La religion de combat par labbé Joseph Lémann Livre deuxième Chapitre Cinquième Les séraphins de la terre - I. Aveuglement, et même effroi, chez les chrétiens relativement à ce rôle, le plus beau dans l’Église parce qu’il fait pendant à celui des Séraphins dans les cieux. I Nous sommes à une époque où légoïsme glace les âmes. Quelle immense multitude, en effet, dâmes glacées, froides comme le métal quelles poursuivent avec avidité! Cest en pensant à ces âmes que Bossuet disait déjà de son temps: Je mets en tremblant les mains sur lavenir. Il faut absolument combattre ces tendances désastreuses. Un des moyens les plus efficaces pour les combattre est dopposer aux âmes glacées des âmes séraphiques. Dans la belle armée des enfants de lumière, ce sont les âmes séraphiques qui occupent le rang dhonneur et remplissent le rôle le plus excellent. Et cependant, beaucoup de familles même très chrétiennes se soucient peu dun pareil rang dhonneur et disputent avec Dieu à propos de ce rôle: elles craignent que leurs enfants deviennent des séraphins. Ô aveugles! vous navez jamais compris la célèbre vision du Prophète dont lÉglise catholique a été héritière, et quelle consulte et rappelle avec allégresse toutes les fois quelle établit un couvent. «Je vis le Seigneur assis sur un trône sublime et élevé, et le bas de son vêtement remplissait le temple: «Des séraphins étaient autour du trône, ils avaient chacun six ailes; avec deux dentre elles, ils se voilaient le visage, avec deux autres, ils se couvraient les pieds; ils volaient avec les deux dernières. «Et ils se disaient lun à lautre: Saint, saint, saint est le Seigneur, le Dieu des armées; toute la terre est pleine de sa gloire.» Les âmes séraphiques, enveloppées de leurs voiles, adorent sur la terre, comme les séraphins, enveloppés de leurs ailes, adorent dans les cieux. Quelle est, dune façon précise, la fonction des séraphins dans les cieux? De plus, ont-ils des rapports avec les hommes? Les séraphins ont pour fonction, dans larmée céleste, dexprimer lamour; ils sont composés damour: heureux séraphins! Ce sont des foyers où le nom de Jéhovah est entouré dardeurs inénarrables. Le buisson ardent na paru quun instant sur la montagne dHoreb: au ciel, il est éternel, et cest le rôle des séraphins de brûler devant le Seigneur comme brûlait le buisson ardent. Mais leur fonction ne se borne pas à brûler dune façon solitaire. Dans loeuvre divine, tout est commun au moyen de la hiérarchie; le bien fait la cascade, on reçoit pour communiquer plus bas. Cest pourquoi les séraphins ont encore pour fonction de faire descendre sur dautres leurs ardeurs séraphiques. Ce sont des foyers de flammes: il sen échappe des milliards détincelles, et ces étincelles de lamour se répandent sur les anges des ordres inférieurs dabord, puis parviennent jusquaux humains. II Je me représente une de ces étincelles merveilleuses dont je viens de parler, se détachant de ces foyers d’ardeur qui sont devant la face de Dieu, les séraphins: une étincelle qui se détache d’eux et qui prend la direction de la terre… sur qui va-t-elle tomber? Qui va devenir une âme séraphique? Est-ce seulement quelque âme pure, une âme dont les joies auront toujours été naïves, dont les sentiments auront toujours été délicats? Il semble que cela devrait être, mais ladorable Miséricorde en a jugé autrement. Disons tout de suite, pour la consolation des âmes égarées et repentantes, que létincelle des séraphins va chercher la boue non moins que le nid de colombes, la pauvre feuille tombée et décolorée non moins que le lis éclatant de blancheur. Le divin Maître, en effet, na-t-il pas eu avec le Pharisien ce sublime dialogue, le jour où Marie Madeleine se repentait à ses pieds: «Simon, jai quelque chose à te dire.» Et Simon lui dit: «Maître, dites.» Il est utile, il est doux dinsister sur cette pensée qui est extrêmement consolante: une âme pécheresse, mais repentante, peut