LETTRE III
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE III. (Année 387.)

 

Nébride, ce doux ami dont le nom se mêle au souvenir de saint Augustin, écrivait souvent à celui qu'il écoutait comme un maître; « vous êtes heureux » lui avait-il dit dans une de ses lettres; ce mot frappe Augustin qui demande comment et pourquoi il est appelé heureux. — Il assure qu'il n'est pas heureux puisqu'il ignore beaucoup de choses, spécialement pourquoi le monde est tel qu'il est (1). Et s'il paraît heureux c'est sans doute pour avoir découvert une manière de prouver que l'âme est immortelle et ne doit pas s'attacher aux choses sensibles (2).

 

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

 

1. Je ne sais si c'est une réalité ou un pur effet de votre doux langage; l'impression a été soudaine, et je n'ai pas assez examiné jusqu'à quel point je devais me fier à vos paroles. Vous demandez ce que ceci veut dire. Que croyez-vous ? Vous avez été près de me persuader, non pas que je fusse heureux, ce qui n'appartient

 

1. N.1,2,3.— 2. N.4.

 

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qu'au sage, mais que je fusse comme heureux, de la même manière que nous nous disons hommes, quoique nous le soyons peu en comparaison de l'homme même que Platon avait rêvé; ou de même que nous appelons certaines choses rondes ou carrées quoiqu'elles ne le soient pas avec cette rigoureuse exactitude, appréciable seulement par un petit nombre d'esprits. J'ai lu votre lettre à la lampe après avoir déjà soupé: j'étais près de me coucher, mais non pas de m'endormir. Et longtemps après m'être mis au lit, je pensais, et je m'entretenais avec moi-même, Augustin avec Augustin : Suis-je heureux, me disais-je, comme il plait à Nébride de me l'écrire? Non sans doute, car lui-même n'oserait pas nier combien je suis encore éloigné de la sagesse: Peut-être la vie heureuse est-elle aussi le partage de ceux qui sont peu avancés ? C'est difficile à croire, car n'avoir pas la sagesse n'est-ce pas une grande misère, et y a-t-il une autre misère ici-bas? D'où lui est donc venue cette idée ? A-t-il osé me croire sage après avoir lu mes petits livres ? Le plaisir d'une lecture ne l'aurait pas rendu aussi téméraire, et je sais é trop la prudence accoutumée d'un homme de . te poids- Voici donc pourquoi; c'est qu'il m'a écrit ce qu'il a cru le plus doux . il a trouvé de la douceur dans mes livres et me l'a dit avec satisfaction et n'a pas pris garde a ce qu'il confiait à la joie de sa plume. Que serait-ce s'il avait lu les Soliloques ? il eût été enivré, et cependant il n'aurait trouvé rien de plus à me dire que quand il m'a appelé heureux. Il m'a donné tout d'abord le nom le plus élevé et ne s'est rien réservé pour me témoigner un plus grand contentement : voyez ce que fait la joie !

2. Mais où est cette heureuse vie ? où donc est-elle? Oh ! si elle existait, elle rejetterait les atomes d'Épicure. Oh ! si elle existait, elle saurait qu'il n'y a rien au-dessous du monde. Oh ! si elle existait, elle saurait que l'extrémité d'une sphère tourne plus lentement que son milieu, et autres choses semblables qui me sont pareillement connues. Mais comment et, à quel degré suis-je heureux, moi qui ignore pourquoi le monde est grand comme il est, avec des figures qui ne l'empêcheraient pas d'être infiniment plus grand ? Comment ne me dirait-on pas, ou plutôt comment ne serions-nous pas forcés d'avouer que les corps sont divisibles à l'infini, de manière que d'un corps, quel qu'il puisse être, il sortira toujours, pour former une grandeur déterminée, un nombre certain de petits corps? Ainsi donc, comme il n'y a pas de corps dont on doive dire qu'il est le plus petit possible, pourquoi dirions-nous que le monde est, si grand qu'un plus grand ne peut pas être? à moins par hasard qu'il n'y ait une importante vérité dans ce que je dis un jour secrètement à Alype, savoir que le nombre intelligible croît jusqu'à l'infini sans pouvoir subir cependant une diminution infinie, car on ne trouve rien au-dessous de l'unité, et qu'au contraire le nombre sensible (et quel nombre sensible y a-t-il que la quantité des corps?) peut diminuer et non pas croître jusqu'à l'infini. Et c'est pour-. quoi peut-être les philosophes font consister les richesses dans les choses intelligibles et la pauvreté dans' les choses sensibles. Quoi de plus malheureux en effet que de pouvoir toujours aller en diminuant? Et quelle heureuse richesse au contraire que de croître tant qu'on veut, d'aller où l'on veut, de revenir quand on veut, jusqu'où l'on veut, et de beaucoup aimer ce qui ne peut jamais diminuer ! Car quiconque comprend ces nombres n'aime rien tant que l'unité; ce qui n'est pas étonnant, puisque c'est par elle qu'on aime le reste. Mais, encore une fois, pourquoi le monde est-il grand comme il est? il pouvait l'être un peu plus ou un peu moins. Je l'ignore. Il est ainsi. Et pourquoi occupe-t-il tel point de l'espace plutôt que tel autre ? On ne doit faire sur cela aucune question, car une nouvelle question resterait toujours à faire. Ce qui me préoccupait beaucoup, c'est que les corps se divisent jusqu'à l'infini; peut-être y a-t-il été répondu, en parlant de la force contraire du nombre intelligible.

