LETTRE CLI
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE CLI. (Année 414.)

 

La mort de Marcellin et de son frère Apringius, qui avait été proconsul d'Afrique , fut un grand crime ; nous en avons raconté les détails dans l'Histoire de saint Augustin, chap. XV. Marin, vainqueur du rebelle Héraclien pour le compte d'Honorius, arrivé à Carthage avec toute l'autorité que lui donnaient sa mission et ses succès, traita l'illustre et pieux Marcellin comme un ennemi de l'empereur et se montra aussi rusé qu'impitoyable. L'histoire accuse Cécilien, ancien Préfet d'Italie, d'avoir été le complice du comte Marin ; il gardait des rancunes contre Marcellin et son frère. La rumeur contemporaine a pleinement autorisé ce soupçon. La lettre qu'on va lire a toute la valeur d'une pièce historique, relativement au meurtre odieux de l'ancien président de la conférence de Carthage. Cécilien, à qui saint Augustin avait cessé d'écrire , s'était plaint à l'évêque d'Hippone de son silence ; le grand et saint homme, dans sa réponse, dit qu'il n'est pas du nombre de ceux qui croient à la culpabilité de Cécilien, mais sa façon de lui rappeler des souvenirs et de lui poser des questions laisse autour de Cécilien bien des ombres. Un passage de la fin de cette lettre nous apprend que Cécilien n'était encore que catéchumène.

 

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR, A SON FILS CÉCILIEN, QU'IL DOIT HONORER PARTICULIÈREMENT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. La plainte renfermée dans votre lettre m'est d'autant plus douce qu'elle marque plus d'affection. Si je tâchais de m'excuser d'avoir gardé le silence, que ferais-je sinon de montrer que vous n'avez eu aucun motif de m'adresser vos reproches? Mais comme j'aime mieux que vous ayez remarqué avec chagrin que je me suis tu, malgré les grands soins de votre charge qui, je le croyais, ne devaient pas vous permettre de vous en apercevoir, je déserterais ma cause si je m'efforçais de me justifier. Si vous n'aviez pas eu raison de vous fâcher de ce que je ne vous ai point écrit, c'est que vous ne feriez pas grand cas de moi et que ma parole ou mon silence vous seraient indifférents. M'en vouloir de ne pas vous écrire c'est ne pas m'en vouloir. Ce que j'éprouve donc en ce moment c'est moins le regret de ne pas vous avoir écrit que la joie de vous voir désirer que je vous,écrive. Je ne m'afflige pas; je m'honore du souvenir que garde de moi un ancien ami, et, ce que vous ne devez pas dire, mais ce que je ne puis taire, un si grand personnage qui habile des pays éloignés et qui porte le fardeau des affaires publiques. Pardonnez donc à celui qui vous rend grâce de ne pas l'avoir jugé indigne que vous vous plaigniez de son silence. Je croirai désormais qu'au milieu de tant d'affaires qui ne sont pas les vôtres, mais celles du public, c'est-à-dire de tout le monde, bien loin de vous être à charge, mes lettres pourront être agréables à votre bienveillance, qui l'emporte en vous sur la grandeur.

2. Celle du saint pape Innocent (1), si vénérable par ses mérites, que des frères m'avaient transmise, avait, j'en suis certain, passé par vos mains; et cependant rien de vous ne l'accompagnait; j'en avais conclu que, chargé de soins si importants, vous ne teniez plus à continuer notre correspondance. Il semblait convenable qu'une lettre de vous se trouvât jointe à celle du saint homme que vous vouliez bien m'envoyer. J'étais donc décidé à ne plus vous importuner de mes lettres, à moins d'une occasion où il m'eût été impossible de refuser une lettre de recommandation pour vous, car nous avons coutume de donner des lettres de recommandation à tous ceux qui nous en demandent; c'est comme une profession qui ne laisse pas d'être importune, mais qui cependant n'est pas condamnable. Ainsi ai-je fait en faveur d'un ami; dans une lettre que j'ai déjà reçue, il me remercie de l'avoir recommandé à vos bontés,

 

1. Innocent Ier, originaire d'Albano , successeur de saint Anastase, élu pape en 402, mort en 417. Le plus douloureux événement de son pontificat fut la prise et le saccagement de Rome par Alaric.

