LETTRE CCLXII
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE CCLXII.

 

Saint Augustin adresse des reproches et des conseils à une femme mariée.

 

AUGUSTIN A SA PIEUSE FILLE, LA DAME ECDICIA, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. Après avoir lu la lettre de votre Révérence et interrogé le porteur sur ce qu'il me restait à savoir, j'ai été très-affligé que vous ayez voulu agir avec votre mari de manière à le faire tomber des hauteurs de la continence qu'il commençait à pratiquer, dans les misère: de l'adultère. C'eût été déjà déplorable, qu'après la promesse faite à Dieu et accomplie pendant un certain temps, il fût revenu à vous comme auparavant; c'est bien autrement malheureux et criminel qu'il se soit tout à coup jeté dans de pareils désordres, et qu'il se soit ainsi armé contre lui-même de toute sa colère contre vous. Il semble vouloir vous punir plus cruellement en se perdant lui-même. Tout ce grand mal n'est arrivé que parce que vous n'avez pas été avec lui aussi modérée que vous deviez l'être. Quoique d'un consentement mutuel, tes relations conjugales eussent cessé entre vous deux, il y avait pourtant d'autres choses où vous deviez obéir à votre mari, d'autant plus due vous êtes tous deux membres du corps du Christ. Lors même que, épouse fidèle, vous auriez eu un mari qui ne l'eût pas été, vous auriez dû lui rester soumise pour le gagner au Seigneur, comme le prescrivent les apôtres.

2. J'omets de vous dire que, d'après ce que j'ai su, vous vous étiez décidée à tort de pratiquer la continence, sans que votre mari y eût encore consenti. C'est ce que vous n'auriez pas dû faire avant que sa volonté se fût accordée avec la vôtre pour vous élever ensemble à ce bien qui surpasse la pudeur conjugale : vous n'aviez donc jamais ni lu ni entendu ni remarqué ces paroles de l'Apôtre : « Il est bon à l'homme de ne pas toucher de femme; mais, pour éviter la fornication, que chaque homme ait une femme et chaque femme un mari; que le mari rende à la femme ce qu'il lui doit et la femme ce qu'elle doit au mari. La femme n'a pas son corps en sa puissance, son corps est en la puissance du mari; de même le mari n'a pas son corps en sa puissance, son (112) corps est en la puissance de la femme. Ne vous refusez point l'un à l'autre, à moins que vous n'en soyez convenus pour un temps, afin de vaquer à la prière; et ensuite vivez ensemble comme auparavant, de peur que le démon ne vous tente à cause de votre incontinence (1). » D'après ces paroles de l'Apôtre, si votre mari avait voulu garder de son côté la continence et que vous n'y eussiez pas consenti, il aurait été obligé de vous rendre le devoir ; et si, en vous rendant ce devoir, votre mari n'eut cédé qu'à votre faiblesse et non pas à la sienne, de peur que vous ne tombassiez dans le crime damnable de l'adultère, Dieu lui eût compté sa bonne intention à l'égal de la continence qu'il aurait mieux aimé garder à plus forte raison fallait-il que vous, qui devez être plus soumise, ne refusassiez pas le devoir à votre mari, de peur que la tentation du démon ne l'entraînat dans l'adultère; Dieu vous eût tenu compte de votre bonne volonté que vous n'auriez pas suivie pour empêcher la perte de votre mari.

3. Mais, encore une fois, je ne dis rien de cela, puisque votre mari avait été amené à vos pieux desseins de continence, puisqu'il a ainsi vécu longtemps avec vous, et fait cesser le péché que vous commettiez en lui refusant le devoir. Il n'est donc plus question pour vous de savoir si vous devez reprendre avec votre mari les relations conjugales. Ce que vous avez tous deux promis à Dieu, vous devez le garder avec persévérance jusqu'à la fin; si votre mari a manqué à cet engagement, n'y manquez pas au moins vous-même. Je ne vous parlerais pas de la sorte , si lui-même n'avait consenti à vivre dans la continence: saris cela, il n'y a pas d'âge qui aurait pu vous dispenser de lui rendre ce que vous lui devez ; les années n'y eussent rien fait, et, consulté par vous, je vous aurais toujours répondu avec ces mots de l'Apôtre : « La femme n'a pas son a corps en sa puissance, son corps est en la puissance du mari. » C'est par cette puissance même qu'il vous avait permis la continence, de façon à la pratiquer avec vous d'un commun accord.

