LETTRE CXLVIII
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE CXLVIII. (Année 413.)

 

Fortunatien fut un des sept évêques catholiques choisis pour soutenir la dispute contre les donatistes dans la conférence de Carthage. Saint Augustin le prie en des termes à la fois humbles, doux et charmants, de lui obtenir son pardon d'un collègue qui avait été blessé de quelques passages de la lettre à Pauline , où l'anthropomorphisme est vivement et sévèrement condamné. L'évêque d'Hippone traite de nouveau de la nature de Dieu, de son invisibilité, de l'état futur des corps après la résurrection, et rappelle que, selon la parole du Christ, la vue de Dieu est réservée À ceux qui ont le coeur pur.

 

MÉMOIRE AU SAINT FRÈRE FORTUNATIEN.

 

1. Je vous ai prié de vive voix et je vous demande encore de vouloir bien visiter le collègue dont nous avons parlé et obtenir de lui qu'il me pardonne s'il a trouvé quelque chose de dur et d'âpre dans la lettre que je ne me repens pas d'avoir écrite quant au fond, et où j'ai dit que les yeux de ce corps mortel ne voient pas et ne verront jamais Dieu. J'ai dit le motif qui m'a fait ainsi parler, c'est pour ne pas laisser croire que Dieu lui-même soit corporel et qu'il soit visible dans l'étendue et à des distances, car l'œil de notre corps ne peut rien voir autrement; je ne voulais pas non plus que les mots face à face (1) fussent compris de façon à se représenter Dieu avec des membres. Je ne me repens donc point d'avoir dit cela : il ne fallait pas que, par un sentiment impie, au lieu de croire que Dieu est tout entier partout, on s'imaginât qu'il est divisible à travers l'étendue car les yeux de notre corps n'atteignent que ce qui appartient à l'espace.

2. Au reste si quelqu'un, ne concevant pas Dieu sous ces formes grossières, mais croyant qu'il est un esprit immuable et incorporel et tout entier partout, pense qu'après la résurrection notre corps animal sera transformé et deviendra spirituel au point que par lui nous pourrons voir la substance incorporelle, non divisible dans l'étendue, non circonscrite par des membres, mais demeurant tout entière partout, je désire qu'il me l'enseigne, si son opinion est conforme à la vérité; si c'est une erreur, il est bien plus supportable d'attribuer au corps quelque chose de trop que de retrancher quelque chose à Dieu. Mais ce sentiment, fût-il la vérité même, n'aurait rien de contraire à ce que j'ai avancé dans ma lettre. J'ai

 

1. I Cor. XIII, 12.

 

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dit que les yeux de ce corps ne verront pas Dieu, par la raison qu'ils ne peuvent voir que des corps placés à quelque distance, c'ir, sans distance, nos yeux ne voient pas même les corps (1).

3. Si nos corps, après la résurrection, doivent être tellement changés qu'ils aient des yeux avec lesquels on verra cette substance qui n'est pas répandue dans l'espace ni bornée par l'étendue, qui n'est pas différente selon les lieux, plus petite dans un moindre espace, plus grande dans un plus grand, mais qui est incorporellement tout entière partout, ces corps seront tout autres de ce qu'ils sont à présent; ils n'auront pas seulement perdu la mortalité, la corruption et la pesanteur, mais ils s'élèveront jusqu'à la puissance de l'esprit, puisqu'ils pourront atteindre ce que l'esprit lui-même n'a pas aujourd'hui et aura seulement alors le privilège de voir. Si nous disons d'un homme , dont les moeurs ont changé, qu'il n'est plus ce qu'il a été, et si nous en disons autant du corps sur lequel ont passé les ans, à plus forte raison le corps ne sera plus le même après une transformation qui non-seulement lui donnera une immortelle v ie, mais encore lui fera voir l'invisible! C'est pourquoi si les yeux voient alors Dieu ils ne seront pas les yeux du corps tel qu'il est, et le corps ne sera plus le même quand il sera élevé à cette force et à cette puissance : ce sentiment n'a donc rien de contraire aux paroles de ma lettre. Mais si le corps change seulement en ce sens que, de mortel qu'il est aujourd'hui, il deviendra immortel, et qu'au lieu d'appesantir l'âme comme aujourd'hui, il deviendra prompt à tout mouvement; s'il n'est autre que ce qu'il est pour voir ce qui appartient aux lieux et aux distances , il ne verra d'aucune façon la substance incorporelle qui demeure tout entière partout. N'importe où la vérité se trouve ici, il est certain que d'après l'un et l'autre de ces deux sentiments , les yeux de ce corps mortel ne verront pas Dieu. S'ils demeurent tels quels, ils ne le verront pas; s'ils le voient, ce ne seront plus les mêmes yeux : le corps sera tout autre à la suite d'une si grande transformation.

