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LIVRE DIXIÈME : AUTRE TRINITÉ DANS L’HOMME.

 

Il y a, dans l’âme de l’homme, une autre trinité qui se manifeste beaucoup plus sensiblement; elle est dans la mémoire, l’intelligence et la volonté.

 

LIVRE DIXIÈME : AUTRE TRINITÉ DANS L’HOMME.

CHAPITRE PREMIER.

L’AMOUR DE L’ÂME QUI ÉTUDIE, C’EST-A-DIRE DÉSIRE DE SAVOIR, N’EST POINT L’AMOUR DE CE QU’ELLE IGNORE.

CHAPITRE II.

PERSONNE NE PEUT AIMER CE QU’IL IGNORE.

CHAPITRE III.

L’ÂME NE S’AIME PAS SANS SE CONNAÎTRE.

CHAPITRE IV.

L’ÂME HUMAINE NE SE CONNAÎT PAS EN PARTIE, MAIS TOUT ENTIÈRE.

CHAPITRE V.

POURQUOI IL EST ORDONNÉ DE SE CONNAÎTRE. D’OU VIENNENT LES ERREURS DE L’ÂME SUR SA PROPRE SUBSTANCE.

CHAPITRE VI.

JUGEMENT ERRONÉ DE L’AME SUR ELLE-MÊME.

CHAPITRE VII.

OPINION DES PHILOSOPHES SUR LA SUBSTANCE DE L’ÂME.

CHAPITRE VIII.

COMMENT L’ÂME DOIT SE CHERCHER ELLE-MÊME. POURQUOI ELLE SE TROMPE SUR SON PROPRE COMPTE.

CHAPITRE IX.

L’ÂME SE CONNÂIT PAR LE SEUL FAIT QU’ELLE CONNAÎT L’ORDRE DE SE CONNAITRE.

CHAPITRE X.

IL EST TROIS CHOSES QUE L’ÂME SAIT D’ELLE-MÊME AVEC CERTITUDE : QU’ELLE COMPREND, QU’ELLE EXISTE ET QU’ELLE VIT.

CHAPITRE XI.

DANS LA MÉMOIRE, L’INTELLIGENCE ET LA VOLONTÉ ON TROUVE L’ESPRIT, LA SCIENCE ET L’ACTION. LA MÉMOIRE, L’INTELLIGENCE ET LA VOLONTÉ SONT UNE SEULE CHOSE QUANT À L’ESSENCE, ET TROIS CHOSES RELATIVEMENT L’UNE À L’AUTRE.

CHAPITRE XII.

L’ÂME EST L’IMAGE DE LA TRINITÉ DANS SA MÉMOIRE, SON INTELLIGENCE ET SA VOLONTÉ.

 

 

CHAPITRE PREMIER.

L’AMOUR DE L’ÂME QUI ÉTUDIE, C’EST-A-DIRE DÉSIRE DE SAVOIR, N’EST POINT L’AMOUR DE CE QU’ELLE IGNORE.

 

1. Maintenant, pour expliquer plus clairement le sujet, redoublons d’attention. Tout d’abord, comme personne ne peut aimer ce qu’il ignore entièrement, il faut voir de quelle nature est l’amour de ceux qui étudient, c’est-à-dire de ceux qui ne possèdent pas encore une science, mais qui désirent l’acquérir. Pour tous les autres sujets où le mot d’étude n’est généralement pas employé, il existe certaines amours qui résultent de ce qu’on entend dire; la réputation d’une beauté quelconque excite dans l’âme le désir de la voir et d’en jouir, parce que l’âme a une notion générale de la beauté du corps, pour en avoir beaucoup vu, et qu’il y a en elle quelque chose qui goûte ce qu’elle désire au dehors. Cela étant, l’amour qui s’éveille en elle n’est pas l’amour d’une chose absolument inconnue, puisqu’elle en connaît le genre. Mais quand nous aimons un homme de bien, que nous n’avons jamais vu, nous l’aimons d’après la notion des vertus que nous avons puisée dans la vérité même. Quant aux sciences, nous sommes ordinairement déterminés à les étudier par les éloges et les recommandations d’hommes graves; et néanmoins, si nous n’en avions pas déjà dans l’esprit une légère notion, nous n’éprouverions pour leur étude aucun attrait. Qui donc, par exemple, consumerait son temps et sa peine à étudier la rhétorique, s’il ne savait d’abord qu’elle est l’art de parler? Quelquefois aussi, nous admirons les résultats de ces sciences, ou pour en avoir ouï parler, ou pour en avoir été témoins nous-mêmes, et nous sentons naître en nous une vive ardeur de les étudier, afin de parvenir au même but. Supposons qu’on dise à un homme qui ne sait pas écrire, qu’il existe un art au moyen duquel on peut envoyer, même à de grandes distances, des paroles formées en silence avec la main, et que celui à qui on les adresse, en. tendra, non avec ses oreilles, mais avec ses yeux; supposons que cet homme soit témoin du fait : est-ce que, dans son désir de posséder ce moyen, toute son étude ne se portera pas vers le but qu’il connaît déjà? Tel est le principe de l’ardeur des étudiants : car personne ne peut aimer ce qu’il ignore entièrement.

