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CHAPITRE VII

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LE TROISIÈME CONGRÈS DE BÂLE, AOÛT 1899

 

I. Double atténuation apparente apportée par les promoteurs du Sionisme leur programme politique et religieux en vue de calmer les défiances et les inquiétudes. En politique, le sultan reconnu par eux comme propriétaire souverain de la Palestine.- II. En religion, le judaïsme affirmé comme théocratie et christocratie. - III. L'hostilité du Rabbinat dénoncée une troisième fois. - IV. Assemblée générale extraordinaire pour obtenir du sultan une charte en faveur de la colonisation de la Palestine. Autre assemblée pour la fondation de la Banque coloniale. - V. Symptômes d'insuccès. -VI. La majorité des Juifs de l'Occident résolument hostiles au projet des Sionistes, nonobstant leurs efforts aux trois congrès de Bâle.

 

I

 

   Le troisième congrès, réuni en 1899 (1), a-t-il modifié les caractères du Sionisme?
   Oui, en apparence.
   On avait compris, durant le cours de l'année écoulée, qu'on était allé trop vite, soit en affirmant que c'était en vertu d'un droit qu'Israël pouvait ambitionner de rentrer en possession de la Palestine, soit en écartant de l'entreprise l'antique croyance à ce qui constitue le mosaïsme. Le troisième congrès de Bale a donc eu surtout pour objectif de faire prudemment machine en arrière, en tenant compte, d'une part, des défiances politiques, d'autre part, des inquiétudes religieuses.
   C'est le docteur Herzl, élu pour la troisième fois président du congrès. qui s'est chargé du rôle politique en s'efforçant de dissiper les défiances du sultan et de la Sublime Porte. « Nous attachons la plus grande importance, a-t-il dit dès l'ouverture du congrès, la plus grande importance à accentuer et à prouver notre loyauté, avant tout, au gouvernement turc. Nous ne ferons aucune démarche qui, même de loin, pourrait exciter la juste défiance du propriétaire souverain de la Palestine. Nous pouvons et nous voulons procurer à l'empire ottoman les plus grands avantages, cela nous permet d'agir à ciel ouvert.
   «..Nous déclarons ouvertement nos intentions; nous n'avons pas, Dieu merci, à redouter d'agir à ciel ouvert, et nous voulons obtenir l'agrément de qui de droit, avant d'entreprendre quelque chose; autrement nous nous chargerions de la plus grande responsabilité. Il ne s'agit pas seulement d'introduire des Juifs en Palestine, il faut qu'on puisse les y faire rester. Et cela, en pleine sécurité... Eh bien, comment y parvenir? Disons-le en un mot : une charte ! Nos efforts tendront à obtenir une charte du gouvernement turc, une charte sous la souveraineté de Sa Majesté le sultan. Ce n'est que quand nous serons en possession de cette charte, qui devra stipuler les garanties de droit public nécessaires, que nous pourrons commencer en grand une colonisation pratique. En échange dc l'octroi de cette charte, nous procurerons au gouvernement turc de grands avantages.
   Puis l'orateur explique que ce n'est pas le congrès qui pourra faire les démarches nécessaires à cet effet; il faut une personnalité juridique. La Banque coloniale juive sera le contractant. Celle-ci a, aujourd'hui, 100000 actionnaires. Il y en a de Sibérie, des frontières de la Chine, des régions les plus méridionales de l'Argentine et du Canada, du Transvaal. Le capital en actions ne sera pas employé à l'achat de terrains; il ne servira que d'intermédiaire. Après l'obtention de la charte, on fondera une société pour l'achat de terrains, dont le capital sera beaucoup plus considérable; on peut, néanmoins, le considérer comme déjà assuré. « Tout cela, dit l'orateur, n'a l'apparence que d'une phase préparatoire, que d'une indication de choses futures. En fait, cela est, dès à présent, aussi pratique et aussi réel que la semence que l'on confie à la terre. C'était d'abord des semailles en pensée, maintenant ces semailles consistent en mesures qu'on prend. Aujourd'hui, ce n'est pas encore du pain; c'est le pain de demain...
   D'après ces citations, on voit qu'il s'agirait de créer une compagnie à charte qui exploiterait des terrains en Palestine sous la souveraineté du sultan. Le levier de cette compagnie à charte serait la Banque coloniale. D'après le docteur HerzI, les souscriptions réunies atteignent déjà un chiffre des plus considérables. « Mais, déclarent les Archives israélites, nous savons, par des indices particuliers, qu'il y a une notable exagération dans cette affirmation (2). »
   Le sultan convié à se rassurer, il y avait aussi à faire patte de velours à l'égard de l'empereur d'Allemagne, protecteur déclaré de l'intégrité de l'empire ottoman. C'est encore le docteur Herzl qui s'est chargé de cette œuvre de cœur, en flattant le puissant souverain à l'occasion de l'audience accordée par lui à Jerusalem aux délégués du Sionisme. Voici textuellement les paroles du docteur Herzl :
   « Un événement significatif, que nos adversaires, selon leur habitude, ont passé sous silence, ou qu'ils ont travesti, s'ils en ont parlé, c'est l'audience que Sa Majesté l'empereur allemand a accordée, à Jérusalem, à la députation sioniste. Le seul fait que le génial empereur a dirigé son attention sur le projet de reconstitution de notre nationalité suffirait pour nous inspirer quelque confiance. Dans une si haute position, on ne remarque pas des mouvements sans importance. De plus, il n'y a pas eu une simple prise de connaissance. Ce n'est pas une députation quelconque qui a été reçue, ni des membres d'une association quelconque de colonisation pratique, mais la députation du comité d'action du Sionisme. Avant la réception, les raisons et le but de notre association étaient exactement connues de l'empereur, et Sa Majesté nous donne, à la suite de ce, l'assurance de son bienveillant intérêt, en un jour important pour tout le judaïsme. Tous les vrais Juifs lui en doivent leur reconnaissance. »


