La religion de combat par l’abbé Joseph Lémann

Livre Quatrième

Chapitre Neuvième

L’Attaque de l'Amour pour résoudre la question sociale.



- I. L’amour parti en guerre contre les adversaires du salut social.
– II. Le premier adversaire est le vice; ses débordements et son impudence dans nos temps. L’amour pénètre successivement dans tous ses retranchements, s’en empare, et fait régner la paix et l’honneur là où pesaient la tyrannie et le désespoir.
– III. Le deuxième adversaire du salut social est la misère exaspérée. Motifs anciens et motifs nouveaux d’exaspération chez les travailleurs et les indigents. L’amour est assuré d’en venir à bout: 1° par la douceur: exemple de douceur et de courage donné par l’amour au milieu des spoliations iniques dont il est lui-même la victime; 2° par le désintéressement: l’amour fait appel aux hommes désintéressés qui, dans toutes les crises sociales, ont été les sauveurs; grave débat entre les patrons et les travailleurs, éclairé par ce qui se passa autrefois entre le roi Roboam et les travailleurs d’Israël; 3° par le don de soi: champ-clos du dévouement entre la charité chrétienne et la bienfaisance laïque; la misère laissera tomber son exaspération entre les bras de la charité.
– IV. Le troisième adversaire du salut social est l’apostasie. Dernier mot qui la caractérise: elle n’aime plus. Lutte suprême que l’amour engagera contre elle en lui opposant sa fixité. Histoire douloureuse et sublime de cette fixité; ses triomphes; le soleil arrêté au firmament par Josué, et l’amour arrêté et fixé par les juifs dans un midi éternel et vainqueur.


I

Il y a une question sociale, ce qui signifie que le salut de la société est en question. En arriver là après vingt siècles de bienfaits du christianisme, n’est ce pas, pour les nations de l’Europe une honte, et, aussi, une preuve que, depuis un certain temps, elles font fausse route, et, enfin, un avertissement que l’amour doit électriser le courage de ceux qui veulent concourir avec le Dieu des miséricordes au salut de la société? Léon XIII a dit ce mot consolateur: «Il est de toute nécessité que Dieu intervienne et que, se souvenant de sa miséricorde, il jette un regard compatissant sur la société humaine.» Lorsque, écartant les demi-vérités et les demi-mesures, on va droit à ce qui met en danger la société, on rencontre d’abord la perfidie de langage que nous avons signalée et démasquée au chapitre précédent; mais on rencontre ensuite trois adversaires du salut social, qu’on doit classer ainsi:

Le vice – l’ancien vice – mais dont les débordements, aujourd’hui, n’ont plus de retenue; La misère qui joint, à ses murmures habituels, l’exaspération; L’apostasie, adversaire nouveau et terrible, formidable: ce que nous en avons fait connaître tout au long de ce livre le démontre surabondamment. Les hostilités du vice, de la misère exaspérée, de l’apostasie, ne sont-elles pas visibles à tous les regards, avec leurs proportions gigantesques? Or, dans les démêlés presque inextricables qui ont commencé entre la société et ces adversaires actifs, quelle est l’arme défensive et offensive qui est conseillée aux enfants de Dieu? Est-ce le glaive, est-ce le salpêtre? Non, certes. Nous sommes à une heure de l’histoire du monde où la sentence prononcée par l’Homme de douleurs au jardin de Gethsémani trouvera plus que jamais sa justification saisissante: Remets ton épée dans son fourreau, car tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée. Quel est donc, avec la vérité vengeresse et libératrice, leur autre moyen d’attaque? L’amour ou la charité! La vérité n’est pas, seule, guerrière et libératrice; l’amour se plaît aussi à partir en guerre. En effet, les Docteurs de l’Église, en particulier saint Thomas d’Aquin, ont fait, sur la charité ou l’amour surnaturalisé par la grâce, cette belle remarque: L’amour a ce privilège qu’il force celui qui aime à sortir de soi, à abandonner ses étroites limites, pour se porter dans l’objet aimé, amantem transfert in amatum. Lorsqu’on aime, l’âme sort en quelque sorte de son château fort pour se porter à la conquête de l’objet aimé. Le langage populaire, toujours si exact et si précis, a exprimé cela dans un seul mot: les transports de l’amour. L’amour transporte, il déplace; il fait partir en guerre un coeur qui devient assiégeant, qui devient conquérant; et si cet amour est divin, s’il a revêtu cette grande forme apportée du ciel, la charité, alors la charité est assiégeante, elle est conquérante. Voilà nôtre entrée en campagne à nous catholiques! Nous défions nos adversaires de trouver à redire à notre armure.

