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LETTRE CXCIII. (Année 418.)
L'évêque d'Hippone, dans cette lettre au diacre Célestin (1), trace en quelques lignes le caractère et les devoirs de la charité (2).
AUGUSTIN A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET CHER ET SAINT FRÈRE CÉLESTIN, SON COLLÈGUE DANS LE DIACONAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. J'étais absent au loin, lorsqu'une lettre de votre sainteté, qui était à mon adresse, m'a été apportée à Hippone par le clerc Projectus. A mon retour, l'ayant lue, je pensai que je vous devais une réponse, et j'attendais une occasion, et voilà tout à coup qu'il s'en présente une fort douce : notre très-cher frère Albin, acolyte, va partir. Plein de joie donc de vous savoir en bonne santé comme je le souhaitais, je rends à votre sainteté le salut qui lui est dû. Mais je ne suis jamais quitte de la charité, seule dette dont on ne parvienne jamais à se libérer. Car elle est payée quand on débourse pour elle, mais on est redevable même après avoir payé, parce qu'il n'y a pas de temps où il ne faille débourser encore. On ne perd pas en rendant, mais plutôt on multiplie : car on paye la dette de la charité en la conservant, non point en s'en privant. Et comme on ne peut pas rendre si on n'a pas, on ne peut pas avoir si on ne paye : bien plus, la charité s'accroît dans l'homme qui en paye la dette, et s'accroît d'autant plus qu'on en remplit les devoirs à l'égard de plus de monde. Comment la refuser à des amis, puisqu'elle est due aux ennemis eux-mêmes? Avec les ennemis, c'est comme une avance qu'elle fait avec précaution; avec les amis elle remplit, en toute sûreté, une obligation qui est réciproque. Elle fait pourtant ce qu'elle peut, même auprès de ceux à qui elle rend le bien pour le mal, pour
1. Quatre ans après cette lettre, le diacre Célestin dont il est ici question, succédait à Boniface Ier. Son pontificat dura près de dix ans. Il défendit la vérité chrétienne contre les erreurs de Nestorius et de Pélage. 2. On sait le beau parti que Bossuet a tiré de cette lettre. Voir serm. pour le vendredi après les Cendres. Ed. de Bar, t. II, p. 184 et suiv.
en recevoir ce qu'elle donne. Car nous aimons sincèrement un ennemi, nous désirons qu'il devienne notre ami; nous ne l'aimons que parce que nous voulons qu'il soit bon; et il ne le sera pas tant qu'il gardera au fond de l'âme le mal de l'inimitié. 2. La charité ne se dépense donc pas comme l'argent; l'argent diminue quand on le dépense, la charité augmente au contraire. Il y a une autre différence entre l'un et l'autre; c'est qu'on aime bien plus ceux à qui on a donné de l'argent sans avoir la pensée de le redemander; tandis que, si les largesses de la charité sont vraies, il est impossible que le coeur n'exige beaucoup en échange. L'argent que l'on reçoit reste à qui le reçoit, mais s'en va de celui qui le donne; quant à la charité, non-seulement elle s'accroît dans celui qui veut qu'on l'aime, même sans pouvoir l'obtenir, mais l'homme qui aime commence à avoir la charité lorsqu'il la rend. C'est pourquoi, Seigneur mon frère, j'ai du plaisir à vous rendre les devoirs de la charité et à en recevoir de vous les témoignages : ce que je reçois de vous, je vous le redemande encore; ce que je vous rends, je vous le dois toujours. Nous devons en effet écouter avec docilité le Maître unique dont nous sommes les disciples, et qui nous commande par la bouche de son Apôtre et nous dit : « Ne devez rien à personne, si ce « n'est de vous aimer les uns les autres (1). »
1. Les lettres du pape Zozime.
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