   Sur quoi, les Archives israélites ont encore fait cette réflexion : « Optimiste, le docteur Herzl l'est, comme tout promoteur d'une œuvre quelconque. II a pour le Sionisme les yeux d'un père (3).

 

II

 

   Mais, à côté des défiances politiques, avaient surgi contre le Sionisme des inquiétudes religieuses. Défini à bon droit un nationalisme rationaliste, il inquiétait, nous l'avons vu, une foule de consciences mosaïques. Il importait donc de les rassurer également. Ç'a été, dans ce troisième congrès, la tâche du docteur Max Nordau. Il l'a remplie en soutenant avec énergie que le Sionisme était le vrai judaïsme. « Le judaïsme, s'est-il écrié, n'est, en effet, pas simplement un culte; il est une nation, mais une nation qui a une base essentiellement religieuse, une théocratie, une christocratie; sans le Messie, la nationalité n'est plus rien. Si Gédéon a vaincu avec l'élite des 300 la multitude des Madianites, c'est sur un ordre divin que le héros d'Israël s'est borné à ce chiffre insignifiant; et c'est par l'intervention divine directe qu'il a mis l'ennemi en fuite (4). » Déclaration de circonstance, puisque le docteur Max Nordau ajoutait quelques instants après: « Au sein du Sionisme chacun peut suivre ses convictions religieuses. »
   Tels ont été les ménagements dont les chefs du Sionisme ont cru devoir, en ce troisième congrès, entourer, pour les besoins de la cause, les personnalités souveraines et l'orthodoxie judaïque.

 

III

 

   Tout autre a été leur attitude à l'égard du Rabbinat occidental, toujours cantonné dans son hostilité. C'est avec une ironie mordante que Max Nordau a décoché contre ses membres l'épithète de Juifs assimilés. Aussi n'espère-t-il rien d'eux. C'est aux Juifs orientaux qu'il a fait appel, ainsi qu'on le verra plus au long dans le chapitre suivant. J'ai en vue, a-t-il dit, les rabbins fidèles de l'Orient; personne ne doute de la sincérité de leur judaïsme. » Les autres ne sont pour lui que des Juifs assimilés qui ne demandent qu'à frayer avec l'aristocratie gentile, au prix des plus grandes humiliations. Aussi les a-t-il appelés les martyrs de l’assimilation (5).

