pourquoi?

Il suffira d’indiquer une raison pleine de grandeur et de bonté: Ce que le Christ tout-puissant n’a pas voulu faire par lui-même durant sa vie, il se réservait de le faire par ses apôtres à travers une suite glorieuse de siècles. Le royaume qu’il pouvait établir et universaliser avec la vivacité et la rapidité de l’éclair, il a préféré l’établir et l’universaliser lentement, pas à pas, acquérir continent par continent, île par île, cœur par cœur, en se servant, pour ces conquêtes, des hommes, de ses amis, des missionnaires. En un mot, il n’a pas voulu, le bon Maître! être conquérant tout seul; il a préféré, à une solitude de gloire, des compagnons d’armes et de succès. Ce choix n’est-il pas très glorieux pour la race humaine? Il est annoncé par saint Paul qu’un jour – au dernier jour – le Fils de Dieu remettra le royaume à son Père. Qu’elle sera belle, à la face des générations et des mondes assemblés, cette journée de présentation dans laquelle le Christ victorieux introduira devant son Père les compagnons de ses travaux, ses apôtres, ses martyrs, ses vierges, ses confesseurs, tous ceux qui auront été pour quelque chose dans son triomphe, dans sa conquête; et quelle gloire se découvrira pour la race humaine lorsque le Christ dira cette parole: «Voici ceux, mon Père, qui m’ont aidé à conquérir votre royaume.» Oh! comme on comprend bien, en songeant à cette sublime péroraison de l’histoire humaine, que le Fils de Dieu n’ait pas voulu vaincre et conquérir tout seul, mais qu’il ait préféré se donner des compagnons de conquête!

II

Les gouvernements, autrefois, se faisaient un devoir et un honneur d’être les premiers compagnons du Christ dans la propagation et l’agrandissement du royaume de Dieu. Les flottes de l’État transportaient, avec les guerriers, les missionnaires, dont la main allait répandre, dans les régions nouvelles, la bonne semence de l’Évangile. Lorsqu’on lit attentivement l’histoire des âges qui ont précédé le nôtre, on constate que, jusqu’au xvie siècle, c’est-à-dire jusqu’à l’apparition de Luther, la propagation de la foi s’accomplissait par les soins réunis des gouvernements et des populations: l’État tout entier. Que c’était grand et magnifique! Oui, le spectacle était grand et magnifique, quand on voyait la France – gouvernement et peuple français – l’Espagne – gouvernement et peuple espagnol – la Hollande – gouvernement et peuple hollandais – conduire et protéger au loin la croix qui civilise en même temps qu’elle bénit! Le missionnaire catholique, arrosant de ses sueurs et de son sang les forêts indiennes ou américaines, pouvait compter sur l’assistance de la nation à laquelle il appartenait, et il sentait la fierté patriotique s’allier à sa flamme apostolique. Ne semble-t-il pas que le prince qui est descendu dans la tombe en serrant contre son cœur les plis de son drapeau blanc, ait donné un souvenir et un regret à cette magnificence, quand sa main royale, avant de se glacer par la mort, a tracé ces mots sur son testament: «Je lègue 500.000 francs à la Propagation de la foi?» Ce legs est le dernier service de la monarchie chrétienne à la cause publique du salut des âmes et du royaume de Dieu: c’est l’or de saint Louis servant la propagation de la foi, au défaut de son sceptre, et dans le sommeil de son épée!

Avant la Réforme et la Révolution, le royaume de Dieu s’avançait donc au loin par les soins réunis des gouvernements et des peuples. Depuis lors, hélas! ce bel ordre a été brisé; les États de l’Europe, au lieu de continuer dans les régions lointaines leur mission bienfaisante, n’ont plus été occupés qu’à s’entre-déchirer, dévorant en querelles et en luttes fratricides les ressources de génie et d’argent que le ciel leur avait attribuées pour en faire part au reste de l’univers. Dans cette situation douloureuse et délicate, qu’est devenu le développement du royaume de Dieu? S’est-il ralenti? Pas le moins du monde. Un fleuve qui est venu du ciel ne disparaît pas sous terre, alors même que la terre se montre ingrate: son rejaillissement est forcé et éternel! Seulement, au lieu d’être conduite comme jadis par les gouvernements et les princes, la propagation de l’Évangile a continué sa marche avec une allure plus démocratique. Le protectorat échappé aux mains des princes a passé au peuple d’une façon très douce et très régulière, par l’institution de l’oeuvre de la Propagation de la foi. Le nombre des missionnaires s’est accru, et les fidèles se sont ligués à la façon des grains de corail réunis en dizaines, pour les aider. Ensemble ils ont fait des prodiges. Les gouvernements n’étaient plus là, occupés dans la politique ou dans des guerres: les particuliers, réparateurs de ce désistement, ont rivalisé d’abnégation et d’héroïsme; c’était, peut-être, moins glorieux au loin, moins solennel, mais le résultat était plus universel, plus populaire. Devant l’abandon des puissances et des principautés, la Providence ne s’était pas trouvée dans l’embarras, elle avait dit: puisque les cèdres ne veulent plus protéger la foi, les roseaux et les joncs lui serviront de barques!

