L' Amour de la Sagesse Eternelle CHAPITRE VIII Effets merveilleux de la Sagesse éternelle dans les âmes de ceux qui la possèdent. 90. Cette beauté souveraine, étant naturellement amie du bien: amans bonum, particulièrement de celui de l'homme, son plus grand plaisir est de se communiquer. C'est pourquoi le Saint-Esprit dit qu'elle cherche, parmi les nations, des personnes dignes d'elle, et qu'elle se répand et transporte dans les âmes saintes: in animas sanctas se transfert, Sap. 7; et c'est cette communication de la Sagesse éternelle qui a fait les amis de Dieu et les prophètes. Elle entra autrefois dans l'âme du serviteur de Dieu, Moïse, et lui communiqua une lumière abondante pour voir de grandes choses, et une force merveilleuse pour faire des miracles et remporter des victoires: Intravit in animam servi Dei, et stetit contra reges horrendos, in portentis et signis, Sap. 10.16. Lorsque la divine Sagesse entre dans une âme, elle y apporte avec elle toutes sortes de biens et lui communique des richesses innomrables: Omnia bona mihi venerunt cum illa et innumerabilis honestas per manus illius, Sap. 11. C'est le témoignage que Salomon rend à la vérité, après avoir reçu la Sagesse. 91. Parmi une infinité d'opérations que la Sagesse fait dans les âmes, souvent d'une manière si secrète que l'âme même ne s'en aperçoit pas, en voici quelques-unes des plus ordinaires: 92. 1 La Sagesse éternelle communique son esprit tout de lumière à l'âme qui la possède: Optavi et datus est mihi sensus; et invocavi, et venit in me spiritus Sapientiae: J'ai désiré, et l'intelligence m'a été donnée; j'ai invoqué, et l'esprit de la Sagesse est venu en moi. C'est cet esprit subtil et pénétrant qui fait qu'un homme, à l'exemple de Salomon, juge de toutes choses avec un grand discernement et une grande pénétration: Acutus inveniar in judicio et in conspectu potentium admirabilis ero,Sap. 8: [Sg 8,11] A cause de la Sagesse qui m'a communiqué son esprit, on reconnaîtra la pénétration de mon esprit dans les jugements; les plus puissants seront surpris lorsqu'ils me verront. 93. Elle communique à l'homme la grande science des saints et les autres sciences naturelles, même les plus secrètes, quand elles lui sont convenables: Si multitudinem scientiae desiderat quis, scit praeterita et de futuris aestimat, scit versutias sermonum, et dissolutiones argumentorum, Sap. 8. [Sg 8,8] Elle a donné à Jacob la science des saints: Dedit illi scientiam sanctorum, Sap. 10. [Sg 10,10] Elle a donné à Salomon la science véritable de toute la nature: Dedit mihi horum quae sunt scientiam veram, Sap. 7.17. Elle lui a découvert une infinité de secrets, que personne avant lui n'avait connus: Quaecumque sunt absconsa et improvisa didici, Sap. 7. [Sg 7,21] 94. C'est dans cette source infinie de lumières que les plus grands docteurs de l'Eglise, entre autres saint Thomas d'Aquin, comme il l'avoue lui-même, ont puisé ces admirables connaissances qui les ont rendus recommendables. Et vous remarquerez que les lumières et lesconnaissances que donne la Sagesse ne sont pas des connaissances sèches, stériles et indévotes, mais des connaissances lumineuses, onctueuses, opérantes et pieuses, qui touchent et contentent le coeur en éclairant l'esprit. 95. 2 La Sagesse ne donne pas seulement à l'homme ses lumières pour connaître la vérité, mais encore une capacité merveilleuse pour la faire connaître aux autres: Scientiam habet vocis: La Sagesse a la connaissance de ce qu'on dit, et elle communique la science de le bien dire, parce que c'est elle qui a ouvert la bouche à des muets et a rendu éloquents les langues des enfants: Quoniam Sapientia aperuit os mutorum, et linguas infantium fecit disertas. Sap.10.21. Elle délia la langue de Moïse, qui était empêchée. Elle donna ses paroles aux prophètes pour arracher, pour détruire, pour dissiper, pour bâtir et pour planter: Dedi verba mea in ore tuo... ut evellas, et destruas, et disperdas, et dissipes, et aedifices et plantes, Jerem 1.10, quoiqu'ils avouassent qu'ils ne savaient d'eux-mêmes pas mieux parler que des enfants. Ce fut la Sagesse qui donna aux Apôtres la facilité de prêcher partout l'Evangile et annoncerles merveilles de Dieu: Locuentes... magnalia Dei.Sermone ditans guttura: Elle faisait de leur bouche un trésor de paroles. Comme la divine Sagesse est parole dans l'éternité et dans le temps, elle a toujours parlé, et sur sa parole tout a été fait et tout a été réparé. Elle a parlé par les prophètes, par les Apôtres, et elle parlera jusqu'à la fin des siècles par la bouche de ceux à qui elle se donnera. 96. Mais les paroles que la divine Sagesse communique ne sont pas des paroles communes, naturelles et humaines; ce sont des paroles divines: vere verbum Dei. Ce sont des paroles fortes, touchantes, pénétrantes: penetrabilior omni gladio ancipiti; qui partent du coeur de celui par qui elle parle et qui vont jusqu'au coeur de celui qui l'écoute. C'est ce don de la Sagesse qu'avait reçu Salomon, lorsqu'il dit que Dieu lui avait fait la grâce de parler selon qu'il sentait dans son coeur: Mihi autem dedit Deus dicere ex sententia. [Sg 7,15] 97. Ce sont ces paroles que Notre-Seigneur promit à ses Apôtres: "Debo vobis os et Sapientiam cui non poterunt resistere ...: [Lc 21,15] je vous donnerai une telle facilité de parler, une telle Sagesse et force dans vos paroles, que tous vos ennemis ne pourront y résister." Oh! qu'il y a peu de prédicateurs, en ce temps, qui aient ce don ineffable de la parole, et qui puissent dire avec saint Paul: Loquimu r Dei Sapientiam: nous parlons la Sagesse de Dieu." [1 Cor 2,7] Ils parlent, la plupart, selon les lumières naturelles de leur esprit, ou [selon] qu'ils l'ont puisé dans les livres, mais non pas ex sententia, selon que la divine Sagesse leur fait sentir, ou bien ex abundantia cordis, selon l'abondance divine que la Sagesse leur communique. C'est pourquoi on voit maintenant si peu de conversions opérées par la parole. Si un prédicateur avait véritablement reçu de la Sagesse ce don de parler, ses auditeurs à peine résisteraient- ils à ses paroles, comme autrefois: non poterant resistere Sapientiae et Spiritui qui loquebatur: ceux qui écoutaient ne pouvaient résister à la Sagesse et à l'Esprit qui parlait. Ce prédicateur parlerait tout ensemble avec tant de suavité et d'autorité quasi potestatem habens, que sa parole ne lui reviendrait point vide et sans effet. 98. 3 La Sagesse éternelle étant l'objet de la félicité et des complaisances du Père éternel, lajoie des anges, elle est à l'homme qui la possède le principe des plus pures douceurs et consolations. Elle lui donne un goût pour tout ce qui est de Dieu, et lui fait perdre le goût des créatures. Elle réjouit son esprit par le brillant de ses lumières; elle verse dans son coeur une joie, une douceur et une paix indicibles, même parmi les amertumes et les tribulations les plus rudes, comme le témoigne saint Paul qui s'écriait: "In omni superabundo gaudio tribulatione nostra." 