3. Mais attendez. Voyons, disais-je encore, ce je ne sais quoi qui se présente à mon esprit. Ce monde sensible est assurément l'image de je ne sais quel autre monde intelligible. Or, il y a quelque chose de merveilleux dans la façon dont les miroirs nous retracent les images ; quelques grands qu’ils soient, ils n'agrandissent pas les images, celles même des plus petits corps; les petits miroirs au contraire, comme, les prunelles des yeux, diminuent les plus grandes images (1). On diminue donc les images du corps en diminuant les miroirs, et, si vous n’augmentez, vous n'augmentez pas les images. Il y a là certainement.

 

1. Ce qui est vrai des miroirs qui ne sont pas en verre. .

 

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quelque chose de caché. Mais maintenant il faut dormir. D'ailleurs j'ai paru heureux à Nébride, non point pour avoir cherché, mais pour avoir trouvé quelque chose ; et cela .qu'est-ce? Serait-ce le raisonnement suivant, que j'ai coutume de caresser comme si c'était mon raisonnement unique et où je me délecte trop ?

4. De quoi sommes-nous composés ? d'une âme et d'un corps. Quel est le meilleur des deux ? c'est l'âme assurément. Que loue-t-on dans le corps ? je ne vois rien autre que la beauté. Qu'est-ce que c'est que la beauté du corps ? l'harmonie des parties avec une certaine suavité de couleur. Et cette beauté ne vaut-elle pas mieux où elle est vraie que là où elle est fausse ? Qui doute qu'elle vaudra mieux là où elle sera vraie ? Où sera-t-elle vraie ? dans l'âme sans doute. L'âme doit donc être plus aimée que le corps. Et dans quelle partie de l'âme réside-t-elle, cette vérité ? dans l'esprit et l'intelligence. Qu'y a-t-il de contraire à l'esprit ? ce sont les sens. Il faut donc résister aux sens de toutes les forces de l'âme ? C'est évident. Que faire si les choses sensibles nous plaisent trop ? il faut faire qu'elles ne nous plaisent plus. Et comment donc? par l'habitude de s'en priver et de rechercher ce qui est meilleur. Et si l'âme meurt, la vérité mourra donc aussi, ou bien la vérité n'est pas dans l'intelligence, ou l'intelligence n'est pas dans l'âme, ou ce qui renferme quelque chose d'immortel peut mourir? Mes Soliloques disent et prouvent assez que rien de pareil ne saurait arriver; mais je ne sais quelle habitude de nos maux nous épouvante encore et nous fait chanceler. Enfin, quand même l'âme mourrait, ce qui ne me paraît possible d'aucune manière, les studieux loisirs de ma solitude m'ont assez démontré que la vie heureuse ne se trouverait point dans la joie des choses sensibles. Voilà peut-être ce qui me fait paraître aux yeux de mon cher Nébride sinon heureux, au moins comme heureux : que je le paraisse à moi-même; qu'ai je à perdre ? et pourquoi ne croirai je pas à la bonne opinion. qu'il a de moi ? je me dis ces choses, puis je fis ma prière accoutumée, et je m'endormis.

5. Il m'a été doux de vous écrire ceci. Vous me faites plaisir lorsque vous me remerciez de ne vous rien cacher de ce qui me vient à la bouche. Je me réjouis de vous charmer de la sorte. A qui adresserai-je plus volontiers mes folies qu'à celui à qui je ne puis déplaire ? S'il est au pouvoir de la fortune qu'un homme en aime un autre, voyez combien je suis heureux, moi qui ai reçu du hasard une part si douce et si belle, et je désire, je l'avoue, que de tels biens se multiplient pour mes jours. Mais les vrais sages, qui seuls doivent être appelés heureux, ont voulu que les biens de la fortune ne fussent ni redoutés ni désirés (cupi).

Doit-on dire cupi ou cupiri ? et cela arrive bien; car je veux que vous me fassiez connaître cette désinence; je deviens plus incertain dès que je rapproche des verbes semblables. Cupio, fugio, sapio, jacio, capio, ont les mêmes terminaisons : mais doit-on, dire à l'infinitif fugiri ou fugi, sapiri ou sapi ? je l'ignore. Je pourrais remarquer que l'on écrit jaci et capi, si je ne craignais que l'on me prît et jetât (caperet, jaceret) à plaisir comme un jouet, en me faisant sentir qu'autre chose est d'être jeté et pris (captum, jactum), et autre chose, d'avoir fui, d'être désiré et goûté (fugitum, cupitum, sapitum). Et encore, dans ces trois derniers mots, j'ignore également si la pénultième est longue et sourde, ou bien grave et brève.

Vous voilà provoqué à m'écrire une lettre plus étendue; je demande de pouvoir vous-lire un peu plus longuement; car je ne puis vous exprimer tout le ravissement que j'y trouve.

 

 

   

 

 

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