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L'ORNEMENT DES NOCES SPIRITUELLES

INTRODUCTION



     Le livre qui porte le nom d'Ornement des Noces spirituelles a été regardé de tout temps comme le chef-d'œuvre de Ruysbroeck. L'auteur lui-même, selon son propre témoignage, semble l'avoir considéré comme le meilleur de ses ouvrages, et il aime à y renvoyer comme à l'exposé le plus complet de sa doctrine. C'est à ce titre qu'en 1350 il l'envoie aux Amis de Dieu de Strasbourg ; et dix ans plus tard il n'hésite pas à déclarer aux chartreux de Hérinnes qu'il le tient « pour tout à fait bon et d'une doctrine très sûre (1) ».

     Aussi, plus encore que les autres traités de notre admirable mystique, celui-ci mérite-t-il d'être étudié de près.

     Avant d'en donner une analyse aussi claire que possible, afin d'aider le lecteur à en saisir mieux l'ensemble, il sera bon d'en retracer l'histoire, au moins dans ses grandes lignes, et d'en noter l'influence à travers les siècles.

OCCASION ET DATE DE COMPOSITION.

     Ainsi que nous l'avons remarqué au volume précédent, le Royaume des amants de Dieu avait été le premier essai de Ruysbroeck, et nous avons cru pouvoir le dater des environs de l'an 1330. L'auteur qui était alors simple chapelain de Sainte-Gudule, à Bruxelles, et n'avait pas encore quarante ans, y faisait preuve néanmoins d'une maturité extraordinaire et d'une science très élevée des voies cachées de Dieu dans l'âme. Une fois l'œuvre achevée néanmoins, il semble que Ruysbroeck n'en ait pas été pleinement satisfait. Les conditions de temps étaient fort délicates. Eckart venait d'être condamné (27 mars 1329), et l'agitation produite par cette condamnation, ainsi que la défiance qu'elle avait soulevée à l'égard des écrivains mystiques, étaient loin d'être calmées (2). Ruysbroeck craignit-il qu'on n'interprétât mal certaines de ses expressions, ou que la fausse mystique n'en abusât pour accréditer ses erreurs ? Toujours est-il qu'il ne voulut pas livrer à la publicité ce livre du Royaume des Amants de Dieu et qu'il défendit à son secrétaire d'en communiquer la copie.

     Il ne pouvait néanmoins laisser l'hérésie se propager impunément, à une époque surtout où les Frères du libre esprit faisaient preuve d'une audace toujours croissante.

     La fameuse Bloemardinne était à leur tête, et cette femme, dont on perd les traces après 1316, reparaît à Bruxelles entre 1330 et 1335. Elle abusait le peuple par de faux dehors de sainteté, il devenait indispensable de démasquer son hypocrisie et celle de ses adeptes. Ruysbroeck se remit donc au travail et reprenant le sujet traité dans son premier ouvrage, il le développa suivant un plan tout nouveau, à la fois plus simple et plus méthodique. Puis il s'attacha à marquer nettement la distinction entre les vrais et les faux mystiques, montrant partout les écueils à éviter et prodiguant les conseils que lui inspiraient sa prudence et son expérience.

     Telle fut l'origine du livre qu'il nomma L'Ornement des Noces spirituelles, autant du moins qu'on peut la dégager des quelques renseignements que nous fournissent les documents.

     Quant à la date de composition, elle ne peut être fixée avec une certitude absolue. Il est vraisemblable, vu le rapport étroit qui existe entre le Royaume des Amants de Dieu et les Noces spirituelles, que ce dernier livre dut suivre de près le premier. Pomérius, le chartreux Gérard et le grand manuscrit de Grœnendael signalé par Valérius Andreas, le placent en deuxième lieu, entre le Royaume et l'Anneau. Le traité paraît en tous cas être antérieur à 1343, époque à laquelle Ruysbroeck vint s'établir à Grœnendael. Mais, selon toute vraisemblance, il faudrait le placer avant même l'année 1336. Tout porte à croire, en effet, que la composition des Noces spirituelles était dirigée principalement contre Bloemardinne et ses adeptes. Or cette femme mourut peu après 1335.

     De plus, certains passages du troisième livre, qui plus tard feront difficulté pour Gerson, donnent à penser que Ruysbroeck écrivit avant la promulgation de la Constitution Benedictus Deus sur la vision béatifique (29 janvier 1336). Ce qui confirmerait cette hypothèse, c'est que dans l'Anneau ou la Pierre brillante, qui fut composé immédiatement après le traité des Noces spirituelles, et dans le dessein évident d'y ajouter quelques précisions, Ruysbroeck consacre tout un chapitre à expliquer la différence qui existe entre la vision béatifique et la contemplation la plus élevée sur la terre.



DIFFUSION DES NOCES SPIRITUELLES.

     Le nouveau livre ne tarda pas à se répandre. Vingt ans avant sa mort, Ruysbroeck pouvait déjà dire au chartreux Gérard que les copies de son livre s'étaient multipliées, voire qu'elles s'étaient répandues jusqu'au pied des Alpes (3). Nos sources nous disent peu sur cette diffusion des Noces, du vivant de l'auteur ; elle n'est pourtant pas sans avoir laissé quelques traces. C'est ainsi que nous trouvons le livre successivement à Bruges, à Hérinnes, à Dordrecht, à Delft, à Deventer qui deviendra bientôt un centre actif de propagande pour les écrits du saint prieur de Grœnendael. Gérard Groot, qui plus tard devait se faire le champion de Ruysbroeck, ne dut pas manquer de recommander son livre aux nombreux disciples qu'il avait groupés autour de lui. Ruysbroeck lui-même, en 1350, l'envoya aux Amis de Dieu de 1'Oberland, où il semble avoir joui d'une grande vogue. Le Père Denifle a relevé les expressions et comparaisons empruntées par Tauler au livre des Noces. Rulman Merswin, dans son Meisterbuch (1369), place sur les lèvres du « Maître » un sermon sur le texte Ecce sponsus venit, qui avait servi de thème au livre de Ruysbroeck, et peu avant sa mort (1382), il traduisit en allemand une partie du 1er et du IIe livre.

