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CHAPITRE VI

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LE DEUXIÈME CONGRÈS DE BÂLE, AOÛT 1898

 

I. L'éclat du deuxième congrès supérieur à celui du premier. Nouveau blâme public infligé aux rabbins de l'Occident. - II. Persistance de ceux-ci à condamner le mouvement sioniste. - III. Point précis de la divergence : pour le Sionisme, le judaïsme doit être une nationalité plutôt qu'une religion; pour le Rabbi-nisme, il est une religion plutôt qu'une nationalité. -IV. Devenue impossible, l'entente au deuxième congrès de Bâle s'établit unanime sur l'affaire Dreyfus. Le double but de la Banque coloniale dont le siège doit être établi à Londres. - V. Mesure de précaution prise par le sultan contre le Sionisme et déclaration de l'empereur d'Allemagne Guillaume II.

 

   Réuni à Bâle, comme le premier congrès, au mois d'août 4898, le deuxième congrès sioniste
n'a fait qu'accentuer, au sein du judaïsme occidental, l'état des esprits que nous venons de constater.
Entre temps, c'est-à-dire en juin 1898, une assemblée des rabbins d'Allemagne, organisée sous le nom de Fédération des rabbins, s'était réunie. Bien que composée d'hommes d'opinions très opposées, l'assemblée « s'était prononcée contre le mouvement politique dénommé Sionisme, tout en affirmant ses sympathies pour la colonisation agricole de la Palestine (1) ».
   Nonobstant cette opposition, le second congrès de Bâle s'est ouvert, et, on doit le reconnaître, avec plus d'éclat que le premier.
   Le nombre des délégués y était de plus de 300, représentant à peu près tous les pays, depuis la France jusqu'au Transvaal. C'est suivant l'importance du nombre que les délégations se trouvaient rangées : Russie, Pologne russe, Galicie, Roumanie Autriche-Hongrie, Allemagne, Angleterre, France, Suisse, États-Unis, Afrique australe, Égypte, Italie, Bessarabie, Algérie, Canada, Sibérie, République Argentine (2).
   Tout d'abord, il fut constaté que le mouvement sioniste avait fait des progrès. En 1897, en effet, on ne comptait que 117 sociétés sionistes, en 4.898 il y en a 913. L'Allemagne en compte 25; l'Amérique, 60; l'Autriche-Hongrie, 250; l'Angleterre, 26; la Bulgarie, 16; l'Italie, 12; la Roumanie, 127; la Russie, 273; le Transvaal, 6 (3).
   Ces préliminaires établis, c'est encore, - chose à remarquer, - par un blame à l'adresse du Rabbinat que le second congrès de Bâle a débuté. Ce fut le président lui-même, le docteur Herzl, qui le formula dans les termes suivants : « Le premier congrès sioniste a été une manifestation du réveil de la conscience nationale du peuple juif. Il y a eu bien des hésitations; néanmoins le congrès a excité la sympathie de ceux mêmes qui, auparavant, s'étaient montrés indifférents ou même hostiles aux ,Juifs. La conscience nationale s'est réveillée et nous a donné la volonté d'être de nouveau une nation. C'est alors que nous avons rencontré parmi notre pleuple unes grande opposition ; on a vu cette chose étonnante les rabbins, qui prient pour le retour à Sion, ne veulent pas y retourner (4). »
   Un blâme pourtant si direct n'a point paru suffisant au docteur Max Nordau, l'un des vice-présidents; aussi est-ce avec une réminiscence biblique, qui ne manquait pas d'à-propos, qu'il crut devoir l'accentuer : « Si douloureux qu'il soit, dit-il, d'avoir à constater qu'il y a des Juifs qui n'ont plus d'aspirations nationales, ou qui n'ont las le courage de les affirmer, cela ne nous empêche pas d'aller de l'avant. Ce n'est pas la première fois qu'on voit ce symptôme à l'époque d'Esdras et de Néhémie, il n'y avait aussi qu'une petite élite de Juifs qui quittèrent l'exil pour s'établir sur la terre d'Israël. Nous sommes leurs descendants. Le Sionisme n'est encore qu'une minorité, mais c'est par lui que le judaïsme, continue d'exister. Le Sionisme n'est pas un parti, il est le judaïsme lui-même; ses adversaires finiront par cesser d'être Juifs (5) . »

 

