III
TROIS CHOSES NETTEMENT ANNONCÉES
1
UNE PLACE D'HONNEUR ET UNE INFLUENCE PRÉPONDÉRANTE SONT DUES À JÉSUS-CHRIST DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE
1. C'est très certainement Jésus-Christ qui est le grand objet de cette prophétie.
Il y a eu sans doute un personnage historique, désigné expressément par la lettre de la prophétie, qui devint le successeur de l'impie Sobna dans les fonctions de grand maître du palais ; et ce personnage historique, nommé Eliacim, est probablement l'Eliacim mentionné parmi les officiers du roi Ezéchias, dans deux lignes très courtes de la Bible (1). Mais quel qu'ait pu être ce personnage historique, dont les gestes ne sont point parvenus jusqu'à nous, il est hors de doute que Dieu ne le désigna ainsi d'une manière prophétique et ne le revêtit de la charge de grand maître du palais que pour annoncer et figurer un plus grand que lui, le Messie, Jésus-Christ !
Ce qui le prouve, c'est d'abord l'application que Jésus-Christ s'est faite à lui-même de plusieurs paroles de cette prophétie : « A l'ange (2) de l'Église de Philadelphie, dit-il à saint Jean dans l'Apocalypse, écris ceci : voici ce que dit le Saint et le Véritable qui a la clef de David, qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n'ouvre (3) ». Ainsi, d'après Jésus-Christ, celui qui est annoncé dans la prophétie d'Isaïe comme devant recevoir sur son épaule la clef de la maison de David, et qui l'ayant reçue ouvrira sans qu'on puisse fermer et fermera sans qu'on puisse ouvrir, celui-là, c'est lui-même, c'est Jésus-Christ ! Par conséquent l'Eliacim historique du temps d'Ezéchias était suscité pour l'annoncer, pour le figurer.
Une seconde preuve se tire des expressions mêmes de la prophétie, expressions trop vastes, trop étendues, trop magnifiques pour se rapporter uniquement à un simple ministre d'un roi de Juda ; ministre, qui est, du reste, demeuré â peu près inconnu.
Une troisième preuve nous est fournie par le témoignage de la tradition : Il y a une vérité historique que la lettre nous présente, dit saint Cyrille d'Alexandrie ; mais à l'il intérieur et pénétrant, c'est le mystère du Christ qui se dessine (4). Ainsi s'expriment d'une manière analogue Eusèbe, Procope de Gaza, saint Jérôme, Corneille Lapierre, Foreiro, et beaucoup d'autres (5).
On ne saurait donc, mettre en doute que le but du Saint-Esprit, dans l'émission de cette prophétie, n'ait été d'attirer les regards sur la personne de Jésus-Christ. Bien que le Fils de Dieu n'y soit pas expressément nommé, la transparence du texte le laisse apparaître. Si l'oreille n'entend pas, l'il aperçoit. Cependant l'oreille elle-même n'est pas sans entendre ; car les noms qui désignent dans la prophétie le successeur de Sobna conviennent eux-mêmes si bien à Jésus-Christ, qu'on ne peut s'empêcher de constater dans le choix de ces noms un dessein spécial de la Providence.
En effet, quels sont ces noms ? Eliacim, fils d' Helcias.
Or, dans la langue hébraïque, Eliacim signifie Dieu fait subsister ; et Helcias veut dire part de Jéhova, part de Dieu. L'un et l'autre noms ne conviennent-ils pas souverainement à Jésus-Christ ? N'est-ce pas lui, ainsi que la prophétie va nous l'apprendre, qui fait subsister, qui rend stables les États, tant qu'on lui attribue dans la société civile le rang d'honneur et la prépondérance qui sont légitimement la part de Dieu ?
2. Nous disons : dans la société civile ; car c'est de la place de Jésus-Christ dans la société civile qu'il s'agit dans cette prophétie. Les mots : Je mettrai sur ses épaules la clef de la maison de David, le marquent expressément. La maison ou le palais de David, en effet, désigne la société civile, l'État ; de même que le Temple représente la société religieuse, l'Église. Cette distinction est d'une importance souveraine pour l'intelligence de la présente prophétie (6). D'autres oracles des Livres saints, et ils sont nombreux, ont eu pour objet de faire connaître d'avance la place qu'occuperait Jésus-Christ dans le domaine religieux ; mais le but de celui-ci est d'annoncer, de déterminer ce que doivent être également ici-bas la place et l'influence de Jésus-Christ dans le domaine social.