 

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et moi je vous remercie de l'avoir bien accueilli.

3. Si j'avais quelque mauvaise pensée sur vous au sujet de l'affaire (1), dont votre lettre ne dit rien, et que pourtant elle semble me rappeler, à Dieu ne plaise que je vous demandasse un service ni pour moi ni pour d'autres ! Ou je me tairais, en attendant une occasion de m'entretenir de vive voix avec vous; ou si je vous écrivais, je le ferais de manière que vous pourriez à peine en témoigner du déplaisir. Vous et moi nous avions fait les plus vives instances pour que cet homme épargnât à notre coeur un grand déchirement et à sa conscience un grand crime; mais après son impie et cruelle perfidie, je quittai aussitôt Carthage; je cachai mon départ de peur que les larmes et les gémissements de tant de fidèles et de personnes importantes qui s'étaient réfugiées dans l'église pour échapper à son glaive, et qui auraient pu croire ma présence de quelque utilité pour eux, ne me contraignissent d'intercéder en leur faveur : il m'eût fallu demander pour eux la vie sauve à celui que je n'aurais pas pu reprendre avec assez de dignité pour le salut de son âme. Toutefois les murs de l'église les défendaient suffisamment. Quant à moi, j'étais placé entre la crainte que cet homme ne supportât point le seul langage que je dusse lui adresser et la crainte d'être obligé de faire ce qui ne convenait pas. Je plaignais vivement aussi la situation du vénérable évêque d'une aussi grande Eglise que celle de Carthage : on voulait lui faire un devoir de paraître dans une humble attitude en présence de celui qui venait de nous tromper si criminellement, et le but de cet abaissement eût été d'obtenir que les autres fussent épargnés ; je ne me sentais pas la force, je l'avoue, de supporter un si grand mal, et c'est pourquoi je partis.

4. Le même motif qui me fit quitter Carthage me forcerait à garder le silence avec vous, si je croyais que vous eussiez poussé cet homme à un tel crime pour vous venger de cruelles. injures. Ceux-là le croient qui ignorent de quelle manière, combien de fois vous nous avez parlé et ce que vous nous avez dit, lorsque nous demandions avec tant d'anxiété qu'il ménageât d'autant plus votre réputation qu'il vous était plus étroitement uni, et que vos visites et vos entretiens particuliers avec lui

 

1. Le meurtre de Marcellin.

 

étaient plus fréquents : la fin réservée à ceux qu'on disait être vos ennemis aurait pu faire croire qu'il n'avait pas été question d'autre chose entre vous deux. Pour moi je ne le crois pas; ceux de mes frères qui vous ont entendu dans nos entretiens et qui ont vu votre bon coeur percer dans votre manière de nous écouter et dans tout votre extérieur, ne le croient pas non plus. Mais, je vous en conjure, pardonnez à ceux qui pensent autrement; car ce sont des hommes, et il y a dans le coeur des hommes tant de plis et de replis que les gens soupçonneux, pendant qu'on les blâme avec raison, croient devoir s'applaudir de leur pénétrante finesse. Des motifs de soupçons subsistaient; nous savions que vous aviez reçu une grave injure de la part de l'un des deux (1) que cet homme avait fait tout à coup arrêter. Son frère, dans la personne duquel cet homme a persécuté l'Église, passait pour vous avoir fait je ne sais quelle dure réponse. On croyait que tous les deux vous étaient suspects. Lorsqu'ils se retirèrent après avoir comparu devant lui (le comte Marin (2)), vous restâtes là, et ce fut après un entretien secret entre vous deux, que l'ordre fut aussitôt donné d'arrêter les deux frères. On parlait de l'amitié qui vous unissait l'un à l'autre, amitié qui datait de longtemps. Une si grande intimité et la fréquence de vos entretiens seul à seul autorisaient les mauvais bruits. La puissance de cet homme était grande alors. La calomnie avait beau jeu. Ce n'était pas une grande affaire que de trouver quelqu'un pour dire, sous la promesse de l'impunité, ce qu'il lui commanderait. En ce moment-là tout concourait à ce que, même sur la déposition d'un seul témoin, on pût sans risque faire disparaître de ce monde n'importe qui, comme coupable d'un crime odieux et très-aisé à croire.

