La religion de combat par l’abbé Joseph Lémann

Livre deuxième

Chapitre Cinquième

Les séraphins de la terre

- I. Aveuglement, et même effroi, chez les chrétiens relativement à ce rôle, le plus beau dans l’Église parce qu’il fait pendant à celui des Séraphins dans les cieux.
– II. Une étincelle d’amour qui, se détachant des Séraphins des cieux, prend la direction de la terre: elle se dirige vers l’innocence, et aussi vers le repentir.
– III. Ce qui constitue les séraphins de la terre: premièrement, la soif de Dieu; le cantique du cerf altéré traduit en action.
– IV. Deuxièmement, la tendresse pour Dieu et pour Jésus: explication des blessures au cœur.
– V. Troisièmement, le sentiment de l’indignité: la confusion des séraphins de la terre, heureux contrepoids à l’orgueil du monde.
– VI. Quatrièmement, l’amertume de l’exil et l’ardeur vers la patrie des cieux: mélancolie et fierté des filles de Sion auprès des fleuves de Babylone perpétuées par les vierges chrétiennes.
– VII. Cinquièmement, l’acceptation magnanime de la souffrance, comme moyen d’aimer Dieu: l’amour ne vaut qu’autant qu’il sait souffrir; et comme moyen d’aider au salut des pécheurs: le vol des séraphins de la terre dans les abîmes de la perdition, dernier effort de l’amour.

I

Nous sommes à une époque où l’égoïsme glace les âmes. Quelle immense multitude, en effet, d’âmes glacées, froides comme le métal qu’elles poursuivent avec avidité! C’est en pensant à ces âmes que Bossuet disait déjà de son temps: Je mets en tremblant les mains sur l’avenir. Il faut absolument combattre ces tendances désastreuses. Un des moyens les plus efficaces pour les combattre est d’opposer aux âmes glacées des âmes séraphiques.

Dans la belle armée des enfants de lumière, ce sont les âmes séraphiques qui occupent le rang d’honneur et remplissent le rôle le plus excellent.

Et cependant, beaucoup de familles même très chrétiennes se soucient peu d’un pareil rang d’honneur et disputent avec Dieu à propos de ce rôle: elles craignent que leurs enfants deviennent des séraphins. Ô aveugles! vous n’avez jamais compris la célèbre vision du Prophète dont l’Église catholique a été héritière, et qu’elle consulte et rappelle avec allégresse toutes les fois qu’elle établit un couvent. «Je vis le Seigneur assis sur un trône sublime et élevé, et le bas de son vêtement remplissait le temple: «Des séraphins étaient autour du trône, ils avaient chacun six ailes; avec deux d’entre elles, ils se voilaient le visage, avec deux autres, ils se couvraient les pieds; ils volaient avec les deux dernières. «Et ils se disaient l’un à l’autre: Saint, saint, saint est le Seigneur, le Dieu des armées; toute la terre est pleine de sa gloire.» Les âmes séraphiques, enveloppées de leurs voiles, adorent sur la terre, comme les séraphins, enveloppés de leurs ailes, adorent dans les cieux.

Qu’elle est, d’une façon précise, la fonction des séraphins dans les cieux? De plus, ont-ils des rapports avec les hommes? Les séraphins ont pour fonction, dans l’armée céleste, d’exprimer l’amour; ils sont composés d’amour: heureux séraphins! Ce sont des foyers où le nom de Jéhovah est entouré d’ardeurs inénarrables. Le buisson ardent n’a paru qu’un instant sur la montagne d’Horeb: au ciel, il est éternel, et c’est le rôle des séraphins de brûler devant le Seigneur comme brûlait le buisson ardent.

Mais leur fonction ne se borne pas à brûler d’une façon solitaire. Dans l’oeuvre divine, tout est commun au moyen de la hiérarchie; le bien fait la cascade, on reçoit pour communiquer plus bas. C’est pourquoi les séraphins ont encore pour fonction de faire descendre sur d’autres leurs ardeurs séraphiques. Ce sont des foyers de flammes: il s’en échappe des milliards d’étincelles, et ces étincelles de l’amour se répandent sur les anges des ordres inférieurs d’abord, puis parviennent jusqu’aux humains.