4. Mais si notre collègue sait quelque chose de mieux là-dessus, je suis tout prêt à l'apprendre soit de lui , soit de celui qui l'a instruit lui-même. Si je disais cela par dérision,

 

1. En traduisant ces lignes de saint Augustin. nous nous rappelons cette pensée de M. de Maistre :  « L'oeil ne voit pas ce qui le touche. » M. de Maistre étend à l'observation morale la vérité matérielle que note en passant l'évêque d'Hippone.

 

je me montrerais disposé aussi à me laisser prouver que Dieu est corporel, qu'il a des membres et qu'il est divisible dans l'étendue; c'est ce que je ne fais pas, parce que je ne parle point par dérision, et que je suis bien certain qu'un Dieu pareil n'existe pas; c'est pour qu'on ne le crût point, que j'ai écrit cette lettre. Je n'y ai prononcé aucun nom, tout en signalant des erreurs; mais je me suis laissé aller dans mon langage à trop de vivacité, et je n'ai pas eu pour la personne d'un frère et d'un collègue dans l'épiscopat tous les égards qu'elle méritait; je ne justifie pas cela, je le condamne; je ne l'excuse pas, je m'en accuse. Que mon collègue me pardonne, je le lui demande; qu'il se souvienne de notre ancienne amitié et qu'il oublie une offense récente. Qu'il fasse ce qu'il est fâché que je n'aie pas fait; qu'il m'accorde mon pardon avec la douceur que je n'ai pas eue dans ma lettre. Je l'en prie par votre charité, n'ayant pu l'en prier de vive voix comme je l'aurais voulu. J'y ai fait effort par l'entre. mise d'un homme vénérable, plus élevé que nous tous en dignité et qui a écrit à ce frère offensé; mais celui-ci a refusé de venir: il soupçonnait, je crois, au fond de cette démarche quelque ruse comme il y en a dans la plupart des affaires humaines; persuadez-lui qu'une semblable idée est bien loin de mon esprit; vous le pourrez aisément en le voyant. Qu'il sache avec quelle grande et vraie douleur je vous ai parlé du déplaisir que je lui cause; qu'il sache que je ne le méprise pas, combien j'honore Dieu en lui, et combien je vois dans sa personne le Chef divin dans le corps de qui nous sommes frères. Je n'ai pas cru devoir me rendre au lieu qu'il habite, de peur de donner à nos ennemis un spectacle qui eût excité leur moquerie, d'être pour nos catholiques un sujet d'affliction et pour nous-mêmes un sujet de honte. Tout peut s'arranger par votre sainteté et votre charité ; dans cette oeuvre réparatrice vous serez l'instrument de Celui qui habite en votre coeur par la foi : je ne crois pas que notre collègue le méprise en vous, puisqu'il le reconnaît en lui.

