Considérations sur la Passion
Saint Alphonse-Marie de Liguori

 (suite)


CHAPITRE IX

SUR LA RECONNAISSANCE QUE NOUS DEVONS

À JÉSUS-CHRIST POUR SA PASSION

- I -

Jésus est mort pour nous; nous devons vivre et mourir pour lui    

Saint Augustin dit que Jésus-Christ, en donnant le premier sa vie pour nous, nous a obligé à donner notre vie pour lui. Puis le saint Docteur ajoute que lorsque nous nous approchons de la Sainte Table pour communier, comme nous allons nous nourrir du corps et du sang de Notre-Seigneur, nous devons également, être prêts à donner, s'il le fallait, notre sang et notre vie pour sa gloire.

"L'amour de Jésus-Christ nous presse", dit l'Apôtre (2 Co 5, 14). Et qu'exige-t-il de nous? Que nous l'aimions! Écoutons les belles paroles de saint François de Sales sur ce texte: "Sachant que Jésus-Christ, vrai Dieu, nous a aimés jusqu'à souffrir pour nous la mort, et la mort de la croix, n'est-ce pas cela avoir nos coeurs sous le pressoir, et les sentir presser de force, et en sentir exprimer de l'amour par une contrainte d'autant plus violente qu'elle est tout aimable? ... Mon Jésus est tout à moi, et je suis tout à lui! Je vivrai et mourrai sur sa poitrine; ni la mort ni la vie ne me sépareront jamais de lui !"

Afin que nous n'oublions pas la reconnaissance que nous devons à notre Sauveur, saint Pierre nous rappelle que nous n'avons par été rachetés de l'esclavage de l'enfer à prix d'or ou d'argent, mais par le précieux sang de Jésus-Christ, immolé pour nous, comme un innocent agneau, sur l'autel de la croix (1 P 1, 18). Grand sera donc le châtiment de ceux qui auront répondu par l'ingratitude à un tel bienfait. Il est vrai que le Fils de Dieu est venu au monde pour sauver tous les hommes de l'état de perdition où ils étaient (Lc 19, 10). Mais, ce qui est vrai aussi, ce sont les paroles prophétiques prononcées par saint Siméon dans le Temple, lorsque Jésus Enfant y fut présenté par Marie: "Cet enfant est pour la ruine et pour la résurrection de beaucoup d'âmes, et pour être en butte à la contradiction" (Lc 2, 34). Le mot résurrection annonçait le salut que Jésus-Christ devait procurer à ceux qui croiraient en lui, et qui, par la foi, ressusciteraient de la mort du péché à la vie de la grâce; mais, par le mot ruine, le saint vieillard a prédit en même temps que bien des malheureux ne feraient qu'empirer leur état par leur ingratitude envers le Fils de Dieu, descendu sur la terre pour s'exposer aux traits de ses ennemis. Cela se vérifia littéralement lorsque le Sauveur supporta toutes les calomnies, toutes les injures et tous les mauvais traitements que les Juifs tramèrent contre lui. À présent, Jésus-Christ est en butte à la contradiction, non seulement des Juifs qui refusent de le reconnaître pour Messie, mais encore des chrétiens qui répondent à son amour par des offenses et par le mépris de ses préceptes.

Notre Rédempteur, dit saint Paul, est allé jusqu'à donner sa vie pour nous, afin de se rendre maître absolu de nos coeurs, par le moyen de l'amour qu'il nous a témoigné en mourant pour nous (Rm 14, 9). Ainsi, conclut l'Apôtre, après nous avoir rachetés par le sang de Jésus-Christ, nous ne nous appartenons plus à nous-mêmes; "soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur" (Rm 14, 8). Il s'ensuit que, si nous ne l'aimons pas, si nous n'observons pas ses préceptes, dont le premier est de l'aimer, nous sommes non seulement ingrats, mais injustes, et nous méritons un double châtiment. Le devoir d'un esclave racheté par Jésus-Christ des mains du démon est de se consacrer tout entier à l'amour et au service de son divin Maître, à la vie et à la mort.