II

La charité est partie en guerre: en guerre d’amour. Le premier adversaire qu’elle rencontre est le vice. Le vice a une retraite où il se tient enfermé et se dissimule: c’est la honte. En effet, lorsqu’on a le malheur de commettre le mal, on éprouve aussitôt le sentiment de la honte. D’où provient ce sentiment? Il vient de ce que notre âme, souffle de Dieu, a été créée avec une telle distinction, possède une telle beauté originelle, une telle ressemblance avec les anges que, dès qu’on a fait rupture avec cet ordre de choses élevé et céleste pour pactiser, en bas, avec les noirceurs et les ignominies du péché, sur-le-champ on a honte. Notre âme, si vive, si enjouée dans l’instant qui précédait la faute, se replie éperdue dans la confusion. Elle cherche au dedans d’elle-même une retraite impénétrable, et la trouve. C’est comme une mansarde intérieure, un réduit, composé de silence, d’oubli, de dissimulation aux yeux de tous et même à ses propres yeux; et c’est là qu’elle gîte et souffre.

C’est là, aussi, que la charité chrétienne avait l’habitude de la découvrir. La charité, allant à la recherche de ce qui souffre, devinait bientôt la pauvre honteuse, et s’ingéniait, par des persuasions aussi délicates que tendres, à la faire sortir de son état, de son réduit. La plupart du temps, elle réussissait: l’âme revenait à la lumière et à la confiance. Mais aujourd’hui, cette victoire n’est plus aussi facile. Pourquoi donc? Un écho des Loges l’explique: L’impiété sectaire, s’adressant à chaque individu, lui dit: «Écoute! Tu as pu commettre une faute secrète, une série de fautes; mais tu es un homme; nous sommes dans le siècle des droits de l’homme, et, comme homme, tu as toujours le droit d’être fier!» À ce langage, le vice, jusqu’alors tremblant et honteux, devient impudent. Le réduit de la honte se transforme en donjon de guerre. Aussi bien, on rencontre à chaque pas des hommes qui ont de la pourriture au cœur, et qui la dissimulent et la protègent avec des yeux imperturbables, un front altier, des gestes superbes: impudence communiquée et communicative! Par le côté de la honte, la victoire ou la conquête d’une pauvre âme vicieuse est donc devenue très difficile à la charité. Mais il reste, heureusement, un autre côté par lequel la sublime conquérante va forcer le passage:

Un soir, un matin, parfois même au moment où l’homme est le plus misérable, après qu’à une accumulation de fautes il en a ajouté une dernière, un tourment subit se fait sentir en lui, ce tourment: le besoin de la paix; oh! la paix! Cette impression inattendue lui arrive comme un patrimoine en réserve, que la Providence, mère admirable, a caché dans le cœur de son enfant, pour le lui révéler après qu’il a tout gaspillé. La paix, le besoin de la paix: cette vision fait tressaillir même les âmes les plus perverses! «Que demandez-vous? disait, un soir, le frère portier d’un couvent à un inconnu qui se présentait dans les ténèbres; – Je demande la paix,» répond avec un sanglot le grand poète, et il entre. C’était Dante, et c’est l’histoire du cœur humain! Malaise du remords, besoin du pardon, soif de la paix, de la paix avec Dieu et de la paix avec soi-même, oh! bénie soit l’heure, si attardée soit-elle, où ce tourment se fait sentir à un coeur! Ouvre-toi, cœur de l’homme; hospitalité pour cet envoyé du ciel! C’est également l’heure propice aux desseins de la charité. Elle s’avance, sous les traits d’un bon prêtre; passant à travers les obstacles, elle coupe les lignes de bataille de l’impiété sectaire, et, se présentant à l’improviste dans la demeure d’un désespéré, elle lui murmure d’une voix douce et basse: «C’est moi, mon fils! Je m’appelle le Pardon des péchés: si les eaux de l’Océan devaient tarir, moi, Pardon des péchés, je ne tarirai jamais.» Alors, entre l’âme pécheresse émue et l’intarissable charité, s’engage le dialogue suivant: – L’âme pécheresse dit: «Mes fautes sont trop nombreuses! j’ai offensé Dieu si fréquemment qu’il m’est impossible d’en dire le nombre; il est impossible aussi que Dieu me pardonne.» – La charité répond: «Vous n’en savez pas le nombre: tranquillisez-vous; Dieu le sait pour vous le pardonner. Ce nombre lui est connu, comme lui est connu celui des flocons de neige. Or il est écrit dans les divines Écritures: Lorsque vous aurez le sincère regret de vos péchés, alors même qu’ils seraient comme l’écarlate, ils deviendront blancs comme la neige.» – L’âme pécheresse reprend: «Non seulement mes fautes sont trop nombreuses, mais elles sont épouvantables.» – La charité répond: «Sont-ce les misères qui doivent vaincre les miséricordes? Ne sont-ce pas plutôt les miséricordes qui sont avides de vaincre les misères? Épouvantables! dites-vous, en parlant de certaines fautes; mais voici le sang de Jésus-Christ qui vient dire à vos fautes: J’ai été versé pour vous couvrir, disparaissez!» Le dialogue n’est pas fini. Aussi bien, notre nature déchue est tellement misérable, que nous nous défions de la miséricorde malgré ses preuves enlevantes: nous creusons, comme à plaisir, dans notre esprit et dans nos fautes, pour trouver des raisons de douter du pardon. Le dialogue continue donc, et l’âme pécheresse objecte encore: «Mes fautes, souvent pardonnées, ont dû lasser Dieu.» – La charité répond: «Il est vrai, chez les humains, la misère à soulager finit par lasser. Mais si elle lasse les bras de l’homme, il n’en est pas ainsi des bras de Dieu. Quand vous apprendrez que les bras de Jésus en croix sont retombés de lassitude, alors vous pourrez douter et désespérer.» – L’âme pécheresse se rejetant sur l’état social, objecte encore: «J’appartiens aux sociétés secrètes; j’ai fait des serments.» – La charité répond: «Les serments de votre baptême et de votre première communion priment ceux que vous avez eu l’imprudence de faire auprès des sociétés secrètes; ils les rendent nuls. Mais afin de vous rassurer complètement, l’Église, qui a reçu de Dieu tout pouvoir, vous relève de vos engagements sinistres. Tenez-vous tranquille, elle prend tout sur elle!» – L’âme pécheresse objecte une dernière fois: «Mais alors, mon Père, pour cette vie révoltée et ignominieuse qui a été la mienne, vous me donnerez une pénitence rigoureuse et réparatrice: rien ne me coûtera.» – La charité répond: «Mon fils, vous direz trois fois de tout votre cœur: Ô Jésus-Christ, je vous aime!» Le dialogue avait pris fin. l’âme pécheresse, poursuivie dans tous ses, retranchements, s’était rendue: elle était la prisonnière de l’amour. Alors retentit, comme une mélodie du ciel, cette parole: Vos péchés vous sont remis, allez en paix. En effet, des torrents de paix inondaient délicieusement cette âme!…

Allez en paix: le monde attend tous les matins cette parole, comme il attend la lumière, comme il attend la rosée; car le monde sait bien que, sans la paix de la conscience, les autres formes de la paix sont impossibles ou illusoires: la tranquillité de la conscience prépare et consolide la tranquillité des familles et des sociétés. Allez en paix: si cette parole venait à manquer, ce serait, au milieu des peuples, une consternation indescriptible, une calamité sans pareille. Même nos ennemis seraient dans l’épouvante de sa disparition car ils ont un vague pressentiment et une secrète espérance que cette parole ne leur fera pas défaut à leur dernier sommeil. Allez en paix: c’est là toute l’armure du prêtre que l’on tracasse. Avec elle, il conquiert pour le ciel ses contradicteurs, et il répare toutes ses pertes par le salut d’une seule âme. Vos péchés vous sont remis, allez en paix: avec cette parole, dont il est seul dépositaire, le catholicisme fait constamment et vaillamment le tour du monde; et il couche tous les soirs, vainqueur, sur les champs de bataille du repentir!

III

La charité, partie en guerre d’amour, rencontre un deuxième adversaire, qui est l’extrême indigence exaspérée. Déjà sous l’ancienne Loi, le Sage avait donné ce précepte de morale et de bonne politique: N’aigrissez pas le pauvre dans son indigence. On l’aigrissait de plusieurs manières: D’abord par le rebut ou par le reproche. Évitez les reproches prolongés. La pauvreté est un assez grand mal, sans y ajouter une nouvelle douleur. L’âme du pauvre, déjà disposée à s’aigrir, est plus sensible qu’une autre. Il faut le traiter avec bonté et douceur, comme un infirme. On l’aigrissait encore par l’insolence du luxe. Il y a une vraie pudeur à cacher son luxe devant les indigents; les âmes bien nées éprouvent le sentiment que je dis, cette pudeur de vivre dans l’opulence alors que d’autres n’ont pas même de pain! Mais lorsqu’au lieu de cette précaution, on va jusqu’à étaler devant l’extrême indigence un luxe insolent, on est cause que la jalousie, si facile, hélas! chez celui qui n’a rien, se complique de l’aigreur: des yeux jaloux, c’est sa faute; mais son coeur aigri, c’est la vôtre. Tels étaient les griefs ou les prétextes qui ont toujours indisposé l’indigent: le rebut, le reproche, le luxe insolent. Notre siècle, au milieu de ses merveilleuses et abondantes ressources, aura eu le talent de faire surgir deux autres griefs autrement graves et fondés: Le premier est l’injustice barbare de beaucoup de capitalistes. Le saint et éminent archevêque de Westminster, Mgr Manning, la flétrissait hier en ces termes indignés, dans une lettre rendue publique:

«Pendant cent ans les capitalistes ont caché délibérément leurs énormes profits, et en même temps on a acheté le travail au plus bas prix. «L’année passée, la grève des ouvriers dans les mines avait pour motif le fait que les profits des capitalistes avaient augmenté de 80 pour 100, tandis que les rétributions des travailleurs avaient à peine augmenté de 30 pour 100. Je pourrais donner beaucoup d’exemples pareils. «L’obstacle absolu en ce moment, c’est le refus des capitalistes de déclarer leurs profits. Le contrat libre est sacro-saint et domine sur le travail sans pain. Dans ces conditions, la liberté du contrat n’existe pas. C’est une cruelle moquerie. «Au commencement, le principe de proportion réglait l’agriculture. «Le système métayer en était la preuve évidente. «Ici, les fruits de la terre sont palpables. Personne ne peut les cacher. «Mais dans les fabriques et les manufactures tout est caché. «Néanmoins les prix dans les opérations commerciales donnent beaucoup d’indices pour calculer les profits des capitalistes. «Mais finalement ce système de justice ne pourra pas se réaliser sans établir des rapports de confiance et de sympathie mutuels entre les maîtres et leurs ouvriers. «Voici le premier pas: convertir les cœurs égoïstes, travail plus difficile que le travail des mines. «Avant d’arriver à cet heureux résultat, nous aurons à faire un chemin bien pénible et peut-être à traverser des dangers sérieux. Le monde du travail s’organise et, pour la plupart, les capitalistes sont aveugles. «Henry E., «Card. Archev. de Westm.»

L’Europe avoue qu’elle est sur un volcan: les grèves qui éclatent tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ne sont-elles pas comme des cratères subits par lesquels le peuple des travailleurs cherche à annoncer sa colère?

Un autre motif contribue à ce que cette colère ne trouve plus d’entraves: on a enlevé Dieu au peuple! On lui a ôté l’espérance en une autre vie meilleure, où il serait dédommagé de ses cruelles privations. La Bruyère a dit: «Il y a des misères sur la terre qui saisissent le coeur; il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre.» J’oserai modifier et amplifier la Bruyère, trouvant mon excuse dans les hardiesses du mal: «Il manque à quelques-uns,» disait-il; Il manque à une foule de misérables: quoi? jusqu’aux aliments? plus que les aliments: il manque Dieu qui leur a été enlevé! Et le moraliste n’a-t-il pas ajouté: «Ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre.» Non, non; ils veulent vivre; entendez-le bien, ils veulent vivre. Ils sont exaspérés. On les a dépossédés de l’espérance du ciel, ils complotent de s’indemniser du côté de la terre. Politiques du xixe siècle, vous êtes, pour parler le langage des Écritures, une maison d’exaspération, quoniam domus exasperans est!