II

Je me représente une de ces étincelles merveilleuses dont je viens de parler, se détachant de ces foyers d’ardeur qui sont devant la face de Dieu, les séraphins: une étincelle qui se détache d’eux et qui prend la direction de la terre… sur qui va-t-elle tomber? Qui va devenir une âme séraphique?

Est-ce seulement quelque âme pure, une âme dont les joies auront toujours été naïves, dont les sentiments auront toujours été délicats? Il semble que cela devrait être, mais l’adorable Miséricorde en a jugé autrement.

Disons tout de suite, pour la consolation des âmes égarées et repentantes, que l’étincelle des séraphins va chercher la boue non moins que le nid de colombes, la pauvre feuille tombée et décolorée non moins que le lis éclatant de blancheur. Le divin Maître, en effet, n’a-t-il pas eu avec le Pharisien ce sublime dialogue, le jour où Marie Madeleine se repentait à ses pieds: «Simon, j’ai quelque chose à te dire.» Et Simon lui dit: «Maître, dites.»
– «Un homme avait deux débiteurs, l’un qui lui devait cinq cents deniers, et l’autre, cinquante. «Ni l’un ni l’autre, n’ayant de quoi lui rendre, il remit à tous les deux leur dette. Lequel donc des deux l’aime le plus? – Simon répondit: «Je pense que c’est celui auquel il a rendu davantage. – Et Jésus lui dit: «Tu as bien jugé.» Tu as bien jugé. Depuis cette sentence rendue au festin du Pharisien, il s’est formé deux phalanges d’âmes séraphiques: l’une où l’étincelle des séraphins vient chercher les âmes innocentes, récompense de leur innocence; l’autre, où l’amour séraphique s’allume dans des âmes longtemps pécheresses, chez lesquelles il devient l’expression touchante de leur reconnaissance et de leur réparation; deux phalanges, mais qui se réunissent et se confondent dans l’amour, devenu leur confluent.

Il est utile, il est doux d’insister sur cette pensée qui est extrêmement consolante: une âme pécheresse, mais repentante, peut aimer Dieu séraphiquement, et cela, parce que Jésus a dit au pharisien: tu as bien jugé; en vertu de ce décret de la Miséricorde, l’étincelle des séraphins descend sur la pauvre feuille morte non moins que sur le lis en fleur!

Oh! qu’une telle pensée est consolante: je puis aimer Dieu séraphiquement, malgré mes fautes! La Providence permettra peut-être qu’une âme désespérée lise ces lignes; je l’en supplie, qu’elle ne doute pas de la possibilité de cette transition: de la boue à l’ardeur des séraphins! Et si un dernier encouragement lui est nécessaire, qu’elle l’accueille dans ces mots: N’éteignez pas la mèche qui fume encore. C’est Jésus également qui a usé de cette comparaison si expressive: N’éteignez pas la mèche qui fume encore! N’éteignez pas: la voici qui se rallume, qui reprend, elle brille, elle s’élance… Chère âme rallumée, revivifiée par la miséricorde, prends courage, développe-toi! ton amour peut même surpasser celui des âmes innocentes. Et ainsi pour la formation d’une âme séraphique, toute âme est bonne, n’importe quelle âme; l’étincelle céleste descend avec liberté.

III

Voilà donc l’étincelle des séraphins qui prend la direction d’une âme, innocente ou repentante selon le choix de Dieu: examinons maintenant ce qu’elle va produire en elle. Elle allume en cette âme des sentiments de flamme, des énergies qui constituent essentiellement les séraphins de la terre.