5. Cependant le bruit courait que le pouvoir de l'Église pourrait les délivrer, et nous étions joués par de fausses promesses; on nous disait que le comte Marin, non-seulement trouvait bon, mais même demandait qu'un évêque fût envoyé à la cour en leur faveur; on nous faisait entendre qu'il ne serait rien statué à leur égard avant que la cour se fût prononcée. Enfin, la veille du jour où ils furent mis à mort, votre excellence vint vers moi; vous me fîtes espérer

 

1. Apringius. — 2. Le comte Marin, dont saint Augustin ne prononce pas une seule fois le nom dans cette lettre.

 

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plus vivement que vous ne l'aviez fait jusque là qu'il pourrait vous accorder leur mise en liberté au moment de votre départ; vous lui aviez sérieusement et sagement remontré que vos fréquents et secrets entretiens vous compromettaient plus qu'ils ne vous faisaient honneur, et que, si les deux frères périssaient, personne ne douterait que leur mort n'eût été le résultat de vos délibérations. Pendant que vous me déclariez que vous lui aviez dit ces choses, vous vous interrompîtes, et, vous tournant vers les lieux où l'on célèbre les sacrements des fidèles, vous affirmâtes par serment, à ma grande surprise, la vérité de vos paroles; à cet instant-là, je me serais amèrement reproché un soupçon contre vous, et aujourd'hui encore, après une catastrophe si horrible et si imprévue, quand je me rappelle avec quel air et quelles démonstrations vous me parliez alors, je ne pourrais sans honte laisser entrer dans mon coeur une pensée accusatrice. Vous me disiez que cet homme avait été si touché de vos paroles qu'il allait vous accorder le salut des deux prisonniers comme le viatique de l'amitié.

6. Aussi je l'assure à votre charité, le lendemain qui fut le jour où se révéla le criminel dessein longtemps médité, quand tout à coup on m'annonça que les deux frères venaient de sortir du cachot pour être conduits devant le juge, l'involontaire émotion que j'éprouvai fit place à d'autres sentiments; repassant dans mon esprit ce que vous m'aviez dit la veille, et songeant à la fête du bienheureux Cyprien qui devait se célébrer le jour suivant, je crus que le comte Marin avait choisi ce jour pour accorder ce que vous lui aviez demandé, et qu'il avait voulu monter à l'endroit (1) où périt un si grand martyr, afin de réjouir l'Eglise universelle du Christ en se montrant plus grand par la puissance de laisser vivre que par la puissance de faire mourir; mais voilà que vers moi se précipite un messager par lequel j'apprends que les deux frères ont été livrés au bourreau avant même que j'aie eu le temps de demander des nouvelles de leur comparution devant le juge. Le lieu du meurtre était proche et n'était pas destiné aux supplices, mais plutôt il servait d'ornement à la ville; il y avait eu là auparavant quelques exécutions, de peur que le choix de cette place pour l'effusion d'un tel

 

1. Mappalia. Ce mot punique a été la désignation de plusieurs lieux en Afrique.

 

sang ne parût une nouveauté trop odieuse; c'est ce qu'on a cru avec raison. La promptitude des ordres donnés et l'extrême voisinage du lieu de l'exécution ont prouvé l'intention de soustraire les deux victimes à la sollicitude de l'Eglise. En craignant l'intervention de cette mère, le comte Marin a assez fait voir qu'il ne craignait pas de lui causer une telle affliction

je savais que; par son baptême, il était devenu enfant de la sainte Eglise. Après un dénoûment si lamentable, quand on avait pris tant de soin de me donner la veille, et par vous-même, quoique à votre insu, une sécurité presque entière, quel homme, jugeant comme la foule des hommes a coutume de juger, pourrait douter que vous nous ayez vous-même donné des paroles et que vous leur ayez enlevé la vie? Aussi, comme je l'ai dit, je ne crois point que vous ayez eu part à ce crime, mais vous êtes bon et vous pardonnerez à ceux qui le croient.