2 Corint. Entrant dans ma maison, quoique je sois tout seul, dit Salomon, je trouverai un doux repos avec elle, car sa conversation n'a rien de désagréable, ni sa compagnie rien d'ennuyeux; mais on n'y trouve que de la satisfaction et de la joie; et non seulement dans ma maison et dans son entretien, je trouvais de la joie, mais même en tous les lieux et en toutes choses, parce qu'elle marchait devant moi: Intrans in domum meam, conquiescam cum illa: quoniam non habet amaritudinem conversatio illius, nec taedium convictus illius, sed laetitiam et gaudium... Et laetatus sum in omnibus, quoniam antecedebat me ista Sapientia, Sap. [Sg 7,12] Il y a un saint et véritable plaisir dans son amitié: Et in amicitia illius delectatio bona, Sap 8; au lieu que les joies et les plaisirs qu'on peut prendre dans les créatures ne sont que l'apparence de plaisir et affliction d'esprit. 99. 4 Quand la Sagesse éternelle se communique à une âme, elle lui donne tous les dons du Saint-Esprit et toutes les grandes vertus dans un degré éminent, savoir: les vertus théologales: une foi vive, une espérance ferme, une charité ardente; les vertus cardinales: une tempérance réglée, une prudence consommée, une justice parfaite et une force invincible; les vertus morales: une religion parfaite, une humilité profonde, une douceur charmante, une obéissance aveugle, un détachement universel, une mortification continuelle, une oraison sublime, etc. Ce sont ces vertus admirables et ces dons célestes que le Saint-Esprit exprime divinement en peu de mots, quand il dit: "Si justitiam quis diligit, labor es hujus magnas habent virtutes: sobrietatem utilius nihil est in vita hominibus." Sap. 8. 100. 5 Enfin, comme il n'y a rien de plus actif que la Sagesse, omnibus enim mobilibusmobilior est, elle ne laisse point croupir dans la tiédeur et la négligence ceux qui ont son amitié. Elle les rend tout de flammes; elle leur inspire de grandes entreprises pour la gloire de Dieu et pour le salut des âmes; et pour les éprouver et les rendre plus dignes d'elle, elle leur procure de grands combats et elle leur réserve des contradictions et des traverses dans presque tout ce qu'ils entreprennent. Elle permet tantôt au démon de les tenter, tantôt au monde de les calomnier et de les mépriser, tantôt à leurs ennemis de les surmonter et abattre, tantôt à leurs amis et à leurs parents de les abandonner et de les trahir. Ici elle leur procure une perte de biens, là une maladie; ici une injure, là une tristesse et un abattement de coeur. Enfin elle les éprouve en toute manière dans le creuset de la tribulation comme l'or dans la fournaise. "Mais leur affliction, dit le Saint-Esprit, a été légère et leur récompense sera grande, parce que Dieu les a tentés et les a trouvés dignes de lui. Il les a éprouvés comme l'or dans la fournaise; il les a reçus comme une hostie d'holocauste, et il les regardera favorablement quand leur temps sera venu: Et si coram hominibus tormenta passi sunt, spes illorum immortalitate plena est. In paucis vexati, in multis bene disponentur: quoniam Deus tentavit eos, et invenit illos dignos se. Tanq uam aurum in fornace probavit illos, etquasi holocausti hostiam accepit illos, et in tempore erit respectus illorum." Sap.3.[Sg3,4-6] C'est la Sagesse qui a enrichi le juste dans ses travaux et qui lui en a fait recueillir le fruit; c'est elle qui l'a aidé contre ceux qui voulaient le surprendre par leurs tromperies et qui l'a fait devenir riche. Elle l'a protégé contre ses ennemis; elle l'a défendu des séducteurs et elle l'a engagé dans un rude combat, afin qu'il demeurât victorieux et qu'il sût que la Sagesse est plus puissante que toute chose: Honestavit illum in laboribus et complevit labores illius; in fraude circumvenientium illum affluit illi, et honestum fecit illum. Custodivit illum ab inimicis, et a seductoribus tutavit illum et certamen forte dedit illi, ut vinceret, et sciret quoniam omnium potentior est Sapientia. Sap.10. [Sg 10,10-12] 101. Il est rapporté dans la vie du bienheureux Henri de Suzo, religieux de saint Dominique, que dans les désirs ardents qu'il avait de posséder la Sagesse éternelle, il s'offrit plusieurs fois à elle pour souffir toutes sortes de tourments, pourvu qu'il eût ses bonnes grâces. "Quoi! ne sais-tu pas, se disait-il un jour à soi-même, que les amants épousent mille et mille souffrances pour celle qui est l'objet de leur amour? Les veilles leurs sont douces; les fatigues agréables, et le travail un repos, s'ils sont une fois assurés que leur personne qu'ils aiment s'en tiendra obligée et satisfaite. Si les hommes font ces choses pour contenter une charogne puante,ne rougis-tu pas de honte de chanceler en ta résolution d'avoir la Sagesse? Non, ô Sagesse éternelle, je ne reculerai jamais en votre amour, fallût-il m'engager dans les halliers et les épines par-dessus la tête, afin d'arriver au lieu de votre séjour; fallût-il être le théâtre de mille cruautés en mon corps et en mon âme, je priserai votre amitié plus que toutes choses, et vous régnerez absolument sur toutes mes affections." 102. Quelques jours après qu'il était en voyage, il tomba entre les mains de voleurs, qui le battirent et le mirent dans un état si pitoyable, qu'eux-mêmes en avaient pitié. Alors Henri de Suzo, se voyant en cet état, abandonné de tout secours, tomba dans une noire mélancolie, oublia sa résolution d'être courageux dans les afflictions et se met à pleurer et à penser pourquoi Dieu l'affligeait ainsi. Le sommeil le prit dans cette pensée où il s'entretenait, et sur le matin, vers le point du jour, il entendit une voix qui lui faisait cette réprimande: "Voici donc notre soldat qui tranche les montagnes, qui grimpe sur les rochers, qui enfonce les citadelles, qui tue et qui met en pièces tous ses ennemis lorsqu'il est en prospérité, et n'a pas après ni courage, ni bras, ni jambes dans l'adversité. C'est un lion au temps de la consolation, et un cerf craintif dans la tribulation: la Sagesse ne donne point son amitié à ces poltrons et à ces lâches." Le bienheureux Henri, à ces réprimandes, confesse la faute qu'il avait faite de s'affliger à l'excès, et supplie en même temps la Sagesse de lui permettre de pleurer et de décharger son coeur oppressé, par ses yeux. "Non, non, repliqua cette voix, tous les habitants du ciel ne feraient aucune estime de toi, si, comme un enfant et une femme, tu t'abandonnais aux larmes; essuie tes yeux et montre un visage serein." 103. Ainsi la croix est le partage et la récompense de ceux qui désirent ou possèdent la Sagesse éternelle. Mais cetteaimable souveraine, qui fait tout avec nombre, poids et mesure, ne donne des croix à ses amis qu'à proportion de leurs forces, et elle répand tellement sur ces croix l'onction de ses douceurs, qu'ils en font leurs délices. CHAPITRE IX
L'incarnation et la vie de la Sagesse éternelle.