2. De même, en entendant quelque signe inconnu, par exemple le son d’une parole dont on ignore complètement la signification, soit le mot temetum (Vin, mot latin peu usité ), il désire savoir ce que c’est, c’est-à-dire quel objet ce son a pour but d’indiquer; et, comme il ne le sait pas, il le demande. Mais il faut d’abord qu’il sache que c’est un signe, c’est-à-dire que ce mot n’est pas un vain bruit, mais renferme un sens. D’autre part, ce trisyllabe lui est déjà connu, et son articulation, introduite par ses oreilles, s’est imprimée dans son âme. Que lui manque-t-il donc pour le mieux connaître, quand il en sait toutes les lettres, toute la longueur et tous les sons, si ce n’est qu’il a compris en même temps que ce mot est un signe, et qu’il éprouve le désir de savoir quel objet ce signe indique? Ainsi, plus le mot est connu, pourvu qu’il ne le soit pas entièrement, plus l’âme est avide de connaître ce qu’il en reste à. savoir. Si en effet, cet homme savait simplement que le mot existe et ignorait qu’il signifiât quelque chose, il ne s’en informerait pas davantage, et se contenterait d’en avoir perçu, autant que possible, le côté sensible. Mais comme il sait que ce n’est pas seulement un son, mais un signe, il veut le connaître à fond. Or, ou ne connaît parfaitement un signe que quand on sait ce qu’il signifie. Mais peut-on dire que celui qui cherche vivement à savoir, et dont l’ardeur s’enflamme et persévère dans l’étude, est sans amour? Qu’aime-t-il donc? Car certainement on ne peut aimer quelque chose. sans le connaître. L’amour de cet homme, dont nous parlions tout à l’heure, ne porte (474) évidemment pas sur ces trois syllabes qu’il connaît déjà. Peut-être ce qu’il aime en elles, est-ce de savoir qu’elles signifient quelque chose; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, car ce n’est pas cela qu’il cherche à savoir maintenant. Et nous cherchons, nous, à savoir ce qu’il aime dans l’objet qu’il désire étudier et qu’il ne connaît pas encore; et nous nous étonnons de son amour, précisément parce que nous avons la certitude qu’on ne peut absolument aimer que des choses connues. Pourquoi aime-t-il enfin, sinon parce qu’il connaît et voit, dans les raisons des choses, la beauté d’une science qui renferme les notions de tous les signes; parce qu’il voit l’utilité d’un art, qui relie les hommes entre eux en les mettant à même de se communiquer leurs sentiments , et les empêche de dégénérer dans l’espèce d’isolement où les placerait l’impuissance de se manifester leurs pensées par le langage?

L’âme voit donc, connaît et goûte cette science si belle et si utile; et quiconque s’informe du sens des mots qu’il ignore, cherche à la perfectionner en lui autant que possible. Mais autre chose est de la voir à la lumière de la vérité, autre chose de la désirer pour soi. On voit, en effet, à la lumière de la vérité, combien c’est une grande et bonne chose de comprendre et de parler toutes les langues, de n’être étranger à personne et pour personne. La pensée saisit déjà la beauté de cette science, et, en l’aimant, c’est une chose connue qu’on aime. Elle est si bien vue, elle enflamme tellement l’ardeur de ceux qui l’étudient, qu’elle devient comme le pivot de leur existence, et qu’ils n’ont qu’elle pour but dans toutes les peines qu’ils prennent pour acquérir une telle faculté et se mettre dans le cas d’appliquer en pratique ce qu’ils connaissent déjà par la raison. D’où il résulte que plus on approche du terme auquel on aspire, plus l’ardeur de l’amour augmente. En effet, on se livre avec bien plus d’énergie à l’étude des sciences qu’on ne désespère pas d’acquérir. Et si l’on n’a pas l’espoir d’atteindre le but, ou l’on n’aime que faiblement, où l’on n’aime pas du tout la science dont cependant on entrevoit la beauté. Voilà pourquoi, comme tout le monde à peu près désespère d’apprendre toutes les langues, chacun s’attache surtout à connaître celle de son pays. Et si l’on se sent incapable de la connaître parfaitement, il n’est cependant personne de si indifférent sur ce point, qu’il ne désire savoir le sens d’un mot inconnu qu’on prononce devant lui, et ne s’en informe et ne l’apprenne, si cela lui est possible. En s’en informant, il cède évidemment au désir de s’instruire et semble aimer une chose inconnue; ce qui n’est pas, pourtant. Son âme est touchée d’un genre de beauté qu’il connaît, à laquelle il pense, où il voit briller l’art glorieux d’unir les âmes par la communication du langage; et cette beauté allume en lui le désir de chercher ce qu’il ignore, il est vrai, mais qui est un moyen connu, vu et goûté de lui, pour parvenir au but. Ainsi, par exemple, s’il demande ce que veut dire temetum (c’est l’exemple que j’avais choisi) et qu’on lui dise : Qu’est-ce que cela te fait? il répondra: Je n’aimerais pas à entendre prononcer ce mot sans le comprendre, ou à le lire quelque part sans savoir ce que l’écrivain a voulu dire. Et qui donc lui répliquera: Ne cherche pas à comprendre ce que tu entends dire, ni à connaître ce que tu lis? Car presque toutes les âmes raisonnables saisissent du premier coup d’oeil la beauté d’une science à l’aide de laquelle les hommes peuvent se communiquer leurs pensées par l’émission de sons significatifs; et c’est à cause de cette beauté connue — et aimée parce qu’elle est connue — qu’on s’informe du sens d’un mot inconnu. En entendant donc prononcer le mot de temetum et en apprenant que c’est le nom que les anciens donnaient au vin, mais que pour nous ce mot a vieilli et est tombé en désuétude, il pensera peut-être que la connaissance lui en est nécessaire pour l’intelligence de quelques vieux livres. Et si l’étude de ces livres lui semble inutile, peut-être estimera-t-il ce mot peu digne d’être retenu, parce qu’il ne lui verra aucun rapport avec cette beauté qu’il connaît, qu’il voit et aime par raison,

