VIE CONTEMPLATIVE
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VIE CONTEMPLATIVE
ÉCHELLE
MÉDITATIONS

ÉPÎTRE DE DOM GUIGON, CHARTREUX, AU FRÈRE GERVAIS, SUR LA VIE CONTEMPLATIVE.

 

CHAPITRE I. Description des quatre degrés des exercices spirituels.

CHAPITRE II. Description des offices de ces quatre degrés.

CHAPITRE III. Office de la méditation.

CHAPITRE IV. Office de l'oraison.

CHAPITRE V. Office de la contemplation.

CHAPITRE VI. Marques de l'arrivée du Saint-Esprit dans l’âme.

CHAPITRE VII. Qu'il faut cacher la grâce.

CHAPITRE VIII. Qu'il nous est utile pour un temps de cacher la grâce.

CHAPITRE IX. Avec quelle précaution l'âme doit se conduire après la visite de la grâce.

CHAPITRE X. Récapitulation de ce qui vient d'être dit.

CHAPITRE XI. La lecture sans la méditation, la méditation sans la prière, ne servent de rien.

CHAPITRE XII. Comment les degrés dont il vient d'être parlé, sont enchaînés entr'eux.

CHAPITRE XIII. Quatre causes nous éloignent de ces quatre degrés.

 

 

A son cher frère Gervais, frère Guigon souhaite délectation dans le Seigneur.

 

Je paie une dette en vous aimant, parce que vous m'avez aimé le premier : et je dois vous répondre, parce que le premier vous m'avez invité par vos lettres à vous écrire. Je me suis proposé de vous envoyer quelques pensées qui m'étaient venues sur l'exercice spirituel des religieux qui vivent dans les cloîtres, afin que vous jugiez et corrigiez mon travail, vous qui avez bien mieux appris ces matières par votre expérience, que moi par mes études. Et c'est avec raison que je vous offre ces prémices de mon travail et que je vous fais cueillir les premiers fruits que donne une plante nouvelle, vous qui, vous arrachant, par un larcin louable, à la servitude de Pharaon, pour entrer dans la solitude pleine de délices, vous êtes établi dans l'armée, qui est rangée en bataille, greffant avec prudence sur le bon olivier, la tige adroitement enlevée à l'olivier sauvage.

 

CHAPITRE I. Description des quatre degrés des exercices spirituels.

 

1. Un jour, qu'occupé aux travaux manuels, je m'étais mis à réfléchir sur les exercices de l'homme spirituel, quatre degrés se présentèrent subitement à moi : la lecture, la méditation, l’oraison et la contemplation. Voilà l'échelle de ceux qui vivent dans les cloîtres, voilà ce qui les élève de la terre au ciel : ces degrés ne sont pas nombreux, mais ils sont d'une grandeur immense et incroyable. Leur base est fixée sur la terre, leur extrémité supérieure pénètre les nues et entre dans le secret des cieux. Ils se distinguent par leurs noms et par leur nombre, aussi bien par leur ordre que par leur emploi. Qui considérera avec attention ce que leurs propriétés et leur usage opèrent pour chacun de nous, comment ils diffèrent entr'eux et vont se dominant, trouvera faciles et bien vite passés le temps et le soin qu'il aura mis à les examiner, à raison du profit et de la grandeur de la douceur qu'il en retirera. La lecture est le regard attentif jeté sur les Écritures avec application de l'esprit. La méditation est l'action studieuse de l'âme, recherchant, sous la conduite de sa propre raison, la connaissance d'une vérité cachée. L'oraison est l'intention dévote du coeur vers Dieu, pour éloigner le mal et obtenir le bien. La contemplation est l'élévation vers Dieu, de l'âme suspendue en l'air et goûtant les délices de l'éternelle douceur.

 

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CHAPITRE II. Description des offices de ces quatre degrés.