I


   Nonobstant ces vertes admonestations, le Rabbinat occidental n'en a pas moins persisté dans ses sentiments d'opposition. Une toute récente brochure du docteur Gudemann, grand rabbin de Vienne, a, comme réponse à ces reproches, développé la thèse suivante « Que si les Juifs ont formé autrefois une nation, leurs doctrines tendaient cependant à faire de l'humanité tout entière une seule et même famille. Essayer donc de restaurer aujourd'hui la nationalité juive d'Israël, ce serait devenir infidèle aux véritables doctrines du judaïsme, ce serait nier les tendances humanitaires de la religion juive et méconnaître la mission d'Israël qui doit être parmi les nations l'apôtre de la fraternité universelle (6). »
   Il serait impossible de dire en termes plus précis qu'il faut abandonner à tout jamais l'idée de retourner à Jérusalem.
   Un autre grand rabbin, mais, cette fois, de France, M. Isaac Lévy, est parfaitement de cet avis, car voici la conclusion qu'il a tirée de cette thèse : « Tout homme sensé se ralliera à la thèse du docteur Gudemann, et adoptera ses conclusions défavorables au mouvement sioniste (7).
   Même opposition persistante chez le docteur Adler, grand rabbin de Londres « Je maintiens que si dans le cas de l'exil de Babylone, dont le terme était venu, on a engagé les Israélites à ne pas se troubler et à attendre patiemment la restauration finale, à combien plus forte raison devons-nous éviter toute précipitation dans la situation actuelle, où nous ne voyons pas de signe de la rédemption que nous attendons, aucune indication que la promesse de notre rassemblement va s'accomplir... Les livres prophétiques ne disent pas que notre retour en Palestine se fera par notre intervention directe et au moment choisi par nous. Il est dit clairement que notre rédemption se fera par l'intervention divine au moment qui convient à Dieu (8).

 

III

 

   Le deuxième congrès de Bâle a donc confirmé le refus du Rabbinat occidental de s'associer au mouvement sioniste. Le point précis de la divergence entre lui et les promoteurs du projet est, ainsi que nous l'avons dit, qu'aux yeux du Rabbinat l'avenir d'Israël consiste à être plutôt une religion qu'une nationalité distincte; tandis que, pour le Sionisme, l'idée religieuse doit s'effacer devant la nationalité. Le Rabbinat, tout en faisant bon marché du Messie personnel, ne veut cependant pas du Sionisme, parce que celui-ci ne serait qu'un nationalisme rationnel, sans racines avec le passé religieux d'Israël.
   Cette remarque n'est pas de nous, mais d'un plume juive qui ne manque ni de talent, ni d'autorité. « Sous cette communion intime en Sion, écrivait-elle à la suite du second congrès de Bâle, est-ce que des signes d'une dissidence absolue ne se sont pas révélés? S'est-on mis d'accord sur le caractère à donner au mouvement, et n'a-t-on pas pu dire qu'il y avait autant de Sionismes qu'il y a de sionistes, ce qui n'est pas fait pour inspirer grande confiance dans le régime qu'on projette, si jamais on arrive à quitter les nuages? Enfin, point capital, est-ce que la question religieuse qui nous a valu des déclarations si opposées du docteur Nordau et du grand rabbin Gaster, l'un avançant que le judaïsme sera sioniste ou qu'il ne sera pas, et l'autre affirmant que le Sionisme sera religieux ou ne sera pas, n'est point de nature à compliquer encore la situation, en accentuant encore les dissidences? Pour notre compte, nous ne nous représentons pas facilement un État juif laïque, dont la Torah ne serait pas la charte nécessaire et qui ne se différencierait des autres gouvernements que par l'emploi de la langue hébraïque comme idiome national. On a peine à comprendre l'existence d'une société israélite n'ayant pas la foi pour assise! Ce serait la négation de l'histoire et des prophéties bibliques, que ce nationalisme purement rationnel! Les masses juives ne comprennent le Sionisme que comme la réalisation des promesses contenues dans les Livres saints; et si elles doivent aller à Jérusalem pour y voir professer le scepticisme et le matérialisme qui règnent sur les bords de la Seine et de la Sprée, ce déplacement aventuré leur paraît absolument inutile (9). »
   Inutile aussi, de notre part, d'ajouter le moindre commentaire à une aussi juste et aussi fine critique!
   Ainsi donc, abandon de Jérusalem par les rabbins ils ne se soucient pas d'y aller;
   Abandon de l'idée religieuse et conséquem ment du passé d'Israël par les sionistes,
   Voilà ce qui ressort du second congrès de Bâle aussi bien que du premier.