3. Ainsi tout amour chez celui qui étudie, c’est-à-dire qui veut apprendre ce qu’il ignore, n’est pas l’amour de la chose qu’il ignore, mais de celle qu’il connaît et en vue de laquelle il veut apprendre ce qu’il ne sait pas. Ou s’il est tellement curieux qu’il soit entraîné, non par un motif connu, mais par le seul désir d’apprendre l’inconnu, il faut sans doute ne pas le confondre avec l’homme vraiment studieux, et néanmoins on ne peut pas dire qu’il aime l’inconnu; il serait plus juste, (475) au contraire, de dire qu’il hait l’inconnu, puisqu’il cherche à le détruire, par son désir de tout connaître. Et si l’on nous fait cette grave objection, que l’homme n’est pas plus capable de haïr que d’aimer ce qu’il ignore, nous conviendrons que cela est vrai; et cependant ce n’est pas la même chose de dire : Il aime à savoir l’inconnu, et de dire : Il aime l’inconnu: car il est possible d’aimer à apprendre ce qu’on ignore, et il est impossible d’aimer ce qu’on ignore. Le mot savoir a ici son importance: celui qui aime à savoir l’inconnu, n’aime pas précisément l’inconnu, mais la science de l’inconnu. Et personne, sans avoir une idée de cette science, ne pourrait assurer qu’il sait ou qu’il ignore quelque chose. Car non-seulement celui qui dit: Je sais, et le dit avec vérité, doit savoir ce que c’est que savoir; mais celui qui dit. avec certitude et vérité : Je ne sais pas, sait aussi ce que c’est que savoir; puisqu’il distingue celui qui sait et celui qui ne sait pas, alors que, se considérant lui-même, il dit en toute sincérité : Je ne sais pas. Et s’il sait qu’il dit la vérité, comment le sait-il, s’il ignore ce que c’est que savoir?

 

CHAPITRE II.

PERSONNE NE PEUT AIMER CE QU’IL IGNORE.

 

4. Ainsi donc tout homme studieux, tout homme curieux n’aime pas l’inconnu, même quand il est tourmenté d’un ardent désir de savoir ce qu’il ignore. En effet: ou il a déjà une notion générale de ce qu’il aime et il désire le connaître, soit sur un point particulier, soit dans tous les sujets qu’on apprécie devant lui et qu’il ignore, mais dont il se fait une idée imaginaire qui l’excite à les aimer. Et de quoi se forme-t-il cette idée, sinon d’éléments qu’il connaît déjà? Jusque-là, que si le sujet dont on fait l’éloge devant lui, lui semble peu en rapport avec l’idée préconçue et familière à son esprit, peut-être ne l’aimera-t-il pas; et s’il l’aime, le principe de cet amour est dans ce qu’il sait déjà : car tout à l’heure l’image que son esprit se formait et qu’il aimait était tout autre. Et si la forme nouvelle qu’on lui vante ressemble à cette première, de telle sorte qu’il puisse lui dire : c’était toi que j’aimais, on ne peut plus affirmer qu’il aimait une forme inconnue, puisqu’il la connaissait dans sa ressemblance ; ou bien nous voyons et nous aimons quelque chose dans la beauté de la raison éternelle; et quand cette chose, reproduite par l’image d’un objet temporel, s’offre à notre foi et à notre amour d’après les éloges de ceux qui en ont fait l’expérience, nous n’aimons plus quelque chose d’inconnu, ainsi que nous l’avons suffisamment prouvé plus haut; ou encore nous aimons quelque chose de connu, qui nous fait chercher quelque chose d’inconnu; et alors ce n’est point cet inconnu que nous aimons, mais le connu par lequel nous cherchons à savoir l’inconnu que nous ignorons, ainsi que je l’ai expliqué tout à l’heure à propos d’une parole dont le sens est ignoré; ou enfin on aime à savoir ce qui ne peut rester ignoré de quiconque désire s’instruire.

Telles sont les raisons pour lesquelles on semble aimer l’inconnu quand on veut savoir ce que l’on ignore, et qu’un vif désir de s’instruire ne permet pas de dire qu’on est exempt de cet amour. Mais je pense avoir convaincu tous ceux qui voient la vérité, qu’il n’en est pas ainsi, et qu’il est impossible d’aimer ce qui est absolument inconnu. Toutefois, comme les exemples que nous avons donnés ne concernent que ceux qui désirent savoir autre chose que ce qu’ils sont eux-mêmes, voyons si la question ne se présentera pas sous une autre face, quand l’âme voudra se connaître elle-même.

 

CHAPITRE III.

L’ÂME NE S’AIME PAS SANS SE CONNAÎTRE.

 

5. Qu’est-ce que l’âme aime donc, quand, ne se connaissant pas elle-même, elle désire ardemment se connaître? La voilà qui se cherche elle-même pour se connaître et ce but enflamme ses désirs. Elle aime donc: mais qu’aime-t-elle? Elle-même? Mais comment cela, puisqu’elle ne se connaît pas encore et que personne ne peut aimer ce qu’il ne connaît pas? Serait-ce que la renommée lui a fait l’éloge de sa beauté, comme cela arrive des absents? Peut-être ne s’aime-t-elle pas elle-même, mais certaine forme fantastique, qui peut être tout autre qu’elle. Ou bien, sua forme qu’elle rêve lui ressemble, en l’aimant, elle s’aime elle-même avant de se connaître, puisqu’elle aime sa propre ressemblance; elle connaît donc d’autres âmes sur lesquelles elle se forge un modèle, et, par là même, elle se connaît déjà d’après les notions du genre. (476) Mais comment donc connaît-elle d’autres âmes et ne se connaît-elle pas elle-même, quand rien ne peut lui être plus présent qu’elle-même? Que s’il en est ici comme pour les yeux du corps qui connaissent mieux les autres yeux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, l’âme peut se dispenser de se chercher: car elle ne se trouvera jamais. En effet, les yeux ne se verront jamais eux-mêmes qu’à l’aide du miroir; et on ne peut supposer qu’il existe des procédés analogues pour les choses immatérielles, et que l’âme puisse se connaître dans un miroir. Ou bien voit-elle, dans la raison de l’éternelle vérité, combien il est beau de se connaître soi-même; et aime-t-elle ce qu’elle voit, et désire-t-elle le voir réalisé en elle? En ce cas, bien qu’elle ne se connaisse pas, elle connaît du moins l’avantage qu’elle aurait à se connaître. Et c’est déjà quelque chose de bien étonnant de ne pas se connaître encore et de savoir néanmoins combien il est beau de se connaître soi-même. Serait-ce enfin qu’elle découvre quelque but excellent, c’est-à-dire sa sécurité et son bonheur, à l’aide de quelque secrète réminiscence qui ne l’a point abandonnée dans ses lointaines pérégrinations, et qu’elle sente qu’elle ne peut atteindre ce but sans se connaître elle-même? Alors elle aime ce but, et en cherche le moyen; elle aime le but qu’elle connaît, et cherche, en vue de lui, ce qu’elle ne connaît pas. Mais pourquoi le souvenir de son bonheur ne s’est-il point perdu, pendant que le souvenir d’elle-même s’effaçait? Pourquoi elle qui veut parvenir au but, ne s’est-elle pas aussi bien connue que le but auquel elle veut parvenir? Serait-ce que, quand elle aime à se connaître, ce n’est pas elle-même, qu’elle ne connaît pas, mais sa propre connaissance qu’elle aime, et qu’elle souffre de ne pas faire partie elle-même de sa propre science qui veut tout embrasser? Mais elle sait ce que c’est que connaître, et tout en aimant ce qu’elle connaît, elle désire aussi se connaître elle-même. Or, où a-t-elle pris l’idée de sa propre connaissance, si elle ne se connaît pas? Car elle sait qu’elle connaît d’autres choses et qu’elle ne se connaît pas; c’est même par là qu’elle connaît ce que c’est que connaître. Comment donc sait-elle qu’elle sait quelque chose, elle qui s’ignore elle-même? En effet, ce n’est pas d’une autre âme, mais d’elle-même, qu’elle sait qu’elle sait. Elle se sait donc elle-même. Et en se cherchant pour se connaître, elle sait qu’elle cherche. Elle se connaît donc déjà. Il n’est donc pas possible qu’elle s’ignore absolument, elle qui, sachant qu’elle ne se sait pas, se sait par là même. Que si elle ignore qu’elle ignore, elle ne peut se chercher pour se connaître. Donc, par le seul fait qu’elle se cherche, elle prouve plutôt qu’elle se connaît qu’elle ne prouve qu’elle s’ignore. En effet, en se cherchant pour se connaître, elle connaît qu’elle se cherche et qu’elle s’ignore.