Le premier est la soif de Dieu. Sainte Thérèse exprime ainsi cette soif. «Du brasier divin est tombée l’étincelle qui m’embrase tout entière. Oh! combien de fois, livrée à ce suave tourment, me suis-je souvenue de ces paroles de David: Comme le cerf (altéré) soupire après une source d’eau vive, ainsi mon âme soupire vers vous, ô mon Dieu.» Cette soif dont parle sainte Thérèse, si bien exprimée par David sous l’image du cerf haletant, a été ressentie par toutes les âmes séraphiques. Elles ont soif de Dieu, comme les mondains ont soif de plaisirs. Ce sont des âmes altérées: altérées de l’invisible, de l’infini, de l’éternelle Beauté, de l’éternel Amour! Elles ont un feu intérieur, duquel procède leur soif. Lorsque saint Louis de Gonzague, lorsque saint Philippe de Néri, au sortir de leurs méditations ou de leurs extases, étaient contraints de s’appliquer des linges d’eau glacée sur la poitrine pour modérer et calmer les ardeurs qui les dévoraient, ils ne faisaient que traduire en acte ce soupir du Prophète royal, éternel soupir des séraphins de la terre: Comme le cerf haletant soupire après la fontaine d’eau vive, ainsi mon âme vous demande, ô mon Dieu. Oui, les âmes séraphiques sont des âmes altérées de Dieu!
Ô fils des Nations chrétiennes, de la Nation française, respectez et protégez, dans celles de vos sœurs ou de vos filles qui seraient des séraphins de la terre, cette soif de Dieu!

IV

Le deuxième sentiment qui caractérise ces âmes est la tendresse pour Dieu, pour Jésus. La plupart du temps, on aime Dieu, mais sans aller jusqu’à la tendresse. La tendresse est un amour qui se sent profondément au cœur, s’identifie vraiment avec notre cœur, le résume tout entier, l’exprime tout entier. Lorsqu’on aime Dieu tendrement, on a besoin de le lui exprimer: par la parole, par l’empressement à le contenter, par la jubilation de se sentir à son service. On lui répète souvent qu’on l’aime. On lui dit: mon Maître, mon bon Maître, mon très bon Maître. Hélas! d’ordinaire, Dieu est aimé froidement, sèchement, courtement; notre amour a de la peine à aller jusqu’à la tendresse. Il n’en est pas ainsi chez les âmes séraphiques. Elles aiment Dieu tendrement, affectueusement, longuement: elles le lui disent pendant des heures entières. L’étincelle qui les a pénétrées attendrit, liquéfie leur coeur, parce que c’est la propriété du feu de liquéfier, d’attendrir. Aussi, quelle belle collection on ferait des soupirs exhalés par ces âmes, des traits de flamme échappés à leurs lèvres! Le ciel les racontera tous; en voici quelques-uns:

C’est quelque chose de beau d’avoir un cœur, et tout petit qu’il est, de pouvoir s’en servir pour aimer Dieu: pensée du curé d’Ars. Il y avait dans la manière dont il prononçait l’adorable nom de Jésus et dont il disait: Notre-Seigneur! un accent dont il était impossible de n’être pas frappé: il semblait que son coeur se répandît sur ses lèvres. Il appelait la sainte communion un bain d’amour. Lorsqu’on a communié, disait-il encore, l’âme se roule dans le baume de l’amour comme l’abeille dans les fleurs. Saint Bonaventure, le docteur séraphique, disait: Ô mon très cher Seigneur, si j’avais été la pierre et la terre où fut plantée votre croix, quelle grâce et quelle consolation j’aurais eues de recevoir le sang qui coulait de vos blessures. Si j’avais été le fer de la lance, je n’aurais jamais voulu sortir de votre cœur! Que d’âmes tendres ont envié la fonction de la petite lampe solitaire qui brûle et la nuit et le jour devant Jésus-Hostie. «Ô lampe, que tu es heureuse de ne pas le quitter! Que ne suis-je de la nature de l’huile pour me consumer en son honneur!» Et celle qui a été l’ostensoir de son divin Cœur, la bienheureuse Marguerite-Marie, quels n’ont pas été ses épanchements de tendresse séraphique? Qui nous empêchera, disait-elle souvent, d’être saintes, puisque nous avons des cœurs pour aimer et des corps pour souffrir!… Elle disait encore: Pour aller à Jésus-Christ, s’il me fallait marcher sur un chemin de flammes, il me semble que cette peine ne me serait rien.