Chers missionnaires, c’est donc vous que nous voulons célébrer, nous vous portons envie! Dieu, du moins, nous fasse la grâce de contribuer, par ces pages, à grossir vos phalanges et vos ressources!

III

Arrêtons-nous d’abord sur les commencements du missionnaire: comment s’est-il formé?

Il n’était encore que tout jeune enfant que, déjà, il cherchait sa vocation. Tandis que ses compagnons d’enfance étaient insouciants comme ou l’est à cet âge, lui se montrait un chercheur. Une pareille vocation est, d’ordinaire, le résultat d’une triple combinaison suave: le résultat, d’abord de la grâce divine qui prévient: Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis; le résultat, ensuite, de la fidélité à une toute petite chose, un petit sacrifice d’enfant, une pratique innocente qui aura ravi le coeur de Dieu; le résultat, enfin, de la piété d’une mère, sa récompense; oui, la plus haute et la plus douce récompense accordée à la piété d’une mère, c’est que son fils annonce un jour la Vérité! Cet enfant cherchait donc son avenir; un je ne sais quoi de profond le travaillait, le tourmentait. Tout à coup l’enthousiasme s’est emparé de lui et un feu a brillé dans ses regards. C’est une grande et sainte chose que l’enthousiasme! Il se compose de deux éléments: une idée, et de la flamme; la flamme qui s’allume dans le cœur en correspondance avec l’idée qui s’est fixée dans l’esprit. On éprouve alors un transport inconnu. C’est un frissonnement et, en même temps, un ravissement qui touche à l’extase, et qui enlève. Deus, ecce Deus! disaient les anciens, Dieu, voici Dieu! ils ne se trompaient pas; dans l’enthousiasme, il y a du divin qui survient et qui enlève. Voilà pourquoi, lorsque ce souffle s’empare de nous, notre stature grandit; on est disposé à tout braver; si c’était possible, on déplacerait des montagnes, et, d’un bond, ou irait jusqu’au bout du monde. Tel est l’enthousiasme. Le jeune enfant, futur missionnaire, vient de l’éprouver. L’idée pour lui, c’est le royaume de Dieu à étendre; la flamme, c’est l’amour des âmes. Qu’est-ce qui en a été l’occasion? Tantôt un récit, tantôt une lecture: flèche sortie, à son heure, du carquois de Dieu! Mais, quelle que soit la cause qui a produit l’étincelle, et pour n’importe quel missionnaire, deux passages des Écritures se mêleront toujours à la composition de son enthousiasme, le nourriront, empêcheront qu’il ne décroisse; voici le premier: Le spectacle des tentes du camp d’Israël. Du sommet des montagnes de Madian, Balaam, raconte le Livre des Nombres, contemplait au loin, par un soleil radieux, le campement d’Israël qui habitait sous ses tentes. Il était venu pour maudire, et la vision lui arrache cet élan: Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob! Que tes tentes sont belles, ô Israël! Elles sont comme des vallées couvertes de grands arbres, comme des cèdres plantés sur le bord des eaux. Balaam connut donc l’enthousiasme du royaume de Dieu; mais, prophète malgré lui, cupide et avare, il sentit son enthousiasme tomber et s’évanouir, étouffé sous la poussière d’or que lui remit le roi de Moab. Tout différent est celui du missionnaire: commencé dans l’admiration, il se traduit dans le désintéressement et le don de soi. Non seulement, il admire comme Balaam, non seulement il prononce: Ô Israël, ô Église catholique, que bien disposés sont tes pavillons! que belles sont tes tentes! mais il s’écrie avec une sainte audace: J’ajouterai, si c’est possible, quelques tentes de plus au campement de l’Église de Dieu!