[1. L'Incarnation de la Sagesse éternelle] 104. Le Verbe éternel, la Sagesse éternelle, ayant résolu dans le grand conseil de la Sainte-Trinité, de se faire homme pour réparer l'homme perdu, fit connaître à Adam, comme il est croyable, et promit aux anciens patriarches, comme la sainte Ecriture le marque, qu'il se ferait homme pour racheter le monde. C'est pourquoi, pendant les quatre mille ans qui se sont écoulés depuis la création du monde, tous les saints personnages de l'ancienne loi ont demandé le Messie avec d'instantes prières. Ils gémissaient, il pleuraient, ils s'écriaient: "O nues, pleuvez le juste! ô terre, germez le Sauveur! O Sapientia, quae exore Altissimi prodiisti, veni ad liberandum nos." Mais leurs cris, leurs prières et leurs sacrifices n'avaient pas assez de force pour attirer la Sagesse éternelle, ou le Fils de Dieu, du sein de son Père. Ils levaient leurs bras vers le ciel; mais ils n'étaient pas assez longs pour attteindre jusqu'au trône du Très-Haut. Ils faisaient continuellement des sacrifices même de leurs coeurs à Dieu; mais ils n'étaient pas d'un assez grand prix pour mériter cette grâce des grâces. 105. Enfin le temps marqué pour la rédemption des hommes étant arrivé [et] la Sagesse éternelle se fit elle-même une maison, une demeure digne d'elle: Sapientia aedificavit sibi domum. [Pr 9,1] Elle créa et forma la divine Marie, dans le sein de sainte Anne, avec plus de plaisir qu'elle n'avait pris en créant l'univers. Il est impossible d'exprimer d'un côté les ineffables communications de la Très Sainte-Trinité à cette belle créature, et, de l'autre, la fidélité avec laquelle elle correspondit aux grâces de son Créateur. 106. Le torrent impétueux de la bonté infinie de Dieu, arrêté violemment par les péchés des hommes depuis le commencement du monde, se décharge avec impétuosité et en plénitude dans le coeur de Marie. La Sagesse éternelle lui donne toutes les grâces qu'Adam et tous ses descendants, s'ils étaient demeurés dans la justice originelle, auraient reçues de sa libéralité. Enfin toute la plénitude de la divinité, dit un saint, se répand en Marie, autant qu'une pure créature en est capable. O Marie, ô chef-d'oeuvre du Très-Haut, ô miracle de la Sagesse éternelle, ô prodige de la Toute-Puissance, ô abîme de la grâce, il n'y a, je l'avoue avec tous les saints, il n'y a que celui qui vous a créée qui connaisse la hauteur, l'étendue et la profondeur des grâces qu'il vous a faites. 107. La divine Marie eut en quatorze ans de vie de si grands accroissements dans la grâce et la sagesse de Dieu, une fidélité si parfaite à son amour, qu'elle ravit en admiration non seulement tous les Anges, mais encore Dieu même. Son humilité profonde jusqu'au néant le charma; sa pureté toutedivine l'attira, sa foi vive et ses prières fréquentes le forcèrent. La Sagesse est amoureusement vaincue par de si amoureuses recherches: "O quantus amor illius, s'écrie saint Augustin, qui vincit omnipotentem! Oh! quel fut l'amour de Marie qui a vaincu le Tout-Puissant!" Chose étonnante, cette Sagesse, du sein de son Père, voulant descendre dans le sein d'une Vierge pour s'y coucher parmi les lis de sa pureté et se donner tout à elle, en se faisant homme en elle, lui dépêcha l'archange Gabriel pour la saluer de sa part, lui marquer qu'elle a gagné son coeur, et qu'elle désirait [se] faire homme en elle, pourvu qu'elle y donnât son consentement. L'archange exécuta sa commission, assura Marie qu'elle demeurerait vierge en devenant mère, et gagne, de son coeur, malgré les résistances de son humilité profonde, le consentement ineffable que la Sainte-Trinité avec tous les anges et tout l'univers attendaient depuis tant de siècles, lorsqu'en s'humiliant devant son Créateur elle dit: "Voici la servante du Seigneur; qu'il me soit fait selon votre parole!" 108. Regardez qu'au même instant que Marie consentit à être la mère de Dieu, il se fit plusieurs prodiges. Le Saint-Esprit forma du plus pur sang du coeur de Marie un petit corps, il l'organisa parfaitement; Dieu créa l'âme la plus parfaite qu'il eût jamais créée. La Sagesse éternelle ou le Fils de Dieu s'unit, en vérité de personne, à ce corps et à cette âme. Et voilà la grande merveille du ciel et de la terre, l'excès prodigieux de l'amour de Dieu: Verbum caro factunm est: Le Verbe s'est fait chair; la Sagesse éternelle s'est incarnée. Dieu est devenu homme, sans cesser d'être Dieu; cet Homme-Dieu s'appelle Jésus-Christ, c'est-à-dire Sauveur. [2. La vie de la Sagesse incarnée] Et en voici l'abrégé de sa vie divine: 109. 1. Il voulut naître d'une femme mariée, bien qu'en effet elle fût vierge, afin qu'on ne lui pût reprocher d'être sorti d'une conjonction adultère, ou pour d'autres raisons très importantes que les Saints Pères nous apprennent. Sa conception fut annoncée par l'ange Gabriel, comme nous venons de le dire. Il devint enfant d'Adam, sans être héritier de sa faute. 110. 2. On eut cette conception un jour de vendredi, 25 [de] mars; et le vingt cinq de décembre, le Sauveur du monde naquit dans la ville de Bethléem, dans une pauvre étable, où une crèche lui servit de berceau. Un ange annonça à des pasteurs, qui gardaient leurs troupeaux à la campagne, que le Sauveur était né, et leur recommanda de l'aller adorer à Bethléem; et en même temps ils ouïrent une musique céleste des anges qui chantaient: "Gloire à Dieu dans les cieux et en terre la paix aux hommes de bonne volonté." 111. 3. Le 8 jour, il fut circoncis, selon la loi de Moïse, bien qu'il n'[y] fût point sujet, et il reçut le nom de Jésus, venu du ciel. Trois Mages, venus d'Orient, le vinrent adorer, avertis par l'apparition d'une étoile extraordinaire qui les conduisit à Bethléem. Cette fête s'appelle Epiphanie, c'est-à- dire manifestation de Dieu, le 6 de janvier. 112. 4. Il voulut lui-même s'offrir au Temple quarante jours après sa naissance, et observer tout ce que la loi de Moïse ordonnait pour le rachat des premiers-nés. Quelque temps après, l'ange avertit saint Joseph, époux de la Sainte Vierge, de prendre l'Enfant Jésus et sa mère, et de fuir en Egypte, pour éviter la fureur d'Hérode: ce qu'il fit. Quelques auteurs tiennent que Notre-Seigneur fut deux ans en Egypte; d'autres trois; d'autres, comme Baronius, jusqu'à huit. Sa présence sanctifia tout ce pays pour être digne d'être peuplé partout de saints anachorètes, comme on a vu depuis. Eusèbe dit qu'à l'entrée de Jésus-Christ les démons prirent la fuite, et saint Athanase, que les idoles tombèrent. 113. 5. A l'âge de douze ans, le Fils de Dieu disputa au milieu des docteurs avec tant de sagesse, qu'il ravit en admiration tous ses auditeurs. Après cette action, l'histoire sainte ne parle plus de lui jusqu'à son baptême, qui fut la trentième année de sa vie; après lequel il se retira au désert, y jeûna quarante jours, sans boire ni manger. Il y combattit le démon, et il en demeura victorieux. 114. 6. Après cela il commença de prêcher dans la Judée, d'appeler les Apôtres et d'opérer toutes ces merveilles adorables dont le texte sacré fait mention. Il me suffit de remarquer qu'en la troisième année de sa prédication et la trente-trosième de son âge, Jésus ressuscita le Lazare; qu'il fit son entrée triomphante dans la ville de Jérusalem le 29 de mars, et que, le 2 jour d'avril suivant, qui était un jeudi, [1]4 jour du mois [de] Nisan, il fit la Pâque avec ses disciples, lava les pieds à ses Apôtres et institua le très saint sacrement de l'Eucharistie sous les espèces du pain et du vin. 115. 7. Le soir de ce jour, il fut prispar ses ennemis, conduits par le traître Judas. Le lendemain, 3 avril, nonobstant la fête, on le condamna à mort, après qu'on l'eut fouetté, couronné d'épines et traité avec une ignominie extrème. Le même jour il fut conduit sur le Calvaire et cloué sur une croix entre deux scélérats; et c'est de cette façon que le Dieu de l'innocence voulut mourir de la plus honteuses de toutes les morts et endurer le tourment dû à un voleur nommé Barrabas, que les Juifs lui avaient préféré. Les anciens Pères entendent que Jésus-Christ fut attaché à la croix avec quatre clous, et que du milieu de la croix il sortait un bois en forme de siège, sur lequel son corps reposait. 116. 8. Le Sauveur du monde, après trois heures de vie languissante, expira dans la 33 année de son âge. Joseph d'Arimathie eut le courage de demander son corps à Pilate, et il le mit dans un monument qu'il avait fait bâtir de nouveau. Mais il ne faut pas oublier que la nature témoigna de la douleur qu'elle avait de la mort de son auteur par divers prodiges qui arrivèrent au moment que Jésus expira. Il ressuscita le 5 avril et (s')apparut plusieurs fois à sa sainte Mère et à ses disciples, pendantquarante jours, jusqu'au jeudi 14 mai, qu'il conduisit ses disciples sur le mont des Oliviers, et là, en leur présence il monta par sa propre vertu dans les cieux, à la droite de son Père, laissant les vestiges de ses sacrés pieds sur la terre. CHAPITRE X
La beauté charmante et la douceur ineffable de la Sagesse incarnée.