 

IV

 

   Mais il importait d'arriver à des résultats pratiques. Ils furent l'objet de deux assemblées générales, l'une extraordinaire, l'autre ordinaire.
   L'assemblée générale extraordinaire eut à s'occuper du mémorandum à présenter au sultan pour obtenir de Sa Majesté la charte relative à la colonisation de la Palestine. L'obtiendra-t-on? Le Réveil d'Israël, feuille protestante très favorable au Sionisme et que nous avons plus d'une fois citée, semble en douter: « Ah! oui, les difficultés sont faciles à prévoir : une charte turque, même patronnée par l'empereur d'Allemagne! L'histoire de ces dernières années, le traitement des Nestoriens; des Arméniens, l'intervention tardive et incomplète en faveur des Crétois, tous ces douloureux épisodes prouvent quel fonds on peut faire sur la politique des nations (6) . » Aussi y a-t-il eu des membres du congrès qui ont exprimé leur déception quand il a été question des démarches à faire en vue d'obtenir cette charte.
   L'assemblée générale ordinaire eut pour objet la fondation de la Banque coloniale. Les 6250000 francs de capital nécessaires a cette fondation auraient été, paraît-il, complètement souscrits. Ils seraient représentés par 300000 actions, dont 25l000 seraient déjà régulièrement enregistrées, et dont les souscripteurs seraient de plus de mille endroits différents. Ces informations, rapportées par divers journaux (7), sont-elles absolument exactes ou plutôt se réaliseront-elles? Les Archives israélites n'hésitèrent pas à en douter par l'entrefilet suivant, en date du 24 août 1899 :
   « Les souscriptions, - sur le papier bien entendu, - à la Banque coloniale se seraient élevées à 6250000 francs (8). »
   Ce qui paraît plus authentique et plus sérieux, c'est le nombre des Israélites favorables à l'idée sioniste, et payant leur cotisation pour en amener la réalisation. Ce nombre serait aujourd'hui de plus de 100 000 adhérents, répartis sur tous les points du globe. Les recettes recueillies auprès d'eux par le comité sioniste s'élèveraient, du mois d'août 1898 à août 1899, à 159 212 francs (9).

 

V

 

   En admettant l'authenticité de ces chiffres et la ferveur de toutes ces adhésions, est-il à croire que l'idée sioniste relative au retour d'Israël en Palestine ait chance de s'implanter parmi les Juifs de l'Europe occidentale? En sus de l'hostilité du Rabbinat, qui lui fait échec, d'autres symptômes semblent encore prédire la négative. Le premier symptôme est la proposition passablement étrange faite en ce troisième congrès par les délégués américains, d'après laquelle le Sionisme serait invité à substituer la colonisation de l'île de Chypre à celle de la Palestine. Bien qu'immédiatement et généralement repoussée par les autres membres du congrès, car son adoption, on doit le reconnaître, eût été le suicide du Sionisme, une pareille proposition n'a pu se produire qu'en vertu du peu de confiance qu'inspire chez certains le projet du rétablissement d'un État juif à Jérusalem (10).
   Un autre symptôme non moins significatif a été le projet, mis en délibération, de renvoyer à deux ans la réunion d'un nouveau congrès sioniste, qui serait le quatrième (11). Bien qu'on soit revenu de cette idée, et que le mois d'août 1900 ait été indiqué, comme précédemment, pour ce quatrième Congrès, l'hésitation produite n'était-elle pas un aveu tacite et instinctif de désespérance?
   Il le paraîtrait, d'après un article des Archives israélites intitulé : Après le congrès de Bâle, et signé : un Sioniste de la vieille école.
   « Le congrès est fini, écrit ce signataire anonyme, et Jérusalem n'est pas encore rebâtie, et la Palestine continue à être à peine entr'ouverte aux immigrants israélites. La vaste salle du Casino municipal de Bâle, où il a tenu ses assises, est encore pleine du bruit des discussions, du chaos des délibérations que le docteur Herzl, avec sa barbe de Jupiter, a dominé du haut de son Olympe présidentiel. On a tenu séances sur séances, entassé propositions sur propositions, et l'éloquence juive s'est donné libre carrière en toutes les langues parlées de l'univers. On a jonglé avec les chiffres, dansé sur la corde raide des utopies, livré bataille sur des formules. La lutte a été ardente, passionnée, véhémente, comme il convient à des délibérations que le soleil de l'Orient réchauffe, par suggestion mentale... Jusqu'à ce jour le Sionisme, envisagé d'une façon absolument impartiale, a constitué un idéal qui a nourri l'imagination et le cœur de milliers d'israélites succombant sous le poids de la misère ou d'une législation draconienne, et les a aidés à supporter le présent cruel dans l'espoir d'un avenir meilleur. Considéré à ce point de vue, le Sionisme a été un facteur de consolation, un reconstituant et un tonique pour l'âme juive, et il a bien mérité la reconnaissance d'Israël... Si nous l'envisageons au point de vue pratique, il nous faut reconnaître qu'il n'a abouti à d'autre résultat que d'effrayer le Grand Turc et rendre précaire l'installation des colonies agricoles de la Palestine. Banque agricole, Compagnie à charte, tous ces projets grandioses qui ont alimenté les délibérations de trois congrès ont surtout vécu sur le papier et sur les lèvres dorées d'orateurs subtils (12)!