L’autre passage des Écritures qui a contribué à remuer son coeur et le tiendra toujours en haleine, est ce texte du Vieux Testament, duquel on peut dire qu’il aura enfanté tous les missionnaires sous le Nouveau Testament: Qu’ils sont beaux sur les montagnes, les pieds de celui qui annonce et prêche la paix, de celui qui annonce la bonne nouvelle…! Ce texte est du prophète Isaïe. Un commentaire de saint Bernard en rehaussera l’éclat:

Le grand moine considère le Fils de Dieu qui s’est fait homme, qui a pris, par conséquent, des pieds comme les nôtres, et alors, dans un transport d’admiration pour tant de bonté, il s’écrie: Calceata Majestas, la Majesté s’est chaussée, pour venir à nous. Quelle hardie et saisissante expression: la Majesté divine s’est chaussée! Aperçoit-on Dieu, pur esprit, qui se fait chair, prend des pieds pour pouvoir devenir pèlerin, voyageur, et se fatiguer parmi les hommes, calceata Majestas!… Or, c’est depuis ce voyage de la Majesté que s’est réalisée l’annonce réjouissante du prophète Isaïe: Qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds de ceux qui annoncent la bonne nouvelle, les missionnaires! Avant Jésus-Christ, il n’y avait pas de missionnaires, on ne soupçonnait pas ce que c’était qu’un envoyé du ciel avec mission de sauver les âmes. L’exemple du Fils de Dieu fait homme et sa parole les ont créés: Allez, enseignez toutes les nations. Avant Jésus-Christ, on ne connaissait pas ce genre étrange de beauté: la beauté de grossières chaussures et d’un bâton ferré, qu’ils sont beaux sur les montagnes, les pieds de ceux qui annoncent la paix! Eh bien, c’est cette beauté qui a séduit cet enfant de quinze ans; pieux lévite, il a médité, dans le silence du séminaire, le texte du Prophète et l’exemple de la Majesté divine; il s’est dit dans une extase céleste, avec un sentiment ravi: «Si je me fais missionnaire, quand Jésus-Christ remettra le royaume à son Père, il y aura, dans ce royaume, un petit coin qui sera devenu ma conquête, arrosé de mes sueurs!…» Alors il s’est levé. Il a confié son dessein à sa mère; à travers des larmes, il a obtenu son consentement. Le moment du départ est arrivé. La nouvelle s’est répandue que le missionnaire va partir. Ô père chrétien, bénissez votre fils qui s’en va au loin porter la vérité. Parents, amis, accourez pour lui serrer une dernière fois la main; embrassez ses pieds, qui vont être beaux sur les montagnes; et puis rangez-vous, laissez passer le royaume de Dieu!…

IV

Le missionnaire est arrivé sur le champ réservé à ses labeurs. Contemplons-le dans son action. Il y a bientôt vingt siècles que saint Jean-Baptiste a fait cette réjouissante annonce: Le royaume de Dieu est proche…; le royaume de Dieu est arrivé chez vous. Après tant d’années, cette annonce est encore nouvelle et vraie, comme au temps de Jean-Baptiste. Dans un pays lointain où le missionnaire aborde, c’est le royaume de Dieu qui se présente avec lui. Il en personnifie les prévenances. Prévenances du royaume de Dieu: comme ce mot est doux, comme cette idée est souriante! Ce divin royaume prévient et sollicite; il vient chercher ses sujets!