 

2. Après avoir décrit ces quatre degrés, il nous reste à voir l'office qu'ils remplissent. La lecture cherche la douceur de la vie bienheureuse la méditation la trouve, l'oraison la demande, la contemplation la goûte. Aussi, le Seigneur lui-même dit : « Cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira. » (Matth., VII, 7). Cherchez en lisant et vous trouverez en méditant : frappez en priant et l'en vous ouvrira par la contemplation. La lecture, pour ainsi parler, porte à la bouche la nourriture solide : la méditation la broie et la mastique, l'oraison en savoure le goût, la contemplation est la douceur elle-même qui réjouit et qui refait. La lecture est à l'écorce, la méditation dans la moëlle, l'oraison dans la demande de ce qui fait l'objet du désir, la contemplation dans la jouissance de la douceur obtenue. Afin qu'on puisse saisir plus facilement cette pensée, je prendrai un exemple entre plusieurs autres. J'entends dans la lecture : «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu. » (Matth., V, 8). Voilà une parole courte, mais remplie d'un sens multiple et suave. Elle a offert une sorte de raisin pour nourrir l'âme; après l'avoir soigneusement examinée, l'âme dit en elle-même : ce peut être quelque chose de bon. Je reviendrai à mon coeur, et j'essaierai de comprendre et de rencontrer cette pureté. C'est une, chose précieuse et désirable, puisque ceux qui la possèdent sont appelés bienheureux, puisqu'on leur promet la vue de Dieu qui est la vie éternelle, et puisqu'elle est célébrée par tant de témoignages de l'Écriture. Désirant donc qu'on lui explique plus pleinement ce sujet, elle se met à le manger et à le broyer et le met comme sous le pressoir : elle excite ensuite la raison, pour chercher ce qu'est et comment peut s'obtenir cette pureté précieuse et désirable.

 

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CHAPITRE III. Office de la méditation.

 

3. La méditation attentive vient donc ensuite; elle ne demeure pas dehors, elle ne s'arrête pas à la superficie, elle pénètre plus avant. Elle entre dans l'intérieur, elle fouille tout: elle considère avec attention que le Seigneur n'a pas dit : « Bienheureux ceux qui » ont le corps, mais bienheureux ceux qui ont le « coeur » pur, parce qu'il ne suffit pas d'avoir les mains innocentes de l’oeuvre mauvaise, si dans l'esprit nous ne sommes point purifiés des pensées coupables. C'est ce que confirme l'autorité du Prophète qui a dit ces paroles : «Qui est-ce qui montera sur la montagne du Seigneur ou qui s'établira dans son lieu saint? Celui qui a les mains innocentes et le coeur pur (Psal. XXIII, 3). Elle considère pareillement, combien le même Prophète désirait cette pureté de coeur, lui qui priait Dieu en ces termes : « O Seigneur, créez en moi un coeur pur » (Psal. L, 12). Et encore : « Si j'ai aperçu l'iniquité dans mon coeur, le Seigneur ne m'exaucera point » (Psal. LXV). Elle considère combien était jaloux de la conserver le bienheureux Job, qui disait : « J'ai fait un pacte avec mes yeux, pour ne pas penser même à une vierge » (Job. XXXI, 1). Voilà comment se gênait ce saint personnage, il fermait ses yeux pour ne pas voir la vanité dans la crainte d'apercevoir par mégarde, ce qu'ensuite il désirerait malgré lui. Après avoir, par des considérations semblables, examiné la pureté du coeur, elle se met à réfléchir sur la récompense qui lui est promise, pensant combien il est glorieux, combien agréable de voir la face si désirable du Seigneur, le plus beau des enfants des hommes, non plus vil et abject, n'ayant plus l'habit dont le revêtit la synagogue sa mère, mais brillant du vêtement d'immortalité, et couronné du diadème que son Père plaça sur sa tête au jour de sa résurrection et de sa gloire, au jour que fit le Seigneur. Elle voit que dans cette vision se trouvera la satiété dont le Prophète dit : « Je serai rassasié lorsque votre gloire apparaîtra » (Psal. XVI,16.) Voyez-vous combien de jus a produit ce petit raisin, quel grand feu a allumé cette étincelle, combien ce mince morceau de métal « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu » a pris de développement sur l'enclume de la méditation. Mais combien encore pourrait-il s'étendre, si quelqu'un venait qui en eût fait l'expérience? Je sens que ce puits est profond, mais moi, grossier débutant, j'ai à peine trouvé de quoi en tirer ce feu.