5. Quant à moi, dans tout ceci, je n'ai rien trouvé de meilleur à faire que de demander pardon au collègue qui a été blessé et s'est plaint de l'âpreté de ma lettre. II fera aussi, j'espère, ce que commande Celui qui, parlant. par la bouche de l'Apôtre, a dit : « Remettez-vous mutuellement les sujets de plainte que (361) vous pouvez avoir les uns contre les autres, et pardonnez-vous comme le Seigneur vous a pardonné (1). Soyez donc les imitateurs de Dieu comme étant ses enfants bien-aimés, et marchez dans la charité, comme le Christ nous a aimés (2). » Sans nous écarter de cette voie de la charité, cherchons pacifiquement ce qu'on peut, avec plus d'application, apprendre sur le corps spirituel que nous aurons après la résurrection ; si nous nous trompons Dieu nous éclairera, pourvu que nous demeurions en lui (3). Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui; car Dieu est charité (4), soit parce que nous en trouvons en lui la source ineffable, soit parce qu'il nous la départit par son Saint-Esprit. Si donc on peut prouver qu'un jour la charité sera vue des yeux du corps, peut-être Dieu pourra-t-il être vu de la même manière; mais si la charité elle-même ne peut jamais être vue de la sorte, encore moins le sera-t-il Celui qui en est la source : et quel mot exprimerait assez dignement une si grande chose !

6. De grands hommes, très-savants dans les saintes Ecritures, et dont les travaux ont été un secours pour l'Eglise et pour les études religieuses des fidèles, ayant eu occasion de s'expliquer sur cette question , ont dit que le Dieu invisible se voit invisiblement, c'est-à-dire par cette nature qui demeure aussi invisible en nous par un esprit et un coeur pur. Le bienheureux Ambroise, parlant du Christ comme étant le Verbe, a dit que « Jésus se voit, non point des yeux du corps, mais des yeux de l'esprit. » « Les juifs ne l'ont pas vu, » a-t-il ajouté, « car leur coeur insensé était dans l'aveuglement (5) : » saint Ambroise marquait ainsi par où on voit le Christ. De même, en parlant du Saint-Esprit, le saint évêque cite ces paroles du Seigneur : « Je prierai mon Père, et il vous donnera un autre Consolateur, qui sera toujours avec vous , l'Esprit de vérité que ce monde ne peut recevoir parce qu'il ne le voit pas et ne le connaît pas ». Il fallait donc, dit saint « Ambroise, que le Christ parût avec un corps, puisqu'il est invisible dans la substance de a sa divinité. Nous avons vu l'Esprit, mais sous à une forme corporelle ; voyons aussi le Père ; mais parce que nous ne pouvons pas le voir, écoutons-le. » Et ensuite : « Ecoutons donc le

 

1. Coloss III, 13. — 2. Ephés. V, 1, 2. — 3. Philip. III, 15, 16. — 4. I Jean, IV, 16. — 5.  Livre I sur s. Luc. I. — 6. Jean, XIV, 16, 17.

 

Père, car il est invisible; son Fils est aussi invisible selon sa divinité, car jamais personne n'a vu Dieu (1) : le Fils étant Dieu, il est donc invisible dans ce qui fait qu'il est Dieu (2). »

7. Voici maintenant les paroles de saint Jérôme : « L'oeil de l'homme ne peut voir  Dieu tel qu'il est dans sa nature ; non-seulement l'homme ne le peut pas, mais encore les anges, les trônes, les puissances, les dominations et tout ce qui a un nom, car la créature ne peut pas voir son Créateur. » Le très-savant homme montre assez par ces mots quel est son sentiment sur ces questions, même en ce qui touche le siècle futur. Quelque heureux changement qui doive s'opérer dans les yeux de notre corps, on ne peut pas espérer rien de mieux qu'en les supposant alors égaux aux yeux des anges : or, saint Jérôme dit que la nature du Créateur demeure invisible aux anges mêmes et à toute créature céleste. Demandera-t-on si nous ne deviendrons pas supérieurs aux anges, et voudra-t-on garder des doutes à cet égard? Mais le Seigneur lui-même s'est clairement exprimé, lorsque en parlant des élus qui ressusciteront pour entrer dans son royaume, il dit qu'ils « seront égaux aux anges de Dieu (3). » C'est pourquoi saint Jérôme, dans un autre ouvrage, s'exprime ainsi: « L'homme ne peut donc pas voir la face de Dieu; mais les anges, ceux même qui sont les gardiens des petits dans l'Eglise, voient toujours la face de Dieu (4). Maintenant nous voyons dans un miroir, dans une énigme; mais alors nous verrons face à face (5), alors que nous ne            serons  plus des hommes, mais des anges, et que nous pourrons dire avec l'Apôtre : Contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous serons transformés comme par l'Esprit du Seigneur, de gloire en gloire, jusqu'à devenir semblables à lui (6) : Et toutefois aucune créature ne voit la face de Dieu selon la qualité propre de sa nature, et on ne le voit avec l'esprit qu'en le croyant invisible (7). »