117. Comme la Sagesse ne s'est faite homme que pour attirer les coeurs des hommes à son amitié et à son imitation, elle a pris plaisir [à se parer] de toutes les amabilités et de toutes les douceurs humaines les plus charmantes et les plus sensibles sans aucun défaut, ni aucune laideur. [1. La Sagesse est douce dans ses principes] 118. Si nous la considérons dans ses principes elle n'est que bonté, et que douceur. C'est un don de l'amour du Père éternel et un effet de celui du Saint-Esprit. Elle est donnée par l'amour, et formée par l'amour: Sic Deus dilexit mundum, ut Filium [suum] unigenitum daret. Elle est donc toute d'amour, ou plutôt l'amour même du Père et du Saint-Esprit. Elle est née de la plus douce, la plus tendre et la plus belle de toutes les mères, la divine Marie. Expliquez-moi la douceur de Jésus. Expliquez-moi auparavant la douceur de Marie, sa Mère, à qui il ressemble dans la douceur du tempérament. Jésus est l'enfant de Marie, et par conséquent il n'y a en lui ni fierté, ni rigueur, ni laideur, et encore infiniment moins que dans sa Mère, puisqu'il est la Sagesse éternelle, la douceur et la beauté même. [2. Elle est douce selon les prophètes] 119. Les prophètes, à qui par avance cette Sagesse incarnée a été montrée, la nomment une brebis et un agneau de douceur: Agnus mansuetus. Ils prédisent qu'à cause de sa douceur, elle n'achèvera pas de rompre un roseau à demi rompu, ni d'éteindre tout à fait une mèche encore fumante: Calamum quassatum non conteret, et linum fumigans non exstinguet, Isai.42. C'est-à- dire qu'elle aura tant de douceur, que, quand un pauvre pécheur serait à demi-brisé, aveuglé et perdu par ses péchés, et comme un pied dans l'enfer, elle ne le perdra pas tout à fait, à moins qu'il ne l'y contraigne. Saint Jean-Baptiste, qui fut près de 30 ans dans les déserts pour y mériter par ses austérités la connaissance et l'amour de cette Sagesse incarnée, ne l'eut pas plus tôt vue qu'il s'écria, en le montrant du doigt à ses disciples: "Ecce Agnus Dei, ecce qui tollit peccatum mundi: Voilà l'Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde." Il ne dit pas comme il semblait qu'il devait dire: Voilà le Très-Haut, voilà le roi de gloire, voilà le Tout-Puissant; mais, comme il le reconnaissait dans son fonds plus qu'aucun homme qui ait été et qui sera jamais: Voilà l'Agneau de Dieu, voilà cette Sagesse éternelle qui, pour nous charmer les coeurs et remettre nos péchés, a uni en soi toute la douceur de Dieu et de l'homme, du ciel et de la terre. [3. Elle est douce dans son nom] 120. Mais que nous marque le nom de Jésus, qui est le nom propre de la Sagesse incarnée, sinon une charité ardente, un amour infini et une douceur charmante? Jésus, Sauveur, celui qui sauve l'homme, dont le propre est d'aimer et sauver l'homme! Nil canitur sua vius, Nil auditur jucundius, Nil cogitatur dulcius Quam Jesus, Dei Filius. Oh! que ce nom de Jésus est doux à l'oreille et au coeur d'une âme prédestinée: Mel in ore, melos in aure, jubilus incorde: c'est un miel très doux à la bouche, une mélodie agréable aux oreilles et une jubilation parfaite au coeur. [4. Elle est douce en son visage] 121. Jesus dulcis in facie, dulcis in ore, dulcis in opere: Jésus est doux [en son visage, doux] en ses paroles et doux en ses actions. Ce très aimable Sauveur a un visage si doux et si débonnaire, qu'il charmait les yeux et les coeurs de ceux qui le voyaient. Les pasteurs qui vinrent le voir dans l'étable étaient tous si charmés de la douceur et de la beauté de son visage, qu'ils demeuraient des jours entiers comme hors d'eux- mêmes à le regarder. Les rois même les plus fiers n'eurent pas plus tôt senti les traits amoureux de ce bel enfant, que, déposant toute fierté, ils tombèrent sans peine aux pieds de sa crèche. Combien de fois se dirent-ils l'un à l'autre: Amis, qu'il est doux d'être ici! On ne trouve point dans nos palais de plaisirs semblables à ceux qu'on goûte en cette étable à voir ce cher Enfant-Dieu. Jésus étant encore fort jeune, les personnes affligées et les enfants venaient de tous les lieux circonvoisins le voir, pour se réjouir, et ils s'entre-disaient: Allons voir le petit Jésus, le bel enfant de Marie. La beauté et la majesté de sa face, dit saint Chrysostome, étai[en]t si douces et si respectables tout ensemble, que ceux qui le connaissaient ne pouvaient s'empêcher de l'aimer, et des rois, même très éloignés, sur la renommée de sa beauté, voulurent avoir son portrait. On tient que Notre-Seigneur même l'envoya par une faveur spéciale au roi Abogare. Quelques auteurs assurent que, si les soldats romains et les Juifs lui voilèrent le visage, ce n'était que pour le souffleter et le maltraiter plus aisément, parce qu'il sortait de ses yeux et de son visage un éclat de beauté si doux et si ravissant, qu'il désarmait les plus cruels. [5. Elle est douce en ses paroles] 122. Jésus est doux en ses paroles. Lorsqu'il vivait sur la terre, il gagnait tous par la douceur de ses paroles, et on ne l'y a jamais entendu crier trop haut [ni] disputer avec chaleur, comme les prophètes avaient prédit: "Non contendet neque clamabit, neque audiet aliquid in plateis vocem ejus." Isai. c.42. Tous ceux qui l'écoutaient sans envie étaient si charmés des paroles de vie qui sortaient de sa bouche, qu'ils s'écriaient: "Nunquam sic locutus esthomo sicut hic homo", Joan. 7; et ceux mêmes qui le haïssaient, tout surpris de l'éloquence et de la sagesse de ses paroles, demandaient: "Unde huic tanta Sapientia?" Jamais homme n'a parlé avec autant de douceur et de grâce. Où est-ce qu'il a reçu tant de sagesse dans ses paroles? Plusieurs milliers de pauvres gens quittaient leurs maisons et leurs familles pour aller l'écouter [jus]que dans les déserts, passant plusieurs jours sans boire ni sans manger, rassasiés de la douceur de sa seule parole. Ce fut par la douceur de ses paroles qu'il attira comme avec un appât ses Apôtres à sa suite; qu'il guérit les malades les plus incurable et qu'il consola les plus affligés. Il ne fit que dire à Marie-Madeleine toute désolée ce seul mot: Marie, et il la combla de joie et de douceur. CHAPITRE XI
La douceur de la conduite de la Sagesse incarnée.