4. Enflammée de ces feux, brûlant de ces désirs, le verre d'albâtre étant brisé, l'âme commence à sentir la suavité de ce parfum, non en le goûtant, mais en respirant l'odeur qu'il répand. De là elle conclut combien il serait agréable de faire l'expérience de cette pureté, dont elle voit que la pensée est si délicieuse. Mais que fera-t-elle ? Elle brûle d'envie de l'avoir, mais elle ne trouve point en elle le moyen de l'obtenir, et plus elle cherche, plus elle en a envie. En s'adonnant à cette méditation , elle augmente sa douleur, parce qu'elle a soif de la douceur que la méditation répand dans son coeur, mais elle ne la goûte point par avance. En effet, ce n'est point la lecture, point la méditation qui fait éprouver cette suavité, si elle n'est pas donnée d'en haut. Car lire et méditer est chose que font également les bons et les méchants. Et conduits par les lumières de la raison naturelle, les philosophes gentils eux-mêmes, ont trouvé en quoi consistait le bien véritable mais ayant connu le Seigneur, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu (Rom. I, 21.), et présumant de leurs forces, ils disaient : « Nous exalterons notre langue, nos lèvres sont à nous, qui est notre maître? » (Psal. XI, 5). Ils ne méritèrent pas de recevoir ce qu'ils purent voir. Ils s'évanouirent dans leurs pensées, et toute leur sagesse fut dévorée, (Psal. CVI, 27), sagesse que leur avait procurée le goût pour la science humaine, mais qui ne venait point de l'esprit de sagesse qui seul la donne, je veux dire ils n'eurent pas cette science pleine de goût, qui refait et restaure par une suavité inestimable, l'âme à qui elle s'attache. C'est d'elle qu'il est dit : « La sagesse n'entrera pas dans l'âme qui veut le mal. » (Sap. I, 4.) Elle ne vient que de Dieu. Le Seigneur a accordé à plusieurs l'office de baptiser, mais la puissance et l'autorité de remettre les péchés da4s le baptême, il l'a gardée pour lui seul. Aussi saint Jean dit de  lui par antonomase et dans un sens tout particulier : «Voilà celui qui baptise. » (Joan. I, 33). Pareillement, vous pouvez dire de lui : voilà celui qui donne le goût de la sagesse, voilà celui qui assaisonne l'âme de ce don précieux. Le don de la parole est communiqué à plusieurs, mais la sagesse est le partage du petit nombre : le Seigneur la distribue à qui il veut et dans la mesure qu'il veut.

 

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CHAPITRE IV. Office de l'oraison.

 

5. Voyant que par elle-même elle ne peut atteindre à la douceur désirée de cette connaissance et de cette expérience, et que plus Dieu s'approche d'un coeur abaissé (Ps. LXIII, 7), plus il est exalté, l'âme s'humilie et se réfugie dans la prière, disant : Seigneur, vous qui n'êtes vu que des coeurs purs, j'ai cherché en lisant, j'ai recherché en méditant, comment se peut obtenir la vraie pureté du coeur, afin que grâce à elle, je pusse vous connaître au moins dans la plus faible proportion. Je cherchais votre visage , Seigneur, c'est votre face que je voulais voir. Longtemps j'ai médité dans mon coeur, et dans ma méditation, le feu s'est embrasé, et le désir que j'éprouvais de vous connaître, s'est accru. Quand vous me rompez le pain de la sainte Écriture, en cette fraction on trouve une grande connaissance, et plus je vous connais, plus je désire de vous connaître, non dans l'écorce de la lettre, mais par le sentiment de l'expérience. Ce don, Seigneur, je le demande, non à cause de mes mérites, mais au nom de votre miséricorde. J'avoue que je suis pécheresse et n'y ai nul droit, mais les chiens eux-mêmes mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (Matth. XV, 27). Donnez-moi, Seigneur, l'arrhe de l'héritage à venir, au moins une goutte de la pluie céleste pour rafraîchir ma soif, car je brûle d'amour.

 

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CHAPITRE V. Office de la contemplation.