Pour chacun de nous, durant la vie, il y a des prévenances de ce royaume. Qui ne les a connues? Qui n’en a, à certaines heures, subi les charmes et les pressantes sollicitations? Elles sont variées à l’infini, mais toujours délicates. Par exemple: pour le philosophe, pour le protestant sincère, pour le déiste rêveur, en un mot, pour toute intelligence qui cherche franchement la vérité, c’est un je ne sais quoi d’idéal et de souriant qui lui dit, lorsqu’il pense au catholicisme: «Oh! comme l’Église catholique est belle! …» Pour l’honnête homme, qui est esclave du devoir et qui, par une contradiction pénible, ne remplit pas ses devoirs de chrétien, c’est un doux reproche qui lui dit au cœur: «Oh! comme les sacrements sont bons, et comme ils te donneraient, dans tes épreuves, le courage de souffrir!» Pour l’homme coupable, très coupable, c’est le remords qui bat son cœur comme un flot inquiet, et lui montre la justice tout à la fois belle et sévère… Or toutes ces visions, ces attraits, ces sourires, ces poursuites, ces remords, ne sont pas autre chose que les prévenances du royaume de Dieu qui veut avoir chacun de nous pour citoyen, pour sujet, pour enfant! À l’heure du trépas, ces prévenances redoublent, et, pour le juste, elles sont merveilleuses. Que de fois, autour d’un lit de mort, aux yeux des assistants, le visage du juste tout à coup s’illuminait; il souriait à une vision, il tendait les bras, et il passait, comme emmené: c’était le royaume de Dieu qui était venu le recueillir!

Chose admirable! ce royaume a des prévenances pour les contrées tout aussi bien que pour les individus. Lorsque Christophe Colomb, pressé par une inspiration, s’élançait à travers les mers et plantait la croix, en débarquant, sur le rivage du nouveau monde, c’était, il n’en faut pas douter, non seulement une découverte, mais une prévenance: la prévenance du royaume de Jésus qui voulait compter l’Amérique au nombre de ses domaines d’honneur. Lorsque la Révolution éclatant en France contraignit des troupes de prêtres et de religieuses à émigrer en Angleterre, semblables à ces semences enlevées pendant un orage, et emportées sur l’aile des vents en d’autres lieux où elles éclosent: il y avait là, n’en doutons pas encore, une délicate prévenance; c’était le royaume de l’Église qui venait dire à l’Angleterre: Redeviens sur ma carte l’île des saints! En un mot, tout est si bien combiné dans l’ordre providentiel, que, lorsque le royaume de Dieu se découvrira au jugement général, pas une âme, pas un peuple, pas une contrée, pas une île n’aura le droit de dire à ce royaume: Vous m’aviez oubliée, vous ne m’aviez pas prévenue… Ô prévenances de la félicité et de la béatitude, comme vous êtes pressantes et maternelles! Vous n’oubliez personne.

En décrivant et en admirant ces prévenances du royaume de Dieu, nous ne nous sommes pas trop écartés de notre missionnaire: n’en est-il pas la plus touchante personnification? Oui, sur ces plages lointaines, un apôtre qui arrive personnifie bien, d’une manière saisissante et touchante, le royaume de Dieu qui vient chercher les enfants de cette contrée. C’est vraiment le ciel qui vient faire des avances à cette terre. Et de fait, le missionnaire est regardé comme un ambassadeur du grand Esprit et du grand Royaume. Un prêtre, là-bas, est un envoyé du ciel. Dans notre vieille Europe, au sein de populations et sous le coup de législations qui redeviennent peu à peu sauvages, hélas! par décadence, le prêtre apparaît comme une chose usée, comme un fardeau; on n’a que faire de son ministère et de sa personne, parce qu’on n’a que faire du ciel. Les mauvaises doctrines ayant habitué les populations à regarder le bien-être sur terre comme la réalisation de la béatitude, et à ne rien espérer au delà de cette vie, il s’ensuit que la présence du prêtre est insupportable: sa robe noire rappelle trop qu’ici-bas c’est la vallée de larmes, et là-haut seulement, le ciel. Mais dans ces pays lointains, sauvages encore peut-être, mais par enfance et non par apostasie, la Robe noire est regardée naïvement comme un envoyé de la patrie céleste. Là-bas, le ciel est considéré à l’endroit, il n’est pas déplacé: les insulaires comprennent qu’il est en haut, et non en bas, puisqu’il luit sur leur tête; et la pensée du ciel fait partie de leur législation. Aussi comme le missionnaire est bien accueilli! Comme sa parole est bue! C’est une rosée qui tombe sur une terre avide et lui fera rendre le cent pour un. Comme ses mains qui baptisent et absolvent sont entourées de respect! C’est vraiment la liberté qui vient délivrer des captifs, pour le ciel! On l’entoure, on le remercie, on adore avec lui le Dieu de la paix, le Dieu qui l’a envoyé. Pour ce pays en fête, il est la prévenance du royaume de Dieu!