 

 

CHAPITRE IV.

L’ÂME HUMAINE NE SE CONNAÎT PAS EN PARTIE, MAIS TOUT ENTIÈRE.

 

6. Que dirons-nous donc? Sera-ce que l’âme se connaît en partie et en partie s’ignore? Mais il est absurde de dire que l’âme tout entière ne sait pas ce qu’elle sait. Je ne dis pas qu’elle sait tout; mais ce qu’elle sait, elle le sait tout entière. Quand donc elle sait d’elle quelque chose —  et elle ne peut le savoir que tout entière — elle se sait tout entière. Or, elle sait qu’elle sait quelque chose, et elle ne peut rien savoir que tout entière. Elle se sait donc tout entière. D’ailleurs est-il rien qu’elle connaisse aussi bien que sa propre vie? Or, elle ne peut pas être âme , et ne pas vivre, quand, outre la vie, elle a encore l’intelligence; car les âmes des bêtes ont la vie et non l’intelligence. De même donc que l’âme est âme tout entière, ainsi elle vit tout entière. Or, elle sait qu’elle vit. Donc elle se connaît tout entière. Enfin, quand l’âme cherche à se connaître, elle sait déjà qu’elle est âme; autrement elle ne saurait pas si elle se cherche, et elle pourrait chercher une chose pour une autre. Il pourrait se faire qu’elle ne fût pas âme elle-même, et qu’en cherchant à connaître une âme, elle ne se cherchât pas elle-même. Donc quand l’âme cherche à savoir ce que c’est que l’âme, elle sait qu’elle se cherche, et par conséquent, qu’elle est âme. Or, si elle reconnaît en elle-même qu’elle est âme, et si elle est âme tout entière, elle se connaît donc tout entière. Mais supposons qu’elle ne sait pas qu’elle est âme; du moins quand elle se cherche, elle sait seulement qu’elle se cherche. Et si elle ne le sait pas, elle peut chercher une chose pour une autre; et pour ne pas se fourvoyer ainsi, elle (477) sait sans doute ce qu’elle cherche. Or, si elle sait ce qu’elle cherche, et si elle se cherche elle-même, évidemment elle se connaît. Que cherche-t-elle donc de plus? Si elle se connaît seulement en partie, et se cherche encore en partie, ce n’est pas elle-même, mais une partie d’elle-même qu’elle cherche. Car quand on parle d’elle, on parle d’elle tout entière. De plus, dès l’instant qu’elle sait qu’elle ne s’est pas encore trouvée tout entière, c’est qu’elle connaît toute son étendue. Elle cherche donc ce qui lui manque, comme nous cherchons nous-mêmes à rappeler à notre mémoire une chose oubliée, mais non entièrement effacée, et où l’on reconnaîtra, si elle se présente, ce que l’on cherchait.

Mais comment l’âme se rappellera-t-elle l’âme, comme s’il était possible que l’âme ne fût pas dans l’âme? Ajoutons que si, s’étant trouvée en partie, elle ne se cherche pas tout entière, c’est du moins elle tout entière qui se cherche. Elle est donc tout entière présente à elle-même, et il ne lui reste plus rien à chercher; car ce n’est pas elle qui cherche, mais l’objet de sa recherche qui fait défaut. Donc quand c’est elle tout entière qui se cherche, il ne lui manque rien d’elle-même. Ou si ce n’est pas elle tout entière qui cherche, mais qu’une partie déjà trouvée cherche la partie qui n’est pas encore trouvée ; ce n’est donc pas l’âme qui se cherche, puisque aucune partie ne se cherche. En effet, la partie déjà trouvée ne se cherche pas; la partie non encore trouvée ne se cherche pas non plus, puisqu’elle est cherchée par la partie trouvée. Par conséquent, comme ce n’est pas l’âme tout entière qui se cherche, ni qu’aucune de ses parties ne se cherche, l’âme ne se cherche en aucune façon.

 

 

CHAPITRE V.

POURQUOI IL EST ORDONNÉ DE SE CONNAÎTRE. D’OU VIENNENT LES ERREURS DE L’ÂME SUR SA PROPRE SUBSTANCE.