     Vers 1358, à la demande des cisterciens de Ter Doest, près de Bruges, Ruysbroeck avait fait traduire son traité en latin par un de ses confrères, maître Guillaume Jordaens. Une vingtaine d'années plus tard Gérard Groot le traduisit à son tour, en attendant que Thomas a Kempis en donnât une troisième traduction latine.

     C'est également du vivant de l'auteur que durent être composés l'Epistola cuiusdam docti et devoti viri in qua sub brevi bus ver bis continetur totus processus libri fr. Johannis Ruusbroec de ornatu spiritualium nuptiarum (4), et enfin le Livre des XII Vertus, qui dans sa première partie n'est qu'un commentaire sur les chapitres où Ruysbroeck décrit les différentes vertus que l'homme doit pratiquer dans la vie active. Ce dernier traité, souvent attribué à Ruysbroeck lui-même, et dont il existe une traduction latine contemporaine, fut presque aussi répandu que les Noces ; on ne cite pas moins de vingt-quatre manuscrits contenant le texte original ; plus tard il entra tout entier dans les Institutiones ou Medulla Animae que Pierre de Nimègue publia sous le nom de Tauler.

     Ces quelques indications suffiront pour donner une idée de la vogue dont jouit l'Ornement des Noces spirituelles du vivant même de l'auteur. Après la mort de celui-ci son influence ne fit que s'accroître. Dans son étude sur les manuscrits de Ruysbroeck, le docteur de Vreese signale, rien que pour le XVe siècle, vingt manuscrits contenant, en tout ou en partie, le livre des Noces spirituelles ; encore son étude, restée inachevée, n'embrasse-t-elle qu'un tiers environ des manuscrits actuellement existants. Les traductions latines se répandaient de leur côté, et dès le milieu du XVe siècle elles avaient pénétré jusqu'au cœur de l'Italie (5). Les idées exposées par Ruysbroeck dans son admirable chef-d'œuvre devenaient ainsi comme le patrimoine commun de tous ceux qui s'adonnaient à la vie spirituelle, et nombreux sont les auteurs qui vinrent y puiser pour leurs propres écrits. Parmi les plus importants nous ne citerons que quatre noms.

     C'est d'abord Henri Mande († 1431), dans plusieurs de ses écrits, mais notamment dans son De tribus statibus hominis conversi. Il s'y approprie si bien la pensée du prieur de Grœnendael, qu'il a mérité le surnom de « Ruysbroeck des Pays-Bas septentrionaux. »

     Denys le Chartreux († 1471) s'inspire largement des Noces spirituelles, soit dans son De donis Spiritus Sancti, soit dans le De contemplatione. Dans le premier de ces deux traités, composé vers 1430, il proclame hautement son admiration pour le « Docteur divin » ; trente-quatre ans plus tard, dans son Commentaire sur le IIIe livre des Sentences, il n'aura guère changé d'avis, et il dira que l'auteur n'a pu écrire tam subtiliter et prof unde in tali materia, sine speciali et praecipua illuminatione Spiritus Sancti.

     Le Franciscain Henri Herp, plus connu sous le nom de Harphius († 1477), dans son célèbre ouvrage intitulé le Miroir de la perfection, adopta complètement le plan des Noces spirituelles, et il y fit de si larges emprunts, qu'on a pu dire que si l'on retranchait de son livre tout ce qu'il prit à Ruysbroeck il n'en resterait à peu près rien. Aussi est-ce justice que de faire remonter à Ruysbroeck l'honneur du succès dont jouit l'œuvre d'Harphius. Aux XVIe et XVIIe siècles on compte plus de vingt éditions de l'ouvrage, ainsi que plusieurs traductions en français, en allemand et en italien (6).

     Enfin il faut citer ici le vénérable Louis de Blois, dont la doctrine mystique, exposée surtout dans son Institution spirituelle et le Miroir de l'âme, est empruntée en grande partie au livre de Ruysbroeck. Nous ne reviendrons pas ici sur la grande faveur que rencontrèrent partout les écrits du saint abbé de Liessies (7) ; rappelons seulement que S. François de Sales aimait à recommander la lecture de l'Institution spirituelle, et disait qu'il l'avait « goustée incroyablement ».

     Il nous est impossible de suivre dans le détail l'influence exercée par les Noces spirituelles sur la littérature ascétique et mystique des siècles qui ont suivi la mort de l'auteur. Il nous faut cependant ajouter un mot sur les principales éditions et traductions de l'ouvrage depuis le début du XVIe siècle.

     La série s'ouvre par la publication de la traduction latine de Jordaens à Paris, en 1512, par les soins de Lefèvre d'Étaples. En 1552 paraît la première édition de la traduction de Surius, dont la rapide diffusion devait assurer le succès des Noces spirituelles.

     Le premier quart du XVIIe siècle marque comme 1'apogée de l'influence de Ruysbroeck : c'est une période où l'intérêt pour son œuvre devient de plus en plus vif, et qui aboutira à l'introduction de la cause du serviteur de Dieu à Rome (1624).