3. Or, ainsi qu'on a déjà pu en faire la remarque, ce n'est pas d'une place royale dans la société civile qu'il est question pour Jésus-Christ, en cette prophétie. Il n'est point annoncé qu'il doive ceindre une couronne terrestre, et il n'y a pas lieu de s'en étonner. Le Fils de Dieu ne devait-il pas lui-même déclarer plus tard qu'il n'est pas venu régner à la façon des rois de la terre : mon royaume n'est pas de ce monde ? Assurément, comme Créateur et comme Rédempteur, Jésus-Christ a droit à toutes les couronnes de la terre ; et s'il proclame que sa royauté n'en vient pas, c'est qu'elle a une origine plus haute, c'est qu'elle n'en relève pas, n'en dépend pas, étant divine, souveraine, universelle, indestructible. Aussi la Bible dit-elle de lui qu'il est le Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs (7). Mais si Jésus-Christ a droit, comme Créateur et comme Rédempteur, à la plénitude d'une royauté terrestre sur tous les hommes, néanmoins il a été arrêté dans le plan divin que, durant les siècles du premier avènement, Jésus-Christ n'exercera pas en personne de pouvoir souverain. Voilà pourquoi il n'a, de son vivant, revendiqué aucun trône. Loin de rien enlever à personne, il a recommandé de rendre à César ce qui appartient à César. Il n'a rien déplacé, rien changé dans les diverses formes des gouvernements de la terre, toutes étant compatibles avec l'exercice de la religion chrétienne. C'est donc à dessein que la prophétie s'abstient de parler à son égard de couronne royale. Jésus-Christ n'en doit pas porter ici-bas ; et si par son Vicaire, le Souverain Pontife, il jouit d'un principat civil en un lieu du monde relativement restreint, ce n'est point, à l'exemple des rois de la terre, pour le faste et la domination, mais uniquement pour la sauvegarde de la dignité et le libre exercice du pouvoir spirituel (8).
Mais si Jésus-Christ, d'après la prophétie, doit, durant les siècles d'ici-bas, écarter de sa Personne l'appareil de la royauté terrestre, cela ne veut pas dire qu'il renonce à occuper une place d'honneur dans la société civile et à y exercer une influence légitime et salutaire. Non, elle n'est point libre devant Dieu, la société civile, d'accepter ou de récuser l'influence de Jésus-Christ. Les États, comme les individus et les familles, ont le devoir de se régler d'après les vérités que Jésus-Christ a révélées et d'après les préceptes qu'il a établis.
Elle est si légitime, si nécessaire cette influence de Jésus-Christ sur la société civile, que notre prophétie, sous formes différentes, y revient par trois fois.
C'est d'abord par la charge même de grand maître du palais que la prophétie établit cette influence due à Jésus-Christ :
Je le revêtirai de ta tunique,
Je le ceindrai de ton baudrier,
Et je déposerai ton autorité entre ses mains.
L'influence d'un grand maître du palais, équivalente à celle d'un premier ministre, s'étend à tout. Rien ne doit échapper à son bienfaisant pouvoir, ainsi que l'exprimait sagement Pharaon traçant à Joseph, élevé à la dignité de premier ministre, la sphère de son action : Ce sera vous qui aurez l'autorité sur ma maison : quand vous ouvrirez la bouche pour commander, tout le peuple vous obéira, et je n'aurai au-dessus de vous que le trône et la qualité de roi... Je suis Pharaon : nul ne remuera ni le pied, ni la main dans toute l'Egypte, que par votre commandement (9).
C'est, en second lieu, par la collation des clefs que la prophétie établit la légitimité de l'influence de Jésus-Christ dans la société civile :
Je mettrai sur ses épaules (10) la clef de la maison de David :
Il ouvrira et personne ne fermera ;
Il fermera et personne n'ouvrira.
La clef est une marque de puissance : dans tous les temps, elle a été regardée comme telle. Le premier acte d'un peuple qui se soumet est d'apporter respectueusement aux pieds de son vainqueur les clefs de la -ville. Remise sans aucune restriction entre les mains de Jésus-Christ, la clef de la maison de David est donc l'annonce que l'influence du Fils de Dieu fait homme doit s'étendre sur toutes les parties de cette maison, c'est-à-dire sur la société civile tout entière.
La troisième manière, et la plus remarquable peut-être, par laquelle la prophétie établit le rang d'honneur et l'influence dus à Jésus-Christ dans la société civile, c'est le symbole du clou solidement planté :
Je le planterai comme un clou en un lieu solide.
Cette manière de parler est une allusion à ce qui se pratique dans la vie domestique chez les nomades Orientaux. Dans la tente exiguë du pauvre Arabe, le clou fiché en un lieu solide est ce qu'il y a de principal. Tout s'y accroche : les vêtements, les armes, la viande ! Le mobilier de l'Arabe, on le sait, n'est pas considérable. Dans la tente, tout dépend donc, de ce clou. S'il tombe, tout tombe avec lui. Or, c'est de la même manière que dans la société civile tout devra reposer sur Jésus- Christ. Il devra être l'appui, le soutien de tout par son influence acceptée de tous et s'étendant à tout.