 

 

7. Pourquoi donc lui ordonne-t-on de se connaître? C’est, je crois, pour qu’elle pense à elle-même et pour qu’elle vive conformément à sa nature, c’est-à-dire pour qu’elle désire être réglée selon sa nature, au-dessous de celui à qui elle doit être soumise, au dessus des êtres qu’elle doit dominer; au-dessous de celui par qui elle doit être gouvernée, au dessus des êtres qu’elle doit gouverner. Car elle fait bien des choses par une coupable cupidité, comme si elle s’oubliait elle-même. En effet elle découvre, d’une vue intérieure, certaines beautés dans une nature supérieure qui est Dieu; et quand elle devrait se contenter d’en jouir, elle vent se les approprier, devenir semblable à lui, non par lui, mais par elle-même; elle se détourne de lui, s’agite et tombe de plus bas en plus bas, en croyant monter de plus haut en plus haut, parce qu’elle ne se suffit pas à elle-même, et que rien ne lui suffit quand elle s’éloigne de celui qui peut seul suffire. Ainsi, par l’effet de son indigence et des difficultés qu’elle rencontre, elle se livre avec une ardeur excessive à sa propre opération et aux inquiètes jouissances qu’elle en recueille. Puis, par le désir d’acquérir au dehors des connaissances, dont elle connaît le genre, qu’elle aime, mais qu’elle sent qu’on peut perdre, si on ne les maintient à force de travail, elle perd sa sécurité, et se néglige elle-même d’autant plus qu’elle est plus assurée de ne pouvoir se perdre. Ainsi comme autre chose est de ne pas se connaître, autre chose de ne pas penser à soi — nous ne dirons pas en effet d’un homme très-instruit qu’il ignore la grammaire, parce qu’il la néglige momentanément pour s’occuper de la médecine — comme, dis-je, autre chose est de ne pas se connaître, autre chose de ne pas penser à soi, la puissance de l’amour est telle que, même quand l’âme rentre en quelque sorte chez elle pour s’occuper. d’elle-même, elle attire à elle les objets qu’elle a étudiés avec passion et auxquels elle s’est pour ainsi dire collée par la glu du souci. Et comme les objets qu’elle a goûtés par les sens corporels et dans lesquels une longue familiarité l’a enchevêtrée, sont des corps, et qu’elle ne peut, en rentrant chez elle, introduire des corps dans une région immatérielle, elle recueille et emporte avec elle leurs images, créées d’elle-même et en elle-même. En effet elle leur communique quelque chose de sa propre substance, tout en perdant aussi quelque chose pour porter un jugement libre sur ces sortes d’images, et c’est là proprement l’âme, c’est à dire l’intelligence raisonnable qui se réserve pour juger. Car nous sentons que cette faculté de l’âme de conserver les images des corps, nous est commune avec les animaux. (478)

 

CHAPITRE VI.

JUGEMENT ERRONÉ DE L’AME SUR ELLE-MÊME.

 

8. Or, l’âme se trompe quand elle s’unit à ces images avec tant de passion qu’elle s’imagine être de même nature qu’elles. Elle s’y assimile en quelque sorte, non réellement, mais par la pensée; non qu’elle se croie une image, mais elle se confond avec l’objet dont elle porte l’image en elle-même. Elle conserve cependant la faculté de juger et de discerner l’objet matériel qu’elle a laissé au dehors et l’image qu’elle en garde au dedans d’elle. Nous exceptons les cas où ces images sont aussi vives que si elles étaient, non plus présentes seulement à la pensée, mais réellement senties au dehors, comme il arrive dans le sommeil, dans la folie ou dans l’extase.

 

CHAPITRE VII.

OPINION DES PHILOSOPHES SUR LA SUBSTANCE DE L’ÂME.

 

9. Quand l’âme se croit quelque chose de ce genre, elle se prend pour un corps. Et comme elle sent fort bien qu’elle domine le corps, il en est résulté que quelques-uns se sont demandé quel est ce principe plus puissant dans le corps, et ils ont cru que c’était l’intelligence, ou plutôt l’âme tout entière. Les uns ont opiné pour le sang, d’autres pour le cerveau, d’autres pour le coeur — non pas dans ce sens où l’Ecriture dit : « Je vous louerai, Seigneur, de toute l’étendue de mon coeur » ; et encore: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur (Ps., IX, CX, CXXXVII ; Deut., VI, 5 ; Matt., XXII, 37 )» : texte où le coeur est pris pour l’âme, par catachrèse ou par métaphore mais ils ont réellement entendu cette partie du corps que la dissection nous montre dans les entrailles humaines; — d’autres ont cru l’âme composée de molécules très-petites et indivisibles , qu’ils appellent atomes, et qui se seraient unies et accrochées ensemble. Il en est qui ont prétendu que sa substance était de l’air ou du feu. D’autres, ne pouvant s’imaginer une substance immatérielle, et ne voyant pas que l’âme fût un corps, ont affirmé qu’elle n’était pas une substance, mais la simple constitution de notre corps, ou l’ensemble des éléments primordiaux qui relient ensemble ses parties charnues. Mais tous ceux-là l’ont crue mortelle puisque, qu’elle soit corps ou l’organisation du corps, il est impossible qu’elle jouisse d’une durée sans terme. Quant à ceux qui ont vu dans sa substance un certain principe vital immatériel — ils avaient découvert que tout corps vivant possède un principe qui l’anime et le vivifie — ils ont cherché, conséquemment à leur opinion, à prouver que l’âme est immortelle, puisque la vie ne peut cesser de vivre. Quant à ce je ne sais quel cinquième corps, que quelques-uns ont ajouté aux quatre éléments si connus et dont ils ont voulu former l’âme, je ne pense pas que ce soit le cas d’en parler ici. En effet ou ils entendent comme nous, par corps ce qui est contenu dans l’espace local et est moindre dans la partie que dans le tout, et alors il faut les ranger parmi ceux qui croient l’âme matérielle ; ou ils donnent le nom de corps à toute substance, ou du moins à toute substance susceptible de changement, bien qu’ils sachent qu’elle n’occupe pas l’espace en longueur, en largeur et en hauteur, et alors c’est une dispute de mots dans laquelle nous n’avons pas à entrer.

