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LETTRE CXXXIII. (Année 412.)
L'ignorance ou la mauvaise foi des ennemis de l'Eglise ne s'est pas lassée de travestir saint Augustin en persécuteur acharné; la lettre suivante est un des nombreux témoignages de la douceur de l'évêque d'Hippone et de la douceur du génie catholique. on remarquera avec quelle autorité l'évêque parle de miséricorde à un grand personnage de l'empire.
AUGUSTIN A SON EXCELLENT, ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-CHER FILS MARCELLIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. J'ai appris que votre noblesse avait entendu les circoncellions et les clercs du parti de Donat qu'il a fallu mettre en jugement pour leurs méfaits dans un intérêt d'ordre public, et que beaucoup de ces donatistes dénoncés par les magistrats d'Hippone avaient fait des aveux : ils se sont reconnus coupables du meurtre de Restitut , prêtre catholique, et de violences contre Innocent, un autre de nos prêtres, à qui ils ont crevé un oeil et coupé un doigt. Ces aveux m'ont mis en grande inquiétude ; je crains que votre Sublimité ne songe à frapper les coupables avec toute la sévérité des lois et à les traiter comme ils ont traité les autres. C'est pourquoi, au nom de la foi que vous avez dans le Christ, et au nom de la miséricorde du Christ lui-même, je vous conjure de ne pas faire cela ni de le permettre. Quoique nous puissions ne pas nous reprocher la mort de ces donatistes, puisqu'ils n'ont point été dénoncés par les nôtres, mais par les magistrats chargés de veiller à la tranquillité publique, toutefois nous ne voulons pas de ce qui ressemblerait à la loi du talion pour venger les souffrances des serviteurs de Dieu. Ce n'est pas que nous nous opposions à ce qui doit ôter aux méchants la liberté du crime, mais nous voulons qu'on leur laisse la vie et qu'on ne fasse subir à leur corps aucune mutilation; il nous paraîtrait suffisant qu'une peine légale mît fin à leur agitation insensée et les aidât à retrouver le bon sens, ou qu'on les détournât du mal en les employant à quelque travail utile. Ce serait là aussi une condamnation; mais qui ne comprend qu'un état où l'audace criminelle ne peut plus se donner carrière et où on laisse le temps au repentir, doit être appelé un bienfait plutôt qu'un supplice ? 2. Juge chrétien, remplissez le devoir d'un bon père; réprimez le mal sans oublier ce qui est dû à l'humanité; que les atrocités des pécheurs ne soient pas pour vous une occasion de goûter le plaisir de la vengeance, mais qu'elles soient comme des blessures que vous preniez soin de guérir. Veuillez ne pas vous départir de ces paternels sentiments qui volts ont porté à ne pas user de chevalets, d'ongles de fer, ni de flammes, mais simplement de verges pour obtenir l'aveu de si grands crimes. Les verges sont à l'usage des maîtres d'arts libéraux, des pères eux-mêmes et souvent aussi des évêques dans les jugements qu'ils sont appelés à prononcer. Ne punissez donc point par (277) des cruautés ce que vous avez découvert par de doux moyens. Il est plus nécessaire de re chercher que de châtier; voilà pourquoi les hommes les moins sévères mettent un soin si extrême à découvrir un crime caché, afin de savoir à qui pardonner. Aussi faut-il bien souvent mettre de la dureté dans la recherche, pour qu'il soit possible de faire éclater la mansuétude après que les coupables ont été trouvés. Car toutes les bonnes oeuvres aiment la lumière; ce n'est point par amour de la gloire humaine, mais c'est, dit le Seigneur, pour que les hommes « voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux (1). » Et c'est pourquoi il n'a pas suffi à l'Apôtre de nous avertir de garder la douceur, il veut que nous la fassions connaître à tous : « Que votre douceur, dit-il , soit connue de tous les hommes (2); » et ailleurs : « Montrez votre douceur à tous les hommes (3). » La bénignité du saint roi David épargnant l'ennemi qui est sous sa main semblerait moins éclatante (4), si on ne voyait en même temps combien il lui eût été facile de le tuer. Ne vous laissez donc pas entraîner par le pouvoir de punir, vous qui, dans la nécessité de découvrir les coupables, n'avez rien perdu de votre mansuétude. Vous n'avez pas voulu du bourreau pour arracher la vérité, ne le cherchez pas après que la vérité est connue. 3. En dernier lieu, c'est pour l'avantage de l'Eglise que vous avez été envoyé. Or, j'affirme que ce que je désire sera profitable à l'Eglise catholique, et, pour ne pas sortir de mes attributions , que ce sera profitable au diocèse d'Hippone. Si vous n'écoutez pas la prière de l'ami, écoutez le conseil de l'évêque. Quand -je m'adresse à un chrétien , surtout dans une affaire de ce genre, je puis même dire, sans manquer à aucun égard envers vous, que vous devez écouter l'ordre de l'évêque, ô mon excellent, illustre seigneur et très-cher fils ! Je sais que les affaires qui intéressent l'Eglise vous concernent principalement; mais comme je crois que celle-ci en particulier regarde le glorieux et illustre proconsul, je lui écris aussi. Je vous prie de prendre la peine de lui donner ma lettre et de la lui envoyer s'il en est besoin; je vous conjure tous les deux de ne pas trouver importuns mes prières, mes conseils et mes sollicitudes. Ne ternissez point les souffrances
1. Matth. V, 16. 2. Philip. IV, 5. 3. Tite. III, 2. 4. I Rois. XXIV, 7.
des serviteurs catholiques de Dieu, qui doivent servir à l'édification spirituelle des faibles, en traitant leurs ennemis comme ceux-ci les ont traités eux-mêmes, mais diminuez plutôt la sévérité des jugements ; ne perdez pas de vue votre foi d'enfants de l'Eglise et la mansuétude de cette même Eglise, votre mère. Que le Seigneur tout-puissant enrichisse votre grandeur de tous les biens, ô mon excellent, illustre seigneur et très-cher fils !
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