     On voit surgir alors toute une littérature autour du nom de Ruysbroeck : les Noces y ont une large part. C'est d'abord en 1606 une traduction française publiée à Toulouse par un chartreux de Paris, suivie de la vie de l'auteur : L'ornement des Noces spirituelles, composé par le divin Docteur et très excellent contemplateur Jean Rusbroche.

     En 1608, troisième édition de Surius, aussitôt épuisée et réimprimée l'année suivante. En 1610, un prêtre de Bois-le-Duc, Jean de Gorcum fait paraître ses Noces spirituelles entre Dieu et la nature humaine, où il résume tout le premier livre du traité de Ruysbroeck. En 1619, nouvelle édition de la traduction française, à Toulouse. En 1621 paraît la traduction allemande des Noces par Rulman Merswin dont nous avons parlé plus haut. Le Père Thomas de Jésus, qui présenta en 1623 à Grégoire XV une relation sur la sainteté de vie et les miracles de Ruysbroeck, fait plusieurs emprunts aux Noces dans son grand ouvrage De oratione (1623). Enfin en 1624 le Père Gabriel, capucin, publie la première édition flamande des Noces, accompagnée de la Vie et des Miracles de l'auteur (8). À partir du milieu du XVIIe siècle, sous l'influence occulte et néfaste du Jansénisme, l'esprit rigide et étroit de la secte s'infiltre insensiblement dans la spiritualité catholique. Ruysbroeck subit le même sort que les autres mystiques du moyen âge : peu à peu on perd l'habitude d'aller puiser dans ses écrits les vraies directions pour la vie spirituelle. L'oubli ne fut pourtant pas complet. On signale encore en 1692 la dernière édition de Surius, traduite en espagnol en 1696, puis par deux fois en allemand (Offenbach 1701 et Francfort 1731).

     Au XIXe siècle, Ruysbroeck regagna peu à peu la faveur dont on l'avait entouré aux siècles précédents, et celle-ci n'a fait que s'accroître jusqu'à nos jours. En 1838 Engelhardt, dans son étude sur Richard de Saint-Victor et Ruysbroeck, publiait en appendice de son livre les extraits des Noces traduits par Merswin. Dix ans plus tard Von Arnswaldt éditait les Noces avec trois autres traités de Ruysbroeck en vieux dialecte gueldrois. Ernest Hello traduisit également plusieurs extraits des Noces (1869), bientôt traduits à leur tour en polonais (Lemberg 1874), et réimprimés en 1902.

     En 1868 paraissait le texte flamand édité par David. Enfin pour clore cette liste déjà trop longue, signalons les derniers travaux faits d'après le texte original : c'est d'abord la traduction française de Maeterlinck (1891, 1908 et 1910) : nous avons dit dans notre introduction générale ce qu'il faut en penser. Vient ensuite la traduction allemande publiée par F. Lambert à Leipzig en 1902 ; puis une adaptation en hollandais moderne par le Dr Moller (1914), et une traduction également en langue moderne par M. Frans Erens. Enfin a paru dernièrement à Londres une traduction anglaise des Noces spirituelles, de M. Wijnschenk Dom, qui sur l'initiative du Nieuwe Kring s'est aussi chargé d'une nouvelle édition du texte original (Amsterdam, 1917).

     En terminant cette énumération, nous ne saurions passer sous silence l'ouvrage de Mgr Waffelaert : Eening der minnende ziel met God (Bruges, 1916) traduit en français par M. A. Hoornaert : L'union de l'âme aimante avec Dieu, d'après la doctrine du Bienheureux Ruusbrouck. Nous nous y sommes référés plus d'une fois pour notre traduction.


ATTAQUES DIRIGÉES CONTRE LES NOCES SPIRITUELLES

     Durant la vie de Ruysbroeck on ne remarque aucune note discordante dans le concert unanime d'admiration qui entoura les Noces dès leur, apparition ; du moins aucune critique n'est-elle parvenue jusqu'à nous. Pour cela il fallut attendre les temps troublés du grand schisme.

     C'est une lettre de Gérard Groot aux moines de Grœnendael, qui nous fait connaître les premières critiques dirigées contre le livre de Ruysbroeck.

     Depuis ma dernière visite, écrit-il, un maître en théologie a attaqué le livre des Noces de votre saint et vénérable prieur... » Gérard Groot ne nous dit pas quels étaient les griefs formulés contre Ruysbroeck : mais il ajoute qu'il prit à partie le docteur en question et qu'il le mit à la raison : posui eum ad rationem inter me et ipsum (9).

     La seconde attaque, rapportée dans la même lettre, vint d'Allemagne. « Un des nôtres, écrit Gérard Groot, nous a fait savoir qu'un autre savant et vénérable docteur, maître Henri de Hesse (10), a dit publiquement à plusieurs, soit à Mayence, soit à Worms ou dans le Rheingau, que le livre des Noces contient beaucoup d'erreurs. Pour ma part, comme je vous l'ai déjà dit ailleurs, j'avoue qu'il y a des expressions qui seraient à modifier : si on les prenait au pied de la lettre, elles seraient fautives ; mais pour ce qui regarde le fond même de la doctrine je suis fermement convaincu de sa parfaite orthodoxie. Je vous ai dit plusieurs fois qu'il fallait tâcher de faire quelques corrections dans la forme ; bien plus, si je pouvais vous être utile en cela et si j'en avais le loisir, je vous aiderais volontiers. Il me semble qu'il serait à propos que vous écriviez au susdit docteur pour qu'il vous fasse savoir ce qu'il trouve à reprendre dans le livre en question ; que s'il attaquait alors l'orthodoxie du Prieur, à condition de faire quelques modifications dans la terminologie volontiers je défendrai les Noces avec vous contre n'importe qui (11). »