10. A travers toutes ces opinions, quiconque voit que la nature de l’âme est une substance, et une substance immatérielle, c’est-à-dire qu’elle n’occupe pas une place plus ou moins grande dans l’espace par telle ou telle partie de son être: celui-là voit aussi nécessairement que l’erreur de ces philosophes ne vient pas de ce qu’ils n’ont pas la notion de l’âme, mais de ce qu’ils y ajoutent des choses sans lesquelles ils ne sauraient imaginer une nature quelconque. En effet tout ce qu’on pourra offrir à leur pensée en dehors des images des corps, ils le regarderont comme pure chimère. Que l’âme ne se cherche donc pas, comme si elle se faisait défaut à elle-même. Car quoi d’aussi présent à la connaissance que ce qui est présent à l’âme? Or, qu’y a-t-il d’aussi présent à l’âme que l’âme elle-même ? Et si l’on s’en tient à l’étymologie, que signifie le mot invention, sinon arriver à ce que l’on cherche (In venire, venir dedans ) ? C’est pourquoi on ne dit pas des choses qui se présentent naturellement à l’esprit qu’elles sont trouvées ou inventées, quoiqu’on puisse dire qu’elles sont connues; la raison en est que nous ne dirigeons pas notre attention à les chercher pour arriver à elles, c’est-à-dire pour les trouver. Donc de même que, quand l’oeil ou tout autre sens du corps cherche quelque chose, c’est l’âme elle-même qui cherche — (479) car c’est elle qui dirige le sens charnel et qui trouve, quand ce sens découvre l’objet de sa recherche — ainsi quand il s’agit de ce qu’elle doit connaître par elle-même et sans l’intervention des sens corporels, c’est elle qui arrive à l’objet qu’elle trouve : soit qu’elle le trouve dans une substance supérieure qui est Dieu, soit qu’elle le découvre dans d’autres parties de son être, comme quand elle porte un jugement sur les images des corps : car elle les trouve imprimées en elle-même par l’entremise du corps.

 

CHAPITRE VIII.

COMMENT L’ÂME DOIT SE CHERCHER ELLE-MÊME. POURQUOI ELLE SE TROMPE SUR SON PROPRE COMPTE.

 

11. Comment l’âme se cherche et se trouve, où elle doit se diriger pour se chercher, où elle doit arriver pour se trouver: question étrange! Car qu’y a-t-il de plus intime à l’âme que l’âme? Mais comme elle est toute aux choses auxquelles elle aime à penser, que l’habitude et l’affection lui ont rendu familiers les objets sensibles, c’est-à-dire corporels, elle ne peut rentrer en elle-même sans apporter avec elle leurs images. De là provient chez elle cette honteuse erreur qui fait qu’elle ne peut se détacher elle-même des images des choses sensibles, ni se voir seule. Ces images se sont attachées à elle d’une manière étonnante par la glû de l’amour; et voilà sa souillure, que quand elle cherche à se recueillir en elle-même, elle croit être ce sans quoi elle ne peut plus s’imaginer qu’elle puisse être, Pour obéir à l’ordre de se reconnaître elle-même, elle n’a donc pas à se chercher comme si elle ne s’appartenait plus, mais simplement à se dépouiller de tout élément étranger. Car elle est plus près d’elle-même, non-seulement que les objets sensibles qui sont visiblement hors d’elle, mais même que leurs images imprimées dans une certaine partie de l’âme qui nous est commune avec les bêtes, bien que celles-ci soient privées de l’intelligence, signe distinctif de l’âme. Etant donc si près d’elle-même, elle sort en quelque sorte de chez elle, quand elle prodigue son affection à ces vestiges de nombreuses occupations; vestiges qui s’impriment dans la mémoire au contact des objets matériels extérieurs, de telle sorte que, même en l’absence de ceux-ci, leurs images restent présentes à la pensée. Qu’elle se connaisse donc elle-même, qu’elle ne se cherche pas comme si elle était absente; mais qu’elle recueille dans son intérieur son attention et sa volonté vagabondes et s’occupe d’elle-même. Elle verra bientôt qu’elle s’est toujours aimée, qu’elle s’est toujours connue; mais qu’en aimant quelque autre chose avec elle, elle s’est confondue avec cet élément étranger, elle s’est, en quelque sorte, grossie; et qu’en embrassant comme une seule chose des choses différentes, elle a pris ces choses différentes pour une seule chose.

 

CHAPITRE IX.

L’ÂME SE CONNÂIT PAR LE SEUL FAIT QU’ELLE CONNAÎT L’ORDRE DE SE CONNAITRE.

 

12. Que l’âme ne cherche donc pas à se voir comme absente, mais qu’elle s’attache à se bien discerner comme présente. Qu’elle ne se connaisse pas comme ne se connaissant pas, mais qu’elle se distingue elle-même de tout objet étranger qu’elle connaît. Comment en effet accomplira-t-elle cet ordre : Connais-toi toi-même, si elle ne sait pas ce que veut dire:

Connais-toi, ni ce que signifie : Toi-même? Mais si elle comprend ces deux expressions, elle se connaît elle-même ; car on ne lui dit pas : Connais-toi toi-même, comme on lui dirait : Connais les Chérubins et les Séraphins, lesquels sont absents et que nous croyons des puissances célestes d’après ce qu’on nous enseigne; ni comme on lui dirait: Connais la volonté de cet homme, volonté que nous ne pouvons ni sentir, ni comprendre, si elle ne se manifeste par quelques signes corporels, et à laquelle, même alors, nous croyons plutôt que nous ne la comprenons; ni comme on dirait à un homme-: Regarde ton visage, ce qu’il ne peut faire que dans un miroir. En effet notre visage est absent pour nos yeux, puisqu’ils ne peuvent se diriger sur lui. Mais quand on dit à l’âme: Connais-toi toi-même, par ce seul fait qu’elle comprend ce mot: Toi-même, elle se connaît elle-même, et cela uniquement parce qu’elle est présente à elle-même ; ce qui n’a plus lieu, si elle mie comprend pas la parole qu’on lui adresse. On lui donne donc un ordre qui est exécuté aussitôt que compris. (480) 

 

 

CHAPITRE X.