C’est donc ce deuxième adversaire, cette indigence exaspérée, que la charité rencontre. Ah! comment s’y prendra-t-elle pour adoucir l’aigreur, pour faire tomber l’exaspération? D’abord, dépouillée elle-même, la charité donne à l’indigence exaspérée l’exemple de la douceur. En effet, qu’aperçoivent les yeux des travailleurs et des pauvres? Un spectacle sans précédent: la charité chrétienne qui, jusqu’ici, avait été trésorière des pauvres en Europe, dépouillée officiellement, éconduite des hôpitaux qu’elle avait fondés, des salles d’asile qu’elle avait créées. Et quelle est l’attitude de la charité ainsi dépouillée et mise à la porte? La douceur! Des larmes dans tous les yeux, même dans ceux des expulseurs; des malades qui sanglotent, et qui tendent leurs bras vers les soeurs de la Charité qui descendent les escaliers, comme les anges descendaient les degrés de l’échelle de Jacob: voilà le spectacle quotidien qui étonne les yeux des pauvres. Parfois, la poitrine se soulève, l’indignation va se faire jour: silence, ressentiment! évanouis-toi, colère! Ne gâtez pas cet arc-en-ciel: la charité dépouillée qui sourit, donnant l’exemple de la douceur à la misère exaspérée! Que fait-elle encore? La leçon de douceur va plus loin; car la charité ne pousse-t-elle pas sa céleste bénignité jusqu’au courage de recommencer, malgré l’ingratitude? Généralement, on n’aime pas recommencer: cela se conçoit, on plaint sa peine, son temps. Mais quand on est bon, on recommence; c’est une des marques de la bonté. La nature, parce qu’elle a été créée avec un grand fond de bonté – Dieu vit qu’elle était bonne, dit la Genèse – la nature recommence sa lumière de chaque jour et sa verdure de chaque printemps. Et Dieu lui-même, dont l’œuvre était parfaite – mais l’homme l’ayant gâtée par le péché – Dieu n’a-t-il pas daigné recommencer, parce qu’il est souverainement bon? Qu’est-ce, en effet, que l’Incarnation du Fils de Dieu, sinon l’œuvre divine recommencée? Eh bien, la charité chrétienne, dépouillée, n’hésite pas, elle aussi, à recommencer, parce qu’elle est excessivement bonne. Qu’on contemple ce qui se passe: les écoles recommencent, les hospices recommencent, les salles d’asile recommencent. Misères de toutes espèces, vous n’aurez pas eu longtemps à attendre, ni à souffrir à mesure qu’on fermait un de vos asiles, la charité le rouvrait ailleurs! Et voici le résultat:

À ce spectacle douloureux et sublime, le pauvre peuple exaspéré se prend à réfléchir. Il aperçoit d’une part la charité dépouillée, il aperçoit d’autre part cette même charité courageuse à recommencer, et il l’entend lui tenir, à lui-même, ce bon langage: «Pauvre peuple, tranquillise-toi, calme-toi, je suis la Charité populaire. Je trouverai du pain pour nous deux. Tu ne souffriras pas sans que je souffre, et je ne mangerai pas sans que tu manges. Quand il y aura deux pommes de terre, l’une sera pour toi, avant que l’autre soit pour moi. Quand un épi se lèvera, nous bénirons le Créateur, ensemble, de l’avoir fait croître, pour l’autel de l’Eucharistie et pour la table de tes petits enfants!» À ce langage, à ce spectacle, le peuple s’émeut et comprend: il comprend que ce ne sont pas les humbles desservants, ni les braves cornettes blanches, qui sont la cause de ses souffrances!

Après la douceur, à quel moyen devra encore recourir l’amour charitable, pour apaiser l’exaspération, et rendre le peuple capable d’écouter la doctrine du salut? Au désintéressement. Que l’on veuille bien consulter l’histoire, et l’on demeurera convaincu que c’est au désintéressement que la Providence et la Religion ont toujours confié le soin de dénouer les grandes crises Sociales. Les hommes désintéressés ont été des sauveurs. Le désintéressement n’est-il pas, en effet, un des caractères distinctifs de ce grand Victorieux: l’amour? La charité ne recherche pas ses propres intérêts, s’écrie saint Paul, et l’auteur de l’Imitation dit délicieusement: «Celui qui aime, court, vole; il est libre, et rien ne l’arrête; il donne tout pour posséder tout… l’amour fait entreprendre de grandes choses.» Aussi, est-ce l’amour désintéressé qui, s’emparant des crises sociales considérées comme des maladies désespérées, les a toujours converties en triomphes!

Dans le débat solennel qui s’est engagé entre les ouvriers et les patrons, on demande, on recherche, qui doit être l’arbitre de leurs querelles. Est-ce eux-mêmes? Est-ce l’État? Oui, sans doute, il y a là un point très délicat à éclaircir, et la sagesse du Pontife à qui le ciel a départi l’infaillibilité pour le bonheur des sociétés qui le consultent, dénouera la difficulté. Mais, même après la difficulté dénouée, le véritable arbitre, le pacificateur qui éloigne les différends, ô peuples, écoutez-le bien, c’est le désintéressement, c’est l’amour! Il se renouvelle, à cette heure, entre le capital et le travail, entre les ouvriers et les patrons, la scène fameuse qui se passa autrefois entre le roi Roboam et les travailleurs d’Israël: Pour satisfaire sa somptuosité et sa folle prodigalité envers ses femmes, Salomon, malgré ses immenses revenus, avait dû imposer à ses peuples des charges très pesantes. À sa mort, Roboam lui ayant succédé, tout le peuple d’Israël vint le trouver et lui dit: Votre père avait imposé sur nous un joug très dur; maintenant diminuez donc quelque chose de l’extrême dureté du gouvernement de votre père, et de ce joug très pesant qu’il avait imposé sur nous, et nous vous servirons.» Roboam leur répondit.: «Allez-vous-en, et dans trois jours revenez me trouver.»