     Les reproches d'Henri de Langenstein, qui nous sont demeurés inconnus, ne devaient guère différer de ceux qui furent formulés une vingtaine d'années plus tard par le chancelier de l'Université de Paris, Gerson. Nous ne reviendrons pas ici sur cette polémique ; nous en avons suffisamment parlé dans l'Introduction générale. D'ailleurs, avant même de recevoir l'apologie de Jean de Scoonhoven, grâce à une lecture plus attentive des écrits de Ruysbroeck, Gerson avait reconnu de lui-même qu'il avait mal interprété le troisième livre des Noces et que son orthodoxie était hors de cause ; mais, dans une seconde lettre, il maintenait que les expressions, dont Ruysbroeck s'était servi pour exprimer sa pensée, étaient parfois défectueuses.

     Assurément Ruysbroeck n'a pas toujours employé les formules usitées dans l'École, et Gerson avait bien quelque droit à lui adresser ce reproche, lui qui, durant toute sa vie, chercha à unir intimement la théologie mystique et la théologie scolastique. Mais il ne faut pas oublier que Ruysbroeck écrivait pour le peuple et en langue vulgaire ; que la matière dont il traite dans le IIIè livre des Noces, c'est-à-dire le plus haut sommet de l'union mystique, échappe en grande partie à la terminologie technique et ordinaire de l'École (12), et qu'enfin l'auteur n'a fait que suivre l'exemple des plus grands écrivains mystiques. Gerson lui-même, comme on l'a finement fait remarquer, ne se fait pas faute d'employer des expressions analogues à celles des Noces.

     Pour ce qui regarde les critiques de Bossuet, elles portent uniquement sur la forme ; sur ce point nous renvoyons le lecteur encore une fois à l'Introduction générale.



LE TEXTE ET NOTRE TRADUCTION.

     Nous nous sommes servis pour notre traduction de l'édition de David. Malheureusement la mort a empêché l'auteur de mettre la dernière main à son œuvre. Les manuscrits utilisés par David sont au nombre de six : D, F, G, I, L et M (13). Les variantes données au bas des pages suffisent pour établir que nous sommes en présence de deux familles de manuscrits nettement distinctes : d'un côté il y a les manuscrits D, F, G, I issus tous les quatre du grand manuscrit de Grœnendael qui contenait le recueil complet des œuvres de Ruysbroeck (14). Ils portent simplement ce titre : Des Noces spirituelles. Les manuscrits L et M (auxquels il faut ajouter le vieux manuscrit de Coblenz dont s'est servi Surius), forment la seconde catégorie ; ils portent cette inscription : Ci-commence l'Ornement des Noces spirituelles que Messire Jean van Ruusbroec, prêtre à Grœnendael près de Bruxelles, composa en langue thioise (15). Or une comparaison attentive des variantes avec la traduction latine de Jordaens, composée vers 1358, du vivant même de Ruysbroeck, montre que là où les deux familles de manuscrits sont en opposition, cette traduction se sépare régulièrement des manuscrits D, F, G, I, pour donner raison aux manuscrits L et M. D'où il faut tirer cette conclusion, assez inattendue et très importante pour l'histoire du texte, que les manuscrits D, F, G, I, dérivant du grand recueil de Grœnendael, présentent un texte remanié, tandis que les autres ont conservé le texte primitif. D'ailleurs les divergences que l'on constate entre les deux rédactions ne changent guère le fond même des choses et n'intéressent que la forme littéraire.

     Dans notre traduction nous avons recouru sans cesse aux indications que pouvait nous fournir Jordaens, qui travaillait sous les yeux mêmes de Ruysbroeck et qui ne devait pas manquer de lui demander les explications nécessaires : en tête de sa traduction du Tabernacle il affirme expressément qu'il se faisait aider par Ruysbroeck.

     Il ne sera pas inutile de donner à ce propos quelques renseignements sur l'auteur de cette traduction latine, célèbre entre toutes. Guillaume Jordaens était originaire de Bruxelles. Il entra à Grœnendael vers l'an 1352, peu de temps après que Ruysbroeck et ses premiers compagnons eurent pris l'habit des chanoines réguliers, et il mourut le 23 novembre 1372. Sur la liste des profès de Grœnendael, on lui donne le titre de magister et de clericus sollemnis, c'est-à-dire pourvu de tous ses grades. Outre les trois livres de Ruysbroeck qu'il traduisit en latin, il écrivit quelques opuscules demeurés inédits.

     Dans son Planctus super obitu fratris Johannis de Speculo, composé vers 1358, il semble faire un emprunt à sa traduction latine des Noces : « ita semper alimenta quasi medicamenta sumens » dit-il de son héros ; et dans sa traduction : « sic sumat alimentum quomodo aeger medicamentum, » ce qui permet peut-être de fixer la date de la traduction latine des Noces entre les années 1352 et 1358.