 

6. Par ces paroles ou autres semblablement embrasées, l'âme enflamme son désir : c'est ainsi qu'elle montre son affection. C'est par ces paroles enchanteresses qu'elle appelle l'époux. Mais le Seigneur, qui a les yeux ouverts sur les justes, et qui ne tient pas les oreilles sourdes pour écouter jusqu'au bout leurs prières, mais qui les exauce avant qu'elles aient fini d'être formulées, l'interrompant à son milieu, se précipite et se présente en toute hâte, vers ce coeur qui le désire, couvert de la rosée de la douleur céleste, parfumé des meilleures senteurs; il le délasse dans sa fatigue, il le nourrit dans sa défaillance, il l'engraisse dans son activité, il lui fait perdre la pensée des choses terrestres, et par le souvenir qu'il lui donne de lui, il le fortifie admirablement, il le vivifie, il l'enivre et le rend sobre. Et ainsi que dans certaines fonctions charnelles , l'âme est tellement vaincue par la concupiscence grossière, qu'elle perd tout usage de la raison et devient comme entièrement charnelle; de même, dans la contemplation élevée dont nous parlons, les mouvements animaux sont tellement absorbés par l'âme, que le corps ne s'oppose en rien à elle, et que l'homme devient comme entièrement spirituel.

 

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CHAPITRE VI. Marques de l'arrivée du Saint-Esprit dans l’âme.

 

7. Mais, ô Seigneur, comment comprendrons-nous que vous opérez ces heureux effets et quel est le signe qui annonce votre arrivée? Est-ce que les soupirs et les larmes sont les indices de cette consolation et de cette joie? S'il en va de la sorte, c'est là une antiphrase nouvelle et une expression inusitée. Qu'y a-t-il de commun, en effet, entre la consolation et les soupirs, entre la joie et les larmes? Si cependant il faut employer ce mot en ce lieu, plutôt que dire abondance débordante de la rosée céleste versée dans l'âme, indice de l'ablution intérieure qui purifie l'homme extérieur : de sorte, qu'ainsi qu'au baptême des petits enfants, par l'ablution extérieure est représentée l'ablution intérieure de l'âme, de même ici, au contraire, la purification du dedans précède l'ablution du dehors. O heureuses larmes qui nettoyent les taches de l'âme et éteignent les feux des péchés! Bienheureux êtes-vous, vous qui pleurez de cette sorte, parce que vous rirez plus tard. Par ces larmes, ô âme fidèle, reconnaissez votre époux, embrassez celui que vous aimez. Enivrez-vous à présent aux eaux du torrent de la volupté, sucez aux mamelles de la consolation, le lait et le miel. Voilà les admirables présents et les consolations que vous a donnés votre époux, les gémissements et les larmes. En ces pleurs, il vous mesure ce qui doit faire votre boisson. Ces larmes sont votre pain du jour et de la nuit: ce pain qui fortifie le coeur de l'homme et se trouve plus doux que le miel. O Seigneur Jésus, si les larmes que fait couler votre souvenir et le désir de vous voir, sont choses si douces, combien suave sera l'allégresse que l'on ressentira de votre vision manifeste! S'il est si agréable de pleurer pour vous, combien plus le sera-t-il de jouir de vous! Mais pourquoi livrer au public, ces colloques secrets? Pourquoi nous efforçons-nous. d'exprimer, en des termes vulgaires, des affections inexprimables? Ceux qui ne les ont point éprouvées ne les comprennent pas; il faut les lire avec évidence dans le livre de l'expérience, il faut que l'onction les enseigne. S'il n'en est pas ainsi, la lettre du dehors ne sert de rien à celui qui lit. La lecture de la lettre offre peu de goût et elle ne tire point du coeur sa gloire et son sens caché.

 

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CHAPITRE VII. Qu'il faut cacher la grâce.

 

8. O âme, nous avons longtemps prolongé notre discours. Car il faisait bon se trouver dans ces matières, contempler avec Pierre et Jean, la gloire de l'époux, et rester avec lui et construire, sur ces hauteurs, si le bien-aimé l'avait voulu, non pas deux , non pas trois tentes, mais une seule, en laquelle tous ensemble, nous aurions habité et trouvé nos délices. Mais bientôt l'époux dit : « Laisse-moi » (Gen. XXXII, 26), car déjà l'aurore monte, déjà tu as reçu la lumière de la grâce et la visite que tu désirais. Après avoir donc donné sa bénédiction, après avoir affaibli le nerf de la cuisse, après avoir changé le nom de Jacob en celui d'Israël, le bien-aimé, si longtemps désiré, se retire un peu et disparaît bien vite. Il s'arrache soit à la vision dont nous avons parlé, soit aux douceurs de la contemplation : il reste néanmoins présent en tant qu'il gouverne toujours l'âme.