[6. Elle est douce en toute sa conduite] 123. Jésus enfin est doux en ses actions et en toute la conduite de sa vie: dulcis in opere. Il a bien fait toutes ses actions: omnia bene fecit; c'est-à-dire que tout ce qu'a fait Jésus-Christ est fait avec tant dejustesse, de sagesse, de sainteté et de douceur, qu'on n'y peut remarquer aucun défaut ni aucune difformité. Voyons avec [quelle] douceur cette aimable Sagesse incarnée se comportait en toute sa conduite. 124. Les pauvres et les petits enfants la suivaient partout comme leur semblable; ils voyaient en ce cher Sauveur tant de simplicité, de bénignité, de condescendance et de charité, qu'ils faisaient la presse pour l'approcher. Un jour qu'il était à prêcher dans une rue, les enfants, qui avaient coutume d'être auprès de lui, firent la presse par derrière; les Apôtres, qui étaient les plus proches de Notre-Seigneur, les repoussèrent. Jésus s'en aperçut, reprit ses Apôtres et leur dit: "Sinite parvulos ad me venire. Laissez venir à moi ces chers petits enfants." Quand il furent auprès de lui, il les embrassa et les bénit. Oh! quelle douceur et bénignité! Les pauvres, le voyant habillé pauvrement et simple en toutes ses manières, sans faste ni sans fierté, ne se plaisaient qu'en sa compagnie, prenaient partout sa défense contre les riches et les orgueilleux qui le calomniaient et le persécutaient; et lui, de son côté, leur donnait en toute rencontre mille louanges etbénédictions. 125. Mais qui pourra expliquer la douceur de Jésus envers les pauvres pécheurs? Avec quelle douceur traitait[-il] Madeleine la pécheresse, avec quelle douce condescendance convertit[-il] la Samaritaine, avec quelle miséricorde pardonnait[-il] à la femme adultère; avec quelle charité allait-il manger chez les pécheurs publics pour les gagner! Ses ennemis ne prirent-ils pas occasion de cette grande douceur de le persécuter en disant qu'il faisait par sa douceur transgresser la loi de Moïse, et en l'appelant comme par injure l'ami des pécheurs et des publicains? Avec quelle bonté et humilité tâcha-t-il de gagner le coeur de Judas qui le voulait trahir, en lui lavant les pieds et en l'appelant son ami! Enfin avec quelle charité demanda-t-il pardon à Dieu son Père pour ses bourreaux, en les excusant à cause de leur ignorance! 126. Oh! que Jésus la Sagesse incarnée est belle, douce et charitable! Qu'elle est belle dans l'éternité, puisqu'elle est la splendeur de son Père, le miroir sans tache et l'image de sa bonté, plus belle que le soleil et plus brillante que la lumière même! Qu'elle est belle dans le temps, puisqu'elle a été formée par le Saint-Esprit, pure,sans aucun péché, et belle, sans aucune tache; puisqu'elle a charmé pendant sa vie les yeux et les coeurs des hommes, puisqu'elle est à présent la gloire des anges; qu'elle est tendre et douce envers les hommes, et particulièrement les pauvres pécheurs, qu'elle est venue chercher dans le monde visiblement, et qu'elle cherche tous les jours invisiblement! [7. Elle est encore douce dans la gloire] 127. Et qu'on ne s'imagine pas que Jésus, pour être maintenant triomphant et glorieux, en soit moins doux et condescendant; au contraire, sa gloire perfectionne, en quelque manière, sa douceur: il n'a pas tant de désir de paraître que de pardonner, d'étaler les richesses de sa gloire que celles de ses miséricordes. 128. Qu'on lise les histoires, on verra que, quand cette Sagesse incarnée et glorieuse a apparu à ses amis, elle leur a apparu non d'une manière tonnante et foudroyante, mais d'une manière douce et bénigne; elle n'a pas pris la majesté d'une souveraine et du Dieu des armées, mais la tendresse d'un époux et la douceur d'un ami. Elle s'est quelquefois fait voir dans l'Eucharistie; mais je ne me souviens pas avoir lu qu'elle y soit apparue autrement que sous la forme d'un doux et bel enfant. 129. Il y a quelque temps qu'un malheureux, de rage de ce qu'il avait perdu son argent au jeu, tira son épée contre le ciel et s'en prit à Notre-Seigneur de ce qu'il avait perdu son argent. Chose étonnante! au lieu que les foudres et les carreaux devaient tomber sur lui, voici venir du ciel un petit papier voltigeant autour de lui. Il est surpris, il prend le papier, il l'ouvre et il y lit: "Miserere mei Deus, Seigneur Dieu, ayez pitié de moi!" L'épée lui tomba des mains; il est touché jusqu'au fond du coeur; il se jette par terre et crie miséricorde. 130. Saint Denis l'Aéropagite rapporte qu'un évêque nommé Carpus, ayant converti un idolâtre avec beaucoup de peine et ayant appris qu'un [autre] idolâtre l'avait en un moment fait renoncer à sa foi, fit à Dieu pendant toute une nuit des instantes prières afin qu'il tirât vengeance d'une telle injure qu'on faisait à sa majesté, en punissant les coupables. Lorsqu'il était dans la plus ardente chaleur de son zèle et de sa prière, il vit tout d'un coup la terre s'ouvrir, et il vit, sur le bord de l'enfer, cet apostat etcet idolâtre que les démons tâchaient d'y faire tomber. Il lève les yeux en haut, il voit le ciel s'ouvrir, et venir Jésus-Christ à soi avec une multitude d'anges, qui lui dit: Carpus, tu me demandes vengeance; tu ne me connais pas. Sais-tu ce que tu me demandes et ce que les pécheurs m'ont coûté? Pourquoi veux-tu que je les perde? Je les aime tant, que je serais prêt de mourir une seconde fois pour chacun d'eux, s'il était besoin. Puis Notre-Seigneur, s'approchant de Carpus et lui montrant ses épaules découvertes, lui dit: Carpus, si tu veux te venger, frappe plutôt sur moi que sur ces pauvres pécheurs. 131. Après cela, n'aimerons-nous pas cette Sagesse éternelle qui nous a plus aimés et nous aime encore plus que sa vie, et dont la beauté et la douceur surpassent tout ce qu'il y a de plus beau et de plus doux au ciel et sur la terre! 132. Il est rapporté dans la vie du [Bienheureux] Henri de Suzo, que la Sagesse éternelle, qu'il désirait ardemment, lui apparut un jour en cette manière. Elle prit une forme corporelle entourée d'une claire et transparente nuée, assise sur un trône d'ivoire et jetant un éclat, de sa face et de ses yeux, pareil aux rayons du plein midi; sa couronne était l'éternité; sa robe, sa félicité; sa parole, suavité; et ses embrassements causaient la plénitude de tous les bienheureux. Henri la vit en cet appareil, et ce qui l'étonna davantage, c'est que tantôt elle paraissait une jeune fille qui était le miracle du ciel et de la terre en beauté, et tantôt un jeune homme qui semblait avoir épousé toutes les beautés créées pour s'en peindre le visage; tantôt il la voyait hausser la tête par-dessus les cieux, et en même temps fouler de ses pieds les abîmes de la terre; tantôt il la voyait éloignée de lui, et tantôt s'approcher, tantôt majestueuse, et tantôt condescendante, bénigne, douce et pleine de tendresse envers tous ceux qui l'abordaient. Lorsqu'elle lui paraissait de la sorte, elle se tourna vers lui, et, lui faisant un souris agréable, elle lui dit: "Mon fils, donne-moi ton coeur." En même temps Henri se jeta à ses pieds et lui fit un don irrévocable de son coeur. A l'exemple de ce saint personnage, faisons à la Sagesse éternelle et incarnée un don irrévocable de notre coeur, qui est tout ce qu'elle nous demande. CHAPITRE XII
Les principaux oracles de laSagesse incarnée qu'il faut croire et pratiquer pour être sauvés.