8. Il y a beaucoup de choses à considérer dans ces paroles d'un homme de Dieu; et d'abord, conformément à ce que le Seigneur a clairement annoncé, saint Jérôme pense que nous verrons Dieu face à face quand nous

 

1. I Jean, IV, 2. — 2. Livre II sur s. Luc, III, 22. — 3. Luc, XX, 36. — 4. Matth. XVIII, 10. — 5. I Cor. XIII; 12. — 6. II Cor. III, 18. — 7. Livre 1 sur Isaïe, I.

 

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serons élevés à la condition des anges, c'est-à-dire quand nous serons égaux aux anges, ce qui arrivera sûrement après la résurrection; ensuite il a montré clairement, par le témoignage de l'Apôtre, que la vue de Dieu face à face s'entend de l'homme intérieur et non pas de l'homme extérieur; l'Apôtre en effet parlait de la face de l'âme lorsqu'il disait dans cet endroit rapporté par saint Jérôme : « Mais nous, en contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en son image. » Si quelqu'un en doute, qu'il examine le passage et fasse attention au sens des paroles de l'Apôtre : il s'agit du voile que laisse devant les yeux la lecture de l'Ancien Testament, jusqu'à ce qu'on passe au Christ, et que le voile tombe. Car l'Apôtre dit ici : « Mais nous, en contemplant à face découverte la gloire du Seigneur; » cette face n'était pas découverte pour les juifs dont saint Paul dit qu'un « voile est posé sur leur coeur ; » par là il montre que c'est la face du coeur qui se découvre en nous quand le voile tombe. Enfin, craignant que, faute d'intelligence ou de discernement, on ne se laissât aller à croire que, soit à présent, soit dans la vie future, les anges ou les hommes, lorsqu'ils seront égaux aux anges, puissent voir Dieu, saint Jérôme déclare expressément que « nulle créature ne voit Dieu selon la qualité propre de sa nature , et qu'on ne le voit avec l'esprit qu'en le croyant invisible. » Il résulte suffisamment de ces paroles que Dieu, quand, sous une forme corporelle, il a été vu des hommes par les yeux du corps, ne l'a pas été selon la qualité propre de sa nature, puisqu'on ne le voit avec l'esprit qu'en le croyant invisible. A qui est-il invisible si ce n'est aux yeux corporels des créatures célestes elles-mêmes, comme saint Jérôme l'a dit plus haut des anges, des puissances et des dominations? A plus forte raison est-il invisible à des yeux terrestres ?

9. Ailleurs saint Jérôme dit plus clairement encore : « Que non-seulement les yeux de la chair, mais même les yeux de l'esprit ne peuvent voir la divinité du Père ni la divinité du Fils et du Saint-Esprit, qui ne sont qu'une seule et même nature dans la Trinité; le Sauveur a dit des yeux de l'esprit : Heureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils verront Dieu (1)! » Quoi de plus évident que cette

 

1. Matth. V, 8.

 

déclaration? Si le saint docteur s'était borné à dire que les yeux du corps ne peuvent voir la divinité du Père ni la divinité du Fils, ni celle du Saint-Esprit, et qu'il n'eût point parlé des yeux de l'esprit, on pourrait répondre que la chair perdra son nom lorsque le corps sera devenu spirituel; mais saint Jérôme désigne en termes exprès les yeux de l'esprit, et dès lors il exclut de la vue de Dieu toute espèce de corps. Et de peur qu'on ne crût qu'il ne parlait que pour ce monde, il invoque aussi le témoignage du Seigneur pour montrer ce qu'il entend par les yeux de l'esprit; or, ce n'est pas à la vie présente, c'est-à-dire future que j'applique la promesse contenue dans ce divin témoignage : « Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (1) ! »