aimer Dieu séraphiquement, et cela, parce que Jésus a dit au pharisien: tu as bien jugé; en vertu de ce décret de la Miséricorde, létincelle des séraphins descend sur la pauvre feuille morte non moins que sur le lis en fleur! Oh! quune telle pensée est consolante: je puis aimer Dieu séraphiquement, malgré mes fautes! La Providence permettra peut-être quune âme désespérée lise ces lignes; je len supplie, quelle ne doute pas de la possibilité de cette transition: de la boue à lardeur des séraphins! Et si un dernier encouragement lui est nécessaire, quelle laccueille dans ces mots: Néteignez pas la mèche qui fume encore. Cest Jésus également qui a usé de cette comparaison si expressive: Néteignez pas la mèche qui fume encore! Néteignez pas: la voici qui se rallume, qui reprend, elle brille, elle sélance Chère âme rallumée, revivifiée par la miséricorde, prends courage, développe-toi! ton amour peut même surpasser celui des âmes innocentes. Et ainsi pour la formation dune âme séraphique, toute âme est bonne, nimporte quelle âme; létincelle céleste descend avec liberté. III Voilà donc létincelle des séraphins qui prend la direction dune âme, innocente ou repentante selon le choix de Dieu: examinons maintenant ce quelle va produire en elle. Elle allume en cette âme des sentiments de flamme, des énergies qui constituent essentiellement les séraphins de la terre. Le premier est la soif de Dieu. Sainte Thérèse exprime ainsi cette soif. «Du brasier divin est tombée létincelle qui membrase tout entière. Oh! combien de fois, livrée à ce suave tourment, me suis-je souvenue de ces paroles de David: Comme le cerf (altéré) soupire après une source deau vive, ainsi mon âme soupire vers vous, ô mon Dieu.» Cette soif dont parle sainte Thérèse, si bien exprimée par David sous limage du cerf haletant, a été ressentie par toutes les âmes séraphiques. Elles ont soif de Dieu, comme les mondains ont soif de plaisirs. Ce sont des âmes altérées: altérées de linvisible, de linfini, de léternelle Beauté, de léternel Amour! Elles ont un feu intérieur, duquel procède leur soif. Lorsque saint Louis de Gonzague, lorsque saint Philippe de Néri, au sortir de leurs méditations ou de leurs extases, étaient contraints de sappliquer des linges deau glacée sur la poitrine pour modérer et calmer les ardeurs qui les dévoraient, ils ne faisaient que traduire en acte ce soupir du Prophète royal, éternel soupir des séraphins de la terre: Comme le cerf haletant soupire après la fontaine deau vive, ainsi mon âme vous demande, ô mon Dieu. Oui, les âmes séraphiques sont des âmes altérées de Dieu! IV Le deuxième sentiment qui caractérise ces âmes est la tendresse pour Dieu, pour Jésus. La plupart du temps, on aime Dieu, mais sans aller jusquà la tendresse. La tendresse est un amour qui se sent profondément au cur, sidentifie vraiment avec notre cur, le résume tout entier, lexprime tout entier. Lorsquon aime Dieu tendrement, on a besoin de le lui exprimer: par la parole, par lempressement à le contenter, par la jubilation de se sentir à son service. On lui répète souvent quon laime. On lui dit: mon Maître, mon bon Maître, mon très bon Maître. Hélas! dordinaire, Dieu est aimé froidement, sèchement, courtement; notre amour a de la peine à aller jusquà la tendresse. Il nen est pas ainsi chez les âmes séraphiques. Elles aiment Dieu tendrement, affectueusement, longuement: elles le lui disent pendant des heures entières. Létincelle qui les a pénétrées attendrit, liquéfie leur coeur, parce que cest la propriété du feu de liquéfier, dattendrir. Aussi, quelle belle collection on ferait des soupirs exhalés par ces âmes, des traits de flamme échappés à leurs lèvres! Le ciel les racontera tous; en voici quelques-uns: Cest quelque chose de beau davoir un cur, et tout petit quil est, de pouvoir sen servir pour aimer Dieu: pensée du curé dArs. Il y avait dans la manière dont il prononçait ladorable nom de Jésus et