4. C'est ici surtout que je m'afflige de l'oubli de vos devoirs; vous auriez dû d'autant plus témoigner à votre mari une humble soumission dans les intérêts domestiques, qu'il vous avait pieusement accordé une grande chose en

 

1. I Cor. VII, 1-5.

 

vous imitant. Malgré l'interruption des relations conjugales, il n'en était pas moins votre mari; bien plus, vous étiez devenus des époux d'autant plus saints que vous gardiez d'un commun accord de plus saints engagements. Vous ne deviez donc, sans l'agrément de votre mari, disposer ni de vos vêtements ni de votre or et de votre argent, ni d'aucun de vos biens, de peur de scandaliser un homme qui avait fait à Dieu avec vous le sacrifice de plus grandes choses et avait religieusement renoncé à ce qu'il aurait eu le droit d'exiger de vous.

5. Enfin il est arrivé que, méprisé par vous, il a rompu le lien` de la continence auquel il s'était soumis lorsqu'il pensait que vous l'aimiez; irrité contre vous, il ne s'est pas épargné lui-même. D'après ce que m'a raconté le porteur de votre lettre, votre mari ayant appris que vous aviez donné tout ou presque tout ce que vous possédiez à deux moines, je ne sais lesquels, qui passaient, et que vous chargiez de le distribuer aux pauvres, il s'est mis à les détester en vous détestant avec eux; il n'a plus vu en eux des serviteurs de Dieu, mais des gens qui s'insinuaient dans les maisons des autres, et qui vous avaient trompée et pillée; furieux, il a rejeté bien loin le fardeau sacré qu'il avait consenti à porter avec vous. Il était faible, et vous, qui paraissiez la plus forte dans cet engagement entre vous deux, vous auriez dû lui venir en aide par votre amour, au lieu de lui bouleverser l'esprit par vos procédés blessants. Lors même que peut-être il eût montré peu d'empressement pour (aumône; il aurait pu en prendre le goût si, au lieu de le mécontenter par des dépenses inopinées, vous l'aviez doucement amené à vos vues par de respectueux égards; vous auriez ainsi pu faire affectueusement ensemble ce que vous avez fait toute seule avec tant de témérité, et c'eût été mieux dans l'ordre et plus convenable. On n'eût pas injurié des serviteurs de Dieu, si toutefois ce sont des serviteurs de Dieu qui, en l'absence et à l'insu du mari, ont reçu tant de choses d'une femme inconnue; et Dieu eût été loué dans vos oeuvres, car votre union fidèle aurait été sanctifiée à la fois par une chasteté parfaite et une glorieuse pauvreté.

6. Voyez maintenant ce que- vous avez fait par votre précipitation inconsidérée. Je ne veux penser aucun mal de ces moines par lesquels votre mari se plaint que vous ayez été, non point édifiée, mais spoliée ; je ne m'en (113) rapporterai pas aisément au jugement d'un homme qui a l'oeil troublé par la colère; mais le bien corporel que ces largesses ont fait aux pauvres, qu'est-il à côté du mal spirituel dont vous avez été cause ? Y a-t-il quelqu'un dont le salut temporel dût vous être plus cher que le salut éternel de votre mari ? Si vous aviez différé de distribuer vos biens aux pauvres , dans le but de ne pas perdre l'âme de votre mari en le scandalisant, n'en auriez-vous pas eu un plus grand mérite devant Dieu? Si vous songez à ce que vous aviez conquis quand vous l'avez amené à vivre avec vous dans une sainte chasteté, comprenez que, par ces aumônes qui ont renversé l'esprit de votre mari, vous avez beaucoup plus perdu que gagné dans les biens du ciel. Si là-haut le morceau de pain donné au pauvre qui a faim obtient une grande. place, quelle place sera réservée à la charité qui aura arraché un homme au démon comme à un lion rugissant et qui cherche une proie à dévorer !