Quelques faits édifiants appuieront cette appréciation:

Qui ne connaît l’épisode raconté par Chateaubriand sur la conquête du Paraguay! «Les missionnaires, dit-il, avaient remarqué que les sauvages de ces bords étaient fort sensibles à la musique: on dit même que les eaux du Paraguay rendent la voix plus belle. Les missionnaires s’embarquèrent donc sur des pirogues avec les nouveaux catéchumènes; ils remontèrent les fleuves en chantant des cantiques. Les néophytes répétaient les airs, comme des oiseaux privés chantent pour attirer dans les rets de l’oiseleur les oiseaux sauvages. Les Indiens ne manquèrent point de se venir prendre au doux piège. Ils descendaient de leur montagne, et accouraient au bord des fleuves pour mieux écouter ces accents: plusieurs d’entre eux se jetaient dans les ondes et suivaient à la nage la nacelle enchantée. L’arc et la flèche échappaient à la main du sauvage; l’avant-goût des vertus sociales et les premières douceurs de l’humanité entraient dans son âme confuse; il voyait sa femme et son enfant pleurer d’une joie inconnue; bientôt, subjugué par un attrait irrésistible, il tombait au pied de la croix, et mêlait des torrents de larmes aux eaux régénératrices qui coulaient sur sa tête.» N’est-ce pas une scène charmante des prévenances du royaume de Dieu?

Mais là où elles apparaissent peut-être encore plus touchantes, c’est lorsque la mission de l’apôtre est environnée de dangers. Il nous souvient avoir rencontré à Rome, à l’époque du Concile du Vatican, le jeune évêque de la Corée. Sachant qu’un édit de proscription avait été lancé contre lui par le roi de cette presqu’île, édit qui le menaçait de mort s’il remettait les pieds en Corée, nous lui demandâmes avec un empressement sympathique: «Monseigneur, que pensez-vous faire?» Il répondit: «Je vais retourner en Corée; et si je ne puis entrer, eh bien, je me mettrai dans une barque, et je passerai mon temps à tourner autour de mon diocèse et à prier le bon Dieu jusqu’à ce qu’on me laisse revoir mes enfants.» Il le fit. Cette barque qui tourne et retourne autour de l’île, portant un évêque: quel spectacle! Ô prévenances du royaume de Dieu!

On ne se lasse pas de citer, ne vous lassez pas de lire, chers lecteurs. Par exemple encore, quoi de plus touchant que les poursuites des missionnaires dans l’extrême nord de l’Amérique! Là s’étend un pays trois fois grand comme la France, le Mackenzie; malgré son étendue, il contient à peine quinze mille habitants, à cause de sa température glaciale. Divisées par petits groupes, les peuplades y mènent une vie nomade, attirées par les chances de la chasse et de la pêche. Les missionnaires sont donc obligés de poursuivre tour a tour les groupes voyageurs, par une température qui descend parfois jusqu’à 50 degrés de froid. Ils couchent sur la neige, enveloppés de fourrures. Il y a dans ces régions polaires près de cinq mois d’obscurité, adoucie seulement par l’éclat extraordinaire de la lune et par de magnifiques aurores boréales. Les courageux apôtres de ce rude pays sont parvenus à convertir les trois quarts de ces peuplades sauvages, et les néophytes les consolent par une grande ferveur. Toutes les fois que ces pauvres gens peuvent rencontrer un prêtre, c’est un véritable assaut des sacrements: les nouveau-nés sont baptisés, les pécheurs réconciliés, le pain des anges réconforte toute la petite peuplade; on se sépare: quand se reverra-t-on?

Le missionnaire courant ainsi à la recherche de quelqu’une de ces peuplades, n’est-il pas vraiment la personnification des prévenances du royaume de Dieu? Et quelle consolation pour son coeur de prêtre, lorsqu’après une journée de marche et de fatigue dans un pays inexploré, il se dit, le soir, au moment de prendre son repos: «Aujourd’hui la croix a été plantée un peu plus loin; les frontières du royaume de Jésus mon bon maître ont été reculées dans l’espace; depuis aujourd’hui on récite le Notre Père là où on ne l’avait encore jamais récité!»