IL EST TROIS CHOSES QUE L’ÂME SAIT D’ELLE-MÊME AVEC CERTITUDE : QU’ELLE COMPREND, QU’ELLE EXISTE ET QU’ELLE VIT.

 

 

13. Qu’elle n’ajoute donc rien à ce qu’elle sait qu’elle est, quand on lui ordonne de se connaître. Elle a en effet la certitude que c’est à elle qu’on parle: à elle qui est, qui vit et qui comprend. Or, le cadavre est aussi, et l’animal vit; mais elle comprend qu’elle n’est ni cadavre, ni animal. Elle sait donc qu’elle est et qu’elle vit, comme est et vit une intelligence. Quand par exemple l’âme se croit air, elle pense que l’air a l’intelligence, mais elle sait qu’elle comprend. Or, elle pense seulement qu’elle est air, mais elle ne le sait pas. Qu’elle écarte donc ce qu’elle pense, qu’elle voie ce qu’elle sait; qu’il ne lui reste que ce qui a été admis sans hésitation, par ceux mêmes qui ont cru que l’âme était telle ou telle espèce de corps. Car toute âme ne croit pas être air; mais, comme nous l’avons dit, les unes croient être feu, les autres cervelle, celles-ci telle espèce de corps, celles-là telle autre toutes cependant comprennent qu’elles ont l’intelligence, l’être et la vie. Seulement elles rattachent l’intelligence à ce qu’elles comprennent, et rapportent à elles-mêmes l’existence et la vie. Et aucune ne doute qu’il est impossible de comprendre sans vivre, et de vivre sans exister, par conséquent, que ce qui comprend est et vit, non comme le cadavre qui ne vit pas, non comme l’être animé qui vit et ne comprend pas, mais d’une manière propre et bien supérieure.

De même ces âmes savent qu’elles veulent, et, en même temps, elles savent que personne ne peut vouloir, s’il n’est et ne vit; et elles rapportent leur volonté à quelque chose qu’elles veulent de cette volonté même. Elles savent aussi qu’elles se souviennent, et, en même temps, que personne ne peut se souvenir, s’il n’est et ne vit; mais nous rapportons la mémoire à quelque chose dont nous nous souvenons par cette mémoire même. De ces trois choses, deux, la mémoire et l’intelligence, renferment la connaissance et la science d’un grand nombre d’objets; et la volonté est le moyen par lequel nous en jouissons ou nous en usons. En effet, nous jouissons des choses connues, dans lesquelles la volonté cherche pour elle-même son repos et son plaisir; et nous usons de celles qui nous servent de moyen pour obtenir d’autres satisfactions. Et, pour l’homme, le vice et le péché ne sont pas autre chose qu’un mauvais usage et une mauvaise jouissance. Mais ce n’est point là notre sujet.

14. Puis donc qu’il s’agit de la nature de l’âme, écartons de notre pensée toutes les connaissances qui nous viennent du dehors par l’entremise des sens corporels, et examinons plus attentivement ce que nous avons dit, que toutes les âmes se connaissent elles-mêmes et avec certitude. En effet, est-ce l’air qui a la faculté de vivre, de se souvenir, de comprendre, de vouloir, de penser, de savoir? ou est-ce le feu, la cervelle, le sang, les atomes, ou je ne sais quel cinquième élément ajouté aux quatre autres, ou l’ensemble et l’organisation de notre corps ? c’est une question sur laquelle les opinions sont partagées, les uns adoptant celle-ci et les autres celle-là. Et cependant personne ne doute qu’il ait la faculté de vivre, de se souvenir, de comprendre, de vouloir, de penser, de savoir et de juger. Bien plus, s’il doute, il vit; s’il doute de l’origine de son doute, il se souvient; s’il doute, il comprend qu’il doute : s’il doute, il veut être certain; s’il doute, il pense; s’il doute, il sait qu’il ne sait pas; s’il doute, il juge qu’il ne doit pas croire au hasard. Quelle que soit donc d’ailleurs la matière de son doute, voilà des choses dont il ne doit pas douter; car, sans elles, il ne pourrait douter de rien.

15. Mais ces choses, ceux qui pensent que l’âme est un corps, ou l’arrangement et l’organisation du corps, veulent les voir dans le sujet, en sorte que la substance de l’âme serait, selon eux, de l’air, du feu, ou un corps quelconque, qu’ils prennent pour l’âme, tandis que l’intelligence ne serait dans ce corps que comme une qualité : sujet d’un côté, accident du sujet de l’autre ; sujet, l’âme qu’ils croient matérielle; modification du sujet, l’intelligence et toutes les facultés énumérées plus haut et dont nous avons la certitude. De cette opinion se rapproche beaucoup celle qui prétend que l’âme n’est point un corps, mais l’ensemble ou l’organisation du corps. La différence qu’il y a, c’est que ceux-là disent que l’âme est une substance; tandis que ceux-ci prétendent que l’âme est dans le sujet, c’est-à-dire dans le corps dont elle est l’ensemble ou l’organisation. Et l’intelligence, où la (481) placeront-ils les uns et les autres, sinon dans le même sujet, le corps?