dont il disait: Notre-Seigneur! un accent dont il était impossible de nêtre pas frappé: il semblait que son coeur se répandît sur ses lèvres. Il appelait la sainte communion un bain damour. Lorsquon a communié, disait-il encore, lâme se roule dans le baume de lamour comme labeille dans les fleurs. Saint Bonaventure, le docteur séraphique, disait: Ô mon très cher Seigneur, si javais été la pierre et la terre où fut plantée votre croix, quelle grâce et quelle consolation jaurais eues de recevoir le sang qui coulait de vos blessures. Si javais été le fer de la lance, je naurais jamais voulu sortir de votre cur! Que dâmes tendres ont envié la fonction de la petite lampe solitaire qui brûle et la nuit et le jour devant Jésus-Hostie. «Ô lampe, que tu es heureuse de ne pas le quitter! Que ne suis-je de la nature de lhuile pour me consumer en son honneur!» Et celle qui a été lostensoir de son divin Cur, la bienheureuse Marguerite-Marie, quels nont pas été ses épanchements de tendresse séraphique? Qui nous empêchera, disait-elle souvent, dêtre saintes, puisque nous avons des curs pour aimer et des corps pour souffrir! Elle disait encore: Pour aller à Jésus-Christ, sil me fallait marcher sur un chemin de flammes, il me semble que cette peine ne me serait rien. Entreprendre de citer les accents de tendresse de sainte Thérèse serait se perdre dans la beauté et la multiplicité des citations. Je rapporterai seulement le mot incomparable de Notre-Seigneur lui-même, qui sest annoncé comme devant être un jour le panégyriste de lamour de Thérèse: «Ô ma fille, jattends le jour du jugement pour faire voir aux hommes combien tu mas aimé!» Telle est la tendresse des âmes séraphiques. Et cependant chose admirable et qui confond notre froideur! ces âmes, et en général tous les saints se sont reprochés dêtre durs, dêtre insensibles. Ce nest pas étonnant. La dureté est la conséquence du péché, et tous les saints se croyaient de très grands pécheurs. Aussi, ils demandaient avec larmes à Dieu damollir leur coeur, et Dieu leur accordait cet amollissement, cette tendresse du cur. Le Roi des curs se complaît tellement dans cette tendresse, il en est tellement jaloux, que pour lobtenir dun cur quil a prédestiné et quil poursuit, il ny a rien quil ne fasse, quil nemploie. Il frappe ce cur, il le blesse; il a recours et au fer et au feu pour obtenir quil devienne tendre. Cela explique pourquoi les saintes âmes passent souvent par de si étranges ravages. Ô saintes âmes, vous souffrez, vous êtes noyées dans vos larmes: consolez-vous, cest afin que vous deveniez tendres; que vous, déjà si aimantes, vous disiez: Jésus, mon Jésus! avec un accent plus doux encore si cest possible, que vous incliniez avec plus dabandon votre tête sur les pieds de votre crucifix; cest afin que des restes de dureté disparaissent de votre intérieur, de vos gestes, de vos paroles! V Un autre sentiment est profondément ancré dans leur cur: celui de lindignité et de la confusion. Plus une âme sapproche de Dieu par la purification et lamour, et plus elle se trouve indigne: ce que lauteur de lImitation exprime par cette admirable réflexion: Lamour ma fait rentrer plus avant dans mon néant. Aussi il nest pas croyable combien les âmes séraphiques, se regardant comme indignes, tendent de toutes leurs forces vers lobscurité et loubli. Le besoin de lanéantissement est leur signe caractéristique, comme les ailes, dans la vision dIsaïe, servaient aux séraphins pour se voiler devant la majesté de Dieu. Cette confusion est parfaitement légitime. En effet, leur lumière est grande sur Dieu, sur sa beauté, sa sainteté, ses perfections, et en même temps leur amour est perspicace: y a-t-il un regard plus perspicace que celui de lamour? Or, dans la clarté de cette lumière, dans la connaissance de ces perfections, dans la perspicacité de leur amour, elles aperçoivent leurs fautes: et alors, ce sont, à leurs yeux, des monstres