LETTRE CI
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE CI. (Au commencement de l'année 409.)

 

Mémorius était un évêque d'Italie; quel siège occupait-il ? Nous n'en savons rien. Mémorius avait été marié avant de recevoir les saints ordres; il fut le père de Julien, ce chef de l'hérésie pélagienne, contre lequel saint Augustin lutta si vaillamment et si victorieusement jusqu'à la dernière heure. L'évêque d'Hippone, à qui il avait demandé son ouvrage sur la musique, lui répond en des termes qui témoignent une grande considération. Ce qu'il dit des anciens, à propos des études libérales, ne doit pas être, regardé comme un mépris de leur génie; il ne condamne que leur amas d'erreurs. Bossuet, dans son beau traité de la Concupiscence, n'a pas tenu un autre langage (1). On remarquera le charmant et curieux passage de cette lettre de saint Augustin sur les six livres de la musique, et sa manière de comprendre l'harmonie.

 

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX, CHER, VÉNÉRABLE ET TRÈS-DÉSIRÉ SEIGNEUR MÉMORIUS , SON FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. Je ne devrais pas vous écrire sans vous envoyer les livres que vous m'avez demandés par le droit violent d'un saint amour : mon obéissance serait ainsi du moins une réponse à vos lettres où vous me comblez de vos bontés jusqu'à m'en accabler : je succombe sous leur poids, mais comme je suis aimé, je me relève. Ce n'est pas un homme ordinaire qui m'aime, me relève et me distingue, c'est un

 

1. Voir ce que nous avons dit à ce sujet dans nos Lettres sur Bossuet, lettre XIe.

 

prêtre du Seigneur que je sais être agréable à Dieu; et quand vous élevez vers le Seigneur votre âme si bonne, vous m'y élevez en même temps, puisque vous me portez en vous-même. Je devais donc vous envoyer maintenant les livres que j'avais promis de corriger; si je ne les envoie point, c'est que cette correction n'est pas faite : ne croyez point que je n'aie pas voulu, je n'ai pas pu; des soins multipliés et plus graves m'en ont empêché. Je vous écris aujourd'hui parce qu'il y aurait eu de ma part trop d'ingratitude et de dureté à souffrir que notre saint frère et collègue. Possidius, en qui vous retrouverez un autre nous-même, manquât l'occasion de vous connaître, vous qui nous aimez tant, ou fît votre connaissance sans une lettre de nous; c'est par nous qu'il a été nourri, autant que l'ont permis nos pressantes affaires, non pas de ces sciences que les esclaves des passions humaines appellent libérales, mais du pain du Seigneur.

2. Qu'y a-t-il en effet à dire aux injustes et aux impies qui se croient libéralement instruits, si ce n'est ce que nous lisons dans les saintes lettres vraiment libérales : « Si le Fils vous a délivrés, alors véritablement vous serez libres? » Car c'est lui qui nous fait connaître ce que peuvent avoir de libéral les études mêmes qui sont ainsi nommées par les hommes non appelés à cette liberté évangélique. Ces études n'ont de rapport avec la liberté que ce qu'elles ont de rapport avec la vérité; voilà pourquoi le Fils a dit: « Et la vérité vous délivrera (1). » Ainsi donc ces innombrables fables impies, dont les poésies sont pleines, n'ont rien de commun avec notre liberté; nous en dirons autant des mensonges emphatiques et ornés des orateurs, des sophismes verbeux des philosophes soit de ceux qui ont mal connu Dieu, soit de ceux qui l'avant connu ne l'ont pas glorifié comme Dieu ou ne lui ont pas rendu grâces, mais se sont évanouis dans leurs propres pensées; et leur cœur s'est endurci; et, se disant sages, ils sont devenus insensés: ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en une image de l'homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des serpents; soit enfin de ceux d'entre eux qui n'étant pas adonnés au culte des idoles ou qui l'étant peu, ont adoré cependant et ont servi la créature plutôt que le Créateur (2). A Dieu ne plaise que nous appelions sciences libérales les vanités et les folies menteuses, les

 

1. Jean, VIII, 32, 36. — 2. Rom. I, 21-25.

 