Saint Jean Chrysostome fait une belle réflexion sur le passage cité de saint Paul: "Dieu, dit-il, s'occupe de nous plus que nous ne nous en occupons nous-mêmes. Il regarde notre vie comme un bien et notre mort comme un mal pour lui ; si donc nous venons à mourir spirituellement, notre mort est une perte, non seulement pour nous, mais encore pour Dieu." Oh! quelle gloire et quelle consolation pour nous de pouvoir dire, en vivant dans cette vallée de larmes, au milieu de tant d'ennemis et de tant de périls qui nous menacent: "Nous appartenons à Jésus-Christ, nous sommes son bien; il aura soin de nous conserver dans sa grâce en cette vie, et de nous tenir éternellement unis à lui dans la vie future.    

- II -

Ce que c'est que vivre et mourir pour Jésus

Jésus-Christ est donc mort pour chacun de nous, afin que chacun de nous vive uniquement pour son Rédempteur, qui a donné sa vie pour l'amour de lui. "Il est mort pour nous tous, afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux" (2 Co 5, 15). Celui qui vit pour lui-même se fait l'objet de tous ses désirs, de toutes ses craintes, de toutes ses douleurs, et met en lui-même sa félicité; mais celui qui vit pour Jésus-Christ, n'a d'autre joie que de lui plaire ni d'autre crainte que de lui déplaire; il ne s'afflige que de voir son Jésus méprisé, il ne se réjouit que de le voir aimé des autres. Voilà ce qui s'appelle vivre pour Jésus-Christ, et ce qu'il exige justement de ce chacun de nous: il n'a voulu souffrir tant de peines pour nous qu'afin de gagner tout notre amour.

Est-ce là une prétention excessive? Non, certes, répond saint Grégoire; c'est à bon droit que le Seigneur veut être ainsi aimé de nous, après nous avoir donné de telles preuves de son amour qu'il semble nous avoir aimé jusqu'à la folie. Il s'est donné à nous tout entier, sans réserve; il a donc raison de prétendre que nous nous donnions entièrement à lui et que nous lui consacrions tout notre amour. Si nous lui en ôtons une partie, en aimant quelque chose hors de lui ou non pour lui, il a juste sujet de se plaindre de nous; car alors, nous ne l'aimons pas comme nous le devons, dit saint Augustin.

Que pouvons-nous aimer hors de Jésus-Christ, sinon des créatures? Et auprès de Jésus-Christ, les créatures sont-elles autre chose que vers de terre, fange, fumée, vanité? Le tyran qui martyrisa saint Clément, évêque d'Ancyre, lui ayant offert un monceau d'argent, d'or et de pirreries, pourvu qu'il renonçât à Jésus-Christ, le Saint poussa un profond soupir et s'écria: "Ah ! mon Jésus! vous qui êtes un bien infini, comment souffrez-vous que les hommes vous estiment moins que la boue ?"

Certes, dit saint Bernard, ce n'est pas la témérité ou la démence qui portait les Martyrs à braver les chevalets, les lames ardentes, et tous les supplices les plus cruels; c'est l'amour dont ils brûlaient pour Jésus-Christ, en le voyant mort sur la croix pour leur amour. Contentons-nous de citer l'exemple de saint Marc et de saint Marcellien: après leur avoir fait clouer les mains et les pieds, le tyran leur reprochait comme une folie de vouloir souffrir un tel tourment plutôt que de renier Jésus-Christ; mais ils répondirent qu'ils n'avaient jamais éprouvé de délices plus douces que celles qu'ils goûtaient en se voyant percés de ces clous pour leur divin Maître. Tous les Saints, pour plaire à Jésus-Christ, si maltraité et si humilié pour nous, ont embrassé avec joie la pauvreté, les persécutions, les mépris, les maladies, les douleurs et la mort. Les âmes qui ont épousé le Sauveur sur la croix ne trouvent rien de plus glorieux que de porter les insignes de Jésus crucifié: ces insignes sont les souffrances.