Entreprendre de citer les accents de tendresse de sainte Thérèse serait se perdre dans la beauté et la multiplicité des citations. Je rapporterai seulement le mot incomparable de Notre-Seigneur lui-même, qui s’est annoncé comme devant être un jour le panégyriste de l’amour de Thérèse: «Ô ma fille, j’attends le jour du jugement pour faire voir aux hommes combien tu m’as aimé!» Telle est la tendresse des âmes séraphiques. Et cependant chose admirable et qui confond notre froideur! ces âmes, et en général tous les saints se sont reprochés d’être durs, d’être insensibles. Ce n’est pas étonnant. La dureté est la conséquence du péché, et tous les saints se croyaient de très grands pécheurs. Aussi, ils demandaient avec larmes à Dieu d’amollir leur coeur, et Dieu leur accordait cet amollissement, cette tendresse du cœur. Le Roi des cœurs se complaît tellement dans cette tendresse, il en est tellement jaloux, que pour l’obtenir d’un cœur qu’il a prédestiné et qu’il poursuit, il n’y a rien qu’il ne fasse, qu’il n’emploie. Il frappe ce cœur, il le blesse; il a recours et au fer et au feu pour obtenir qu’il devienne tendre. Cela explique pourquoi les saintes âmes passent souvent par de si étranges ravages. Ô saintes âmes, vous souffrez, vous êtes noyées dans vos larmes: consolez-vous, c’est afin que vous deveniez tendres; que vous, déjà si aimantes, vous disiez: Jésus, mon Jésus! avec un accent plus doux encore si c’est possible, que vous incliniez avec plus d’abandon votre tête sur les pieds de votre crucifix; c’est afin que des restes de dureté disparaissent de votre intérieur, de vos gestes, de vos paroles!
Ô blessure au cœur des saints, c’est par toi que s’est écoulé le fleuve de leur tendresse! Que cette blessure soit causée par le dard de feu d’un chérubin, comme il advint pour sainte Thérèse et saint François d’Assise, ou causée par le glaive de la douleur comme il arrive pour nos âmes plus obscures, disons, oh! disons: blessure heureuse, bienheureuse blessure! C’est par elle que nous allons enfin nous attendrir; c’est par elle que notre cœur s’écoulera, se liquéfiera semblable au rocher frappé par Moïse, ce cœur entr’ouvert versera ses flots d’amour, non plus du côté du monde, mais du côté de l’éternité! Ô fils des Nations chrétiennes, de la Nation française, respectez et protégez dans celles de vos sœurs ou de vos filles qui seraient des séraphins de la terre, cette tendresse pour Dieu, pour Jésus!

V

Un autre sentiment est profondément ancré dans leur cœur: celui de l’indignité et de la confusion. Plus une âme s’approche de Dieu par la purification et l’amour, et plus elle se trouve indigne: ce que l’auteur de l’Imitation exprime par cette admirable réflexion: L’amour m’a fait rentrer plus avant dans mon néant.

Aussi il n’est pas croyable combien les âmes séraphiques, se regardant comme indignes, tendent de toutes leurs forces vers l’obscurité et l’oubli. Le besoin de l’anéantissement est leur signe caractéristique, comme les ailes, dans la vision d’Isaïe, servaient aux séraphins pour se voiler devant la majesté de Dieu.

Cette confusion est parfaitement légitime. En effet, leur lumière est grande sur Dieu, sur sa beauté, sa sainteté, ses perfections, et en même temps leur amour est perspicace: y a-t-il un regard plus perspicace que celui de l’amour? Or, dans la clarté de cette lumière, dans la connaissance de ces perfections, dans la perspicacité de leur amour, elles aperçoivent leurs fautes: et alors, ce sont, à leurs yeux, des monstres d’horreur, des montagnes d’ingratitudes. Elles reculent, elles voudraient s’anéantir: Dieu est si beau, Dieu est si saint! De plus, les faveurs de Dieu sont si délicates, si jalouses: autre motif à leur obscurité, à leurs anéantissements. De là, cette chaste crainte de perdre la grâce; de là, ce besoin de se cacher à tous les regards; de là, cette soif des mépris, des humiliations, cette tendance à rentrer dans le néant, à s’abîmer dans la dépendance des supérieurs: Poussière, apprends à obéir… Fils du néant, qu’as-tu à te plaindre?… Pécheur couvert d’ignominies, qu’as-tu à répondre? – Tout de Dieu, et rien de moi; tout à Dieu, et rien à moi; tout pour Dieu, et rien pour moi! – Ô mon Dieu, je crains de vous trahir, et vos dons ne sont pas en sûreté chez moi.