7. Ce n'est pas que nous devions interrompre nos bonnes oeuvres, si quelqu'un en est scandalisé; il y a des devoirs différents selon les personnes, à l'égard d'étrangers ou de parents; il y a des devoirs différents pour le fidèle et l'infidèle, pour les parents envers les enfants, et pour les enfants envers les parents ; enfin, et c'est surtout ce qu'il faut considérer ici, des devoirs particuliers sont imposés à l'homme et à la femme; il n'est pas permis à une femme mariée de dire : « Je fais de ce qui m'appartient ce que je veux, » puisqu'elle ne s'appartient pas à elle-même, mais à son chef, qui est son mari (1). « C'est ainsi, dit l'apôtre Pierre, que se paraient autrefois les saintes femmes qui espéraient en Dieu, et qui étaient soumises à leur mari telle était Sara, qui obéissait à Abraham, qu'elle appelait son seigneur, et dont vous êtes les filles (2) ; » et ce n'est pas à des femmes chrétiennes, c'est à des juives que Pierre parlait ainsi.

8. Quoi d'étonnant que votre mari ne voulût pas que vous privassiez des choses nécessaires à la vie celui qui est son fils comme le vôtre ! Il ignore ce que fera cet enfant quand il commencera à grandir : se consacrera-t-il à la vie monastique, au ministère sacerdotal, ou bien se mariera-t-il ? C'est ce qu'on ne peut savoir encore. Quoiqu'il faille exciter et instruire les enfants des saints pour l'état le meilleur, chacun

 

1. Ephés. V, 23. — 2. I Pierre, III, 5, 6.

 

pourtant reçoit de Dieu le don qui lui est propre ; l'un d'une manière , l'autre d'une autre (1). Qui blâmerait un père de se préoccuper ainsi des intérêts de son fils, quand le bienheureux Apôtre nous dit : « Celui qui ne pourvoit pas aux besoins des siens, et surtout de ceux de sa maison, renie sa foi, et il est pire qu'un infidèle (2) ? » Au sujet de l'aumône, le même Apôtre disait : « Non qu'il faille vous mettre à la gêne pour le soulagement des autres (3). » Vous auriez donc dû vous entendre ensemble sur toutes ces choses, voir dans quelle mesure vous pouviez thésauriser dans le ciel, voir ce qu'il fallait pour soutenir votre vie et celle de votre mari, la vie de votre fils et de tous les vôtres, de peur de vous mettre à la gêne pour le soulagement d'autrui. Si, dans ces arrangements, quelque chose vous avait paru meilleur, vous l'auriez respectueusement suggéré à votre mari, et vous auriez obéi à son autorité comme à celle de votre chef; les gens de bien qui en auraient entendu parler se seraient réjouis de l'heureuse paix de votre maison, et l'ennemi eût eu pour vous une crainte respectueuse, n'ayant rien de mal à dire de vous.

9. Si le devoir vous obligeait à suivre la volonté d'un mari fidèle et vivant chastement avec vous, pour les aumônes et la distribution de vos biens aux pauvres, pour ces oeuvres bonnes et grandes, si clairement prescrites par le Seigneur; à plus forte raison fallait-il ne rien changer, sans son agrément, dans la manière de vous vêtir; car il n'y a rien ici qui soit de prescription divine. Il est écrit que les femmes doivent se vêtir convenablement; l'Apôtre (4) blâme justement les parures d'or, la frisure des cheveux et les autres choses de ce genre qui ne sont employées que dans un but de vanité et de séduction. Mais il y a, selon le rang des personnes, un vêtement de dame différent du vêtement des veuves, et qui petit très-religieusement se porter. Si votre mari ne voulait pas que vous quittassiez vos costumes ordinaires pour vous faire passer, de son vivant, comme une veuve, vous n'auriez pas dû en cela persister jusqu'au scandale d'une mésintelligence : il y avait plus de mal dans votre désobéissance que de bien dans votre changement de costume. Quoi de plus absurde pour une femme que de braver orgueilleusement son mari sous d'humbles vêtements ! Mieux