10. Egalement, le bienheureux Athanase, évêque d'Alexandrie, lorsqu'il combattait contre les Ariens qui soutiennent que Dieu seul est invisible, mais que le Fils et le Saint-Esprit sont visibles, établit l'égale invisibilité de la Trinité par les témoignages des saintes Ecritures et la puissance de ses propres raisonnements : il prouva fortement que Dieu n'a été vu que sous la forme d'une créature, mais que, selon la qualité propre de sa divinité, Dieu, c'est-à-dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, est tout à fait invisible et ne peut être connu que de l'intelligence et de l'esprit. Saint Grégoire, évêque d'Orient, dit aussi et très-nettement que Dieu est invisible de sa nature, et que quand il a apparu aux saints et anciens personnages comme à. Moïse, par exemple, avec lequel il parlait face à face, il avait pris quelque forme sensible saris que sa nature divine sortît de l'invisibilité (2). C'est également le sentiment de notre Ambroise; il admet que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont été vus sous des formes choisies par leur volonté et non pas tirées de leur nature (3). Sa pensée se trouve ainsi conforme à la vérité de cette parole, qui est de Jésus-Christ Notre-Seigneur lui-même

« Jamais personne n'a vu Dieu (4), » et à la vérité de cette parole de l'Apôtre, ou plutôt du Christ parlant par l'Apôtre : « Nul homme n'a vu ni ne peut voir Dieu (5); » elle n'est pas non plus contraire aux passages des Ecritures

 

1. Matth. V, 8. — 2. Cette citation est tirée de la XLIXe oraison qui a pris place parmi les oraisons de saint Grégoire de Nazianze; mais, d'après l'opinion qui a prévalu chez les savants, cette XLIXe oraison n'est pas de saint Grégoire de Nazianze ni d'aucun père grec, mais elle appartient à un écrivain inconnu. — 3. voy. ci-dessus, lett. CXLVII, n. 18 et suiv. — 4. Jean, I, 18. —5. I Tim. VI, 16.

 

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qui racontent que Dieu a été vu : invisible selon la nature propre de sa divinité, Dieu peut être vu lorsqu'il le veut et sous la forme créée qu'il lui plaît de prendre.

11. Or, s'il est de la nature de Dieu d'être invisible comme incorruptible, cette nature ne changera pas dans le siècle futur au point que d'invisible il devienne visible, pas plus que d'incorruptible, il ne pourra devenir corruptible, car il est en même temps immuable. C'est pourquoi l'Apôtre a relevé l'incomparable excellence de la nature de Dieu dans ce passage où il met ensemble l'invisibilité et l'incorruptibilité : « Au roi des siècles invisible, incorruptible, à Dieu seul, honneur et gloire a dans les siècles des siècles (1) ! » Je n'ose pas faire ici une différence, je n'ose pas dire que Dieu est incorruptible dans les siècles des siècles, mais qu'il n'est pas invisible dans les siècles des siècles, et qu'il l'est seulement en ce monde. De plus les passages suivants des Ecritures ne peuvent pas être faux : « Heureux ceux qui ont le cœur pur parce qu'ils verront Dieu (2) ! Nous savons que, quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons comme il est (3); » donc nous ne pouvons nier que les enfants de Dieu verront Dieu; mais ils le verront comme on voit les choses invisibles, comme il promettait qu'on le verrait lorsque, se montrant visible aux hommes dans la chair il disait devant eux «Et je l'aimerai et je me montrerai à lui (4). » Mais par où se voient les choses invisibles si ce n'est par les yeux de l'âme? J'ai dit ci-dessus ce que Jérôme a pensé de ces yeux du coeur qui doivent contempler Dieu.

