LETTRE CCXXXI
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LETTRE CCXXXI. (Année 429.)

 

Saint Augustin témoigne à Darius le plaisir que lui a fait sa lettre; il parle de l'amour de la louange et nous apprend dans quel sens on peut aimer à être loué. Il espère que le goût de Darius, pour ses écrits contre le paganisme, contribuera à les répandre afin d'effacer dans la société romaine les derniers vestiges du polythéisme. L'évêque d'Hippone parle admirablement de ses Confessions qu'il envoie à Darius; il lui adresse en même temps quelques-uns de ses antres ouvrages. Cette lettre est la dernière de saint Augustin dont nous connaissions la date et assurément une des dernières qu'il ait écrites. Il mourut le 28 août 430.

 

AUGUSTIN , SERVITEUR DU CHRIST ET DES MEMBRES DU CHRIST, A SON FILS DARIUS, MEMBRE DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. Vous voulez qu'une lettre de moi soit la preuve que j'ai eu du plaisir à recevoir la vôtre. Voici cette lettre ; mais ni celle-ci ni même beaucoup d'autres, longues ou courtes, ne suffiraient pas à exprimer ce plaisir : peu ou beaucoup de paroles demeurent toujours impuissantes à exprimer ce qui ne peut l'être. Et moi je suis peu éloquent, même en parlant beaucoup; mais nul homme éloquent, quels que fussent le langage et l'étendue de sa lettre, ne pourrait, ce que je ne puis moi-même, assez dire tout ce que votre lettre m'a fait éprouver, lorsqu'il verrait dans mon coeur comme j'y vois. C'est dans ce que mes paroles n'expriment point que vous êtes donc réduit à chercher ce que vous désirez connaître. Que vous dirai-je, si ce n'est que votre lettre m'a fait plaisir, et un grand plaisir? La répétition de ce mot n'en est pas une : c'est une façon de montrer qu'on voudrait le dire sans cesse; mais ne pouvant toujours le redire, on le répète au moins une fois.

2. Si on me demande ce qui m'a tant charmé dans votre lettre, et si c'est votre éloquence, je répondrai que non. On ajoutera que ce sont peut-être les louanges que j'y reçois; je répondrai encore que non. Pourtant vous me louez beaucoup, et avec grande éloquence, et on voit bien que, né avec le meilleur naturel, vous vous êtes fort appliqué à la culture des lettres. « Vous n'êtes donc pas sensible à ces choses-là? » me dira quelqu'un. — Bien au contraire, je réponds avec le poète (1) que « je ne suis pas assez stupide » pour ne pas sentir ces choses, ou pour les sentir sans plaisir. Elles me plaisent donc; mais que sont-elles à côté de ce qui m'a le plus ravi dans votre lettre ? J'aime votre langage parce qu'il est gravement doux ou doucement grave; je ne puis pas nier, non plus, que j'aime les louanges que vous me donnez. Tous les éloges ne me font pas plaisir, ni tout homme qui me les donne; mais il m'est doux de recevoir les louanges dont vous m'avez jugé digne, de la bouche de ceux qui, comme vous, aiment les serviteurs du Christ pour le Christ lui-même.

3. Je soumets ici aux sages et aux habiles un exemple de Thémistocle, si toutefois je me souviens bien du nom véritable de l'homme. Dans un festin, ayant refusé de jouer de la lyre comme avaient coutume de le faire les hommes

 

1. Perse, Satire I.

 

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les plus illustres et les plus savants de la Grèce, il fut pris à cause de cela pour un homme qui ne savait rien; et lui-même ne se gêna point pour témoigner tout son dédain à l'égard de ce genre d'amusement. « Qu'aimez-vous donc à entendre? » lui dit-on. « Mes louanges, » répondit-il. C'est aux sages et aux habiles à nous dire quel dessein ils prêtent à cette réponse de Thémistocle ou dans quel but il la fit réellement; car c'était un grand homme selon le monde. Et comme on lui demanda ce qu'il savait donc : « Je sais, répondit-il, je sais faire d'une petite république une grande. » Pour moi, je pense qu'il ne faut approuver que la moitié de ce mot d'Ennius : « Tous les hommes veulent être loués. » De même qu'il faut rechercher la vérité qui, sans aucun doute, ne fût-elle pas louée, mériterait seule de l'être ainsi il faut éviter la vanité qui se glisse si aisément dans les louanges humaines. On tombe dans cette vanité, lorsqu'on ne recherche ce qui est bien qu'en vue de la louange des hommes, ou bien lorsqu'on veut être beaucoup loué pour ce qui ne le mérite pas beaucoup ou même pas du tout. Aussi Horace, qui avait l'œil plus perçant qu'Ennius a dit : « Etes-vous gonflé de l'amour de la louange?  certaines expiations pourront vous en guérir après une lecture de choix trois fois répétée (1). » Horace a donc pensé que l'amour des louanges humaines était comme une morsure dont il fallait se guérir par le remède de la parole.