 

1. I Cor. VII, 7. — 2. I Tim. V, 8. — 3. II Cor. VIII, 13. — 4. I Tim. II, 9.

 

114

 

vaudrait lui plaire parla blanche simplicité des moeurs que de lui déplaire par la sombre couleur des habits. Puisque le costume monastique était de votre goût, il eût mieux valu amener doucement votre mari à vous le permettre, que de le prendre de vous-même et malgré lui. Et s'il vous eût refusé pour cela son agrément, en quoi donc vos pieux desseins eussent-ils été compromis ? Gardez-vous de croire que vous eussiez déplu à Dieu de ce que, votre mari vivant, vous n'auriez pas été vêtue comme Anne, mais comme Suzanne.

10. Celui qui déjà avait commencé à garder avec vous le grand bien de la continence, ne vous aurait pas assurément obligée à blesser la modestie dans vos vêtements, lors même qu'il ne vous eût pas laissé prendre les vêtements de veuve : et si par hasard vous y aviez été contrainte, vous auriez pu garder un coeur humble sous la splendeur des parures. Chez nos pères, la reine Esther, craignant Dieu, adorant Dieu, soumise à Dieu, gardait une parfaite obéissance à son mari, qui n'était ni du même peuple, ni de la même religion qu'elle-même; à un moment de grand danger, qui n'était pas seulement le sien, mais celui de sa nation, alors le peuple de Dieu, Esther se prosterna devant le Seigneur, et, dans sa prière, elle disait que le vêtement royal n'avait pas plus de prix à ses veux que l'objet le plus souillé (1) ; elle fut exaucée, car Dieu qui connaît les coeurs savait combien ce langage était sincère. Et le mari d'Esther avait plusieurs autres femmes, et il adorait de faux dieux ! Vous, au contraire, si votre mari avait persisté dans le bon dessein d'où ses rancunes contre vous l'ont détourné pour le jeter dans le crime, vous n'auriez pas eu seulement en lui un mari fidèle, soumis comme vous au culte du vrai Dieu, mais encore vous auriez eu un mari continent; fidèle à de pieux engagements, il ne vous aurait pas forcée à des vêtements superbes, en vous forçant à garder vos vêtements d'épouse.

14. Voilà ma réponse à la lettre où vous me consultez; je n'entends pas rompre par mes paroles votre saint engagement, mais je déplore que votre mari ait rompu le sien par suite de votre manière d'agir, si imprudente et si contraire à l’ordre. Il est de votre devoir de songer à réparer un tel mal, si vous voulez véritablement appartenir au Christ. Soyez donc humble

 

1. Esther, XIV, 10.

 

au fond de votre âme, et pour que Dieu vous accorde la grâce de la persévérance, ne restez pas indifférente aux périls de votre mari qui se perd. Répandez pour lui de pieuses et continuelles prières, offrez -en sacrifice vos larmes comme un sang qui coule des blessures du coeur. Ecrivez à votre mari pour vous excuser; demandez-lui pardon de l'avoir offensé, en disposant de vos biens sans son avis et sa volonté vous n'avez pas à vous repentir de les avoir donnés aux pauvres, mais de l'avoir fait sans prendre conseil de votre mari et sans avoir voulu l'associer à votre oeuvre. Promettez-lui que s'il change de conduite pour recommencer la vie de continence qu'il a cessée, vous lui serez soumise, Dieu aidant, en toutes choses, comme il convient: peut-être, selon les paroles de l'Apôtre, Dieu lui donnera-t-il le repentir, et le retirera-t-il des filets du démon qui le retient captif à son gré (1). Quant à votre fils, né d'une légitime et honnête union, qui donc ignore qu'il est bien plus en la puissance de son père qu'en la vôtre ? On ne saurait le lui refuser, toutes les fois qu'il le demandera, en quelque lieu qu'il soit; et précisément, puisque vous voulez que ce fils soit élevé et instruit dans la sagesse de Dieu, il est nécessaire qu'un bon et véritable accord se rétablisse entre votre mari et vous.

 

 

1. II Tim. II, 25,.26.

 

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