 

IV

 

   Qu'est-il advenu?
   Ne parvenant pas à s'entendre sur la forme à donner au Sionisme, on s'est rabattu sur l'affaire Dreyfus. Aussitôt l'entente s'est faite immédiate et unanime. Dès que le docteur Max Nordau eut prononcé ce nom, ce fut de la part de l'assemblée un enthousiasme indescriptible, aux cris de : « Vive Zola! Vive Picquart Vive Scheurer-Kestner! Vive Trarieux! Vive Yves Guyot (10)! » Aussi le véritable résultat du deuxième congrès de Bâle a-t-il pu être résumé dans ce télégramme adressé, le 31 août 1898, au journal la Croix :

Le congrès des Juifs (Sionistes) à Bâle compte plus de 600 membres. Ils s'occupent bien plus de l'affaire Dreyfus que de la reconstitution de leur royaume en Palestine.

   Serait-ce pour aider au succès d'Israël dans l'Affaire, ou seulement pour soutenir l'idée de l'État juif en Palestine, que ce deuxième congrès de Bâle, avant de se séparer, a voté la fondation d'une grande banque israélite au capital de 50 millions (11) ? Maints journaux se sont posé la question. Les statuts de cette nouvelle banque, qui sont sous nos yeux, pourraient peut-être donner la réponse. Il y est bien dit « qu'elle sera l'instrument financier appelé à réaliser les visées pratiques du Sionisme, notamment en Syrie et en Palestine »; mais il y est dit aussi « qu'elle se livrera aux opérations ordinaires de banque dans toute autre région du globe, selon que l'exigera l'intérêt du peuple juif ». Son champ d'action , en réalité, doit donc être aussi vaste que le monde, et toute affaire juive pourra bénéficier de son concours.

 

V

 

   Quoi qu'il en soit, si la reconstitution de l'État juif en Palestine s'est trouvée, au deuxième congrès de Bâle, reléguée au second plan, ses débats avaient trop occupé l'attention du journalisme européen, pour ne point éveiller les susceptibilités de la Sublime Porte. Elles n'ont pas tardé à se traduire en une mesure catégorique à l'encontre du Sionisme. Dès le mois d'octobre 1898, c'est-à-dire un mois après la clôture du deuxième congrès, le grand vizir signifiait, au nom du sultan Abd-ul-Hamid, que l'entrée de la Palestine ne serait dorénavant permise aux Juifs étrangers que sous la condition d'un séjour limité à un mois (12). Quelques jours après, l'empereur Guillaume, au cours de son voyage en Palestine, déclarait aux délégués des colonies israélites « qu'il donnerait sa bienveillante sollicitude à toute tentative destinée à faire progresser l'agriculture en Palestine d'une façon favorable à l'empire ottoman et avec le respect entier de la souveraineté du sultan ».
   En résumé, on peut dire qu'à l'issue du deuxième congrès de Bâle, le Sionisme avait contre lui :
   L'opposition formelle du Rabbinat des pays européens occidentaux, suivi de la majeure partie des Juifs soumis à sa juridiction;
   Le caractère rationaliste de sa conception elle-même: n'étant, ainsi qu'on l'a justement défini, qu'un nationalisme rationaliste;
   Le veto du sultan contresigné verbalement par la déclaration catégorique de l'empereur d'Allemagne.


(1) Arch. israél., 30 juin 1898.
(2) Ibid., 1er septembre 1898. - Libre Parole, 28 août 1898.
(3) Le Réveil d'Israël, novembre 1898. - Arch. israél., 8 septembre 1898.
(4) Le Réveil d'Israël, novembre 1898.
(5) Réveil d'Israël, novembre 1898.
(6) National Judenthum, par le Dr Gudemann; Vienne, Breitenstein, 1 broch. - Arch. israél., 6 avril 1899.
(7) Arch. israél., 6 avril 1899.
(8) Sermon du Dr Adler, publié par le Jewish World, 1899.
(9) H. Prague, rédacteur en chef des Arch. israél., 13 Septembre 1898.
(10) Le Réveil d'Israël, novembre 1898; la Croix, 31 août 1898.
(11) Cette nouvelle banque porte le nom de Compagnie coloniale juive. Son siège social est à Londres. Le conseil de surveillance et celui d'administration sont principalement composés de Juifs autrichiens, russes, polonais, roumains et allemands. Au mois de septembre 1898, les souscriptions atteignaient déjà cinq millions de francs, de provenance essentiellement populaire.
(12) Le Pester Lloyd, Vienne, 7 octobre 1898.