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CHAPITRE III

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PÉRIODE DE RESIGNATION MAIS TOUJOURS D'ESPÉRANCE

 

I. Elle s'étend de la mort de Julien l'Apostat à la Révolution française. Emportés par les flots des grandes invasions, les Juifs s'éparpillent chez tous les peuples. La vie au ghetto. Caractère du judaïsme à cette époque : celui d'une religion en deuil ; on pleure sur Jérusalem, mais on se résigne. - II. La Terre Sainte alors en grande partie dépeuplée de Juifs, - III. Vers la fin du moyen âge, Safed, dans l'ancienne tribu de Nephtali, devient un centre intellectuel pour le judaïsme oriental, mais Jérusalem demeure la cité mélancolique et indigente. C'est à partir du XVIIe siècle que des pèlerinages s'organisent pour la visite de la Ville Sainte. - IV. Un réveil d'espérance prochaine provoqué par le rabbin Menassé ben Israel, d'Amsterdam, bientôt suivi d'une amère déception. Les Juifs reviennent à leur attitude de résignation.

 

I

   Avec la mort de Julien l'Apostat et le triomphe définitif du christianisme jusqu'à la Révolution française, c'est pour les Juifs la période de résignation mais toujours d'espérance.
   De plus en plus chassés loin de leur patrie, emportés par le flot irrésistible des grandes invasions, leur histoire, depuis lors, s'éparpille dans les histoires nationales des peuples nouveaux, et la légende populaire du Juif errant est devenue une vérité.
   La population chrétienne va, pour un certain temps, rester prépondérante en Palestine ; des couvents nombreux émailleront la Terre Sainte, choisissant de préférence les localités illustrées par des traditions bibliques.
   Lorsque l'islamisme, avec Mahomet, étendra son empire sur une partie de l'Orient, sur l'Afrique et jusqu'en Espagne, la condition des Juifs ne changera pas pour cela. Tenus également en suspicion par les chrétiens et par les musulmans, ils mèneront cette existence à part qui s'est appelée la vie du ghetto. Au point de vue de la nationalité perdue, c'est la période de résignation et d'espérance qui a commencé et se poursuit. Les Juifs pouvaient bien encore regarder comme un principe avoué, comme un dogme incontestable, que le temps viendrait où Israel renaîtrait de ses cendres pour exercer sur le monde un pouvoir absolu : mais chacun d'eux s'accoutumait insensiblement à l'idée qu'il n'était point appelé à jouir de ce glorieux spectacle. La réédification du Temple ne s'apercevait plus que dans le lointain, et d'ailleurs entourée d'obstacles presque insurmontables ; on y croyait par religion, mais non comme à un événement prochain et assuré.
   Le caractère du judaïsme, durant le moyen âge, est donc celui d'une religion en deuil. Cette religion, qui « pleure comme Rachel et ne veut pas être consolée », n'est plus la religion de Moïse, pleine de lumière, d'espérance et de joie. Tu compteras sept semaines, disait le Pentateuque, et tu célébreras la fête des semaines, et tu feras un festin devant le Seigneur ton Dieu, toi, ton fils, ta fille, ton esclave, ta servante, le lévite qui est dans ta ville, l'étranger, l'orphelin, et la veuve qui habite avec toi... Tu célébreras la fête des Tabernacles, et tu feras un festin au jour de la fête, toi, ton fils, ta fille, etc... Tu célébreras pendant sept jours la fête du Seigneur ton Dieu, et le Seigneur te bénira, et tu seras dans la joie (1). Telles étaient les fêtes de l'ancienne Loi.
  Mais, dans le judaïsme du moyen âge, ces joies sont remplacées par des regrets. Les années se comptent par l'ère de la désolation. « Sois triste au matin, est-il dit au fidèle, en pensant à la destruction du Temple. Si tu te lèves la nuit, pleure la chute du Temple, et Dieu t'en récompensera. Quand tu sors de ta chambre, sors la tête basse en pleurant la ruine de Jérusalem. »

 

II

 