dhorreur, des montagnes dingratitudes. Elles reculent, elles voudraient sanéantir: Dieu est si beau, Dieu est si saint! De plus, les faveurs de Dieu sont si délicates, si jalouses: autre motif à leur obscurité, à leurs anéantissements. De là, cette chaste crainte de perdre la grâce; de là, ce besoin de se cacher à tous les regards; de là, cette soif des mépris, des humiliations, cette tendance à rentrer dans le néant, à sabîmer dans la dépendance des supérieurs: Poussière, apprends à obéir Fils du néant, quas-tu à te plaindre? Pécheur couvert dignominies, quas-tu à répondre? Tout de Dieu, et rien de moi; tout à Dieu, et rien à moi; tout pour Dieu, et rien pour moi! Ô mon Dieu, je crains de vous trahir, et vos dons ne sont pas en sûreté chez moi. Ne semble-t-il pas, devant ces expressions danéantissement, quon aperçoive les séraphins dIsaïe dont les ailes battent deffroi et damour? Lamour les entraîne, et la crainte les voile! Quel heureux contrepoids à lorgueil du monde que lhumilité de ces âmes! Devant linsolence sans exemple dont ce siècle sarme contre Dieu, ne faut-il pas des âmes qui sanéantissent au centre de la terre? Cela seul suffit pour légitimer lexistence et la nécessité des couvents. Juste ciel, quadviendrait-il de notre pauvre terre, sans eux! «Nous avons appris, dit le même prophète qui a eu la vision des séraphins, quel est lorgueil de Moab. Il est étrangement superbe. Mais sa fierté, son insolence et sa fureur sont plus grandes que nest son pouvoir. Cest pourquoi Moab hurlera contre Moab. Ils seront tous dans les hurlements.» Sous la Loi de grâce et damour, les gémissements de ces âmes plaintives et humiliées empêchent les hurlements; leur abaissement éloigne lanéantissement des coupables. Ô fils des Nations, de la Nation française, respectez et protégez, dans celles de vos surs ou de vos filles qui seraient des séraphins de la terre, cette sainte obscurité, ce voile qui cache et conserve des anges tutélaires! VI La soif de Dieu et la tendresse pour Dieu, surmontant le sentiment de lindignité et de la confusion, sont accompagnées, chez les âmes séraphiques, dun nouveau sentiment vainqueur: celui de lexil, elles se sentent comme exilées, et elles regardent la terre comme un lieu dattente et de départ. Jésus avait dit: Mon royaume nest pas de ce monde; et ces âmes faisant écho à la parole de leur royal époux, disent: Mon héritage nest pas ici-bas, ma vraie patrie nest pas de ce monde! Les âmes terrestres se trouvent bien sur la terre, saccommodent volontiers de la terre et redoutent de la quitter. Les âmes célestes ne sen accommodent pas, et ne peuvent sy faire. Cest saint Augustin assis le soir au bord de la fenêtre dOstie, à côté de sa mère, contemplant avec elle le ciel étoilé, et disant: «Notre élan damour, ensemble, vers la région éternelle, était si hardi et si puissant, que nous y touchâmes en quelque sorte par un bond du cur.» Cest saint Bernard partant pour la solitude de Clairvaux avec ses six frères gagnés à la vie monastique, et disant au plus jeune: «Cest à toi, mon petit frère, que nous laissons ce beau manoir;» et Nivard de répondre: «Oh! les parts ne sont pas égales, vous prenez le ciel, et vous me laissez la terre!» Et peu après, il les rejoignit. Cest saint Ignace de Loyola répétant sans cesse: «Que je méprise la terre, quand je regarde le ciel!» Sainte Thérèse est la grande exilée; ses plaintes sélèvent plus haut que toutes celles de ses compagnons dexil: «Ô vie longue, disait-elle, ô vie pénible, ô vie dans laquelle on ne vit pas! ô solitude trop seule! ô Jésus, ô mon bien, que la vie de lhomme est longue, quoiquon dise quelle soit courte!» Et alors dans un élan de tendresse, de langueur et dimpatience, la grande exilée compose son cantique où chaque strophe se termine par ce soupir de flamme: Je me meurs de ne pouvoir mourir! Lattitude de tous ces exilés rappelle une mélancolie célèbre. Ne semble-t-il pas quon voie se