LES TROIS-DEGRES DU TEMPLE





    Grave et mélancolique, une voix s'élève parmi les clameurs passionnées de la foule (1). Elle dit sa tristesse de ce que les hommes obscurcissent toujours les plus purs flambeaux de science et de sagesse ; elle déplore que le champ fécond de la philosophie hermétique soit envahi par une floraison malsaine de plantes vénéneuses et étranges. Elle ne nous adresse point de reproches, mais de fraternels avertissements, car le sage si bon qu'est le Docteur Marc Haven n’a jamais rien reproché à quiconque. Il prévient les curieux à l'esprit téméraire du danger qu'ils courent sous les ombres mortelles, parmi les sources empoisonnées de ces bosquets enchantés, aussi perfides que ceux du magicien Klingsor. Il nous adjure tous de revenir à la terre, de reprendre le manche de la charrue pour briser péniblement la glèbe aride sous les ardeurs du soleil, de semer le froment qui nourrit plutôt que de nous attarder dans le jardin des illusions. Et ces paroles nous troublent parce que celui qui les dit sut prêcher d'exemple et consacrer sa vie, dans la retraite et le silence, à l'idéal le plus haut.

    Le Docteur Marc Haven trace à nos yeux le tableau sévère des ravages exercés dans les esprits par la griserie du merveilleux : renaissance de la superstition, déchéance des intelligences qui s'écartent des données de la logique et de la raison pour adhérer aveuglément à n'importe quel système bizarre, déchéances des cœurs qui oublient toute morale et toute religiosité pour demander aux pratiques fantastiques de la magie la réalisation de leurs appétits, vent de folie qui passe sur la société, détraque les nerfs, écrase les volontés, fausse les sentiments et qui conduirait l'humanité vers une nouvelle Babel s'il devait souffler longtemps encore.

    Mais, sans doute, le mal est-il passager, car il est dans la nature de l'ivresse de se dissiper graduellement. Et c'est une ivresse véritable qui s'empara des esprits lorsqu'une pléïade de hardis révélateurs, dans l'espoir de rénover la science et la philosophie, rompit la règle du silence initiatique pour jeter en pâture à la foule les perles les plus rares de la pensée humaine.

    Les arcanes religieux de la Chaldée, de l'Egypte et de l'Inde, les lois cosmogoniques soigneusement voilées par les astrologues et les alchimistes, les mystères de l'ascèse intérieure des anciens mages, les symboles hermétiques et maçonniques, les révélations des prophètes ou des mystiques et mille autres rares trésors s'entassaient pêle-mêle à la portée de toutes les mains. Comment ne pas s'enivrer jusqu'à perdre la raison devant une aussi riche nourriture spirituelle ? Comment arrêter l'effort furieux et indiscipliné de l'imagination amenée à la porte du royaume des merveilles ?

    Dans son enthousiasme enfantin, la foule oublia que, pour se nourrir des fruits de la sagesse et de la science, il faut les avoir soigneusement détachés de l'arbre, que l'effort d'un autre homme ne peut jamais remplacer l'effort personnel, que les trésors spirituels sont choses intransmissibles. Elle oublia que le seul mobile qui doive pousser l'homme sur le sentier de la vérité est la soif même de la vérité et qu'il faut s'entendre appeler intérieurement pour avoir le droit de marcher vers la lumière. Celui-là n'est pas créé encore pour la science qui ne sent pas cruellement l'étendue de son ignorance. Celui-là n'a pas à désirer une illumination plus grande de son esprit, qui n'est pas accablé par ses erreurs, ses mesquineries, son impuissance et qui ne gémit pas comme un captif dans sa geôle. Convoiter par curiosité ou par vanité des biens spirituels dont le besoin impérieux n'existe pas en nous est un manque de sincérité ; or le mensonge n’a jamais conduit qu'à la mort.

    Les lumières nouvelles que l'antique sagesse apportait à l’effort scientifique et philosophique contemporain risquaient de devenir plus dangereuses qu'utiles, si les récipiendaires n'étaient pas dignes de les recevoir, s’ils refusaient de se soumettre à l'ascèse nécessaire qui doit préparer le grand œuvre intérieur, s'ils dédaignaient de gravir une a une les trois marches du temple.

    La sensibilité de l'homme, sa sentimentalité, son intelligence, son âme spirituelle croissent suivant des lois analogues à celles qui régissent le corps physique, lois naturelles qu'on ne saurait enfreindre sans évoquer le désordre et la maladie. Trois phases successives rythment l'existence de chaque être au sein de la vie universelle : la réceptivité, l'assimilation, l'expansion. Du milieu ambiant l'individu reçoit des matériaux dans le repos il les assimile, les identifie à son essence, les fait soi et augmente d'autant sa personnalité ; puis il réagit sur le milieu ambiant pour remplir de lui-même l'espace, créer, reproduire sa propre forme à l'infini, s'épanouir en d'autres créatures et les marquer de son sceau.