 

VI

 

   D'après le résumé fidèle qui vient d'être fait des trois congrès de Bâle, il est permis d'augurer que le projet de ses initiateurs n'a guère chance de réussir en Occident. L'attitude de la majeure partie des Juifs de l'Europe centrale et occidentale trouve sa complète expression dans cette déclaration du directeur des Archives israélites, Isidore Cahen, l'un des Israélites les plus marquants de France » Est-ce que là où les Juifs sont émancipés, libres, heureux, il viendra à l'idée d'un certain nombre d'entre eux d'échanger le droit de vivre obtenu, la liberté et l'égalité contre les hasards d'une restauration d'État juif, - véritable retour en arrière, comme la souveraineté temporelle des Papes dans les États romains...? Pas plus d'État spécialement juif que d'État purement catholique ou purement protestant ou musulman, à l'exclusion des autres confessions! Là est la vérité, là est l'avenir, le croyant indépendant du citoyen et vice versa! La civilisation moderne vise à abaisser toutes les barrières, non à en relever aucune.
   Si ce qu'on appelle le Sionisme n'était que la constitution d'un solide appui en faveur de tant de Juifs opprimés, quel besoin d'afficher des prétentions à relever un drapeau national juif, quelle raison même de les pousser à se concentrer sur une région spéciale de l'Asie qui appartient à un gouvernement musulman, et où, condensés, pressés les uns contre les autres, ils se feraient obstacle les uns aux autres, se gêneraient en s'accumulant, et surtout réveilleraient dans d'autres royaumes la crainte vraie ou affectée d'un péril, la pensée de ressusciter les croisades du moyen âge?
   « Rentrons donc dans la vérité des faits partout où les Israélites jouissent des droits primordiaux, leur devoir comme leur intérêt est de rester là où ils ont une patrie temporelle; partout ailleurs leur droit est de chercher mieux, comme le devoir de leurs frères plus favorisés est de les y aider par tous les moyens légitimes dont ils disposent. Or, ces derniers manqueront d'autant moins au devoir qui leur incombe, qu'on ne sera favorisé par l'éclosion de chimères pour une organisation politique et sociale spéciale... Le judaïsme peut s'établir, se pratiquer, durer partout lié à un certain soi exclusivement, il ferait de nous un peuple à part, justifiant ainsi trop d'attaques intéressées et meurtrières, de même qu'on peut être catholique loin de Rome, protestant loin de Genève, musulman loin de Constantinople. La croyance aujourd'hui n'est plus, - et ne sera plus jamais, - pour aucun culte, figée à certains sols privilégiés; les croyances diverses ont, au contraire, tout intérêt à se mêler sur la surface du globe, à universaliser leur résidence et à abdiquer, par cette diffusion, toute prétention à un monopole d'action politique (13). »
   On peut avancer, sans crainte de se tromper, que ces sentiments sont ceux de la plupart des Juifs habitant les pays où ils jouissent des droits civiques à l'égal de tous les citoyens. Ce sont donc les sentiments de la majorité des Juifs anglais, italiens, français, belges, hollandais, allemands, hongrois et aussi, en Amérique, des Juifs qui s'y sont enrichis. L'idée sioniste a pu les toucher, leur sembler généreuse; mais l'intérêt fortifié de l'anathème des rabbins les a rendus indifférents ou hostiles.


(1) Trois cents délégués environ étaient présents. Les femmes sionistes ont tenu en même temps séance à part, sous la présidence de Mme Gottheil (de New- York).
(2) Arch. israél., 24 août 1899.
(3) Arch. israél., 21 août 1899.
(4) Réveil d'Israël, octobre 1899.
(5) Le Réveil d'Israël, octobre 1899.
(6) Réveil d'Israël, novembre 1899.
(7) Journal la Libre Parole, 27 août 1899. - La Croix, 18 août. - Les Arch. israél., 24 août.
(8) Arch. israél., 24 août 1899.
(9) La Croix, 18 août.
(10) Arch. israél., 31 août 1899.
(11) « Le prochain congrès sioniste ne se réunira que dans deux ans. (Réveil d'Isr., novembre 1899.)
(12) Arch. israél., 31 août 1899.
(13) Arch. israé1., 3 août 1899.