7. Que jamais il n'entre dans mon coeur ni dans ma conduite d'intercéder auprès de vous ou de vous demander un service en faveur de quelqu'un, si je vous croyais coupable d'un crime si grand et d'une cruauté si noire ! Mais, je l'avoue, si, après cette atrocité, vous êtes resté comme auparavant l'ami de cet homme-là, pardonnez à ma douleur de vous le dire en toute liberté : vous me forcez de croire ce que je n'ai pas voulu croire jusqu'ici. Repoussant l'idée de votre complicité, je dois repousser celle de la continuation de vos rapports avec lui. Votre ami, par l'usage inattendu d'une puissance dont il avait été tout à coup investi, n'a pas plus atteint la vie des deux frères qu'il n'a atteint votre réputation. En parlant ainsi, je ne cherche point, par un oubli de mon caractère et de mon état, à exciter contre lui votre haine, mais je vous invite à une meilleure manière de D'aimer. Celui qui agit avec les méchants de manière à les faire repentir de leur iniquité, les sert par son indignation ; car de même que les flatteries des méchants sont nuisibles, ainsi il y a profit dans la sévérité des gens de bien. Avec le même fer dont il a si audacieusement tué les autres, il a frappé son âme plus gravement et plus profondément : il le trouvera et le sentira inévitablement après cette vie, à moins que le repentir ne le ramène et qu'il n'use bien de la patience de Dieu. Dieu permet souvent que la vie présente soit arrachée aux gens de bien par le crime des méchants, afin (380) qu'on ne croie pas que ce soit un mal de la perdre. Mourir dans la chair, qu'est-ce que cela peut faire à ceux qui doivent mourir? Ceux qui prennent des précautions pour ne pas mourir, que font-ils si ce n'est d'un peu retarder leur mort? Tout ce qui nuit à ceux qui meurent leur vient de leur vie et non pas de leur mort; si, en sortant de ce monde, ils ont une âme en état d'être secourue de la grâce chrétienne, leur mort n'est pas la fin d'une bonne et douce vie, mais le passage à une vie meilleure.

8. Les moeurs de l'aîné (1), semblaient plus attachées au siècle qu'au Christ; toutefois depuis son mariage on avait remarqué un grand amendement dans sa vie de jeune homme et d'homme du monde. Peut-être est-ce un effet de la miséricorde de Dieu qu'il ait été le compagnon de son frère (2) dans la mort. Quant à celui-ci, il a vécu religieusement, et son coeur et ses jours ont été profondément chrétiens. Il avait cette réputation lorsqu'il vint présider dans la cause de l'Église; il la garda au milieu de nous. Combien il avait d'intégrité dans les moeurs, de fidélité dans l'amitié, de goût pour la science religieuse, de sincérité dans la foi, de chasteté dans le mariage, de modération dans le jugement, de patience envers ses ennemis, d'affabilité envers ses amis, d'humilité envers les saints, de charité envers tous, de facilité à rendre service, de réserve dans ses demandes, d'amour pour le bien, de douleur quand il avait péché ! Quelle belle honnêteté, quelle splendeur de grâce, quel soin pour l'accomplissement des devoirs pieux, quelle bonté secourable, quelle douce disposition à pardonner, quelle confiance dans la prière ! Avec quelle modestie il parlait de ce qu'il savait utile au salut; avec quelle attention il s'appliquait au reste ! Quel mépris des choses présentes ! Quelle espérance et quel désir des biens éternels ! Le lien du mariage l'empêcha seul de tout quitter pour s'enrôler dans la milice chrétienne ; il y était déjà engagé lorsqu'il commença à souhaiter un état meilleur, et il ne lui était point permis de s'affranchir de cette situation quoique inférieure à ce qu'il eût voulu.

9. Un jour son frère, détenu dans la même prison, lui dit : « Si je souffre de la sorte parce que je l'ai mérité par mes péchés, vous,

1. Apringius.

2. saint Marcellin.