133. 1. Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même et qu'il porte sa croix tous les jours et me suive. Luc c. 9 [23]. 2. Si quelqu'un m'aime, il gardera mes commandements; et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui. Jean 4 [14.23] 3. Si vous présentez votre offrande à l'autel et que vous vous souveniez que votre frère est piqué contre vous, laissez votre offrande devant l'autel et allez vous réconcilier. Matt. 5 [23-24]. 134. 4. Si quelqu'un vient à moi, [et] s'il ne hait pas son père et sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs, et même son âme, il ne peut être mon disciple . Luc 14 [26]. 5. Quiconque aura quitté sa maison ou ses frères, ses enfants ou ses héritages, pour l'amour de moi, il recevra le centuple et possédera la vie éternelle. Matt. 19 [29]. 6. Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez et le donnez aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel. Matt. 19 [21]. 135. 7. Tous ceux qui me crient: Seigneur,Seigneur n'entreront pas au royaune des cieux; mais celui qui fait la volonté de mon Père céleste y entrera. Matt. 7 [31]. [8]. Quiconque entend mes paroles et les exécute sera semblable à un homme qui a bâti sur le rocher ferme. Matt. 7 [24]. 9. Je vous dis en vérité: Si vous ne vous convertissez et ne devenez comme des enfants, vous n'entrerez point au royaume des cieux. Matt. 18 [3]. 10. Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos dans vos âmes. Matt. 11 [29]. 136. 11. Quand vous priez, prenez garde à ne pas être semblable à ces hypocrites, qui aiment fort de prier debout au milieu de leur synagogue, afin que les hommes les voient. Matt. 6 [5]. 12. Que vous sert-il de parler beaucoup en priant, puisque votre Père céleste connaît vos nécessités avant que vous les lui proposiez. Matt. 6 [7-8]. 13. Quand vous vous disposez à faire vos prières, pardonnez aux autres le tort qu'ils vous ont fait, afin que votre Père qui est aux cieux vous fasse miséricorde. Luc 11 [Mc 11,25]. 14. Tout ce que vous demanderez à Dieu en vos prières, croyez que vous le recevrez, et vous le recevrez en effet. Marc 11 [24]. 137. 15. Quand vous jeûnez, ne soyez pas semblable à ces hypocrites tristes qui paraissent avec un visage exténué, afin que les hommes connaissent leur jeûne. Je vous dis en vérité qu'ils ont déjà leur récompense. Matt. 6 [16]. 138. 16. Le ciel se réjouira plus de voir un pécheur faire pénitence que de voir quatre-vingt-dix-neuf justes qui ne font point pénitence. Luc 15 [7]. 17. Je ne suis pas venu pour appeler les justes, mais pour appeler les pécheurs et les attirer à la pénitence. Luc 5 [32]. 139. 18. Bienheureux sont ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est à eux. Matt. 6 [5, 10]. 19. Vous serez bienheureux quand les hommes vous haïront et vous tiendront indignes de leur compagnie à cause du Fils de l'homme; réjouissez-vous, car votre récompense sera grande dans les cieux. Luc 6 [22-23]. 20. Si le monde vous hait et vous persécute, sachez qu'il m'a eu en haine devant vous. Si vous eussiez été du monde, le monde vous eût aimé comme siens; mais parce que je vous ai choisis, il vous hait. Jean 15 [18-19] 140. 21. Venez à moi, vous tous qui êtes affligés et chargés, et je vous consolerai. Matt. 22 [11,28] 22. Je suis le pain de vie qui suis descendu du ciel; si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement; et le pain que je donne est ma chair. Jean 6 [51-52]. 23. Ma chair est une vraie nourriture, et mon sang un vrai breuvage. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. Jean 6 [56-57]. 141. 24. Tous les hommes vous haïront à cause de moi; mais je vous promets qu'un seul de vos cheveux ne tombera pas de votre tête que je n'en aie soin. Luc 21 [17-18]. 142. 25. Personne [ne] peut servir deux maîtres; ou il en haïra l'un et aimera l'autre, ou il en supportera un et méprisera l'autre. Matt 6 [24]. 143. 26. Les mauvaises pensées, qui viennent du coeur comme de leur source, souillent la conscience de l'homme; mais manger sans laver ses mains ne peut pas le souiller. Matt. 15 [19-20]. 27. L'homme de bien tire de son bon trésor de son coeur ce qui est bon, et le mauvais ne peut prendre de son mauvais trésor que ce qui n'est pas bon. Matt. 12 [35]. 144. 28. Personne n'est digne du royaume de Dieu si, mettant la main à la charrue, il regarde derrière soi. Luc 9 [62]. 29. Tous les cheveux de votre tête sont comptés, ne craignez point, vous êtes plus considérés que les petits oiseaux. Luc 10 [12,7]. 30. Dieu n'a pas envoyé son Fils au monde afin qu'il juge et condamne le monde, mais afin qu'il le sauve. Jean 3 [17]. 145. 31. Tout homme qui fait le mal ne peut supporter la lumière, crainte que ses oeuvres ne soient censurées. Jean 3 [20]. 32. Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité. Jean 4 [24]. 33. C'est l'esprit qui donne la vie à tout, et la chair ne profite de rien; les paroles que je vous ai dites sont des paroles de vie. Jean 6 [64]. 34. Quiconque fait le péché se rend serviteur et esclave du péché, et le serviteur ne demeurera pas toujours en la maison. Jean 8 [34-35]. 35. Qui est fidèle dans les petites choses est fidèle dans les plus grandes, et qui est injusteen peu est encore injuste quand il s'agit [de] davantage. Luc 16 [10]. 36. Il est plus facile que le ciel et la terre périsse[nt], qu'un seul iota de la loi ne soit point accompli. Luc 16 [17]. 37. Faites en sorte que vos actions soient actions de lumière devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres et qu'ils glorifient votre Père, qui est dans les cieux. Matt. 5 [10]. 146. 38. Si votre justice n'est pas plus grande que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez jamais au royaume des cieux. Matt. 5 [20]. 39. Si votre oeil vous scandalise, arrachez-le; car il vous est plus expédient de perdre un de vos membres que de souffrir qu'on jette tout votre corps dans l'enfer. Matt. 5 [23]. 40. Le royaume des cieux souffre violence, et il n'y a que les violents qui le ravissent. Matt 11 [12]. 41. N'amassez point des trésors en la terre, où la teigne et la rouille peuvent les corrompre, où les voleurs peuvent les dérober; mais amassez des trésors au ciel, où les larrons ne peuvent pas vous les ôter. Matt 6 [19-20] 42. Ne jugez pas, afin que vous nesoyez pas jugés; le même jugement que vous ferez aux autres, on le fera de vous. Matt 9 [7,1-2]. 147. 43. Prenez garde aux faux prophètes qui viennent à vous couverts d'une peau de brebis, et qui, au dedans de leur coeur, sont des loups ravissants; vous les connaîtrez par leurs fruits. Matt 7 [15-16]. 44. Prenez garde de ne pas mépriser un des plus petis enfants, car leurs anges voient la face de mon Père, qui est dans les cieux. Matt. 18 [10]. 45. Veillez, car vous ne savez ni l'heure ni le jour que le Seigneur viendra. Matt. 25 [13]. 