   C'est durant cette période du moyen âge que l'aptitude financière et commerciale des Juifs se développe et s'étend chez toutes les nations d'une manière extraordinaire. Les descendants de ceux qui n'étaient qu'agriculteurs en Pales-tine deviennent les financiers des rois, et trop souvent les usuriers des peuples. Mais, au milieu des préoccupations de leurs trafics et des calculs de leurs négoces, ils ne laissent pas que de penser à Jérusalem. Il leur reste quelque chose de ces accents qui avaient ému autrefois les fleuves de Babylone. Lorsque le cours des jours ramène, chaque année, la célébration de la fête de Pâques, le père de famille, entouré de tous ses enfants, clôt le festin commémoratif par ces paroles : L'année prochaine, à Jérusalem ! On lit dans le livre Cozri, qui date du XIIe siècle « Mieux vaut habiter dans la terre d'Israël une ville dont la majeure partie des habitants sont des Gentils, que d'habiter hors la terre d'Israël une ville dont la majeure partie des habitants sont des Juifs. Car tout Juif qui habite dans la terre d'Israël est semblable à l'homme qui a Dieu avec soi, tandis que le Juif qui habite hors la terre d'Israël, est semblable à l'homme qui ne possède pas Dieu, selon cette affirmation de David : Ils m'ont chassé aujourd'hui, afin que je n'habite point dans l'héritage du Seigneur, en me disant Allez, servez les dieux étrangers (2). »
   Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, avec de tels sentiments, certains Juifs cherchaient à se rapprocher de Jérusalem, et tentaient, non de la reprendre, mais au moins d'y habiter. Toutefois c'était le petit nombre. Benjamin de Tudèle, Juif du royaume de Navarre, qui voyagea, au XIIe siècle, dans tous les lieux où il crut qu'il y avait des synagogues, afin de s'instruire de l'état dc sa nation, rapporte qu'il ne trouva pas plus de deux cents Juifs à Jérusalem. Ils étaient presque tous teinturiers en laine, rassemblés dans un quartier à part, sous la tour de David (3). Son récit est confirmé par celui du rabbin Péthachia, de Ratisbonne, qui visita aussi ses frères de Judée dans le cours du même siècle (4).
   Si Jérusalem était dépeuplée de Juifs, le reste de la Terre Sainte ne l'était pas moins. Il ne faut pas même faire exception pour Tibériade. C'est dans cette ville que s'étaient retirés les docteurs juifs après la destruction de Jérusalem ; c'est là que les Massorètes avaient définitivement fixe le texte hébreu de l'Ancien Testament, et. qu'avait été composé le Talmud de Jérusalem. Mais, dès le IVe siècle, Tibériade avait beaucoup perdu de son éclat, et Benjamin de Tudèle, au XIIe siècle, n'y rencontrait plus que cinquante personnes de sa nation, une synagogue et quelques tombeaux.

 

III

 

   Ce sera à Safed, vers la fin du moyen âge, et surtout aux XVIe et XVIIe siècles, que se rendront de préférence les Juifs amants de la Terre Sainte. Située dans l'ancienne tribu de Nephtali, à neuf milles de Bethsaïde, sur une montagne à trois crêtes, cette ville constituait, par son difficile accès, un lieu plus sûr contre les courses des Arabes pillards. C'est là qu'au milieu d'un nombre assez considérable de Juifs s'éleva une académie qui ne manqua pas de célébrité. Mais Jérusalem ne cesse d'être la cité indigente et mélancolique, attristant l'aine du voyageur, rappelant au pèlerin les sanglots de Jérémie. Au XVIIe siècle on n'y comptait qu'environ cent familles juives. La plupart vivaient d'aumônes envoyées de l'Occident. Richard Simon, dans son ouvrage Cérémonies et coutumes qui s'observent parmi les Juifs, rapporte que « de tous les endroits du monde où les Juifs se trouvent, ils envoient tous les ans des aumônes en Jérusalem, pour l'entretien des pauvres qui demeurent là, et qui prient pour le salut commun ; ils envoient aussi quelque chose en d'autres endroits de la Judée, comme à Jaffé, à Tabéria et en Hébron, où est le sépulcre des patriarches Abraham, Isaac et Jacob, et de leurs femmes (5). »
   Si le nombre des familles juives à Jérusalem est encore restreint, par contre, à partir du XVII e siècle, les pèlerinages vont s'y faire plus nombreux. C'est ce qu'a constaté, dans un ouvrage rarissime, intitulé Discorso circa il stato degl'Hebrei, le rabbin Simon Luzzato, mort à Venise en 1663. Au chapitre dix-huitième de cet ouvrage (6), il y a une description précieuse des Juifs alors dispersés à travers le monde. Nous la transcrivons en entier, laissant au lecteur le soin de remarquer ce qui est dit en particulier de ceux de Jérusalem :
« Il est difficile de marquer précisément le nombre des Juifs qui sont aujourd'hui dispersés en tant de lieux. On ne peut pas dire des nouvelles certaines des dix tribus que Salmanazar avait transportées ; et on ne sait où elles sont, quoique le monde entier soit assez connu. En commençant par l'Orient, nous savons qu'il y a une assez grande quantité de Juifs dans le Royaume de Perse, quoiqu'ils y aient peu de Liberté. L'empire du Turc est leur principale retraite, non seulement parce qu'ils y sont établis depuis longtemps, mais parce qu'une grande partie de ceux qui ont été chassés d'Espagne, s'y est retirée. Il y en a plus à Constantinople et à Salonichi qu'en aucun autre Lieu. On en compte plus de quatre-vingt mille dans ces deux Villes et plus d'un Million dans l'Empire du Grand Seigneur. Un grand nombre de Pèlerins se rendent chaque année de tous les coins du monde en Terre Sainte, et particulièrement à Jérusalem, et on y envoie aussi des sommes considérables pour nourrir les pauvres, et entretenir les Académies. On en trouve beaucoup en Allemagne dans les Terres de l'Empereur mais ils sont plus nombreux en Pologne, en Lithuanie et dans la Russie c'est là que nous avons des Académies et des disciples par milliers, lesquels étudient nos Lois civiles et canoniques, parce que nous y jouissons du droit de juger les procès civils et criminels qui se forment dans la Nation. Il n'y a pas tant de Juifs dans les États Protestants, séparés de l'Église Romaine. Cependant, on les traite avec beaucoup de charité et de douceur dans les Pays-Bas, à Rotterdam, à Amsterdam, à Hambourg, parce que ces Villes marchandes sont ouvertes aux Etrangers. Tous les Princes d'Italie reçoivent les Juifs ; ils les favorisent, leur accordent leur Protection, et maintiennent inviolablement leurs Privilèges, sans les altérer ; et je crois qu'il y en a pour le moins vingt-cinq mille en ce Pays-là. Fez et Maroc, et les autres villes voisines qui ne sont pas soumises au Turc, en renferment un Nombre d'autant plus grand, qu'on peut s'y retirer d'Espagne et de Portugal, dont elles ne sont pas éloignées. Il y a d'autres Lieux d'Afrique sur les bords de la Mer qui sont aussi peuplés des Juifs. Mais, comme nous les connaissons peu, il est difficile d'en fixer le Nombre (7). »