    Vient ensuite une phase de repos, - une mort,- qui prépare le recommencement d'un nouveau cycle.
    Ce cycle est universel. La planète le parcourt dans les trois saisons du printemps, de l'été et de l'automne auxquelles succède l'hiver qui est une mort. L’être physique le manifeste par ses trois besoins fondamentaux : la faim, le repos et l'amour. Il n'est pas jusqu'à l'esprit du mystique, parvenu aux cimes les plus lointaines du royaume terrestre et sur les frontières du monde spirituel, qui n'exprime dans des chants passionnés sa faim de Dieu, son besoin de repos en Dieu, son désir d'union avec Dieu. Rien de ce qui se déroule sous l'orbe lunaire n'échappe à cet aspir et à ce respir de la vie universelle. Notre cœur et notre intelligence y sont soumis, et, lorsque le néophyte, lassé des vanités du monde, tourne ses regards et ses désirs vers le temple de la sagesse, il doit gravir successivement les trois degrés du temple.

    Les anciens hiérophantes nommaient ces degrés : la discipline, l’initiation et l’adeptat. Les maçons en ont fait l'apprenti, le compagnonnage et la maîtrise. Le symbole de cette marche nécessaire de l'esprit humain se retrouve jusque dans les trois grades universitaires de bachelier, licencié et docteur que délivrent les Facultés. Ces mots divers expriment une même idée : si l'enseignement de la vérité ne tombe pas sur un être qui la désire, qui la digère et l'assimile par un travail intérieur, elle ne portera jamais aucun fruit. Pour devenir maître, il ne suffit pas d'avoir été bon écolier, il faut encore avoir passé par la phase mystérieuse de l'initiation.

    La foule, grisée de merveilles, renversa l'échelle sacrée ; les étudiants, impatients et présomptueux, crurent pouvoir enjamber le second degré du temple. Ils imaginèrent qu'il suffisait de connaître les livres révélant les mystères, d'écouter la parole d'un conférencier, pour devenir des maîtres et brandir le sceptre de vie. Désillusion cruelle. Comme dans les contes de l'Orient, l'or et les pierreries qu'ils croyaient saisir se transformaient en silex et en plomb sous leurs doigts. Les pommes de Fraïa devenaient pour eux des fruits vénéneux. La clef de vie d'Osiris n'était plus qu'une baguette de sorcier, impuissante à créer autre chose qu'une vaine fantasmagorie. Aujourd'hui, nous sommes accablés sous le poids des livres, des revues, des conférences, des révélations, des systèmes, des pratiques de tous genres. Les disciples dignes de ce nom sont remplacés par une foule d'esprits crédules, naïfs ou perversement ambitieux, souffrant, d'une indigestion d'idées inassimilables, errant au hasard de secte en secte et d'école en école, dévorant chaque jour le livre nouvellement paru qui dût leur donner le secret de l'Univers, le pourquoi de la vie et la révélation définitive des mystères, à la façon des malades qui essayent chaque jour le nouveau remède prôné par un empirique. Mais, en revanche, ceux-ci peuvent se compter qui savent cultiver leur jardin secret, fixer le volatil, tuer le dragon pour boire son sang, rendre l'or potable et lire au livre de la nature ; disons plus simplement encore en écartant tout symbolisme : ceux qui, savent labourer profondément leur nature humaine sous les rayons du soleil divin.

    C'est à la terre qu'il faut revenir. C'est vers l'initiation, l'ascèse spirituelle et l'effort intérieur que la jeune génération doit s'efforcer. Qu'elle laisse de côté les constructions artificielles du mental, brillants et fragiles palais de mots, d'idées, de systèmes ; qu'elle repousse toute merveilleuse fantasmagorie qui la détournerait du patient et humble travail quotidien ; qu'elle apprenne quels puissants moyen de culture spirituelle sont le silence, la contemplation et la méditation ; qu'elle sache communier avec le Verbe dans toutes les manifestations, de la vie. Alors la lumière viendra vers elle parce qu'elle désirera sincèrement la vérité, parce qu'elle voudra la vivre et la réaliser sur terre au lieu de la considérer comme un amusant objet de collection. Qu'on y prenne garde : le Destin nous offre toujours une occasion de mettre nos théories en pratique et de faire l'application de nos principes. Si nous n'obéissons pas à sa muette invitation, il nous accable du poids de nos vaines paroles.

    Ce qui importe dans l’œuvre humaine, ce n'est pas les actes accomplis, mais la manière de les accomplir. Toutes les choses de la terre, même celles que l'homme estime le plus haut, sont également vaines ou également importantes. Aux yeux de l'Infini, il est indifférent de gouverner un royaume ou de tailler un crayon. La seule chose qui donne à nos gestes plus ou moins de valeur, dans l'immense Univers, est le plus ou moins d'âme que nous incorporons en eux. Celui qui peut tailler un crayon à la perfection possède en lui l'esprit de perfection et son geste fait rayonner cet esprit sous les cieux. Celui qui a creusé droit un sillon, peut faire descendre la rectitude sur la terre. Celui qui, humblement et obscurément, accomplit une œuvre infime de toute sa conscience et de tout son amour, entraîne le monde vers la perfection finale.

Juin 1913.

1) Dr Marc Haven, Le Retour à la Terre, Psyché, mai 1913.