148. 46. Ne craignez pas ceux qui ne peuvent tuer que le corps; mais craignez celui qui peut tuer le corps et jeter l'âme dans les enfers. Luc 12 [4-5]. 47. Ne vous inquiétez point de ce que vous devez manger ou de ce qui doit couvrir votre corps; votre Père céleste sait bien ce qui vous est nécessaire. Luc 12 [22,30]. 48. Il n'est rien de caché qui ne soit découvert , et rien de couvert qui ne soit révélé. Luc 5 [8,17]. 149. 49. Quiconque veut être le plus grand parmi vous doit être le serviteur de tous; et qui veut être le premier doit servir comme le dernier. Matt. 20 [26-27]. 50. Qu'il est difficile que ceux qui ont de l'argent entre[nt] dans le royaume des cieux. Marc 10 [23]. 51. Il est plus facile de faire passer un chameau par le trou d'une aiguille qu'un riche entre dans le royaume de Dieu. Luc 10 [18,25]. 52. Et moi je vous dis: Aimez vos ennemis; faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. Matt. 5 [44]. 53. Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre consolation en ce monde. Luc 6,24. 150. 54. Entrez par la porte étroite, parce que la porte et le chemin qui conduit à la perdition est large et spacieuse et il y a beaucoup de personnes qui y entrent. Que la porte et le chemin qui conduit à la vie est étroite et qu'il y a peu qui la trouvent. Matt. 7 [13-14]. 55. Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers; car plusieurs sont appelés et peu sont élus. Matt. 20 [16]. C'est un plus grand honneur de donner que de recevoir. Act. 20 [35]. 56. Si quelqu'un vous donne un soufflet sur une joue, présentez-lui l'autre, et à celui quiveut vous faire un procès pour avoir votre robe, donnez encore votre manteau. Matt 5 [39-40]. 57. Il faut toujours prier et ne point s'en lasser. Luc 18 [1]. Veillez et priez, de peur que vous n'entriez point en tentation. Matt. 26 [41]. 58. Tous ceux qui s'élèvent seront humiliés, et toux ceux qui s'humilient seront élevés. Luc 14 [11]. 59. Faites l'aumône, et toutes choses sont ... [pures pour vous. Lc 11,41]. 60. Si votre main ou votre pied est une occasion de péché, coupez-les et les jetez loin de vous. Si votre oeil vous est une occasion de péché, arrachez-le et le jetez loin de vous; car il vaut mieux que vous entriez dans le ciel n'ayant qu'une main, qu'un pied et qu'un oeil, que de tomber en enfer avec deux mains, deux pieds et deux yeux. Matt 18 [9]. [61.] LES HUIT BEATITUDES. 151. 1. Bienheureux les pauvres d'esprit, car le royaume des cieux leur appartient; 2. Bienheureux les débonnaires, car ils posséderont la terre; 3. Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés; 4. Bienheureux ceux qui ont fain et soif de la justice, car ils seront rassasiés; 5. Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde; 6. Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu; 7. Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu; 8. Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux [Mt 5,3-10]. 152. 62. Je vous rends grâces, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents du siècle, et de ce que vous les avez révélées aux humbles et aux petits; oui, mon Père, parce que ça a été votre bon plaisir [Mt 11,25-26]. 153. Voilà l'abrégé des grandes et importantes vérités que la Sagesse éternelle est venue elle-même nous enseigner sur la terre, après les avoir pratiquées la première, afin de nous retirer de l'aveuglement et des égarements où nos péchés nous avaient jetés. Bienheureux ceux qui ont l'intelligence de ces vérités éternelles. Plus heureux ceux qui les croient. Mais très heureux ceux qui les croient, les pratiquent et les enseignent aux autres; car ils brilleront dans le ciel comme des étoiles dans toute l'éternité. CHAPITRE XIII
Abrégé des douleurs inexplicables que la Sagesse incarnée a voulu souffrir pour notre amour.
[1. La raison la plus puissante d'aimer la Sagesse] 154. Entre toutes les raisons qui nous peuvent exciter à aimer Jésus-Christ, la Sagesse incarnée, la plus puissante à mon avis [ce] sont les douleurs qu'il a voulu souffrir pour nous témoigner son amour. "Il y a, dit saint Bernard, un motif qui l'emporte par- dessus tous, que me pique plus sensiblement et me presse d'aimer Jésus-Christ, c'est, ô bon Jésus, le calice d'amertume que vous avez bu pour nous, et l'oeuvre de notre rédemption qui vous rend aimable à nos coeurs; car ce souverain bienfait et ce témoignage incomparable de votre amour acquiert aiseément le nôtre: il nous attire plus doucement, il nous demande plus justement, il nous presse plus étroitement et il nous touche plus puissamment: Hoc est quod nostram devotionem et blandius allicit et justius exigit etarctius stringit et afficit vehementius." Et la raison qu'il en donne en peu de mots: "Multum quippe laboravit sustinens: parce que ce cher Sauveur a beaucoup travaillé et beaucoup souffert pour venir à bout de nous racheter. Oh! combien de peines et d'angoisses il a essuyées!" [2. Les circonstances de la Passion de la Sagesse] 155. Mais ce qui nous fera voir clairement cet amour infini de la Sagesse pour nous, [ce] sont les circonstances qui se rencontrent en ses souffrances, dont [a] la première est l'excellence de sa personne qui, étant infinie, élève infiniment tout ce qu'elle a souffert en sa passion. Si Dieu eût envoyé un séraphin ou un ange du dernier ordre pour se faire homme et mourir pour nous, c'eût été, sans doute, une chose très admirable et digne de nos reconnaissances éternelles; mais le Créateur du ciel et de la terre, le Fils unique de Dieu, la Sagesse éternelle, étant venue elle-même donner sa vie, auprès de laquelle les vies de tous les anges et de tous les hommes et de toues les créatures ensemble sont infiniment moins considérables que la vie d'un seul moucheron comparé à celle de tous les monarques dumonde, quel excès de charité nous fait-il voir en ce mystère, et quel doit être notre étonnement et notre reconnaissance! 156. [b] La seconde circonstance est la qualité des personnes pour lesquelles il souffre. Ce sont des hommes, de viles créatures et ses ennemis, dont il n'avait rien à craindre ni rien à espérer. Il s'est trouvé quelquefois des amis qui sont morts pour leurs amis; mais trouvera-t-on jamais autre que le Fils de Dieu qui soit mort pour son ennemi? Commendat charitatem suam [Deus] in nobis; quoniam cum adhuc peccatores essemus secundum tempus Christus pro nobis mortuus est. [Rm 5,8-9]. Jésus-Christ a fait paraître l'amour qu'il nous porte en mourant pur nous, lors même qui nous étions encore pécheurs et par conséquent ses ennemis. 