4. Aussi notre bon Maître nous a enseigné par son Apôtre que nous ne devons pas faire le bien en vue d'obtenir les louanges humaines, c'est-à-dire qu'elles ne doivent pas être le but de nos bonnes actions ; mais que cependant nous devons rechercher les louanges des hommes pour les hommes eux-mêmes. Car les louanges adressées aux gens de bien ne profitent pas à ceux qui les reçoivent, mais à ceux qui les donnent. Pour ce qui est des gens de bien, il leur suffit d'être ce qu'ils sont. mais il faut féliciter ceux qui ont besoin de les imiter; lorsqu'ils leur donnent des louanges, ils montrent ainsi leur goût pour ceux qu'ils louent sincèrement. L'Apôtre a dit : « Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas le serviteur du Christ (2). » Mais il a dit aussi : « Plaisez à tous en toutes choses, comme je m'efforce moi-même de plaire en toutes choses

 

1. Epître (?). — 2. Galat. I, 10.

 

à tous. » Et il en donne la raison : « non point en cherchant ce qui m'est avantageux, mais ce qui l'est à plusieurs, afin qu'ils soient sauvés (1). » Voilà ce qu'il cherchait dans la louange des hommes et ce qui lui faisait dire encore . « Enfin, mes frères, tout ce qui est vrai, tout ce qui est honnête, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui est aimable, tout ce qui a une bonne réputation, tout ce qui est vertueux, tout ce qui est louable, que ce soit là ce qui occupe vos pensées; faites ce que vous avez appris et reçu de moi, ce que vous m'avez entendu dire et ce que vous avez vu en moi, et le Dieu de paix sera avec vous (2). » En disant : « Tout ce qui est vertueux, » l'Apôtre a compris sous le nom de vertu les autres choses que j'ai rappelées plus haut. Ce qu'il a ajouté par ces paroles : « Tout ce qui a une bonne réputation, » il l'exprime convenablement de cette autre manière : « Tout ce qui est louable. » Comment donc faut-il entendre ce passage : « Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas le serviteur du Christ? » Dans ce sens que s'il faisait, en vue des louanges humaines, le bien qu'il fait, il serait enflé de l'amour des louanges. L'Apôtre voulait ainsi plaire à tous, et se réjouissait de leur plaire , non pour s'enorgueillir de leurs louanges, mais pour les édifier dans le Christ. Pourquoi donc n'aurais-je pas du plaisir à recevoir de vous des louanges, puisque vous êtes trop sincère pour me tromper; puisque vous louez ce que vous aimez, ce qu'il est utile et salutaire d'aimer, lors même que tout cela ne serait pas en moi? Vous n'êtes pas seul à en profiter, j'en profite aussi. Si je n'ai pas ce que vous louez en moi, j'en ressens une confusion salutaire, et je souhaite ardemment ce qui me manque. Si je reconnais en moi quelque chose de ce que vous louez, je me réjouis de l'avoir et me réjouis que vous l'aimiez et que vous m'aimiez à cause de cela; ce qui me manque, je désire l'obtenir, non-seulement pour moi-même, mais afin que mes amis ne soient pas toujours trompés dans les louanges qu'ils me donnent.

5. Ma lettre est déjà longue, et je ne vous ai point encore dit ce qui me plait dans la vôtre bien plus que votre éloquence et vos louanges. Que croyez-vous que ce soit, ô homme de bien, si ce n'est d'avoir pour ami un homme tel que vous et que je n'ai jamais vu, si toutefois je

 

1. I Cor. X, 32, 33. — 2. Philip. IV, 8, 9.

 

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dois dire que je n'ai jamais vu celui dont l'âme s'est montrée à moi dans une lettre où ce n'est plus à mes frères comme auparavant, mais à moi-même que je puis m'en rapporter sur vous? Je savais déjà qui vous étiez, mais je ne savais pas encore ce que vous étiez à mon égard. Je ne doute pas que les louanges de votre amitié (et je vous ai marqué pourquoi elles me plaisent) ne deviennent plus abondamment profitables à l'Eglise du Christ. Je l'espère d'autant plus, que vous lisez, que vous aimez, que vous louez mes ouvrages consacrés 'à la défense de l'Evangile contre les derniers restes de l'idolâtrie. Ils seront d'autant plus connus qu'ils seront recommandés par un homme d'un rang comme le vôtre : vous leur donnerez insensiblement votre propre célébrité, votre propre gloire , et vous ne permettrez pas qu'ils soient ignorés là où vous verrez qu'ils puissent être utiles. Si vous me demandez d'où je sais cela, je vous répondrai que vous m'êtes apparu tel dans votre lettre. Jugez par là du plaisir qu'elle m'a fait; si vous avez bonne opinion de moi, songez au plaisir que doit me causer tout ce qui peut contribuer à étendre la foi du Christ. Vous m'écrivez que, né de parents et d'aïeux chrétiens et chrétien vous-même, vous avez trouvé dans mes livres, plus qu'ailleurs, de quoi achever de vous défendre victorieusement contre les superstitions païennes; recommandés et propagés par vous, quel bien ne pourraient-ils pas faire, et très-facilement, à beaucoup d'autres, et même à d'illustres amis du paganisme? cette espérance peut-elle ne pas être une grande joie pour moi?