     Les cisterciens de l'Abbaye Ter Doest, près de Bruges, avaient demandé à Ruysbroeck de leur traduire son livre en latin : « La différence entre le dialecte du Brabant et celui de la Flandre septentrionale, écrivaient-ils, nous empêche de goûter pleinement toute la saveur de l'ouvrage (16). » Jordaens, que Scoonhoven appelle vir valde ingeniosus et litteratus, se chargea de la besogne. Il s'attacha surtout à rendre exactement la pensée de l'auteur, et il y réussit très certainement ; malheureusement, et c'est le plus grave reproche qu'on puisse lui faire, il chercha un peu trop à orner sa traduction des fleurs de la rhétorique. Quant aux petites gloses qu'il a insérées par ci par là dans le texte, il faut plutôt lui en savoir gré, car elles ne laissent pas que d'être très utiles. Somme toute sa traduction rend les plus grands services. Faite par un contemporain immédiat et un compatriote de Ruysbroeck, elle nous donne le sens exact d'une foule d'expressions qui sans cela resteraient quelque peu vagues ; elle est le témoin le plus ancien du texte original, souvent elle fournit des précisions théologiques très intéressantes et montre à quels termes scolastiques correspondent les expressions employées par l'auteur. Enfin il faut se rappeler que Jordaens était le disciple de Ruysbroeck, qu'il vivait sans cesse avec lui, et qu'il était par conséquent fort bien placé pour connaître la vraie pensée de son maître.

     Aussi avons-nous préféré la traduction de Jordaens à celle de Gérard Groot, qui bien que plus littérale, il faudrait dire presque servile, ne présente pas les mêmes avantages. Pour nos références, nous nous sommes servis du manuscrit 4935-43 de la Bibliothèque royale à Bruxelles.


DIVISION ET PLAN GÉNÉRAL.


     Tout le traité des Noces spirituelles n'est que le développement du texte évangélique de la parabole des vierges : Ecce sponsus venit, exite obviam ei. Ruysbroeck l'applique successivement à chacun des trois stades de la vie surnaturelle, qu'il nomme : vie active ou extérieure, vie affective ou intérieure, vie contemplative, et il consacre à chacune de ces vies un livre entier. Chaque livre à son tour se divise en trois sections, caractérisées par les différentes paroles du texte indiqué. Dans la première il s'agit du point de départ, de ce qui doit être à la base de chacune des vies : Ecce, ce que Ruysbroeck traduit par : Voyez, appelant ainsi l'attention sur la façon dont l'Époux se tourne vers l'Épouse. Puis dans une deuxième section, c'est le développement du stade de vie spirituelle dont il est question : le détail des grâces dont Dieu prévient l'âme : Sponsus venit, et l'indication de ce que l'homme doit faire pour répondre aux avances divines, aux différentes venues de l'Époux, comme dit l'auteur : exite. Enfin la troisième section marque le terme ou le but vers lequel tendent les prévenances divines et les efforts de l'homme, c'est-à-dire la rencontre avec Dieu et l'union : obviam ei. Les deux premiers livres des Noces spirituelles contiennent en outre, pour terminer, une transition avec le livre suivant, dans laquelle apparaît le point culminant du stade de vie spirituelle où l'on est parvenu.

     Il nous faut maintenant, afin d'aider le lecteur, donner de chacun des livres, et par conséquent de chacune des vies, une description succincte, qui sera comme un fil conducteur à travers les méandres parfois sinueux où se meut notre mystique. Nous nous reporterons en passant aux autres ouvrages de Ruysbroeck, afin de noter le parallélisme dans le développement de la doctrine.

     En tête des Noces spirituelles se lit un Prologue dans lequel l'auteur esquisse à grands traits l'histoire de la création, de la chute et de la rédemption. Par le fait de cette dernière, le Verbe incarné s'est constitué l'Époux de la nature humaine, et celle-ci est son Épouse. L'un vient au-devant de l'autre et il s'agit de préparer la rencontre, afin d'en profiter pour la vie éternelle. Ce que nous trouvons ici en raccourci a fait l'objet d'un développement plus considérable au Royaume des Amants de Dieu, dans le Prologue et les douze premiers chapitres.

1° La vie active ou extérieure a un point de départ, elle se développe et elle a un terme.
     Le point de départ c'est la conversion, la justification du pécheur et, par l'infusion de la grâce sanctifiante, son introduction dans la vie de la grâce. Ruysbroeck en voit l'expression dans le mot : Ecce, Voyez, et il dit au chapitre 1er des Noces spirituelles ce qui est nécessaire pour voir dans la vie active.

     Trois conditions sont pour cela requises : la lumière de la grâce, l'action de la volonté libre qui se tourne vers Dieu, une conscience qui se purifie de tout péché mortel. La théorie de la grâce est d'une admirable netteté théologique et elle avait été déjà ébauchée par l'auteur au chapitre XIII du Royaume.

     Le développement de la vie active comprend deux parties : ce que nous devons voir : Sponsus venit, l'Époux vient, et c'est ce que l'Époux fait pour l'Épouse ; puis ce que nous devons faire, exite, sortez, ce que l'Épouse doit offrir à son Époux, c'est-à-dire la pratique des vertus à l'exemple du Christ lui-même.

     La première partie (chap. II-X) décrit la triple venue du Seigneur, en l'Incarnation d'abord, puis quotidiennement dans l'âme juste, enfin au jour du jugement.

     La seconde partie (chap. XI-XXIII) embrasse tout l'ensemble des vertus que l'on doit pratiquer pour répondre aux avances de l'Époux. Ce sont surtout les vertus morales opposées aux sept péchés capitaux, vertus que Ruysbroeck, au Royaume des Amants de Dieu, avait groupées autour des dons de crainte, de piété et de science.