157. [c] La troisiène circonstance, c'est la multitude, la grièveté et la durée de ses souffrances. La multitude de ses douleurs est si grande qu'il est appelé: vir dolorum, l'homme de toutes les douleurs, dans lequel, depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête, il n'y a pas une partie sans blessure: a planta pedis usque ad verticem, non est in eo sanitas. [Is 1,6] Ce cher ami de nos âmes a souffert en toutes choses: dans l'extérieur et dans l'intérieur, dans le corps et dans l'âme. 158. Il a souffert en ses biens, car sans parler de la pauvreté de sa naissance, de sa fuite et de sa demeure en Egypte et de toute sa vie, il fut en sa Passion dépouillé de ses habits par les soldats qui les partagèrent entre eux, et puis attaché tout nu au gibet, sans qu'on lui laissât un pauvre haillon pour le couvrir. 159. En son honneur et en sa réputation, pour avoir été chargé d'opprobres, et appelé blasphémateur, séditieux, ivrogne, gourmand et endiablé. En [sa] sagesse, parce qu'il fut tenu pour [un] ivrogne et un imposteur et traité comme un fol et un insensé. En sa puissance: réputé comme un enchanteur et un magicien, qui faisait de faux miracles par l'intelligence qu'il avait avec le diable. En ses disciples dont l'un le vendit et le trahit, le premier d'entre eux le renia, et les autres l'abandonnèrent. 160. Il souffrit de toutes sortes de personnes: des rois, des gouverneurs, des juges, des courtisans, des soldats, des pontifes, des prêtres, des ecclésiastiques et des séculiers, des Juifs et des Gentils, des hommes et des femmes, et généralement de tous; sa sainte Mère même lui fut un terrible surcroît d'afflictions, la voyant présente à sa mort, noyée dans un océan de tristesses au pied de la croix. 161. Notre cher Sauveur a de plus enduré en tous les membres de son corps: sa tête fut couronnée d'épines, ses cheveux et sa barbe arrachés, ses joues souffletées, son visage couvert de crachats, son col et ses bras étreints de cordes, ses épaules accablées et écorchées par le poids de la croix, ses pieds et ses mains percés de clous, son côté et son coeur ouverts d'une lance, et tout son corps déchiré sans pitié de plus de cinq mille coups de fouets, en sorte qu'on lui voyait les os à demi décharnés. Tous ses sens furent encore noyés en cette mer de douleurs: ses yeux, en voyant les grimaces et les moqueries de ses ennemis et les larmes de la désolation de ses amis; ses oreilles, en entendant les injures, les faux témoignages, les calomnies et les horribles blasphèmes que ces bouches maudites vomissaient contre lui; son odorat, par l'infection des crachats qu'on lui vomit au visage; songoût, par une très ardente soif en laquelle on ne lui donna que du fiel et du vinaigre; et les sens du toucher, par les excessives douleurs que lui firent les fouets, les épines et les clous. 162. Sa très sainte âme fut très grièvement tourmentée des péchés de tous les hommes, comme [d']autant d'outrages faits à son Père qu'il aimait infiniment, et comme la source de la damnation de tant d'âmes qui, malgré sa mort et Passion, seraient damnées; et elle avait compassion, non seulement de tous les hommes en général, mais de chacun en particulier, qu'elle connaissait distinctement. Ce qui augmenta tous ses tourments, ce fut leur durée, qui commença despuis le premier instant de sa conception et dura jusqu'à sa mort; parce que, par la lumière infinie de sa sagesse, il voyait distinctement et avait toujours présents tous les maux qu'il devait endurer. Ajoutons à tous ses tourments le plus cruel et le plus épouvantable de tous, qui fut son abandon sur la croix, lorsqu'il s'écria: "Deus [meus], Deus meus, ut quid dereliquisti me: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous quitté, pourquoi m'avez-vous abandonné?" [3. L'affection extrême de la Sagesse dans ses douleurs] 163. De tout ceci il faut inférer, avec saint Thomas et les saints Pères, que notre bon Jésus a plus souffert que tous les martyrs ensemble, tant ceux qui seront jusqu'à la fin du monde que ceux qui ont été. Si donc la moindre douleur du Fils de Dieu est plus estimable et nous doit toucher plus sensiblement que si tous les anges et les hommes étaient morts et anéantis pour nous, quelle doit être notre douleur, notre reconnaissance et notre amour pour lui, puisqu'il a souffert pour nous tout ce qu'on peut souffrir, et avec une affection extrème, sans y être obligé! Proposito sibi gaudio sustinuit crucem. Heb.12. Ayant devant soi la joie, il a porté la croix. C'est-à-dire, selon les saints Pères, Jésus-Christ, la Sagesse éternelle, pouvant demeurer là-haut au ciel, dans sa gloire, infiniment éloigné de nos misères, il a mieux aimé, en notre considération, descendre en terre, se faire homme et être crucifié. Après s'être fait homme, elle pouvait communiquer à son corps la même joie, la même immortalité et la même béatitude dont il jouit maintenant; mais elle ne le voulut pas, afin de pouvoir souffrir. 164. Rupert ajoute que le Père éternel proposa à son Fils, au moment de son incarnation, le choix de sauver le monde par les plaisirs ou par les afflictions, par les honneurs ou par les mépris, par les richesses ou par la pauvreté, par la vie ou par la mort; en sorte qu'il eût pu, s'il eût voulu, avec la joie, les délices, les plaisirs et les honneurs et les richesses, glorieux et triomphant, racheter les hommes et les mener avec soi en paradis. Mais il choisit plutôt les maux et la croix, pour rendre à Dieu son Père plus de gloire et aux hommes un témoignage d'un plus grand amour. 165. Bien plus, il nous a tant aimés, qu'au lieu d'abréger ses peines, il désirait de les prolonger et d'en endurer encore mille fois davantage; c'est pourquoi, sur la croix, lorsqu'il était foulé d'opprobres et abîmé dans la souffrance, comme s'il ne souffrait pas assez, il s'écria: "Sitio: J'ai soif." Et de quoi avait-il soif? "Sitis haec", dit saint Laurent Justinien, "de ardore dilectionis, de amoris fonte, de latitudine nascitur et charitatis: sitiebat nos et dare se nobis desiderabat: Cette soif provenait de l'ardeur de son amour, de la fontaine et de l'abondance de sa charité. Il avait soif de nous, et de se donner à nous et de souffrir pour nous." [4. Conclusion] 166. Après cela, n'avons-nous pas raison de nous écrier avec saint François de Paule: "O charité! ô Dieu charité! Oh! que la charité que vous nous avez montrée, en souffrant et mourant, est excessive!" ou, avec sainte Marie-Madeleine de Pazzi embrassant un crucifix: "O amour! ô amour! combien peu êtes-vous connu!" ou, avec saint François d'Assise se traînant dans la boue au milieu des rues: "Oh! Jésus, mon amour crucifié, n'est point connu! Jésus, mon amour, n'est point aimé!" En effet, la sainte Eglise fait dire avec vérité tous les jours: "Mundus eum non cognovit: Le monde ne connaît point Jésus-Christ, la Sagesse incarnée; et, à parler sainement, connaître ce que Notre-Seigneur a enduré pour nous et ne point l'aimer ardemment, comme le monde fait, est une chose moralement impossible.
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