Ô Seigneur, que votre Église est belle! comme votre royaume s’avance avec majesté! Que l’on considère le dôme imperturbable de Saint-Pierre de Rome qui s’aperçoit au loin, ou que l’on considère la tente mouvante de l’humble missionnaire en marche, c’est toujours l’Église ou le royaume de Dieu qui campe et rayonne, et cette extase d’admiration sera vraie jusqu’à la fin des siècles: Que tes pavillons sont beaux, Ô Jacob; que tes tentes sont belles, ô Israël!

V

En quittant son pays natal, le missionnaire avait dit à ses proches et à ses amis: ne m’oubliez pas. Un jour, le divin Maître se trouvant avec ses disciples dans la campagne de Judée, leur fit connaître ce suave et consolant enchaînement de tous les travaux des chrétiens: Levez vos yeux, dit-il, et considérez les campagnes qui sont déjà blanches et prêtes à moissonner.

Puis il ajouta «Je vous ai envoyés moissonner ce qui n’est pas venu par votre travail: d’autres ont travaillé et vous êtes entrés dans leurs travaux.» Entrer dans les travaux d’autrui, quelle expression admirable! Et quel horizon inattendu et consolant! C’est le dogme de la fraternité catholique. Nous entrons dans les travaux les uns des autres. Par conséquent, ô céleste consolation! pour une mère qui fit héroïquement son sacrifice, pour un frère qui resta sur la plage jusqu’au moment où le navire disparut, pour un ami qui dit adieu à son ami d’enfance, pour tous ceux qui pensent au missionnaire, qui ne l’oublient pas, qui viennent à son secours, se réalise cette participation si douce: ils entrent dans ses travaux. On entre de deux manières dans les travaux du missionnaire: par la prière et par la charité; en priant pour lui et en lui envoyant des secours. Voilà pourquoi l’apôtre saint Jean, coeur tendre et regard d’aigle, saluant dans l’avenir du royaume de Dieu les missionnaires et les missions, fit cette recommandation: Pour son nom, ils sont partis! pour le nom de Jésus; Nous sommes donc obligés de les soutenir; à leur magnanimité correspond le devoir de notre générosité;

Afin de travailler avec eux à l’avancement de la vérité; à eux, le dévouement et le courage du départ, à nous la consolation de venir à leur secours, et pour tous, l’honneur de la vérité propagée! Il s’est passé, dans l’histoire des missions, une magnifique scène symbolique de l’enchaînement des coeurs et des travaux des chrétiens pour l’agrandissement du royaume de Dieu. La voici: François Xavier, évangélisant les Indes, donna le baptême dans les plaines de Travancor: François Xavier que, dans un bel éloge, on a surnommé le supplément de l’Église, supplementum Ecclesiæ, parce que, à l’époque où Luther et Calvin arrachaient au royaume de Dieu une partie des nations de l’Europe, l’humble disciple de saint Ignace lui apportait en dédommagement les Indes et l’extrême Orient. Il administrait donc le baptême aux Indiens dans les plaines de Travancor. Les phalanges de catéchumènes, émues et rayonnantes, se succédaient les unes aux autres; mais les forces de l’apôtre commençaient à s’épuiser dans ce divin labeur. Cependant les tribus indiennes, accourues de bien loin pour être régénérées, ne voulaient pas d’autre introducteur que Xavier dans le royaume de Dieu. Alors il y eut un indescriptible spectacle. Deux de ses nouveaux enfants s’approchèrent de leur père, et lui apportant le concours respectueux et amoureux de leurs forces, ils lui soutenaient les bras tandis qu’il répandait les ondes régénératrices. Les mains de l’apôtre, se sentant ainsi soutenues contre la défaillance, purent continuer la succession des baptêmes. Il n’y a pas de missionnaire qui n’ait eu, à l’aurore de sa vocation, cette vision de saint François Xavier dont on soutient les bras: et ces bras qui se fatiguaient l’ont enthousiasmé! Se tournant vers son crucifix, le jeune prêtre s’est levé et il a dit à son divin Maître: «Ô mon Sauveur, vous, le premier, vous avez fatigué vos bras en les étendant sur le monde; les miens aussi se fatigueront pour vous;» et il est parti. Et lorsqu’après bien des voyages, des fatigues, et aussi, peut-être, bien des déboires et des espérances déçues, la lassitude commençait à le gagner, tout à coup une douce apparition s’est approchée de lui et soutenait ses bras: c’était la charité de ses amis d’Europe qui venait à son secours!