Écoutons ce que dit saint Augustin: "À nous, qui croyons par la foi qu'un Dieu est mort en croix pour notre amor, il n'est pas permis de l'aimer faiblement; aucune affection ne doit trouver place dans notre coeur, si ce n'est pour celui qui a voulu mourir crucifié pour l'amour de nous."

Unissons-nous donc tous à saint Paul, et répétons avec lui: "J'ai été crucifié avec Jésus-Christ; si je vis, ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi, lui qui m'a aimé au point de se livrer pour moi" (Ga 2, 19-20). Saint Bernard, commentant ces paroles, s'exprime ainsi: "Voici ce que l'Apôtre faot emntendre, et ce que doit dire comme lui quiconque aime Jésus crucifié: J'ai cessé de vivre pour moi-même depuis que je sais que Jésus-Christ a daigné mourir pour moi, en prenant sur lui la peine de mort qui m'était due; c'est pourquoi je suis mort à toutes les choses du monde, je suis inattentif et insensible comme un mort à tout ce qui n'est pas pour Jésus-Christ. Mais s'il se présente des choses qui regardent son bon plaisir et sa gloire, elles me trouvent vivant et prêt à embrasser quoi que ce soit, les travaux, les humiliations, les souffrances, et la mort même". "Ma vie c'est le Christ" (Ph 1, 21) ajoutait saint Paul, c'est-à-dire: Jésus-Christ est ma vie; car il est mon unique pensée, mon unique but, mon unique espérance, mon unique désir, parce qu'il est tout mon amour.

Il dit encore: "La promesse est certaine: si nous mourons avec Jésus-Christ, nous vivrons éternellement avec lui; si nous supportons patiemment les souffrances avec Jésus-Christ, nous régnerons avec Jésus-Christ" (2 Tm 2, 11-12). Les rois de la terre, après la victoire, font part des biens acquis à ceux qui ont combattu avec eux; de même, au jour du jugement, Notre-Seigneur fera part des biens célestes à tous ceux qui auront travaillé et souffert pour sa gloire. Mourir avec Jésus-Christ qui, au grand jour des comptes, si nous l'avons renié, nous reniera justement à son tour; il refusera de nous reconnaître pour siens (2 Tm 2, 12). Il faut observer ici que nous renonçons à Jésus-Christ, non seulement quand nous renions la foi, mais encore quand nous refusons de lui obéir en ce qu'il exige de nous, comme de remettre au prochain, pour son amour, un affront reçu, de ne pas tenir au vain point d'honneur, de rompre une liaison qui nous met en danger de perdre l'amitié de Jésus-Christ, de mépriser la crainte de passer pour ingrats devant les hommes, puisque nous devons être avant tout reconnaissants envers Jésus-Christ, qui a donné son sang et sa vie pour nous, ce que n'a fait aucune créature.

Ô Amour de Dieu! comment peux-tu être si méprisé des hommes ? Ô hommes! voyez sur cette croix le Fils de Dieu s'immolant comme un innocent agneau, pour expier vos péchés et gagner ainsi votre amour; regardez-le, contemplez-le et aimez-le !Mon Jésus infiniment aimable ! ne permettez plus que je sois ingrat envers vous après tant de bonté. Par le passé, j'ai vécu dans l'oubli de votre amour et de tout ce que vous avez souffert pour moi; mais à l'avenir, je ne veux plus penser qu'à vous aimer. Ô Plaies de Jésus, blessez-moi d'amour! Ô Sang de Jésus, enivrez-moi d'amour! Ô Mort de Jésus, faites-moi mourir à tout amour qui n'est pas pour Jésus! Mon Jésus! je vous aime par-dessus toutes choses, je vous aime de toute mon âme, je vous aime plus que moi-même! Je vous aime, et parce que je vous aime, je voudrais mourir de douleur, en pensant que j'ai tant de fois méprisé votre grâce. Ah! par vos mérites, mon Sauveur crucifié, donnez-moi votre amour, et faites que je sois tout à vous!

Ô Marie, mon Espérance, faites-moi aimer Jésus-Christ, je ne vous demande rien de plus!