renouveler, mais dune façon supérieure, cette scène imposante: Les filles de Sion assises en exil auprès des fleuves de Babylone. Quil est beau, leur cantique dexil conservé dans la Bible! quelle était touchante leur tristesse! que leur attitude était noble, et que leur réponse à leurs solliciteurs est fière! Voici comme elles sont tristes, et aussi comme elles répondent: Au bord des fleuves de Babylone, nous nous sommes assises, et nous avons répandu des larmes en nous souvenant de Sion: Nous avons suspendu nos harpes aux branches des saules dans la campagne; Ceux qui nous ont emmenées captives, nous ont demandé de chanter: «Chantez-nous donc quelque cantique agréable entre ceux de Sion.» Nous avons répondu: «Comment chanterions-nous sur la terre étrangère? » Ô Jérusalem, si je viens à toublier, que ma main droite se sèche; et que ma langue sattache à mon palais, si quelque joie lemporte jamais sur toi! Tel est ce cantique de lexil, ce Super flumina Babylonis à jamais célèbre, ou la mélancolie est si touchante, et où la fierté est rehaussée par la tristesse. Eh bien, cette fierté et cette tristesse au bord des fleuves de Babylone étaient lannonce et la figure des sentiments de toutes les grandes âmes chrétiennes qui devaient sentir leur exil; les filles de Sion préludaient aux âmes séraphiques! Lâme vraiment chrétienne, en effet, se regarde comme exilée sur le rivage de ce monde, au bord du fleuve du temps, et elle répand des larmes en songeant au ciel. «Le ciel où Dieu mattend, sécrie-t-elle, oh! quelle belle patrie! et la terre où je suis reléguée, oh! quel dur exil!» Les mondains, sapprochant delle, lui renouvellent le langage que les habitants de Babylone adressaient aux filles de Sion: «Pourquoi ne viens-tu point prendre part à nos fêtes? Pourquoi ne pas mettre à profit tes talents, ta voix, ta beauté? Ta voix, quon dit si belle, fais-là entendre dans nos fêtes.» Et lâme séraphique répond: «Comment me réjouirais-je sur une terre étrangère? Vous voulez que je chante des chants de joie comme à Jérusalem, et je suis à Babylone! Lexilée na pas le cur à chanter.» Cest la raison pour laquelle, lorsquon écoute à la porte des monastères, séjour plus particulier des âmes séraphiques, la psalmodie que lon entend sortir est monotone, grave, gémissante: cest la psalmodie de lexil. Non pas certes que lÉglise catholique renonce aux chants dallégresse et de triomphe; oh non! elle ny renonce pas; mais elle les réserve surtout pour Jérusalem, pour la patrie des cieux. Écoutez, ô mondains qui voulez nous attirer à vos plaisirs et à vos fêtes, nous ne brisons pas nos luths et nos harpes: nous les suspendons seulement: comme les filles de Sion, nous les suspendons aux saules, afin que, suspendus, ils attirent en haut nos regards! Un jour viendra où nous détacherons des arbres nos harpes frémissantes qui convenaient peu à notre exil, mais qui conviendront à notre triomphe et à nos actions de grâces; et nous rentrerons dans Sion, nous entrerons au ciel couronnés de fleurs, avec des hymnes et des cantiques
Mais jusquau jour venu de la Jérusalem des cieux, ma voix se taira pour le monde
Ô céleste Jérusalem, demeure lunique objet de mes pensées et de mes désirs; que je ne sois affligé ou consolé que par rapport à toi; que lespérance de thabiter un jour minspire un mépris général pour tout autre bonheur; et que ton souvenir me soit si présent quau milieu même de Babylone je ne voie, nentende et ne goûte que ce qui te rappelle à moi: Si je viens à toublier, Jérusalem, ô ma belle patrie, que ma main droite se sèche; et que ma langue sattache immobile à mon palais, si quelquautre joie lemporte jamais sur toi! VII Un dernier sentiment achève la formation de lâme séraphique, et ce sentiment tempère en elle lamertume de lexil, cest la joie de la souffrance. Elle est heureuse de souffrir, parce quen souffrant, elle prouve à son Jésus quelle laime; quelle laime à la sueur de son