6. Ne pouvant vous témoigner tout le plaisir que m'a causé votre lettre , je vous ai dit par où elle m'a fait plaisir; je vous laisse à penser le reste, c'est-à-dire combien je me suis réjoui. Recevez donc mon fils, recevez, vous qui êtes homme de bien non point à la surface, mais qui êtes chrétien dans la profondeur de la charité chrétienne, recevez les livres que vous avez désirés, les livres de mes Confessions. Regardez-moi là-dedans, de peur que vous ne me jugiez meilleur que je ne suis ; là c'est moi et non pas d'autres que vous écouterez sur mon compte ; considérez-moi dans la vérité de ces récits, et voyez ce que j'ai été lorsque j'ai marché avec mes seules forces; si vous y trouvez quelque chose qui vous plaise en moi, faites-en remonter la gloire à Celui que je veux qu'on loue, et non pas à moi-même. Car c'est lui qui nous a faits, et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes (1); nous n'étions parvenus qu'à nous perdre, mais celui qui nous a faits nous a refaits. Quand vous m'aurez connu dans cet ouvrage, priez pour moi afin que je ne tombe pas, mais afin que j'avance; priez, mon fils, priez. Je sens ce que je dis, je sens ce que je demande; n'allez pas croire que vous en soyez indigne et que ce soit comme au-dessus de vos mérites; si vous ne le faisiez pas, vous me priveriez d'un grand secours. Priez pour moi; je le demande aussi à tous ceux qui m'aimeront d'après vous-même; dites-le leur; et si l'idée que vous avez de mes mérites vous retient, prenez ceci comme un ordre de ma part : donnez à ceux qui demandent ou obéissez à ceux qui ordonnent. Priez pour nous. Lisez les divines Ecritures, et vous verrez que les apôtres, nos chefs, ont demandé cela à leurs enfants ou l'ont prescrit à leurs disciples. Vous me l'avez demandé pour vous, et Dieu voit combien je le fais : qu'il m'exauce, lui qui sait que je le faisais avant même que vous me l'eussiez demandé ! payez-moi donc de retour. Nous sommes vos pasteurs , vous êtes le troupeau de Dieu; considérez et voyez combien nos périls sont plus grands que les vôtres, et priez pour nous. Il le faut pour vous et pour nous, afin que nous rendions bon compte de vous au Prince des pasteurs et au chef de nous tous, et que nous échappions ensemble aux caresses de ce monde, plus dangereuses que les tribulations : la paix du monde n'est bonne que quand elle sert, comme l'Apôtre nous avertit de le demander, à nous « faire passer une tranquille vie en « toute piété et charité (2). » Si la piété et la charité manquent, tout ce qui met à l'abri de ces maux et des autres maux du monde n'est qu'un sujet de dérèglement et de perdition, une invitation au désordre ou une facilité pour y tomber. Demandez donc pour nous, comme nous pour vous, que nous passions une vie paisible et tranquille en toute piété et charité. Priez pour nous en quelque lieu que vous soyez et en quelque lieu que nous soyons : car il n'est point de lieu où ne soit Celui à qui nous appartenons.

7. Je vous envoie d'autres livres, que vous n'avez pas demandés, pour ne pas faire seulement ce que vous avez désiré : ce sont les livres

 

1 Ps. XCIX, 3. — 2. I Timoth. II, 2.

 

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de la Foi des choses invisibles, de la Patience, de la Continence, de la Providence, et un grand livre sur la foi, l'espérance et la charité. Si vous lisez tous ces ouvrages pendant que vous êtes en Afrique, écrivez-moi ce que vous aurez pensé; envoyez-moi votre sentiment, ou laissez-le à mon saint frère et seigneur Aurèle qui me le fera parvenir, ce qui ne m'empêchera pas d'espérer des lettres de vous, en quelque lieu que vous soyez; et, de mon côté, autant que je le pourrai, mes lettres iront vous chercher partout où vous pourrez être. J'ai reçu avec reconnaissance ce que vous m'avez envoyé, soit pour ma santé que vous voudriez meilleure afin que je pusse plus librement vaquer à Dieu, soit pour venir en aide à notre bibliothèque en nous donnant les moyens d'acquérir ou de remplacer des livres. Que Dieu vous donne, en récompense, dans ce monde et dans l'autre, les biens qu'il prépare à ceux qui sont tels qu'il a voulu que vous fussiez. Saluez de ma part, comme je vous l'ai déjà une fois demandé, ce gage de paix qui est auprès de vous, et qui nous est si cher à l'un et à l'autre.

 

 

 

 

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