 

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CHAPITRE VIII. Qu'il nous est utile pour un temps de cacher la grâce.

 

9. Mais ne craignez pas, ô épouse, ne désespérez pas, ne croyez point que l'on vous méprise, si l'époux vous dérobe, pour un peu de temps, son visage adorable. Tous ces artifices tournent en bien pour vous, et ces allers et ces retours sont des gains pour vous. C'est pour vous qu'il vient, c'est pour vous qu'il se retire. Il vient pour votre consolation, il s'en va par précaution, de crainte que la grandeur de la jouissance ne vous exalte trop ; il redoute que s'il restait toujours avec vous, vous ne commençassiez à mépriser vos compagnes, et que vous attribuassiez cette visite continuelle non, à la grâce, mais à la nature. Ce bienfait gratuit, l'époux l'accorde à qui il veut et lorsqu'il veut, on ne l'a pas comme par droit d'héritage. C est un proverbe vulgaire, que trop de familiarité engendre le mépris. Il se retire donc, de peur que trop assidu, il soit moins estimé, pour se faire désirer davantage durant son absence, pour se faire chercher avec plus d'avidité, et pour se faire trouver avec plus de joie, après avoir été cherché plus longtemps. De plus, si cette consolation (qui envisagée par rapport à la gloire future, est énigmatique et incomplète) ne faisait jamais défaut, nous croirions peut-être avoir ici-bas une demeure permanente, et nous soupirerions moins après celle qui doit nous être donnée un jour. Ne prenons donc point l'exil pour la patrie, l'arrhe pour la somme intégrale. L'époux vient et il se retire tour-à-tour : tantôt il apporte la consolation, tantôt il change notre couche en lit d'infirmité. Il nous laisse goûter un peu combien il est doux, et, avant que nous le sentions pleinement il se retire : et aussi, comme s'il volait sur nous, les ailes étendues, il nous excite à voler, comme s'il disait : Vous goûtez un peu combien je suis suai e et doux, mais si vous voulez vous rassasier parfaitement de cette douceur, courrez après moi, à l'odeur de mes parfums, ayant vos coeurs élevés vers le ciel; là où je suis à la droite de Dieu le Père, là vous me verrez, non eu énigme, mais face à face, et votre coeur se réjouira entièrement, et personne ne vous ravira votre joie.

 

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CHAPITRE IX. Avec quelle précaution l'âme doit se conduire après la visite de la grâce.

 

10. Mais prenez garde à vous, ô épouse : quand l'époux s'abreuve, il ne se retire pas loin : et si vous ne le voyez point, lui vous voit toujours, il est muni d'yeux de toutes parts. Jamais vous ne pouvez vous cacher de lui. Il a aussi à vos côtés, des esprits qui sont ses envoyés et qui sont des surveillants très-clairvoyants, témoins qui examinent comment vous vous conduisez en l'absence de l'époux et qui vous accuseraient devant lui, au moindre signe de légèreté qu'ils saisiraient en vous. Cet époux est jaloux. Si vous avez un autre ami, si vous cherchez à plaire à d'autres, aussitôt. il s'éloignera. de vous et s'attachera à d'autres jeunes filles. Il est délicat, il est noble et riche; c'est le plus beau des enfants des hommes: aussi, il ne veut qu’une épouse belle. S'il aperçoit en vous une tache ou une ride, de suite il détourne les yeux. Il ne peut souffrir aucune impureté. Soyez donc chaste, soyez respectueuse et humble, pour mériter par là de recevoir fréquemment ses visites. Je crains que ce sujet ne nous ait un peu trop retenus : mais la cause en est dans cette matière, également abondante et douce, que je n'étendais pas à dessein, mais dont la douceur m'entraînait malgré moi.

 

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CHAPITRE X. Récapitulation de ce qui vient d'être dit.