Le clou dans la tente orientale ! En se servant de cette comparaison pour marquer le rang d'honneur et l'influence dus à Jésus-Christ dans la société civile, le prophète n'usait pas seulement d'un symbole expressif et accessible à tous ; il résumait d'avance tous les mystères du Golgotha ! Le Fils de Dieu, en effet, devant au jour de son sacrifice reposer sur trois clous, celui qu'indiquait le doigt du prophète n'était-il pas comme l'abrégé de tout le crucifix ?
Il est donc incontestable par l'enseignement de cette prophétie que si, pour les siècles d'ici-bas, Jésus-Christ a écarté de sa Personne l'appareil de la royauté terrestre , néanmoins un rang d'honneur et une influence prépondérante lui sont dus dans la société civile. La prophétie, ainsi qu'on l'a vu, revient par trois fois sur cette idée, sous une forme différente : ce qui en marque l'importance. Elle va maintenant nous faire connaître quelles bénédictions de choix sont réservées aux peuples qui attribuent généreusement à Jésus -Christ, dans leur histoire, la place et l'influence qui lui sont dues.
(1) Voici les passages où il est fait mention d'un Eliacim, au temps dEzéchias : « Eliacim, fils dHelcias, maître de la maison du roi, se rendit auprès de Rabsacès » général assyrien. (Isaïe, XXXVI, 3) « Ezéchias envoya Eliacim, maître de sa maison, à Isaïe. » (Id., XXXVII, 2).
(2) À l'Evêque.
(3) Apocal., III, 7.
(4) Haec... historicus sermo nobis affert. Caeterum interiori ac penitiori intelligentia, Christi nobis mysterium videtur subindicare. (S. Cyrillus, Commentarium in Isaiam, édit. Migne, t. III, p. 515-519.)
(5) Eusèbe. Comm. in Is., t. VI, p. 251. Procope de Gaza, Comm. in Is., t. II, p.2179-2181 - S. Jérôme, in Isa., t. IV, p. 273-275. Cornel à Lapid., Foreiro, in Isaiam.
(6) Nombre d'interprètes traduisant : Va trouver Sobna l'intendant du Temple, praepositum Templi, ont été amenés à faire ce raisonnement : Puisque Eliacim, figure de Jésus-Christ, succède dans l'intendance du Temple, il s'ensuit que c'est la place de Jésus-Christ en religion que la prophétie a en vue. Nous répondons que dans le texte hébreu il n'y a point intendant du Temple, mais simplement intendant de la maison. Or, il est sans exemple que le terme de maison, tout seul, sans quelque chose qui précède ou qui suive, signifie le Temple. Au reste, s'il y avait doute, cet autre passage de la prophétie : Je mettrai sur ses épaules la clef de la maison de David, achèverait d'éclaircir, en établissant qu'il s'agit de la maison du roi ou de la société civile.
En interprétant de la sorte cette prophétie, il est tout à fait loin de nos intentions de critiquer l'opinion opposée, encore moins le sentiment des Pères, l'un des fils d'or conducteurs dans les passages parfois obscurs des prophéties. Nous nous bornons simplement à interpréter d'après le texte hébreu.
(7) Apocal., XIX, 16.
(8) Dernièrement encore N. S. P. la Pape Léon XIII, dans sa magnifique allocution sur S. Grégoire VII, déterminait de la sorte la nécessité du pouvoir temporel :
« Identique en son but final, diverse en sa forme et dans ses moyens, suivant la diversité des temps et des lieux, la guerre se poursuit contre l'Église. Dans des temps plus voisins de nous et aux nôtres, on a travaillé par toutes sortes d'embûches à renverser le principat civil du Saint-Siège, c'est-à-dire le moyen établi pour défendre et protéger la liberté de son pouvoir suprême par la Providence divine ; et c'est pour cette liberté, et non certes par ambition du trône ou par désir de grandeur terrestre, que Nos prédécesseurs ont combattu et que Nous combattons également. L'importance souveraine de cette liberté inspire au Vicaire de Jésus-Christ cette constance que le monde ne sait pas comprendre et qui, même au milieu de difficultés de tout genre, est un gage de la victoire. » (Le Monde, 9 juin 1885.)
(9) Genèse, XLI, 40, 44.
(10) La clef, chez les Anciens, se portait de deux manières sur l'épaule, en signe de puissance : ou bien dessinée sur une broderie, ou bien en une espèce de sceptre terminé en forme de clef.