LETTRE CCLIX
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE CCLIX.

 

Un veuf, ancien ami de saint Augustin et qui vivait dans la débauche n'avait pas craint de demander au saint évêque un écrit à la louange de sa femme morte, comme pour le consoler de sa douleur ; l'évêque d'Hippone lui répond avec fine très-belle sévérité , et lui dit qu'il n'obtiendra rien de lui à moins qu'il ne change de vie.

 

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE CORNEILLE.

 

1. Vous m'avez écrit pour me demander une grande lettre de consolation au sujet du vif chagrin que vous cause la mort d'une excellente épouse, comme vous vous rappelez que saint Paulin en adressa une à Macaire. L'âme de votre femme, reçue au ciel dans la société des âmes fidèles et chastes, n'a que faire des louanges humaines et ne les cherche pas; c'est à cause des vivants qu'on donne aux morts les louanges dont ils sont dignes; puisque vous souhaitez qu'on vous console par l'éloge de celle que vous avez perdue, commencez donc par vivre de manière à mériter d'être un jour où elle est. Car vous ne croyez pas sans aucun doute qu'elle soit où. sont celles qui ont violé la foi conjugale, ou qui, n'étant pas mariées, se sont traînées dans le désordre. L'éloge d'une femme comme la vôtre, écrit dans le but apparent de dissiper la tristesse d'un mari qui lui ressemble si peu, ne serait pas une consolation, mais une adulation. Si vous l'aimiez comme elle vous a aimé, vous lui garderiez ce qu'elle vous avait gardé. Si vous étiez mort le premier, il n'est pas à croire qu'elle se fût jamais remariée; n'est-il donc pas vrai que si vous aviez eu besoin de consoler votre douleur par les louanges de votre femme, vous n'auriez pas même songé à en épouser légitimement une autre?

2. Vous me direz : Pourquoi ce rude langage? pourquoi ces reproches si durs? N'ai-je pas vieilli au milieu de discours de ce genre, et ne sait-on pas que je mourrai avant de me corriger? Vous voulez que j'épargne votre funeste sécurité, vous qui devriez m'épargner, sinon dans mon amitié, au moins dans tout ce que vos désordres me font souffrir? Cicéron, animé de sentiments bien différents des miens et occupé des intérêts d'une république de la terre, disait : « Je désire, pères conscrits, être modéré; mais, au milieu des grands dangers de la république, je désire ne pas paraître indifférent (1). » Moi qui suis votre ami, vous le savez , et qui , attaché au service de la Cité éternelle, suis établi ministre de la parole et des sacrements divins, combien puis-je dire avec plus de justice: O mon frère Corneille, je désire être modéré; mais, au milieu des grands périls qui sont les vôtres et les miens, je désire ne pas paraître indifférent !

3. Une populace de femmes vous environne, le nombre de vos concubines croît de jour en jour; et vous voulez qu'évêque, je vous écoute de sang-froid, vous, le maître ou plutôt l'esclave de cette bande immonde, quand vous venez, au nom de l'amitié , me demander l'éloge funèbre d'une chaste épouse comme pour adoucir votre douleur ! A l'époque où, sans

 

1. Cicér. pro Sext. Rosc.

 

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être encore catéchumène, jeune encore, un peu moins jeune que moi, vous partagiez mes erreurs, vous vous étiez tiré des habitudes impures par la force de votre volonté; peu de temps après , vous retombâtes dans les mêmes souillures; plus tard, vous trouvant en danger de mort, vous reçûtes le baptême; maintenant je ne dirai pas que vous êtes vieux , mais moi je suis vieux et, de plus, évêque, et je n'ai rien pu encore pour vous faire changer de vie 1 Vous voulez que je vous console de la mort d'une vertueuse épouse; mais qui me consolera de votre mort plus réelle que la sienne ? Et parce que je ne saurais oublier tant de services que vous m'avez rendus, dois-je être encore torturé par vos moeurs corrompues, dois-je être méprisé , compté pour rien , quand je vous adresse mes gémissements sur vous-même? Mais je ne suis rien , je l'avoue, pour vous corriger et vous guérir; tournez-vous vers Dieu, songez au Christ, écoutez ces paroles» de l'Apôtre : « Arracherai-je au Christ ses membres pour en faire les membres d'une prostituée (1) ? » Si vous méprisez dans votre coeur les paroles d'un évêque, votre ami, pensez que le corps de votre Seigneur fait partie du vôtre : comment, enfin, pouvez-vous continuer à pécher en différant votre conversion de jour en jour, puisque vous ne savez pas quand ce dernier jour viendra?