 

11. Afin donc de mieux faire saisir, en les réunissant, les idées qui ont été exposées avec plus de diffusion, résumons ce que nous venons de dire. Ainsi que nous l'avons noté dans les exemples qui précèdent, on peut voir comment les degrés indiqués sont liés entr'eux, et comment ils se précèdent selon l'ordre du temps, et selon la raison de causalité. Car la lecture se présente la première comme le fondement, et, en fournissant la matière, elle vous fait passer à la méditation. La méditation recherche avec plus de soin, ce qu'il faut désirer, que semblable à un homme qui fouille, et trouve un trésor et l'étale. Mais comme par elle-même, elle ne peut l'obtenir, elle nous renvoie à l'oraison. La prière en nous élevant de toutes ses forces vers Dieu, nous fait avoir le trésor désirable, la suavité de la contemplation. Celle-ci en venant, récompense le travail des trois exercices qui précèdent, et enivre l'âme altérée, de la rosée de la douceur céleste. La lecture se fait donc selon l'exercice extérieur; la méditation selon l'intellect intérieur, la prière selon le désir, la contemplation est au-dessus de tout sentiment. Le premier degré est celui de ceux qui commencent, le second, celui de ceux qui progressent; le troisième celui des dévots; le quatrième, celui des bienheureux.

 

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CHAPITRE XI. La lecture sans la méditation, la méditation sans la prière, ne servent de rien.

 

12. Or, ces degrés sont ainsi enchaînés entr'eux, ils se prêtent un mutuel secours, tel, que ceux qui sont en avant, séparés de ceux qui les suivent, ne serviraient que très-peu ou même pas du tout : et ceux qui suivent, ne peuvent exister sans ceux qui les précèdent, ou bien, si un tel phénomène arrive, il est rare. A quoi bon, en effet, consacrer son temps à une lecture continuelle, lire les actes et les écrits des saints, si nous n'en tirons pas le suc par la réflexion, et si, par une sorte de manducation, nous ne les faisons point pénétrer jusqu'au fond du coeur si nous ne nous en servons point pour considérer l'état de notre âme, pour nous attacher à imiter les oeuvres de ceux dont nous aimons à lire les actes ? Mais comment ferons-nous ces réflexions, ou comment pourrons-nous éviter le danger, en faisant des méditations fausses oui vaines, de franchir les limites fixées par les saints pères, si au préalable nous n'avons pas été éclairés sur ces matières par la lecture ou l’instruction? Car l'instruction que l'on reçoit par l'ouïe, appartient en quelque manière à la lecture. De là vient que nous sommes dans l'usage de dire que nous avons lu non-seulement les livres que nous avons lus pour nous ou pour les autres, mais encore ceux que nous avons entendu lire par les maîtres. De même, que sert aussi à l'homme de voir dans la méditation ce qu'il y a à faire, si par le secours de la prière, et avec la grâce de Dieu, il n'a pas la force de l'accomplir? « Car tout don exquis et tout bien parfait descend d'en haut, et vient du père des lumières, (Jac. I, 17) » sans lequel nous ne pouvons rien faire : mais il produit lui-même les oeuvres en nous, non point cependant, entièrement sans nous. Car « nous sommes, » ainsi que l'apôtre le dit, «les coopérateurs de Dieu.» (I Cor. III, 9) En effet, le Seigneur veut que nous lui venions en aide, il veut que, lorsqu'il arrive et attend à la porte, nous lui ouvrions l'entrée de notre volonté et nouas nous mettions d'accord avec lui. C'est ce consentement qu'il, exigeait de la Samaritaine, lorsqu'il disait. « Appelez votre mari. » (Joan. IV, 16). Comme s'il disait: je veux vous communiquer ma grâce, de votre côté, appliquez votre libre arbitre. Il lui demandait aussi la prière lorsqu'il disait: « Si vous saviez le don de Dieu et quel est celui qui vous dit : donnez-moi à boire, peut-être lui auriez-vous demandé de l'eau vive. » (Ibid). En entendant ces paroles, cette femme, instruite comme au sortir d'une lecture, réfléchit en son coeur, qu'il lui serait bon et utile d'avoir de ce précieux liquide. Enflammée du désir de le posséder, elle se mit à prier : « Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que je n'aie plus soif et que je ne vienne plus ici pour en puiser. » Voilà comment la parole de Dieu qu'elle entendit, et la méditation qu'elle en fit, l'excitèrent à prier. Comment en effet, eût-elle été portée à prier, si la méditation ne l'avait pas excitée d'abord? Ou bien, que lui aurait fait la méditation, si la prière venant ensuite, ne lui eût obtenu ce qu'elle lui montrait comme objet de ses désirs? Pour que la méditation soit donc fructueuse, il est requis que la dévotion de la prière, vienne s'ajouter à elle, cette dévotion qui a comme pour effet la douceur de la contemplation.