 

dont nous connaissons la vie si sérieusement et si ardemment chrétienne, comment avez-vous mérité le même malheur? » Marcellin lui répondit : « Croyez-vous que je regarde comme peu de chose, si toutefois ce témoignage que vous rendez de ma vie est vrai, croyez-vous, dis-je, que je regarde comme peu de chose la grâce que Dieu m'accorde de souffrir ce que je souffre, même jusqu'à l'effusion du sang, afin que mes péchés soient punis ici-bas et que le compte ne m'en soit pas demandé au jugement futur? » Ces paroles pouvaient peut-être donner à penser que Marcellin se sentait coupable de quelques secrets péchés d'impureté. Je dirai donc ce que le Seigneur Dieu a voulu que j'entende de sa bouche, pour ma grande consolation. J'étais inquiet de cette pensée, et comme de telles fautes tiennent à la faiblesse de l'homme, seul avec le prisonnier, je lui demandai s'il n'avait rien à se reprocher qu'il dût expier par une plus grande et plus sévère pénitence. Il était d'une pudeur rare, et mon soupçon, quoique faux, le fit rougir; mais il m'écouta avec reconnaissance; souriant avec une gravité modeste et prenant ma main droite dans ses deux mains, « je prends à témoin, dit-il, les sacrements qui me sont apportés (1) par cette main, que je n'ai jamais connu d'autre femme que la mienne, suit avant, soit depuis mon mariage. »

10. Quel mal lui est-il donc arrivé par la mort, ou plutôt que de bien il a trouvé lorsqu'enrichi de ces dons il est allé de cette vie à Jésus-Christ, sans lequel on les possède inutilement? Je ne vous raconterais pas ces choses si je croyais que les louanges de Marcellin pussent vous offenser. Comme je ne crois pas cela, je ne crois pas assurément que vous ayez, je ne dis pas sollicité, mais même voulu ou souhaité sa mort. C'est pourquoi vous pensez avec nous, avec d'autant plus de sincérité que vous êtes plus innocent, que cet homme a été plus cruel envers son âme qu'il ne l'a été envers le corps de Marcellin, lorsqu'au mépris de nous-même, au mépris de ses promesses et au mépris de vos demandes et remontrances tant de fois répétées, au mépris enfin de l'Église du Christ et du Christ lui-même, il est venu à bout de ses machinations par cette mort. Qui ne préférerait aux honneurs de l'un le cachot même de

 

1. Les textes portent aferuntur ou offeruntur : la première version nous a paru offrir un sens plus probable.

 

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l'autre, en voyant tant de joie sur le front du prisonnier et tant de rage à l'homme revêtu de la puissance? Toutes les prisons, l'enfer lui-même n'a pas de ténèbres aussi horribles et aussi vengeresses que la conscience d'un méchant homme. Quel mal vous a-t-il fait à vous-même? Il a pu porter une grave atteinte à votre réputation, mais non pas à votre innocence. Votre réputation elle-même est restée sauve auprès de ceux qui vous connaissent mieux que nous, auprès de moi-même, témoin de tous vos efforts pour empêcher un crime si odieux; ils étaient accompagnés d'un si grand sentiment que j'ai vu en quelque sorte avec mes yeux ce qu'il y avait de plus invisible dans votre coeur. Le mal qu'il a fait n'est donc retombé que sur lui-même; il a transpercé son âme, sa vie, sa conscience; il a, par son aveugle cruauté, ravagé sa propre réputation dont les coeurs les plus pervers ont coutume de désirer ardemment la conservation. Autant il a pris soin de plaire aux impies et s'est réjoui de leur avoir plu, autant il est devenu odieux à tous les gens de bien.