Oui, il y a des heures où le missionnaire n’en peut plus, où l’angoisse oppresse son âme, où la foi et l’espérance sont comme en pleurs à ses côtés: que ferait-il alors s’il n’avait pas la charité, s’il ne lui venait de son pays natal, de sa France, des lettres qui lui disent qu’on l’admire, et des secours qui lui prouvent qu’on est avec lui! Alors le pauvre missionnaire reprend courage; il sent qu’il peut continuer, qu’il est soutenu contre la défaillance. À ce moment, c’est la vision de saint François Xavier dans les plaines de Travancor, admirée, enviée, par le missionnaire * dans son enfance, qui se réalise aussi pour lui: la douce charité a soutenu ses bras!
* Le tableau suivant de Louis Veuillot est bien touchant, quoiqu’un peu sombre! «Ce que le missionnaire apprend, c’est l’art de mourir à tout, et tous les jours et toujours! «Il meurt d’abord à sa famille selon la chair; il la quitte, il ne lui appartient plus, et, selon toute apparence, il ne la reverra plus. Il meurt ensuite à ses frères selon l’esprit, parmi lesquels il s’est engagé pour prendre une part de leurs travaux: il quittera aussi cette seconde maison paternelle, et probablement pour n’y plus rentrer. Il meurt encore à la patrie: il ira sur une terre lointaine, où ni les cieux, ni le sol, ni la langue, ni les usages, ne lui rappelleront la terre natale; où l’homme même, bien souvent, n’a rien des hommes qu’il a connus, sauf les vices les plus grossiers et les plus accablantes misères. «Et quand ces trois séparations sont accomplies, quand ces trois morts sont consommées, il y en a une autre encore où le missionnaire doit arriver et qui ne s’opérera pas d’un coup, mais qui sera de tous les instants, jusqu’à la dernière heure de son dernier jour; il devra mourir à lui-même, non seulement à toutes les délicatesses et à tous les besoins du corps, mais à toutes les nécessités ordinaires du cœur et de l’esprit.
«Le missionnaire n’a pas de demeure fixe, pas d’asile passager, pas une pierre ou reposer sa tête; il n’a pas d’ami, pas de confident, pas de secours spirituel permanent et facile. Il court à travers de vastes espaces. Quelques chrétiens cachés sur un territoire immense, voilà sa paroisse et son troupeau. Il en fait la visite incessante à travers des périls incessants. Trois sortes d’ennemis l’entourent sans relâche: le climat, les bêtes féroces, et, les plus cruels de tous, les hommes. Si Dieu lui impose encore l’épreuve d’une longue vie, il vieillira dans ce dénuement terrible, et chaque jour l’amertume des ans comblera et fera déborder le vase de ses douleurs. Il n’aura plus cette vigueur et ces ardeurs premières qui donnent un charme à la fatigue, un attrait au danger, une saveur au pain de l’exil. Il se traînera sur les chemins arrosés des sueurs de sa jeunesse, et qui n’ont pas fleuri. Il portera dans son âme ce deuil, qui fut le fiel et l’absinthe aux lèvres de l’Homme-Dieu, le deuil du père qui a enfanté des fils ingrats! Contemplant ce peuple toujours infidèle, énumérant les lâchetés, les obstinations, les refus, les ignorances coupables, les perversités renaissantes, hélas! les apostasies, voyant le sang de Jésus devenu presque infécond par l’effet de la malice humaine, il baissera la tête, et il entendra dans son cœur un écho de l’éternel gémissement des envoyés de Dieu: Curavimus Babylonem, et non est sanata. Ainsi s’achèveront ses jours, fanés presque dès l’aurore: Dies mei sicut umbra declinaverunt, et ego sicut fœnum arui. Ainsi il attendra que son pied se heurte à la pierre où il doit tomber, que sa vie s’accroche à la ronce où elle doit rester suspendue: une masure, une cachette au fond des bois, un fossé sur la route. Car le cimetière même, cet asile dans la terre consacrée, le missionnaire ne l’a pas toujours. Trouvant à mourir jusque dans la mort, il se dépouille aussi du tombeau.» Louis Veuillot.

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