     Au terme de cette énumération de vertus, l'auteur résume le chemin parcouru en traitant du royaume de l'âme (chap. XXIV), et il conclut en disant que l'homme opère ainsi, par amour et par vertu, sa sortie pour aller vers Dieu, vers soi-même et son prochain.

     L'on atteint alors le but de la vie active, qui est une première rencontre du Seigneur : obviam ei, à sa rencontre. L'auteur note les différentes manières dont se fait cette rencontre et il montre comment la vie active connaît déjà une union avec Dieu qui se fait par la foi, l'espérance et la charité (chap.XXV). Enfin le point culminant de ce premier stade de vie surnaturelle est marqué par le désir de connaître l'Époux en lui-même (chap. XXVI).

2° La vie affective ou intérieure fait la matière du IIè livre des Noces spirituelles, qui est de beaucoup le plus considérable du traité. Elle est caractérisée par une application aux choses de l'intérieur et elle a pour terme une rencontre nouvelle et plus intime du Christ, pour une union de jouissance avec la divinité. Tel est le résumé qu'en donne l'auteur dans un court prologue, où il reprend la même formule qu'au livre précédent : Voyez, l'Époux vient, sortez à sa rencontre, mais en l'appliquant à la vie intérieure.
     À cette vie il faut une préparation et l'on nous dit comment l'on voit d'une manière surnaturelle (ch. I) et quelles sont les conditions requises, pour passer d'une vie active à une vie affective ou intérieure infusion d'une grâce plus élevée, retour de la volonté unissant les puissances, affranchissement d'images (chap. II-IV), toutes choses qui au livre du Royaume des Amants de Dieu sont groupées autour du don de force (chap. XX et XXI).

     L'âme une fois préparée peut contempler les diverses venues de son Époux : Sponsus venit, l'Époux vient, et de trois façons (chap. V-VII). Tout le développement de la vie intérieure tient dans cette triple venue, dont Ruysbroeck analyse tout au long le sens et les effets.

     La première venue comprend elle-même différents modes ou degrés, selon lesquels Dieu purifie et attire à lui les puissances inférieures de l'homme. La comparaison du soleil et de son influence sur la nature, aux diverses saisons de l'année, est employée par notre auteur pour expliquer comment le Christ embrase le cœur et y fait naître l'unité, le recueillement, l'amour ressenti, la dévotion affective, l'action de grâces et la louange (chap. VIII-XVI).

     Puis le soleil divin, acquérant plus de force, attire à lui l'humidité de la terre et la fait retomber en rosée de consolations, d'où naissent dans le cœur la joie intérieure et l'ivresse spirituelle (chap. XVII-XIX). En ces états il y a cependant des dangers à éviter et l'exemple des abeilles dit comment il faut s'y comporter (chap. XX-XXI).

     À un troisième degré le soleil a désormais acquis toute sa force et il fait arriver les fruits à pleine maturité. Le Christ attire à lui le cœur, l'affection et toutes les puissances sensibles, afin de se les unir, et il y fait naître la blessure d'amour, les langueurs, le désir de la mort ; puis ce sont l'extase, les visions, les paroles, les ravissements, la jubilation, les songes (chap. XXII-XXIV), toutes choses où il faut néanmoins se prémunir contre l'excès ou les illusions, en s'abandonnant à la volonté divine (chap. XXV-XXVII).

     Enfin le soleil est sur son déclin et le Christ semble abandonner l'âme. Aussi a-t-elle besoin en cet état qui caractérise le quatrième degré, d'être soutenue par de sages conseils (chap. XXVIII-XXXII).

     Ruysbroeck termine la description de cette première venue du Christ en montrant combien le Seigneur a réalisé lui-même d'une façon éminente les divers degrés qui se rapportent à la première venue et il conclut en marquant le passage à la seconde venue (chap. XXXIII-XXXIV).

     Au lieu que jusqu'ici il s'agissait seulement de purification passive des puissances inférieures de l'homme et de l'élévation de ces puissances jusqu'à Dieu, la seconde venue a trait à l'illumination des puissances supérieures, mémoire, intelligence, volonté (chap. XXXV). La mémoire reçoit une lumière de pure simplicité, sans distinction (chap. XXXVI) l'intelligence, une clarté spirituelle distincte, qui l'aide à contempler les attributs divins et à admirer la manière dont Dieu se donne universellement (chap. XXXVII-XXXVIII) ; la volonté est affermie dans un amour silencieux, d'où doit naître un amour commun à tous (chap. XXXIX).

     Puis l'homme ainsi éclairé doit opérer sa sortie de quatre manières. C'est l’exite, sortez, de la parabole évangélique, et pour y répondre d'une façon conforme à la vie intérieure, il faut se répandre avec un amour enflammé dans le vaste champ de Dieu et de tout ce que Dieu aime (chap. XL-XLIV). La même doctrine se retrouve au Royaume des Amants de Dieu, à propos du second degré du don de force (chap. XXII-XXIV), et dans les Sept clôtures (chap. IV). Si les faux mystiques ne connaissent qu'une contrefaçon de cet amour commun (chap. XLV), l'on trouve au contraire dans le Christ l'exemple souverain de cette disposition à se donner universellement à tous (chap. XLVI-XLVIII).

     C'est maintenant l'heure de la troisième venue du Christ ; elle consiste dans une touche divine qui se fait sentir au plus profond de l'esprit, en l'essence même de l'âme où Dieu habite (chap. XLIV-LI). Les effets de cette touche se manifestent en l'intelligence qui veut connaître Dieu dans sa clarté (chap. LII) et dans la volonté qui jouit sans intermédiaire. De là une sortie nouvelle de l'âme, qui est saisie d'une faim insatiable (chap. LIII), qui lutte d'amour avec Dieu (chap. LIV) et enfin se répand en œuvres fécondes (chap. LV). Le Royaume consacre à la touche divine le premier degré du don de conseil (chap. XXV-XXVI).