front, et à la sueur du sang de lâme! La souffrance est, pour elle, moyen damour. En effet, sans douleur, on ne vit pas bien dans lamour, mot profond de lauteur de lImitation, sine dolore non vivitur in amore. Que cela est vrai, on ne vit point sans douleur dans lamour; lamour ne vaut quautant quil sait souffrir! Or ces âmes qui veulent vivre largement dans lamour divin, pénétrer profondément en lui, en demandent la clef à la douleur, et il nest pas rare que la douleur, unie à lamour, ne produise en elles la consomption. Qui na rencontré, même au foyer des familles, de ces êtres angéliques, nullement faits pour la terre: la médecine nexpliquait pas leur mal; la première douleur les a rendus à Dieu! Les âmes séraphiques aiment également la souffrance comme moyen efficace daider au salut des pauvres pécheurs. Personne ne comprend le salut des pécheurs comme une âme séraphique. Si elle a le désir et la soif de Dieu, elle a concurremment un autre désir, une autre soif: cest que le monde entier aime Dieu et en jouisse avec elle-même. Cette ambition pour les autres constitue la grande différence de lamour divin davec lamour mondain. Ces deux amours sont également jaloux. Mais tandis que dans sa jalousie lamour mondain veut aimer tout seul et être aimé tout seul, lamour divin, ayant goûté Dieu, ayant compris ce quil est, souverainement beau, souverainement bon, voudrait, dans son bonheur, que tout le monde le connût et que tout le monde laimât. Étant donc jalouses que Dieu soit aimé, les âmes séraphiques, pour obtenir ce succès damour, simmolent. Immolation de sainte Thérèse qui disait: Ô hommes, vous ne connaissez pas mon trésor, car si vous le connaissiez, vous ne pourriez plus loffenser. Immolation de saint François Xavier qui sécriait: Des âmes, mon Dieu! Je vous en conjure, donnez-moi des âmes. Immolation de la Bienheureuse de Paray qui, lorsquon avait recommandé un pécheur à ses prières, se jetait la face contre terre, sécriant: Frappez, mon, Dieu, et népargnez ni mon corps, ni ma vie, ni ma chair, ni mon sang, pourvu que vous sauviez éternellement cette âme! Toutes ces immolations trouvaient leur courage dans cette pensée première: «Dieu est si beau, Dieu est si bon! Il faut procurer Dieu à tout le monde;» mais également dans cette autre pensée: «une âme qui perdra Dieu, sera si malheureuse!» Le saint curé dArs na-t-il pas dit: Cest quelque chose de si doux davoir un cur, et tout petit quil est, de pouvoir sen servir pour aimer Dieu. Or, une âme perdue ne pourra plus aimer; en se perdant, elle aura perdu la puissance daimer quelle avait reçue originellement et dont elle aura mésusé. Dans le lieu de la perdition, son cur sera desséché comme la grappe lorsquelle a passé sous le pressoir. Cest fini, jamais plus de bonheur pour cette âme, parce quen elle il ny aura jamais plus damour! Cette pensée est accablante: ne plus pouvoir aimer! Cest elle qui remue, consterne et enflamme les curs séraphiques, qui les entraîne en esprit sur le chemin des pécheurs pour leur dire en suppliant: «Je vous en conjure, ne soyez pas perdus pour Dieu et ne perdez pas Dieu! Et afin que vous ne le perdiez pas, je mimmolerai pour vous.» Il est une scène rapportée dans la Bible, dont la lecture attentive émeut toujours, émeut profondément, parce quelle est la figure des âmes qui se perdent, la peinture de linénarrable affliction de Dieu qui perd ces âmes, et du désespoir de ces âmes qui perdent Dieu: cest la scène où Esaü, de retour de sa chasse, apprend que Jacob a été béni, et que pour lui, il na plus de bénédiction à recevoir. Scène indescriptible! Quel désespoir! quelle effrayante douleur! quels rugissements! «Esaü poussait des rugissements, dit le Livre sacré, irrugiit clamore magno.» Et cependant, ce nest pas la faute de son vieux père sil na pas été béni, car le patriarche a appelé Esaü, vocavit Esau; cest Esaü quil a appelé. «Mon fils, jai voulu vous bénir! » «Mon