Ne semble-t-il pas, devant ces expressions d’anéantissement, qu’on aperçoive les séraphins d’Isaïe dont les ailes battent d’effroi et d’amour? L’amour les entraîne, et la crainte les voile! Quel heureux contrepoids à l’orgueil du monde que l’humilité de ces âmes! Devant l’insolence sans exemple dont ce siècle s’arme contre Dieu, ne faut-il pas des âmes qui s’anéantissent au centre de la terre? Cela seul suffit pour légitimer l’existence et la nécessité des couvents.

Juste ciel, qu’adviendrait-il de notre pauvre terre, sans eux! «Nous avons appris, dit le même prophète qui a eu la vision des séraphins, quel est l’orgueil de Moab. Il est étrangement superbe. Mais sa fierté, son insolence et sa fureur sont plus grandes que n’est son pouvoir. C’est pourquoi Moab hurlera contre Moab. Ils seront tous dans les hurlements.» Sous la Loi de grâce et d’amour, les gémissements de ces âmes plaintives et humiliées empêchent les hurlements; leur abaissement éloigne l’anéantissement des coupables.

Ô fils des Nations, de la Nation française, respectez et protégez, dans celles de vos sœurs ou de vos filles qui seraient des séraphins de la terre, cette sainte obscurité, ce voile qui cache et conserve des anges tutélaires!

VI

La soif de Dieu et la tendresse pour Dieu, surmontant le sentiment de l’indignité et de la confusion, sont accompagnées, chez les âmes séraphiques, d’un nouveau sentiment vainqueur: celui de l’exil, elles se sentent comme exilées, et elles regardent la terre comme un lieu d’attente et de départ. Jésus avait dit: Mon royaume n’est pas de ce monde; et ces âmes faisant écho à la parole de leur royal époux, disent: Mon héritage n’est pas ici-bas, ma vraie patrie n’est pas de ce monde!

Les âmes terrestres se trouvent bien sur la terre, s’accommodent volontiers de la terre et redoutent de la quitter. Les âmes célestes ne s’en accommodent pas, et ne peuvent s’y faire. C’est saint Augustin assis le soir au bord de la fenêtre d’Ostie, à côté de sa mère, contemplant avec elle le ciel étoilé, et disant: «Notre élan d’amour, ensemble, vers la région éternelle, était si hardi et si puissant, que nous y touchâmes en quelque sorte par un bond du cœur.» C’est saint Bernard partant pour la solitude de Clairvaux avec ses six frères gagnés à la vie monastique, et disant au plus jeune: «C’est à toi, mon petit frère, que nous laissons ce beau manoir;» et Nivard de répondre: «Oh! les parts ne sont pas égales, vous prenez le ciel, et vous me laissez la terre!» Et peu après, il les rejoignit. C’est saint Ignace de Loyola répétant sans cesse: «Que je méprise la terre, quand je regarde le ciel!» Sainte Thérèse est la grande exilée; ses plaintes s’élèvent plus haut que toutes celles de ses compagnons d’exil: «Ô vie longue, disait-elle, ô vie pénible, ô vie dans laquelle on ne vit pas! ô solitude trop seule! ô Jésus, ô mon bien, que la vie de l’homme est longue, quoiqu’on dise qu’elle soit courte!» Et alors dans un élan de tendresse, de langueur et d’impatience, la grande exilée compose son cantique où chaque strophe se termine par ce soupir de flamme: Je me meurs de ne pouvoir mourir!

L’attitude de tous ces exilés rappelle une mélancolie célèbre. Ne semble-t-il pas qu’on voie se renouveler, mais d’une façon supérieure, cette scène imposante: Les filles de Sion assises en exil auprès des fleuves de Babylone. Qu’il est beau, leur cantique d’exil conservé dans la Bible! qu’elle était touchante leur tristesse! que leur attitude était noble, et que leur réponse à leurs solliciteurs est fière! Voici comme elles sont tristes, et aussi comme elles répondent: Au bord des fleuves de Babylone, nous nous sommes assises, et nous avons répandu des larmes en nous souvenant de Sion: Nous avons suspendu nos harpes aux branches des saules dans la campagne; Ceux qui nous ont emmenées captives, nous ont demandé de chanter: «Chantez-nous donc quelque cantique agréable entre ceux de Sion.» Nous avons répondu: «Comment chanterions-nous sur la terre étrangère?…» Ô Jérusalem, si je viens à t’oublier, que ma main droite se sèche; et que ma langue s’attache à mon palais, si quelque joie l’emporte jamais sur toi!