 

IV

 

   Il ressort de cette description du judaïsme au XVIIe siècle que, si loin qu'ils eussent porté leurs pas, les dispersés d'Israël n'oubliaient pas Jérusalem, « un grand nombre de pèlerins s'y rendant chaque année de tous les coins du monde. » S'ils ne s'y fixent qu'en petit nombre, c'est que les musulmans, eux aussi, regardent Jérusalem comme une ville sainte, où ils sont jaloux de dominer non seulement par une autorité effective, mais encore par le nombre. Et puis, il se fait, en ce temps-là, peu de commerce à Jérusalem, et le défaut de gain écarte. Mais les espérances d'y revenir un jour subsistent. Ce retour paraît même très prochain à quelques-uns. On en trouve la preuve dans les écrits du célèbre rabbin Menassé ben Israël, d'Amsterdam (8), qui exerça une si grande influence sur ses coreligionnaires du XVIIe siècle. D'après ce rabbin, le retour des Juifs à Jérusalem était très prochain, et il s'autorisait pour l'établir de certaines prophéties d'Isaïe, par exemple : Le Seigneur étendra une seconde fois la main pour acquérir les restes de son peuple (9), etc. Mais Menassé étant mort sans que les espérances qu'il avait profondément excitées chez un grand nombre de ses coreligionnaires se fussent réalisées, on se borna depuis à attendre sans oser fixer une date, les déceptions, depuis la ruine de Jérusalem, s'étant trop souvent renouvelées à travers l'histoire.


(1) Deutér., XVI, 9-15.
(2) Cozri, pars IIa, § 22, p. 96 ; BasiIeæ, 1660. - Cet ouvrage a pour auteur un Juif d'Espagne, Judas Hallévy. - I liv. des R., XXVI, 19. En forçant David de s'exiler dans une contrée païenne, ses ennemis l'exposaient au péril de l'idolâtrie.
(3) Itinerarium D. Benjaminis cum versione et notis Constant. L'Empereur ; Lugd. Batavorum, 1733, p. 41.
(4) Tour du monde ou Voyage du rabbin Péthachia, par Carmoly ; Paris, 1831, p. 98.
(5) Rich. Simon, Cérémonies et coutumes qui s'observent aujourd'hui parmi les Juifs, P. I, chap. XIV, § 7.
(6) Venezia, 1638.
(7) Simon Luzzato, Discorzo circa it Stato degl'Hebrei, cap. XVIII.
(8) La Esperança de Israël, in espagnuolo. Amesterd., 1650, p. 83-85. - Menassé hen Israël, l'un des plus doctes rabbins du XVIIe siècle, naquit en Portugal, en 1604, mais professa et écrivit à Amsterdam, où sa famille s'était transportée. Mort en 1657.
(9) Isaïe, XI, 12-16 ; XXVIII, 12.