Le peuple s’étant retiré, le roi Roboam tint conseil avec les vieillards qui étaient auprès de Salomon son père, lorsqu’il vivait encore, et il leur dit: «Quelle réponse me conseillez-vous de faire à ce peuple?» Ils lui répondirent: Si vous prêtez l’oreille maintenant à ce peuple, et que vous accédiez à leur demande, en leur parlant avec douceur, ils s’attacheront pour toujours à votre service. Mais Roboam, n’approuvant point le conseil que les vieillards avaient donné, voulut consulter les jeunes gens qui avaient été nourris avec lui, et qui étaient toujours près de sa personne. Ils lui répondirent: «Voici la réponse que vous ferez à ce peuple qui vous est venu dire: Votre père a rendu notre joug très pesant, nous vous prions de nous soulager; et vous lui parlerez en ces termes: Le plus petit de mes doigts est plus gros que n’était le dos de mon père. Mon père, à ce que vous dites, a imposé sur vous un joug pesant: et moi, je le rendrai encore plus pesant; mon père vous a battus avec des verges: et moi je vous châtierai avec des épines de scorpion.» Tout le peuple vint donc trouver Roboam le troisième jour. Et le roi répondit durement au peuple; et abandonnant le conseil que les vieillards lui avaient donné, il parla comme lui avaient conseillé les jeunes gens.

C’est pourquoi le peuple, voyant que le roi n’avait pas voulu l’écouter, se mit à dire: Qu’avons-nous de commun avec David? quel héritage avons-nous à espérer du fils d’Isaïe?… Israël, retire-toi dans tes tentes; et toi, David, pourvois maintenant à la maison! Israël se retira dans ses tentes. Le schisme commença, avec des maux incalculables pour le peuple de Dieu. Heureux eût été Roboam, et avec lui le peuple, s’il avait suivi le conseil des vieillards!

Vous les écouterez, vous, capitalistes et patrons, au milieu du peuple chrétien; vous écouterez les vieillards, ils se nomment: Léon XIII, Langénieux, Manning, Mermillod, Harmel, de Mun, Ludovic de Besse! Patrons et capitalistes, à vous d’éviter le malheur qui pesa à tout jamais sur l’ancien peuple de Dieu; Pas de schisme entre le capital et le travail, entre les patrons et les travailleurs! Vous avez la charité ou l’amour: avec elle attaquez l’égoïsme. Avec elle, faites reculer le schisme qui menace de partager l’Europe en deux camps: les travailleurs et les patrons. Par des combinaisons de justice et d’amour, empêchez, à tout prix, le retour de l’antique et fatal cri: Israël, retire-toi dans les tentes; et toi, David, pourvois maintenant à ta maison! Pas de camps! c’est la haine qui forme les camps; Mais un bercail! c’est l’amour qui le dessine; Et l’amour, si vous êtes désintéressés, le dessinera, immense et plein d’allégresse, autour des usines et des ateliers!

En même temps que la douceur et le désintéressement, un troisième moyen décisif, employé par l’amour, achèvera de faire tomber l’exaspération: c’est le don de soi dans un concours où le peuple sera juge. Quel est ce don de soi, et quel est ce concours? Dans le chapitre précédent, j’ai parlé des laïques, qu’on oppose bien à tort à l’Église de Jésus-Christ, puisqu’ils en forment la majeure partie, et la plus intéressante. On a donc transformé en machine de guerre la laïcisation. Or, en vertu de cette laïcisation, deux bienfaisances se trouvent en présence: La bienfaisance laïque et la bienfaisance ouvertement chrétienne ou la charité.

Qui des deux l’emportera? Je vais le dire, sans parti pris: Celle-là l’emportera, qui saura le mieux prodiguer, non pas précisément le don de l’argent et de l’or, ni même le don des remèdes, ni même le don des vastes salles, ni même le don des chauds vêtements, mais le don de soi: le don de soi qui fait que la personne, la personnalité avec son cœur, avec ses soins, passe en quelque sorte dans la personne infirme, pour partager et diminuer ses douleurs. Celle des deux qui saura bander une plaie avec plus de délicatesse et de ménagement, qui saura le mieux sourire à un indigent timide; celle qui ne comptera pas les nuits passées au chevet d’un moribond: voilà celle à qui la misère dira: Deviens ma mère, deviens ma soeur; oh! ne me quitte pas! Quel beau champ clos que celui qui s’est ouvert! les plus brillants tournois du moyen âge ne valaient pas celui-là. Il ne faut nullement mettre en doute que la bienfaisance laïque ne s’acquitte assez vaillamment de son devoir, puisqu’elle est née dans l’Église et qu’en bien des endroits elle demeure secrètement chrétienne. Mais, quant à lutter avantageusement contre la bienfaisance ouvertement chrétienne ou la charité, qu’elle n’y songe pas: la charité native a sur elle la bénédiction du ciel, et la rivale présente la flétrissure de l’apostasie! Qu’elle n’y songe pas: un trait, entre mille autres semblables, le lui fera comprendre.