père, sécrie le malheureux qui ne se rappelait plus quil avait vendu son droit daînesse, mon père, donnez-moi, à moi aussi, votre bénédiction.» Et le patriarche sen défend: car, au temps de la famille patriarcale, la bénédiction était un testament; elle était la promesse du Messie qui passait en héritage à celui qui avait été béni; conséquemment, elle était tout. Esaü insiste encore: «Navez-vous donc, mon père, quune seule bénédiction? Je vous conjure de me bénir aussi.» Il jeta ensuite, dit lÉcriture, un grand cri désespéré, tellement que son vieux père, qui était devenu aveugle, en fut ému. Le patriarche entrevit alors, dans la lumière du Messie à venir, que la terre est pour chacun, jusquau dernier soir de la vie, le lieu de la miséricorde, le lieu de la bénédiction. Et cest pourquoi ses deux mains tremblantes se levèrent, et il bénit aussi Esaü, mais dune bénédiction secondaire. Esaü, hélas! nen profita pas. Cette scène est la saisissante figure des âmes qui se perdent. La patriarche étendant ses bras sur Esaü non moins que sur Jacob, cest Jésus-Christ qui veut bénir tous les hommes, même les mauvais, ceux qui se perdent et qui courent à labîme: Jai voulu vous bénir, je vous ai appelés comme Esaü; mes bras étaient étendus, je suis mort pour vous! Hélas! au jour du dernier jugement, les réprouvés pousseront des clameurs désespérées, les rugissements dEsaü. Lorsquils entendront cette parole qui sera dite aux élus: Venez, les bénis de Mon Père, ils comprendront que la bénédiction nest plus possible pour eux, quelle est à jamais épuisée. Ce sera alors des rugissements de désespoir, des pleurs et des grincements de dents. Mais jusquà lheure de cette séparation finale, voici ce que feront toujours les âmes séraphiques: Attendu que, jusquau dernier soir de la vie, la terre est pour nimporte qui le lieu de la miséricorde et de la bénédiction, les âmes séraphiques chercheront à semparer de tous les pécheurs, et, à force de supplications et dimmolations, à les ramener entre les bras de Jésus-Christ, pour quils soient bénis aussi. «Ô Sauveur, ô mon Dieu, bénissez aussi ces pauvres âmes Ô Jésus-Christ, vous navez pas quune seule bénédiction, vous êtes la bénédiction infinie! quil y en ait une pour cette âme, pour mon père, pour mon pauvre enfant égaré; je vous en supplie, ô Jésus-Christ, bénissez-le, quil soit sauvé!» En définitive, les âmes séraphiques voudraient, si cétait possible, quil ny eût pas dEsaü, quil ny eût que des Jacob, que des bénis pour léternité! et sil fallait, pour procurer cette félicité aux autres, renoncer à une part de bénédiction que Dieu permettrait, elles y renonceraient: Jeusse désiré de devenir moi-même anathème pour mes frères! Ces sentiments ne sont pas exagérés. Il y a eu des saints qui auraient souhaité pouvoir, avec leur corps, se coucher en travers du puits de labîme, pour le fermer et empêcher les âmes dy tomber. Un jour que la séraphique épouse du Sacré-Cur, la bienheureuse Marguerite-Marie, réfléchissait sur le sort des réprouvés et sur leur amour perdu, elle sécria: «Je voudrais, ô mon divin Sauveur, si cétait votre volonté, souffrir tous les tourments de lenfer, pourvu que je vous aimasse autant quauraient pu vous aimer dans le ciel tous ceux qui souffriront toujours et qui ne vous aimeront jamais.» Nest-ce pas la dernière limite de la charité? Soffrir à ressentir lenfer en soi-même pourvu que, par cette souffrance, on pût combler le déficit de lenfer en amour, cest le vol suprême du séraphin de la terre, du séraphin qui aspire en haut, mais qui descend au plus profond de labîme pour en rapporter en soi-même et sur ses ailes de flamme, sinon les curs perdus, du moins lamour de tous ces coeurs! Ô fils des Nations chrétiennes, de la Nation française, respectez et protégez celles de vos sœurs ou de vos filles qui se consument et s’immolent pour votre salut éternel: vous leurs pères, leurs frères, leurs amis, leurs concitoyens! |