12. Voilà aussi pourquoi l'évêque de Milan, que j'ai déjà cité, dit qu'après la résurrection il ne sera facile de voir Dieu qu'à ceux qui ont le cœur pur; il s'appuyait sur cette parole : « Heureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils verront Dieu ! » — « Que d'heureux le Sauveur avait déjà comptés, » dit-il sans leur promettre qu'ils verraient Dieu ! Il continue en ces termes : « Si donc ceux qui ont le cœur pur verront Dieu, les autres ne le verront pas. » Et de peur que nous n'entendions par les autres ceux dont il a dit : « Heureux les pauvres, heureux ceux qui sont doux ! » l'évêque de Milan ajoute aussitôt que « les indignes ne verront pas Dieu. » Il veut qu'on entende par les indignes ceux qui, malgré

 

1. I Tim. I, 17. — 2. I Jean, III, 2. — 3. Jean, XIV, 21. — 4. Galat. V, 6.

 

leur résurrection, ne pourront pas voir Dieu, car ils ressusciteront pour la damnation, parce qu'ils n'auront pas voulu purifier leur cœur par cette foi qui opère par l'amour (1). C'est pourquoi il continue ainsi : « Celui qui n'aura pas voulu voir Dieu ne pourra pas le voir. » Et parce qu'il était tout simple de lui objecter que tous les impies veulent voir Dieu, il ne tarde pas à expliquer que l'impie ne veut pas voir Dieu, puisqu'il ne veut pas purifier son coeur : « Dieu, dit-il, ne se voit pas dans un .lieu, mais dans un cœur pur; Dieu ne se cherche pas des yeux du corps; on ne le mesure pas du regard, on ne le touche pas, on ne l'entend pas, on ne le voit pas marcher (2). » Ainsi le bienheureux Ambroise songe à nous apprendre ce que doivent préparer les hommes qui veulent voir Dieu : ils doivent purifier leur cœur par la foi qui opère par l'amour, avec la grâce de l'Esprit-Saint : nous tenons de lui comme gage ce désir même de voir Dieu (3).

13. L'Ecriture parle souvent de Dieu comme s'il avait des membres, et pour qu'on ne s'imagine pas que ce soit notre corps qui fasse notre ressemblance avec lui, la même Ecriture dit que Dieu a des ailes (4) : or, nous n'en avons pas. De même donc que par les ailes nous entendons la protection divine, ainsi par les mains nous devons comprendre son action, par les pieds sa présence, par les yeux la connaissance qu'il a de nous, par la face la lumière au moyen de laquelle il se révèle à notre coeur; si nous rencontrons dans les Livres saints d'autres expressions de ce genre, je pense qu'il faut les entendre dans le sens spirituel. Je ne suis ni le seul ni le premier à penser ainsi ; c'est le sentiment de tous ceux qui, accoutumés, n'importe à quel degré, à la contemplation des choses spirituelles, combattent les contradicteurs appelés, à cause de cela, anthropomorphites. Pour ne pas allonger cette lettre de témoignages trop nombreux, je me borne à un passage de saint Jérôme ; notre collègue verra que s'il garde sur ce point une opinion contraire à la mienne, ce n'est pas avec moi uniquement, c'est aussi avec les anciens qu'il aura affaire.

14. Cet homme si savant dans les Ecritures commentait un psaume où il est dit : « Comprenez donc, vous qui, dans le peuple, êtes des hommes sans jugement; insensés, soyez

 

1. Galat. V, 6. — 2. Ci-dessus, lett. CXLVII, n. 18 et suiv. — 3. II Cor. V, 4-8. — 4. Ps. XVI, 8.

 