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inventions vaines et l'erreur superbe de ces malheureux qui n'ont pas connu, même dans ce qu'ils ont dit de vrai, la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, la grâce à laquelle seule nous devons d'être délivrés du corps de cette mort (1). Quant à l'histoire dont les auteurs font une haute profession de sincérité dans leurs récits, peut-être renferme-t-elle quelque chose qui mérite d'être connu des âmes libres, quand , bonnes ou mauvaises, les actions qu'elle rapporte sont vraies. Cependant, je ne vois pas trop comment, ne recevant point le secours de l'Esprit-Saint et obligés dans leur condition de faiblesse à recueillir les rumeurs répandues, ils ne se seraient pas trompés en bien des points: il y a toutefois en eux quelque chose qui approche de la liberté s'ils n'ont pas eu la volonté de mentir, et s'ils ne trompent les hommes que parce qu'ils auront été eux-mêmes trompés par la faiblesse humaine.

3. Les sons aident le plus à comprendre la valeur des nombres dans tous les mouvements des choses; on monte ainsi, comme par degrés, jusqu'aux plus hauts secrets de la vérité, à ces hauteurs où la divine sagesse se découvre agréablement dans l'ordre entier de sa providence à ceux qui l'aiment (2) : c'est ce que nous avons essayé de traiter, aux premiers loisirs que nous laissaient des soins plus importants et plus urgents, dans ces écrits que vous désirez recevoir de nous; j'ai composé alors six livres seulement sur le rythme, et, je l'avoue, je songeais à en composer six autres sur la modulation, quand j'espérais du loisir. Mais depuis que j'ai été chargé du poids des affaires ecclésiastiques, toutes ces douces choses me sont échappées des mains, de sorte qu'à peine trouvé je maintenant ce que j'ai écrit, ne pouvant me refuser à votre désir qui est pour moi un ordre. Si je puis vous envoyer ce petit ouvrage, je ne me repentirai pas de vous avoir obéi, mais vous pourriez bien vous repentir de me l'avoir demandé si ardemment. Car il est très-difficile d'entendre les cinq premiers livres sans quelqu'un qui, non-seulement distingue les personnes des interlocuteurs, mais qui, par 1a prononciation, fasse sentir la durée des syllabes, de façon à frapper l'oreille de la diversité des nombres : d'autant plus qu'il s'y mêle des intervalles de silences mesurés qui ne sauraient être compris sans le secours d'une habile prononciation.

 

1. Rom, VII, 24, 25. — 2. Sages. VI, 17.

 

4. Ayant trouvé corrigé le sixième livre où est ramassé tout le fruit des autres, je l'envoie sans retard à votre charité; peut-être ne déplaira-t-il pas trop à votre gravité. Pour ce qui est des cinq premiers, c'est à peine si Julien (1), notre fils et collègue dans le diaconat, car il est déjà enrôlé dans nôtre sainte milice, les jugera dignes d'être lus et compris. Je n'ose pas dire que je l'aime plus que vous, pal ce que je veux rester vrai, mais cependant j'ose dire que je désire le voir plus que je ne désire vous voir vous-même. Il peut vous sembler étrange que vous aimant autant l'un que l'autre, il y en ait un qui soit l'objet particulier de mes désirs; .mais ce qui produit ce sentiment c'est une plus grande espérance de voir Julien, car, je le crois, si vous lui commandez ou lui permettez de venir vers nous, il fera ce qu'on fait à son âge, surtout quand on n'est pas encore retenu par des soins plus importants; et par lui je vous aurai vous-même sans plus de retard. Je n'ai pas indiqué les mesures des vers de David, parce que je les ignore. Je ne sais pas l'hébreu, et le traducteur n'a pu faire passer les mesures dans sa version, de peur de nuire à l'exactitude du sens. Au reste les vers hébreux ont des mesures certaines, si j'en crois ceux qui entendent bien cette langue; car le saint prophète aimait la pieuse musique, et c'est luit, plus que tout autre, qui m'a inspiré un goût si vif pour ces sortes d'études. Demeurez à jamais sous la protection du Très-Haut (2), vous tous qui habitez dans la même maison (3), père, mère, frères et fils, et, tous enfants d'un même père! souvenez-vous de nous !

 

 

1. Ce jeune Julien, dont saint Augustin prononce affectueusement le nom, devait plus tard prendre rang parmi les plue ardente ennemis de l'Eglise catholique et de l'évêque d'Hippone.

2. Ps. XC, 1. — 3. Ps. LXVII, 7.

 

 

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