Naguère, un fléau mortel se répandait dans une contrée, la petite vérole noire. Vingt religieuses étaient de service à l’hôpital; elles sont toutes atteintes, et succombent. Vingt autres les remplacent, et peu de jours après, on venait annoncer avec stupeur à la maison-mère qu’il en fallait d’autres, la deuxième phalange ayant été moissonnée. Alors une religieuse vient s’agenouiller auprès de sa supérieure, et lui dit avec simplicité: Ma mère, permettez-moi d’aller mourir. Demander la permission d’aller mourir! jamais la terre n’avait entendu demander de permission semblable. Eh bien, on peut sans encourir le reproche d’être téméraire, prédire ce qui suit:

Si (à Dieu ne plaise!) les horreurs d’une guerre doivent reparaître, on verra circuler sans peur, sur les champs de bataille, nos frères infirmiers et nos Sœurs de charité; Si une épidémie dangereuse se met à sévir, il y aura des anges de dévouement et d’obéissance qui parleront encore ainsi à leurs supérieures: Ma mère, permettez-moi d’aller mourir. Et alors ce sera dans nos bras à nous, dans les bras de la charité, que la misère, tendrement enlacée, laissera tomber son exaspération. Courage donc dans le don de vous-mêmes, courage, ô catholiques!

IV

La charité, partie en guerre d’amour, rencontre un troisième adversaire, qui est l’apostasie. Adversaire nouveau et terrible! L’apôtre à qui les Nations doivent tant, saint Paul, a pleuré en écrivant une de ses épîtres, celle aux Philippiens. «Je vous en parle, en pleurant, écrit-il, il y en a plusieurs qui se sont retournés contre la croix du Christ», qui le haïssent après l’avoir aimé! Qu’est-ce donc que l’apostasie, dont nous avons présenté, au cours de cet ouvrage, tous les sombres côtés, réservant pour la fin son côté le plus triste?

C’est la cessation d’aimer. «Le malheureux! il n’aime plus!» s’écria un jour sainte Thérèse, pour définir Satan. C’est le dernier mot sur l’apostasie: elle n’aime plus! Ah! si les larmes de saint Paul pouvaient se mêler au tracé de ma plume pour dire à tant de pauvres enfants de la France, de l’Italie, et des autres Nations de l’Europe, engagés dans cette sombre entreprise: «Eh quoi! vous avez aimé Jésus-Christ, et vous ne l’aimez plus! Vous avez enseigné son amour à tous les peuples de la terre, et vous vous repentez maintenant de votre apostolat! Quoi! vous vous êtes fatigués glorieusement à son service, et vous vous fatiguez à faire disparaître sa croix, ses églises, ses écoles, tous les vestiges de ses bienfaits à lui, et de vos mérites à vous. Vous voulez que les générations futures ne sachent plus que vous avez été les Nations bien-aimées de Jésus-Christ. Oh! par pitié, arrêtez-vous!» Or, contre cet adversaire nouveau et dur, la charité s’avance également, brûlante d’être victorieuse. Le sera-t-elle? Oui vraiment. Ce n’est plus un mystère, l’apostasie n’est pas seule. Elle a fait appel à un auxiliaire de haine, à un peuple qui, lui, n’a jamais aimé Jésus-Christ: appel au peuple juif! Mais il advient que l’auxiliaire de haine est, à son insu, le prophète de la victoire de la charité; voici, comment il a préparé cette victoire à venir: Dans sa cruauté contre le Christ, la Judée avait exigé de Pilate, pour lui, le supplice de la croix; et, afin de rendre le supplice plus douloureux, elle avait substitué aux cordes qui liaient les criminels en croix, des clous: le Juste avait été cloué. Alors se manifesta ce prodige de la Toute-Puissance qui prouve bien que le Christ était Dieu: ces clous, instruments de douleur, furent transformés en instruments de tendresse, attendu que, par eux, la divine charité était à tout jamais immobilisée; elle devenait fixe, immuable. Les juifs devenaient les ouvriers de l’amour en voulant être ceux de la douleur. Apercevez-vous, sanglants ouvriers, ces deux grands bras étendus, et entendez-vous ce cri, consigné par avance dans les Écritures: J’ai étendu mes bras tout le long du jour vers un peuple qui ne veut pas de moi… Tout le long du jour! aujourd’hui, demain, après-demain, jusqu’à la fin des temps, ces deux bras ne peuvent plus, ne veulent plus s’abaisser; ils sont cloués! Tout le long du jour, tout le long des siècles! Spacieuse et fixe, la charité est devenue, dans cette attitude, le refuge de toutes les douleurs, de toutes les désespérances, de tous les repentirs, tout le long du jour, tout le long des siècles. Oh! merci, mon Dieu, d’avoir changé notre crime en expression de miséricorde! Cela expliqué, voici comment les témoins du Golgotha s’avancent aujourd’hui en prophètes de la victoire de la charité: L’apostasie, la sombre apostasie, leur a donc dit: «Vous êtes passés maîtres dans l’art de vous débarrasser du Christ; aidez-moi à m’en débarrasser à mon tour: il m’est insupportable!…» Et le pacte a été conclu.