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enfin sages. Celui qui a planté l'oreille n'entendra-t-il pas ? celui qui a formé l'oeil ne verra-t-il point?» «Cet endroit, dit-il, porte contre ceux qui sont anthropomorphites, et qui prétendent que Dieu a des membres comme nous en avons. Ainsi, par exemple, il est dit que Dieu a des yeux, car les yeux du Seigneur voient toutes choses (1); la main du Seigneur fait tout (2) ; et Adam entendit le bruit des pieds du Seigneur qui se promenait dans le paradis (3) : les anthropomorphites comprennent ces choses avec une grossière simplicité, et attribuent à la grandeur de Dieu ce qui n'est qu'une marque de la faiblesse de l'homme. Mais moi je dis que Dieu est tout oeil, tout main, tout pied ; tout oeil parce qu'il voit tout, tout main parce qu'il fait tout, tout pied parce qu'il est partout. Voyez donc ce que dit le Psalmiste : Celui et qui a planté l'oreille n'entendra-t-il pas? Celui qui a formé les yeux ne verra-t-il pas ? Il ne dit point : Celui qui a planté l'oreille n'en a-t-il pas lui-même ? N'a-t-il pas des yeux? Que dit-il? Celui qui a planté l'oreille n'entendra-t-il pas ? Celui quia formé les yeux ne verra-t-il pas ? Le Psalmiste n'a pas donné à Dieu des organes, mais la plénitude de leur effet (4). »

15. J'ai cru devoir rappeler ces témoignages des auteurs grecs et latins de l'Eglise catholique qui nous ont précédés dans l'explication des divines Ecritures, afin que notre collègue, s'il est d'un avis différent, sache qu'il faut chercher, s'instruire ou enseigner dans une attentive et paisible étude, en rejetant tout sentiment d'amertume, en gardant ou en rétablissant entièrement la suavité de la charité fraternelle. Car le respect absolu que nous devons à l'autorité des Ecritures canoniques, nous ne le devons aux écrits de personne, pas même des catholiques les plus justement honorés; il doit nous être permis, tout en gardant le respect qui est dû à de tels hommes, de désapprouver et de rejeter ce que nous pourrions rencontrer dans leurs livres de contraire à la vérité, avec l'aide de Dieu, soit par nous-mêmes, soit par les lumières d'autrui. Je suis ainsi, quant à moi, pour les ouvrages des autres, et je veux qu'on agisse de même à l'égard des miens. D'a:près tout ce que je viens de citer des livres de ces doctes et saints

 

1. II Paralip. XVI, 9; Ecelési. XXIII, 27, 28. — 3. Ruth, I, 13, etc. — 4. Gen. III, 8. — 5. Jér. com. du Ps. XCIII, 8, 9.

 

personnages Ambroise, Jérôme, Athanase, Grégoire, et d'après d'autres témoignages qu'il eût été trop long de reproduire, je crois fermement, Dieu aidant, et, autant qu'il m'en fait la grâce, je comprends que Dieu n'est pas un corps, qu'il n'a pas des membres de forme humaine, qu'il n'est pas divisible dans l'étendue, qu'il est de sa nature immuablement invisible, et que, toutes les fois qu'au rapport des saintes Ecritures il a été vu des yeux du corps, il n'a pas été vu selon sa nature et sa substance, mais sous des formes qu'il lui a plu de choisir.

16. En ce qui concerne le corps spirituel que nous aurons après la résurrection, et l'heureuse transformation qu'il recevra, je n'ai rien lu encore nulle part, je l'avoue, qui m'ait paru suffisant pour dissiper mes doutes ou pour me mettre en mesure d'instruire les autres; j'ignore si le corps passera à la simplicité de la nature spirituelle, de façon que l'homme tout entier soit esprit, ou si, ce que je croirais davantage, sans cependant l'affirmer avec une pleine confiance, le corps sera spirituel à cause de je ne sais quelle ineffable souplesse, tout en gardant la substance corporelle qui ne pourrait ni vivre ni sentir par elle-même, mais au moyen de l'esprit dont elle serait l'instrument; et d'ailleurs, de ce qu'en ce monde le corps est appelé animal (1), la nature de l'âme n'est pas . pour cela la même que celle du corps; si le corps, une fois immortel et incorruptible, garde alors sa nature, aidera-t-il l'esprit pour voir les choses visibles elles-mêmes, c'est-à-dire les choses corporelles, que nous ne pouvons voir aujourd'hui que des yeux du corps ? Ou bien notre esprit sera-t-il capable alors de connaître les choses corporelles sans les yeux de la chair, comme Dieu les connaît ? Pour toutes ces choses et beaucoup d'autres qui peuvent se remuer dans cette question, je n'ai, je l'avoue, rien lu nulle part jusqu'ici qui me satisfasse, soit pour ma propre instruction, soit pour l'instruction des autres.