Tel est ce cantique de l’exil, ce Super flumina Babylonis à jamais célèbre, ou la mélancolie est si touchante, et où la fierté est rehaussée par la tristesse. Eh bien, cette fierté et cette tristesse au bord des fleuves de Babylone étaient l’annonce et la figure des sentiments de toutes les grandes âmes chrétiennes qui devaient sentir leur exil; les filles de Sion préludaient aux âmes séraphiques! L’âme vraiment chrétienne, en effet, se regarde comme exilée sur le rivage de ce monde, au bord du fleuve du temps, et elle répand des larmes en songeant au ciel. «Le ciel où Dieu m’attend, s’écrie-t-elle, oh! quelle belle patrie! et la terre où je suis reléguée, oh! quel dur exil!»

Les mondains, s’approchant d’elle, lui renouvellent le langage que les habitants de Babylone adressaient aux filles de Sion: «Pourquoi ne viens-tu point prendre part à nos fêtes? Pourquoi ne pas mettre à profit tes talents, ta voix, ta beauté? Ta voix, qu’on dit si belle, fais-là entendre dans nos fêtes.» Et l’âme séraphique répond: «Comment me réjouirais-je sur une terre étrangère? Vous voulez que je chante des chants de joie comme à Jérusalem, et je suis à Babylone! L’exilée n’a pas le cœur à chanter.» C’est la raison pour laquelle, lorsqu’on écoute à la porte des monastères, séjour plus particulier des âmes séraphiques, la psalmodie que l’on entend sortir est monotone, grave, gémissante: c’est la psalmodie de l’exil. Non pas certes que l’Église catholique renonce aux chants d’allégresse et de triomphe; oh non! elle n’y renonce pas; mais elle les réserve surtout pour Jérusalem, pour la patrie des cieux. Écoutez, ô mondains qui voulez nous attirer à vos plaisirs et à vos fêtes, nous ne brisons pas nos luths et nos harpes: nous les suspendons seulement: comme les filles de Sion, nous les suspendons aux saules, afin que, suspendus, ils attirent en haut nos regards! Un jour viendra où nous détacherons des arbres nos harpes frémissantes qui convenaient peu à notre exil, mais qui conviendront à notre triomphe et à nos actions de grâces; et nous rentrerons dans Sion, – nous entrerons au ciel – couronnés de fleurs, avec des hymnes et des cantiques… Mais jusqu’au jour venu de la Jérusalem des cieux, ma voix se taira pour le monde… Ô céleste Jérusalem, demeure l’unique objet de mes pensées et de mes désirs; que je ne sois affligé ou consolé que par rapport à toi; que l’espérance de t’habiter un jour m’inspire un mépris général pour tout autre bonheur; et que ton souvenir me soit si présent qu’au milieu même de Babylone je ne voie, n’entende et ne goûte que ce qui te rappelle à moi: Si je viens à t’oublier, Jérusalem, – ô ma belle patrie, – que ma main droite se sèche; et que ma langue s’attache immobile à mon palais, si quelqu’autre joie l’emporte jamais sur toi!
Ô fils des Nations chrétiennes, de la Nation française, respectez et protégez celles de vos sœurs et de vos filles qui, séraphins de la terre, se regardent comme assises en exil auprès des fleuves de Babylone: ne troublez pas leurs soupirs vers la patrie des cieux!

VII

Un dernier sentiment achève la formation de l’âme séraphique, et ce sentiment tempère en elle l’amertume de l’exil, c’est la joie de la souffrance.

Elle est heureuse de souffrir, parce qu’en souffrant, elle prouve à son Jésus qu’elle l’aime; qu’elle l’aime à la sueur de son front, et à la sueur du sang de l’âme! La souffrance est, pour elle, moyen d’amour. En effet, sans douleur, on ne vit pas bien dans l’amour, mot profond de l’auteur de l’Imitation, sine dolore non vivitur in amore. Que cela est vrai, on ne vit point sans douleur dans l’amour; l’amour ne vaut qu’autant qu’il sait souffrir! Or ces âmes qui veulent vivre largement dans l’amour divin, pénétrer profondément en lui, en demandent la clef à la douleur, et il n’est pas rare que la douleur, unie à l’amour, ne produise en elles la consomption. Qui n’a rencontré, même au foyer des familles, de ces êtres angéliques, nullement faits pour la terre: la médecine n’expliquait pas leur mal; la première douleur les a rendus à Dieu!