De la sorte, une immense et suprême bataille s’est engagée: D’une part, deux races de haine liguées ensemble, la race de la haine ancienne et la race de la haine nouvelle, ceux qui n’ont pas aimé et ceux qui ne veulent plus aimer, d’une part; Et d’autre part, les deux bras du Christ étendus dans la charité. Qui aura la victoire, de ces deux bras ou de ces deux races? La réponse est inscrite dans la Bible que portent les juifs: L’armée d’Israël, après quarante années de marche au désert, était sur le point d’entrer dans la Terre promise, lorsque les Chananéens en armes vinrent lui barrer le passage. Les Chananéens étaient des peuples de ténèbres, à mœurs infâmes; Cham était leur père. Ils avaient pris position entre la ville de Gabaon et la vallée d’Aialon.

Josué commandait l’armée de Dieu. La bataille s’engage, acharnée. Les Chananéens, bientôt, plient de toutes parts; néanmoins, ils s’efforcent de tenir bon jusqu’à la fin du jour, attendant, pour se dérober au vainqueur, la venue de ces ténèbres qui leur étaient si familières. Ce fut alors que Josué, pour avoir le temps de gagner une victoire immortelle, jeta cet ordre au firmament: Soleil, n’avance pas sur Gabaon, ni toi, lune, sur la vallée d’Aialon! Et le soleil devint fixe au milieu du ciel. Cependant les Chananéens attendaient la venue de la nuit. Déconcertés, ils regardaient le soleil; impatients, épouvantés, ils le regardaient encore; ils auraient voulu l’entraîner vers son coucher accoutumé, mais le soleil dardait sur eux des rayons implacables de fixité. Je passe à votre époque, ô catholiques: Quelque chose de semblable est en train de s’accomplir à cette heure. «Disparais de l’horizon!» crient, au visage insupportable du Christ, les deux races de haine liguées ensemble; «disparais donc! Car c’est enfin, après dix-neuf cents ans, l’heure de ton coucher! disparais!…» Insensés! c’est impossible; votre attente et votre fureur seront vaines. N’avez-vous pas, vous-mêmes, arrêté une seconde fois le Soleil à midi du Vendredi Saint? Vos clous l’ont fixé au Golgotha: tout le long du jour, tout le long des siècles! Le Soleil de charité ne se couche plus!…

Mais alors qu’adviendra-t-il? Ceci, avec la grâce de Dieu: «Il est de toute nécessité que Dieu intervienne, a dit Léon XIII, et que, se souvenant de sa miséricorde, il jette un regard compatissant sur la société humaine.» Il interviendra! Alors beaucoup tomberont au pied de la Croix; l’Écriture l’annonce: Ils regarderont vers moi qu’ils ont percé, et ils pleureront. Les restes de l’ancien peuple de Dieu pleureront; les Nations égarées dans l’apostasie pleureront; la parabole de l’enfant prodigue aura trouvé son plus touchant commentaire, et le monde verra assurément une des plus belles phases de l’histoire des divines miséricordes. Car voici une consolante différence qui distingue la Loi nouvelle de la Loi ancienne: le soleil de Josué, en versant ses torrents de lumière, n’a éclairé que des scènes de fuite et de désespoir; et le Soleil du Golgotha, en versant ses torrents d’amour, n’éclaire à travers les siècles que des retours et des conversions! Dans cette conversion commune d’Israël et des Nations sera la véritable solution de la question sociale.



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