     Mais voici que nous parvenons au but de toute la vie intérieure, à l'union et à la rencontre mystérieuse avec Dieu : obviam ei, au-devant de lui. Ruysbroeck, pour en donner l'intelligence, rappelle comment cette rencontre de Dieu se fait dans les divers degrés de la vie spirituelle (chap. LVI). Il y a d'abord une rencontre de l'ordre purement naturel (chap. LVII) puis une rencontre ou union active, qui se fait par l'intermédiaire des vertus et donne la ressemblance avec Dieu (chap. LVIII) ; enfin une rencontre ou union essentielle, sans intermédiaire, par laquelle nous portons l'image de Dieu en nous et qui est perçue dans l'union fruitive avec Dieu (chap. LIX). C'est à expliquer cette sublime union que Ruysbroeck consacre les chapitres suivants, montrant comment Dieu vient vers nous et comment nous allons vers lui (chap. LX-LXII) ; puis il fait entrer en scène tous les dons du Saint-Esprit, dont il expose l'influence en rapport avec la vie intérieure (chap. LXIII-LXIX).

     Il met en garde contre les faux mystiques et il arrive enfin au point culminant du second stade de la vie spirituelle. La rencontre s'est opérée « et la clarté essentielle, qui nous enveloppe d'un amour immense, nous fait nous perdre nous-mêmes et nous écouler dans la ténèbre inexplorée de la divinité. » (chap. LXX).

     Dès lors c'est la vie la plus intime, qui peut s'exercer de trois manières : par un retour intérieur ou regard simple vers la lumière divine qui « se montre ténèbre, nudité et rien : » c'est l'union de repos sans intermédiaire ; - ou bien par un retour affectif et actif, en lequel on brûle d'offrir à Dieu honneur et vénération selon qu'il en est digne : et c'est la cause d'une faim insatiable d'amour ; - ou bien enfin par l'union du repos et de l'action qui se compénètrent ; et c'est la vie intérieure selon la justice : (chap. LXXI-LXXIII). Tout ceci correspond au deuxième degré du don de conseil (Royaume des Amants de Dieu, chap. XXIX-XXX) et au chap. XIV du livre des Sept degrés d'amour.

     Les derniers chapitres du 11è livre des Noces spirituelles démasquent à nouveau le repos mensonger des faux mystiques et lui opposent le repos véritable qui est celui du Christ et de tous les saints (chap. LXXV-LXXVII). « Demeurer à jamais à l'intérieur et s'écouler toujours vers l'extérieur, pour rentrer sans cesse à nouveau, c'est là, conclut l'auteur, posséder une vraie vie intérieure dans toute sa perfection. » Or cette vie, il nous en a avertis dès le prologue, beaucoup peuvent l'atteindre, grâce à la pratique des vertus et au zèle intérieur (17).

3° Il ne saurait en être de même pour la vie contemplative superessentielle, selon le mode divin, à laquelle, dit Ruysbroeck « il y a peu d'hommes à pouvoir parvenir, tant à cause de leur propre inhabileté, qu'en raison du mystère de la lumière où elle se fait. » Ici, comme précédemment, il y a une préparation : ce sont les trois conditions requises pour que l'on puisse voir dans la lumière divine, « contempler Dieu par Dieu même. » (chap. II).
     Puis il y a la venue de l'Époux, qui, dans ce sublime degré de contemplation, n'est autre que la génération éternelle se manifestant à nouveau dans la partie la plus noble de l'esprit. (chap. III).

     La sortie qui est réclamée de la part du contemplatif est tout à la fois de contemplation et de jouissance selon un mode divin. Elle met l'âme, par le Fils, en possession du sein du Père. « C'est le mode qui dépasse tous les autres et selon lequel on sort en une contemplation divine et en un regard qui ne cesse pas, tandis que l'on est transformé en la clarté divine et tout pénétré par elle. » (chap. V.)

     Enfin a lieu la rencontre divine dans le secret le plus profond de l'esprit et elle se consomme en un embrassement amoureux, dans les liens imbrisables de l'Esprit-Saint.

     Il semble bien qu'au Royaume des Amants de Dieu, Ruysbroeck donne au don d'intelligence et à celui de sagesse savoureuse une part prépondérante dans l'acte même de cette sublime contemplation. Mais aux Noces spirituelles toute la théorie des dons du Saint-Esprit appartient au IIè livre et ils sont mis en rapport avec la vie active et la vie intérieure. Au Miroir du salut éternel, au livre des Sept clôtures et à celui des Sept degrés d'amour, les derniers chapitres décrivent de nouveau la haute vie contemplative.

     L'auteur y revenait, en effet, sans cesse, comme au sujet qui possédait son âme tout entière. Car la vie du saint homme ne fut qu'une expérience continue des grâces les plus hautes par lesquelles Dieu daigne dès ici-bas s'unir les âmes privilégiées.