Les âmes séraphiques aiment également la souffrance comme moyen efficace d’aider au salut des pauvres pécheurs. Personne ne comprend le salut des pécheurs comme une âme séraphique. Si elle a le désir et la soif de Dieu, elle a concurremment un autre désir, une autre soif: c’est que le monde entier aime Dieu et en jouisse avec elle-même. Cette ambition pour les autres constitue la grande différence de l’amour divin d’avec l’amour mondain. Ces deux amours sont également jaloux. Mais tandis que dans sa jalousie l’amour mondain veut aimer tout seul et être aimé tout seul, l’amour divin, ayant goûté Dieu, ayant compris ce qu’il est, souverainement beau, souverainement bon, voudrait, dans son bonheur, que tout le monde le connût et que tout le monde l’aimât. Étant donc jalouses que Dieu soit aimé, les âmes séraphiques, pour obtenir ce succès d’amour, s’immolent. Immolation de sainte Thérèse qui disait: Ô hommes, vous ne connaissez pas mon trésor, car si vous le connaissiez, vous ne pourriez plus l’offenser.

Immolation de saint François Xavier qui s’écriait: Des âmes, mon Dieu! Je vous en conjure, donnez-moi des âmes. Immolation de la Bienheureuse de Paray qui, lorsqu’on avait recommandé un pécheur à ses prières, se jetait la face contre terre, s’écriant: Frappez, mon, Dieu, et n’épargnez ni mon corps, ni ma vie, ni ma chair, ni mon sang, pourvu que vous sauviez éternellement cette âme! Toutes ces immolations trouvaient leur courage dans cette pensée première: «Dieu est si beau, Dieu est si bon! Il faut procurer Dieu à tout le monde;» mais également dans cette autre pensée: «une âme qui perdra Dieu, sera si malheureuse!» Le saint curé d’Ars n’a-t-il pas dit: C’est quelque chose de si doux d’avoir un cœur, et tout petit qu’il est, de pouvoir s’en servir pour aimer Dieu. Or, une âme perdue ne pourra plus aimer; en se perdant, elle aura perdu la puissance d’aimer qu’elle avait reçue originellement et dont elle aura mésusé. Dans le lieu de la perdition, son cœur sera desséché comme la grappe lorsqu’elle a passé sous le pressoir. C’est fini, jamais plus de bonheur pour cette âme, parce qu’en elle il n’y aura jamais plus d’amour! Cette pensée est accablante: ne plus pouvoir aimer! C’est elle qui remue, consterne et enflamme les cœurs séraphiques, qui les entraîne en esprit sur le chemin des pécheurs pour leur dire en suppliant: «Je vous en conjure, ne soyez pas perdus pour Dieu et ne perdez pas Dieu! Et afin que vous ne le perdiez pas, je m’immolerai pour vous.»

Il est une scène rapportée dans la Bible, dont la lecture attentive émeut toujours, émeut profondément, parce qu’elle est la figure des âmes qui se perdent, la peinture de l’inénarrable affliction de Dieu qui perd ces âmes, et du désespoir de ces âmes qui perdent Dieu: c’est la scène où Esaü, de retour de sa chasse, apprend que Jacob a été béni, et que pour lui, il n’a plus de bénédiction à recevoir. Scène indescriptible! Quel désespoir! quelle effrayante douleur! quels rugissements! «Esaü poussait des rugissements, dit le Livre sacré, irrugiit clamore magno.» Et cependant, ce n’est pas la faute de son vieux père s’il n’a pas été béni, car le patriarche a appelé Esaü, vocavit Esau; c’est Esaü qu’il a appelé. «Mon fils, j’ai voulu vous bénir! …» «Mon père, s’écrie le malheureux qui ne se rappelait plus qu’il avait vendu son droit d’aînesse, mon père, donnez-moi, à moi aussi, votre bénédiction.» Et le patriarche s’en défend: car, au temps de la famille patriarcale, la bénédiction était un testament; elle était la promesse du Messie qui passait en héritage à celui qui avait été béni; conséquemment, elle était tout.