 

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CHAPITRE XII. Comment les degrés dont il vient d'être parlé, sont enchaînés entr'eux.

 

13. De là nous pouvons inférer, que la lecture sans la méditation est aride; que la méditation sans la lecture ne suit pas la vérité; que la prière sans méditation est tiède; que la méditation sans prière est infructueuse; que l’oraison unie à la dévotion produit la contemplation; que l'acquisition de la contemplation sans la prière, est chose rare ou miraculeuse. Dieu, dont la puissance n'a ni nombre ni terme, et dont la miséricorde s'étend sur tout ce qu'il a fait, suscite parfois des pierres des enfants d'Abraham, lorsqu'il amène les coeurs durs et rétifs à acquiescer à ce qu'il veut d'eux, et prodiguant ainsi sa grâce, il tire, comme on dit vulgairement, le boeuf par la corne, lorsque sans être appelé, il verse dans l'âme les splendeurs de sa présence. Bien que nous trouvons qu'une telle conduite a été tenue envers saint Paul et quelques autres, nous ne devons point pour cela, tenter Dieu pour ainsi dire, en présumant de tels secours du ciel, mais bien faire ce qui est en notre pouvoir, c'est-à-dire, lire et méditer la loi du Seigneur, le prier d'aider notre infirmité et de voir notre imperfection, ainsi qu'il nous apprend lui-même à le faire par ces paroles : « Demandez et vous recevrez ; cherchez et vous trouverez; frappez et l'on vous ouvrira (Matth. VII, 7). » Car à présent « le royaume des cieux souffre violence et ce sont ceux qui la font, qui l'enlèvent (Matth. XI, 12). » Par les distinctions que nous venons de faire, on peut voir facilement les propriétés des degrés indiqués ci-dessus, l'enchaînement qui les lie entr'eux, et les effets que chacun produit en nous.

14. Heureux l'homme, dont l'esprit, vide de tout le reste, désire sans relâche se trouver en ces quatre degrés : qui après avoir vendu tout ce qu'il possédait, achète ce champ où est caché le trésor si désirable; c'est-à-dire, le bonheur d'être délivré des soucis, et de voir combien le Seigneur est doux, qui exercé au premier degré, circonspect au second, dévot au troisième, élevé au-dessus de lui au quatrième, par ces ascensions qu'il a disposées dans son coeur, montera de vertu en vertu, jusqu'à ce que le Dieu des dieux se montre dans Sion (Ps. LXXXIII, 8). heureux celui à qui il est accordé, même pour un temps, de rester à ce degré suprême, et qui peut dire en vérité : voici que je sens la grâce du Seigneur, voici qu'avec Pierre et Jean, je contemple sa gloire sur la sainte montagne; voici qu'avec Jacob, je jouis des embrassements de Rachel; mais que cette âme prenne bien garde qu'après ce mouvement qui l'a ,élevée jusqu'au ciel, un mouvement déréglé ne la précipite jusqu'au fond des abîmes, et qu'après la vision die Dieu, elle ne soit abaissée jusqu'aux légèretés mondaines, jusqu'aux attraits impurs de la chair. Riais comme la faiblesse de l'intelligence humaine ne peut supporter longtemps l'éclat de la véritable lumière, qu'elle descende doucement et avec ordre, à l'un des trois degrés par lesquelles elle s'était élevée, et que d'après le capacité de son libre arbitre, selon les lieux et les temps, elle s'arrête tantôt à l'un, tantôt à l'autre, d'autant plus rapprochée de Dieu, qu'elle est plus éloignée du premier degré. Mais, ô fragilité et malheur de la condition humaine ! Le sens de la raison et les témoignages des Ecritures nous font voix clairement que ces quatre degrés contiennent la perfection de la vie sainte, et que c'est sur eux que doit rouler l'exercice de l'homme spirituel. Mais qui est-ce qui entre dans ce sentier ? quel est celui-là et nous le féliciterons? Beaucoup le veulent, peu le font. Et plût au ciel que nous fussions de ce petit nombre.