     « Un jour, écrit son biographe, vers les derniers temps de sa vie, il lui advint, étant à l'élévation, que la coutumière et bénigne présence de la suavité divine l'envahit à tel point qu'il demeura hors de lui-même et que, à moins du secours de la surnaturelle grâce, il eût rendu l'âme, tant l'excessive douceur de Jésus l'énivrait. Sans mouvements, sans forces, sans usage des membres, il semblait au frère servant qu'il était impossible à un homme si débile de continuer à vivre. Ce pauvre homme tremblait et s'attendait à tout moment à voir arriver la finale catastrophe ; aussi, dès que la messe fut finie, il courut avertir le supérieur. Ce dernier aussi effrayé que le servant de messe, fit venir le dévot Prieur et lui défendit, et de peur du scandale de la communauté et de crainte de commettre un péché d'irrespect, de célébrer à l'avenir. »

     « Seigneur, mon Père, répondit humblement le saint vieillard, ne m'empêche pas, je t'en prie, pour de pareilles choses, de célébrer la messe. Ce qui semble extérieurement une faiblesse due à l'âge est surtout un afflux de la divine grâce. À cette fois le Seigneur Jésus m'a visité et m'a dit avec une joyeuse douceur : « Tu es mien et je suis tien (18). »

     Cet aveu arraché au dévot ermite de Grœnendael, et que nous a conservé Pomérius, est d'ailleurs corroboré par plus d'un passage des œuvres de Ruysbroeck, où il semble qu'il ait trahi son âme. Voici, pour terminer, une des dernières pages du livre des Sept degrés d'amour spirituel où l'auteur décrit le repos de jouissance pris en Dieu : « La jouissance réclame le repos, car c'est, au-dessus de tout vouloir et de tout désir, l'embrassement du bien-aimé par le bien-aimé, dans un amour pur et sans images ; là où le Père conjointement avec le Fils s'empare de ceux qu'il aime dans l'unité de jouissance de son Esprit, au-dessus de la fécondité de la nature ; là où le Père dit à chaque esprit dans une complaisance éternelle « Je suis à toi et tu es à moi ; je suis tien et tu es mien ; je t'ai choisi de toute éternité. » Il naît alors entre Dieu et ses bien-aimés une telle joie et complaisance mutuelle, que ceux-ci sont ravis, hors d'eux-mêmes, se fondent et s'écoulent pour devenir en jouissance un seul esprit avec Dieu, tendant éternellement vers la béatitude infinie de son essence (19). »
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    Abbaye de Saint Paul de Wisques,
Oosterhout, en la fête de Ste Cécile, 22 novembre 1919.





(1) Prologue du frère Gérard, publié par DE VREESE dans Bij dragen tot de kennis van het leven en de werken van Jan van Ruusbroec, p. 14.
(2) Cinq ans plus tard, en 1335, au Chapitre provincial des Dominicains tenu à Bois-le-Duc, Suso sera accusé à son tour de corrompre le peuple en écrivant des livres qui contiennent de fausses doctrines. L'année suivante, le Chapitre général de Bruges prononcera même sa déposition. Il faut bien dire qu'à cette date les faux mystiques s'agitent un peu partout. Le pape Jean XXII est obligé à plusieurs reprises d'exhorter les évêques à les poursuivre. Des condamnations diverses leur sont opposées à Avignon, à Metz, à Cologne, à Magdebourg, à Constance.
(3) Prologue du frère Gérard, loc. cit., p. 14.
(4) Utrecht, Biblioth. de l'Université, ms. 79 ; Bruxelles, Bibl. royale, ms. 4935-4943.
(5) C'est ainsi qu'en 1457 un bénédictin de Subiaco était occupé à transcrire les Noces. Nous avons retrouvé des traductions latines dans dix manuscrits.
(6) Il se présente aussi sous le nom de Directorium contemplativo rum ou do Theologia mystica.
(7) Cf. l'introduction à notre traduction des Œuvres de Louis de Blois.
(8) Pour être complet, il faudrait signaler en outre les éditions de la Théologie Mystique d'HARPHIUS, parues cette époque (Brescia 1601 ; Cologne 1604, 1611, 1616, 1645). Les œuvres de LOUIS DE BLOIS Si fortement imprégnées des idées de Ruysbroeck eurent également alors leur plus grande vogue.
(9) Manuscrit X 14 de la Bibliothèque royale à La Haye, fo 136.
(10) Appelé aussi Henri de Langenstein : il avait quitté l'Université de Paris au mois d'Octobre 1382 et s'était retiré au couvent d'Eberbach, près de Mayence. La lettre de Gérard Groot doit être du milieu de l'année 1383.
(11) Ms X 14, f° 136.
(12) Qu'on lise à ce propos ce que Ruysbroeck dit en tête du troisième livre des Noces.
(13) Le sigle M désigne l'édition de VON ARNSWALDT : c'est à tort que dans les variantes on marque parfois N au lieu de M.
(14)    Ce manuscrit, signalé par Valerius Andreas, et dont le ms. a formé la seconde partie, ne dut être écrit qu'après la mort de Ruysbroeck.
(15)    Ce même titre se retrouve dans les mss. Q. R, C, Hh, Ii. Au moyen âge on désignait sous le nom de langue thioise les différents dialectes parlés aux Pays-Bas.
(16) Préface de la traduction de Jordaens.
(17)    Ruysbroeck décrit les divers phénomènes et les progrès de la vie intérieure avec une telle netteté, que sainte Thérèse et saint Jean de la Croix eux-mêmes ne l'ont pas égalé. Il sera bon cependant de comparer sans cesse la doctrine de notre grand mystique avec celle des saints et des Maîtres de la vie spirituelle.
(18)    POMERIUS, Vie de Ruysboeck, ch. XXVI (traduction de l'abbé P. CUYLITS : Le livre des XII Béguines de Ruysboeck l'Admirable, p. 70).
(19)    Les Sept degrés d'amour spirituel, ch. XIV.



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