Esaü insiste encore: «N’avez-vous donc, mon père, qu’une seule bénédiction? Je vous conjure de me bénir aussi.» Il jeta ensuite, dit l’Écriture, un grand cri désespéré, tellement que son vieux père, qui était devenu aveugle, en fut ému. Le patriarche entrevit alors, dans la lumière du Messie à venir, que la terre est pour chacun, jusqu’au dernier soir de la vie, le lieu de la miséricorde, le lieu de la bénédiction. Et c’est pourquoi ses deux mains tremblantes se levèrent, et il bénit aussi Esaü, mais d’une bénédiction secondaire. Esaü, hélas! n’en profita pas.

Cette scène est la saisissante figure des âmes qui se perdent. La patriarche étendant ses bras sur Esaü non moins que sur Jacob, c’est Jésus-Christ qui veut bénir tous les hommes, même les mauvais, ceux qui se perdent et qui courent à l’abîme: J’ai voulu vous bénir, je vous ai appelés comme Esaü; mes bras étaient étendus, je suis mort pour vous!… Hélas! au jour du dernier jugement, les réprouvés pousseront des clameurs désespérées, les rugissements d’Esaü. Lorsqu’ils entendront cette parole qui sera dite aux élus: Venez, les bénis de Mon Père, ils comprendront que la bénédiction n’est plus possible pour eux, qu’elle est à jamais épuisée. Ce sera alors des rugissements de désespoir, des pleurs et des grincements de dents. Mais jusqu’à l’heure de cette séparation finale, voici ce que feront toujours les âmes séraphiques:

Attendu que, jusqu’au dernier soir de la vie, la terre est pour n’importe qui le lieu de la miséricorde et de la bénédiction, les âmes séraphiques chercheront à s’emparer de tous les pécheurs, et, à force de supplications et d’immolations, à les ramener entre les bras de Jésus-Christ, pour qu’ils soient bénis aussi. «Ô Sauveur, ô mon Dieu, bénissez aussi ces pauvres âmes… Ô Jésus-Christ, vous n’avez pas qu’une seule bénédiction, vous êtes la bénédiction infinie! qu’il y en ait une pour cette âme, pour mon père, pour mon pauvre enfant égaré; je vous en supplie, ô Jésus-Christ, bénissez-le, qu’il soit sauvé!» En définitive, les âmes séraphiques voudraient, si c’était possible, qu’il n’y eût pas d’Esaü, qu’il n’y eût que des Jacob, que des bénis pour l’éternité! et s’il fallait, pour procurer cette félicité aux autres, renoncer à une part de bénédiction que Dieu permettrait, elles y renonceraient: J’eusse désiré de devenir moi-même anathème pour mes frères! Ces sentiments ne sont pas exagérés. Il y a eu des saints qui auraient souhaité pouvoir, avec leur corps, se coucher en travers du puits de l’abîme, pour le fermer et empêcher les âmes d’y tomber. Un jour que la séraphique épouse du Sacré-Cœur, la bienheureuse Marguerite-Marie, réfléchissait sur le sort des réprouvés et sur leur amour perdu, elle s’écria: «Je voudrais, ô mon divin Sauveur, si c’était votre volonté, souffrir tous les tourments de l’enfer, pourvu que je vous aimasse autant qu’auraient pu vous aimer dans le ciel tous ceux qui souffriront toujours et qui ne vous aimeront jamais.» N’est-ce pas la dernière limite de la charité? S’offrir à ressentir l’enfer en soi-même pourvu que, par cette souffrance, on pût combler le déficit de l’enfer en amour, c’est le vol suprême du séraphin de la terre, du séraphin qui aspire en haut, mais qui descend au plus profond de l’abîme pour en rapporter en soi-même et sur ses ailes de flamme, sinon les cœurs perdus, du moins l’amour de tous ces coeurs!

Ô fils des Nations chrétiennes, de la Nation française, respectez et protégez celles de vos sœurs ou de vos filles qui se consument et s’immolent pour votre salut éternel: vous leurs pères, leurs frères, leurs amis, leurs concitoyens!

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