 

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CHAPITRE XIII. Quatre causes nous éloignent de ces quatre degrés.

 

15. Mais il y a quatre causes qui nous éloignent la plupart du temps de ces degrés : ce sont, l'inévitable besoin, l'utilité d'une action honnête, l'infirmité humaine, et la vanité du monde. La première est digne d'excuse, la seconde est tolérable, la troisième, digne de pitié, la quatrième, coupable. Pour ceux que ce dernier motif écarte de la sainte carrière d ans laquelle ils étaient entrés, mieux valait ne point connaître la gloire de Dieu, que de revenir en arrière après l'avoir connue. Quelle excuse donneront-ils pour justifier ce péché ? Le Seigneur ne pourra-t-il pas leur dire avec raison: Qu'ai-je dû faire que je n'aie point fait (Is. V, 4) ? Tu n'existais pas, et je t'ai créé, tu as péché, tu t'étais rendu l'esclave du démon, et je t'ai racheté; dans le tourbillon du monde, tu courais avec les impies, je t'ai choisi. Je t'avais donné grâce en ma présence et voulais fixer mon séjour en ton coeur, tu m'as dédaigné, et tu as jeté derrière toi, non-seulement mes paroles, mais encore ma personne et tu as marché à la suite de tes concupiscences. Mais, ô Dieu bon, suave et doux, ami tendre, conseiller prudent, secours puissant, combien inhumain et téméraire est celui qui vous repousse! O malheureux et périlleux changement ! Rejeter son créateur et recueillir les pensées mauvaises et nuisibles! Cette retraite secrète du Saint-Esprit, ce lien intime du coeur, qui était livré naguère aux joies du ciel, l'abandonner si promptement aux pensées immondes et aux péchés qui le foulent aux pieds ! Dans ce coeur, les vestiges des pas de l'époux sont encore chauds et déjà on laisse entrer les désirs adultères ! Il est inconvenant, il est honteux, d'incliner si vite pour entendre des fables et des détractions, ces oreilles qui viennent à peine de recevoir les paroles qu'il n'est pas permis à l'homme de redire; de tourner soudain pour voir la vanité, ces yeux qui naguère étaient baptisés dans les saintes larmes; de faire servir de suite aux vains propos, aux bouffonneries, aux ruses, aux malices, cette langue qui peu auparavant chantait le doux cantique de l'amour, qui, par des paroles humaines et pleines de feu, avait réconcilié l'épouse avec l'époux et l'avait introduite dans le grenier des vins. Qu'il n'en soit jamais ainsi de nous, ô Seigneur. Que si par la faiblesse humaine, nous tombions en ce triste état, pas de désespoir, mais recourons encore à notre bon médecin, qui lève l'indigent de la terre où il était assis, et le pauvre du fumier sur lequel il croupissait (Psal. CXII, 7). Celui qui ne veut pas la mort du pécheur, nous soignera et nous guérira derechef.

16. Il est déjà temps de mettre fin à cette lettre. Prions donc le Seigneur, de nous affaiblir en la vie présente, et de nous enlever entièrement dans la vie à venir, les obstacles qui nous empêchent de contempler sa face divine : de nous conduire de vertu en vertu, par les dégrés que nous avons indiqués, jusqu'à ce que le Dieu des dieux se montre en Sion; en ce séjour sacré où les élus, non plus goutte à goutte et par moments interrompus , mais plongés sans relâche, dans le torrent de la volupté, éprouveront la joie que personne ne leur ravira, l'immuable paix et la paix dans le même objet. Pour vous, mon frère Gervais, s'il vous est donné d'arriver au haut de ces degrés, souvenez-vous de moi, et priez pour moi, lorsque vous serez à l'heure du bonheur, afin qu'ainsi le degré attire le degré; et lue celui qui entend, dise : Viens.

 

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