4. Je vais savoir maintenant quelles sont les louanges que vous attendez de moi pour Cyprienne (2). Si j'étais encore au temps où je vendais des paroles à des écoliers dans l'école des rhéteurs, je les ferais payer à l'avance. Je veux vous vendre l'éloge de votre chaste femme ; payez-moi d'abord; le prix que j'exige, c'est votre chasteté; payez-moi, dis je, et vous aurez ce que vous souhaitez. Je vous parle un langage tout humain à cause de votre faiblesse; je crois qu'à vos yeux Cyprienne ne mérite pas que vous préfériez à ses louanges l'amour de vos concubines : ce sera certain si vous aimez mieux garder vos habitudes immondes que d'entendre l'éloge de Cyprienne. Pourquoi m'arracher de force ce qui vous plaît, lorsque vous voyez que ce que je vous demande est pour vous-même? Pourquoi demander d'un air si soumis ce que vous pouvez commander si vous êtes corrigé ? Envoyons à votre femme des présents spirituels : vous l'imitation, moi

 

1. I Cor. VI, 15.

2. C'était le nom de la femme que Corneille avait perdue.

 

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les louanges de ses vertus. Je vous disais plus haut qu'elle ne désirait pas les louanges humaines; mais, dans la mort, elle désire que vous imitiez ses vertus, autant que, dans la vie, elle vous a aimé, quoique vous lui ressemblassiez si peu. Je ferai ce que vous voudrez pour Cyprienne, quand vous ferez ce qu'elle et moi nous voulons.

5. Le Seigneur nous parle dans l'Evangile de ce riche superbe et impie qui était vêtu de pourpre et de lin et qui s'asseyait chaque jour à des festins splendides; tombé dans les enfers en punition de ses crimes, il implorait en vain une goutte d'eau tombée du doigt de ce pauvre qu'il avait méprisé devant sa porte; il se souvint de ses cinq frères et pria Dieu de leur envoyer ce même pauvre qu'il apercevait en repos dans le sein d'Abraham, de peur qu'eux aussi ne fussent précipités dans le lieu des tourments (1): combien plus encore votre femme doit se souvenir de vous ! Si le riche orgueilleux ne voulait pas que ses frères tombassent dans les supplices réservés aux superbes, combien plus encore votre chaste femme ne veut pas que vous tombiez dans les supplices réservés aux adultères ! Si ce frère ne voulait pas que ceux qui lui étaient chers partageassent ses maux, combien moins une femme, établie dans les biens éternels, veut-elle que l'enfer la sépare éternellement de son mari ! Lisez cet endroit dans l'Evangile ; c'est la pieuse voix du Christ qui parle ; croyez à la parole de Dieu. Vous vous dites affligé de la mort de votre femme, et vous pensez que si je la loue, rues discours seront pour vous une consolation; mais apprenez quelle douleur vous attend, si un jour vous n'êtes point avec elle. Est-il plus triste pour vous que je ne loue pas : Est-il qu'il ne l'est pour moi que vous ne l'aimiez point? Ah ! si vous l'aimiez, vous désireriez la rejoindre après votre mort; ce qui ne sera pas, si vous restez ce que vous êtes. Aimez donc celle dont vous me demandez les louanges, afin que je ne sois pas forcé de repousser un désir qui ne serait qu'un mensonge.

Et d'une autre main. Fasse le Seigneur que nous puissions nous réjouir de votre salut, bien-aimé seigneur et honorable frère.

 

1. Luc, XVI, 19-28.

 

 

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