11. Où a-t-on mieux vu qu'il n'a pas eu à céder à cette nécessité par laquelle il voulait voiler son crime, que dans la réprobation de celui-là même (1) dont il a osé alléguer les ordres? Apprenez-le du saint diacre N. (2) qui fut adjoint à l'évêque que nous avions envoyé en faveur des deux prisonniers : ce n'est pas un pardon qu'on crut devoir leur donner, on aurait pu les croire coupables de quelque crime; on se borna à un ordre pur et simple de mise en liberté. C'est donc par une cruauté gratuite qu'il a horriblement affligé l'Eglise ; il n'y avait aucune nécessité; mais d'autres motifs dont je me doute (3), et qu'il n'est pas besoin de confier à une lettre, l'ont peut-être poussé à ce crime. Son frère, craignant de périr, s'était réfugié dans le sein de cette Eglise; il y trouva la vie pour conseiller dans la suite un si grand crime; et lui-même (le comte Marin), ayant offensé son patron, avait aussi demandé à l'Eglise un asile qui ne put pas lui être refusé. Si vous l'aimez, détestez-le; si vous ne voulez pas qu'il soit puni dans l'éternité, ayez pour lui de l'horreur. Voilà ce que demandent et votre honneur et sa vie; car aimer en lui ce que

 

1. L'empereur Honorius.

2.Au lieu du latin : per N. Manius, peut-être faut-il lire Peregrinus; c'est le nom du diacre dont il est question dans la lettre CXLIX et qui s'était rendu en Italie avec l'évêque Urbain.

3. les instigations des donatistes.

 

Dieu hait c'est non-seulement le haïr, mais encore c'est se haïr soi-même.

12. Cela étant, je ne vous crois ni l'auteur ni le complice d'un pareil forfait, et je ne crois pas que vos démonstrations aient eu pour but de me tromper; à Dieu ne plaise qu'une telle indignité souille votre vie ! Je ne veux pas qu'entre vous et lui il y ait une amitié qui, pour son malheur, le porterait à s'applaudir de ce qu'il a fait et qui justifierait les soupçons des hommes; mais aimez-le de façon à le disposer à la pénitence et à une pénitence proportionnée à une aussi horrible action ; plus vous serez l'ennemi de son crime, plus vous vous montrerez son ami. Je désirerais savoir de votre excellence où vous étiez le jour de ce double meurtre, comment vous avez reçu cette nouvelle, ce que vous avez fait ensuite, ce que vous lui avez dit quand vous l'avez vu, ce qu'il vous a dit; car moi, depuis mon départ le lendemain, je n'ai rien pu apprendre de vous sur cette affaire.

13. Je lis dans votre lettre que vous avez été forcé de croire que je ne vais plus à Carthage pour ne pas vous voir; mais c'est vous plutôt qui, par ces paroles, me forcez de vous dire les causes de mon éloignement. L'une de ces causes, c'est que je ne puis plus suffire au travail dont il me faut porter le poids quand je suis à Carthage, et que je ne saurais vous faire connaître sans vous écrire aussi longuement; cette diminution de mes forces tient à mes infirmités, connues de tous ceux qui me voient de près, et aussi à la vieillesse (1), qui est l'infirmité commune du genre humain. L'autre cause, c'est que j'ai résolu, si c'est la volonté du Seigneur, de consacrer à l'étude des sciences ecclésiastiques tous les loisirs que pourront me laisser les besoins de l'Eglise, au service de laquelle je me dois particulièrement ; s'il plaît à la miséricorde de Dieu, mes études seront peut-être de quelque profit, même pour la postérité.

14. Si vous voulez entendre toute la vérité, souffrez que je vous dise qu'il est une chose  en vous qui me fait une très-grande peine, c'est qu'à votre âge et avec l'honnêteté de votre vie , vous soyez encore catéchumène, comme si les chrétiens , en devenant plus fidèles et meilleurs, n'en étaient pas plus capables de mieux gouverner l'Etat. Mais quel est le but de tous vos soins et de toutes vos

 

1. Saint Augustin avait alors environ 60 ans.

 

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peines si ce n'est de faire du bien aux hommes? Si tel n'était pas votre but, mieux vaudrait dormir nuit et jour que de vous consumer en des veilles laborieuses sans avantage pour les hommes. Je ne doute pas que votre excellence...... (1)

 

1. La fin de cette lettre nous manque, mais nous croyons que ce qui manque est peu considérable.

 

 

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