17. C'est pourquoi, si cette réserve, quelle qu'elle soit, ne déplaît pas à mon collègue, comme il est écrit que nous verrons Dieu tel qu'il est (2), préparons-nous à cette vue, Dieu aidant, et autant que nous pouvons, par la pureté du coeur. Quant à la question du corps

 

1. Le corps est appelé animal par saint Paul, parce que la vie lui vient de l’âme qui l'habite.

2. I Jean, III, 2.

 

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spirituel, cherchons dans un esprit de paix et avec toute la force de notre attention : peut-être Dieu daignera-t-il, d'après ses Ecritures, nous montrer quelque chose de certain et de clair, s'il sait que cette connaissance nous est utile. En supposant qu'on trouve que la transformation du corps le rendra capable de voir les choses invisibles, je ne pense pas qu'une telle puissance du corps ôte la vue à l'âme, de façon que l'homme extérieur puisse voir Dieu et que l'homme intérieur ne le puisse pas comme si Dieu n'était pour l'homme qu'au dehors et qu'il ne fût pas au dedans de l'homme, lorsqu'il est positivement écrit que « Dieu sera tout en tous (1) ; » ou comme si Dieu, qui est tout entier partout sans occuper aucun point de l'étendue, était au dedans de nous de manière à n'être vu que par l'homme extérieur, et à ne pouvoir l'être par l'homme intérieur. Il y aurait de l'absurdité à penser cela, car les saints seront pleins de Dieu ; ils n'en seront pas environnés extérieurement en restant vides au dedans; dans cette plénitude divine, ils ne se trouveront pas frappés d'une cécité intérieure par suite de laquelle ils verraient seulement des yeux du dehors ce Dieu dont ils seraient entourés. Il demeure donc certain que les élus dans la vie future verront Dieu par l'homme intérieur. Mais si, par un changement admirable, les yeux du corps peuvent aussi voir Dieu, nous gagnerons d'un côté sans rien perdre de l'autre.

18. Mieux vaut donc affirmer ce qui reste hors de doute, savoir que l'homme intérieur verra Dieu, car seul il peut voir la charité dont il a été dit pour sa gloire : « Dieu est charité (2); » seul il peut voir la paix et la sanctification sans lesquelles personne ne peut voir Dieu (3). Maintenant nul oeil de chair ne voit la charité, la paix, la sanctification et autres choses semblables; mais l'oeil de l'âme les voit et d'autant plus clairement qu'il est plus pur. Ainsi croyons sans hésitation que nous verrons Dieu, soit que nous trouvions ou que nous ne trouvions pas ce que nous cherchons sur la qualité du corps dans la vie future; nous sommes sûrs cependant que le corps ressuscitera immortel et incorruptible, parce que nous en avons pour garants les témoignages les plus évidents et les plus solides des saintes Ecritures. Mais si mou collègue pense connaître avec certitude, star le corps spirituel, ce qui fait encore

 

1. I Cor. XV, 28. — 2. I Jean, IV, 8. — 3. Hébr. XII, 14.

 

le sujet de mes recherches, et si je n'écoute pas ses enseignements avec la même douceur qu'il mettrait à écouter mes questions, c'est alors qu'il aura le droit de se fâcher contre moi. En attendant je vous conjure par le Christ d'obtenir de ce frère justement offensé qu'il me pardonne l'âpreté de ma lettre : puissiez-vous, avec l'aide de Dieu, m'adresser une réponse qui me réjouisse !

 

 

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