16. Mais ni les uns ni les autres ne s’aperçoivent que l’âme se connaît dès lors qu’elle se cherche, comme nous l’avons montré plus haut. Or on ne peut régulièrement dire qu’une chose est connue, si on ignore quelle en est la substance. Donc, dès que l’âme se connaît, elle connaît sa substance; et si elle est certaine de son existence, elle l’est aussi de sa substance. Or, elle est certaine d’elle-même, comme nous l’avons prouvé plus haut; et elle n’est nullement certaine qu’elle soit air, feu, ou corps ou partie d’un corps. Elle n’est donc rien de cela; et l’ordre de se connaître elle-même, tend à lui donner la certitude qu’elle n’est aucune des choses dont elle est incertaine, et qu’elle ne doit tenir pour certain que d’être ce qu’elle sait certainement qu’elle est. Elle pense au feu, par exemple, à l’air, à un corps quelconque; eh bien! il ne serait pas possible qu’elle pensât à ce qu’elle est elle-même, comme elle pense à ce qu’elle n’est pas. En effet, c’est à l’aide de l’imagination qu’elle pense à toutes ces choses, au feu, à l’air, à tel et tel corps, à telle partie de corps, à la construction et à l’organisation du corps; et on ne dit pas qu’elle soit toutes ces choses, mais l’une d’elles seulement. Or, si elle était réellement l’une d’elles, elle y penserait autrement qu’elle ne pense à tout le reste, c’est-à-dire non plus à l’aide de l’imagination — comme cela arrive pour les corps absents, avec lesquels les sens ont été en contact, soit qu’il s’agisse d’eux ou de quelques similaires, — mais au moyen d’une présence intime, non imaginaire, mais réelle — car rien n’est plus présent à elle-même qu’elle-même — comme elle pense qu’elle vit, qu’elle se souvient, qu’elle comprend et qu’elle veut. Car elle sait que ces facultés sont en elle : elle ne se les imagine pas comme des choses extérieures et sensibles,, comme des objets matériels et palpables. Si elle se dépouille de ces images étrangères et ne se figure pas qu’elle soit quelque chose de ce genre, tout ce qui lui restera d’elle-même, ce sera elle-même et rien qu’elle-même.

 

CHAPITRE XI.

DANS LA MÉMOIRE, L’INTELLIGENCE ET LA VOLONTÉ ON TROUVE L’ESPRIT, LA SCIENCE ET L’ACTION. LA MÉMOIRE, L’INTELLIGENCE ET LA VOLONTÉ SONT UNE SEULE CHOSE QUANT À L’ESSENCE, ET TROIS CHOSES RELATIVEMENT L’UNE À L’AUTRE.

 

17. Laissons donc un moment de côté les autres facultés que l’âme se reconnaît avec certitude, attachons-nous surtout à étudier ces trois choses : la mémoire, l’intelligence, la volonté. C’est par ces trois facultés en effet qu’on discerne le naturel, même chez les enfants. Plus la mémoire est facile et tenace chez un enfant, plus il a de perspicacité dans l’intelligence et d’ardeur à l’étude, plus aussi son génie promet. Mais quand il s’agit de l’instruction de quelqu’un, on ne demande plus si sa mémoire est facile et solide, ni s’il a de la pénétration dans l’esprit; mais de quoi il se souvient et ce qu’il comprend. Et comme l’estime ne se fonde pas seulement sur la science, mais aussi sur la vertu, on ne se contente pas de savoir de quoi il se souvient et ce qu’il comprend, mais aussi ce qu’il veut, et non encore avec quelle ardeur il veut, mais ce qu’il veut d’abord et jusqu’à quel point il le veut. Car on ne doit louer dans l’âme un amour ardent que quand l’objet qu’elle aime est digne d’être ardemment aimé. Quand donc on parle de ces trois choses : génie, science, usage, le premier point à examiner dans les trois, c’est ce que peut chaque homme par la mémoire, l’intelligence et la volonté. Le second, c’est ce qu’il possède. dans sa mémoire et dans son intelligence, et jusqu’où il est arrivé par l’ardeur de la volonté. En troisième lieu vient l’usage que fait la volonté, quand elle repasse ce qui est renfermé dans sa mémoire et son intelligence, soit qu’elle le rapporte à un but, soit qu’elle s’y borne et y trouve son plaisir et son repos. En effet user, c’est mettre quelque chose à la disposition de la volonté; et jouir, c’est goûter la satisfaction, non plus de l’espérance, muais de la réalité. Par conséquent quiconque jouit, use : car il met quelque chose au service de la volonté, avec la jouissance pour but; mais quiconque use, ne jouit pas, si ce qu’il met ainsi à la disposition de la volonté, n’est pas la fin qu’il se propose, mais un moyen pour atteindre un autre but.

18. Comme ces trois choses, la mémoire, (482) l’intelligence, la volonté ne sont pas trois vies, mais une seule vie, ni trois âmes, mais une seule âme; elles ne sont donc pas trois substances, mais une seule substance. En effet, la mémoire, en tant qu’elle est appelée vie, âme, substance, se prend dans le sens absolu; elle n’est proprement mémoire qu’autant qu’elle se rapporte à quelque chose. Il en faut dire autant de l’intelligence et de la volonté, qui ne s’appellent ainsi que dans un sens relatif. Mais chacune d’elle est vie, âme, essence, considérée en elle-même et dans le sens absolu. Ces trois choses sont donc une seule chose par le fait, qu’elles sont une seule vie, une seule âme, une seule essence; et chaque fois qu’on nomme l’une d’elles en la prenant en elle-même, on lui donne un nom singulier et non pluriel, même quand elle est réunie aux autres. Mais elles sont trois choses, quand on les considère dans leurs rapports mutuels; et si elles n’étaient pas égales, non-seulement l’une vis-à-vis de l’autre, mais chacune vis-à-vis de toutes, elles ne se contiendraient évidemment pas mutuellement. Or, non-seulement, une contient l’autre, mais une les contient toutes. En effet, je me souviens que j’ai la mémoire, l’intelligence et la volonté; je comprends que je comprends, que je veux et que je me souviens; je veux vouloir, me souvenir et comprendre; et je me souviens à la fois de toute ma mémoire, de toute mon intelligence et de toute ma volonté. Car les souvenirs que je ne me rappelle pas, ne sont plus dans ma mémoire. Or, rien n’est autant dans ma mémoire que ma mémoire même. Je me souviens donc de toute ma mémoire. De même je sais que je comprends tout ce que je comprends, et je sais que je veux tout ce que je veux. Or je me souviens de tout ce que je sais. Je me souviens donc de toute mon intelligence et de toute ma volonté. Egalement quand je comprends ces trois choses, je les comprends tout entières. Car si je ne comprends pas quelque chose d’intelligible, c’est que je l’ignore. Or, ce que j’ignore et ne me rappelle pas, je ne le veux pas. Donc s’il est quelque chose d’intelligible que je ne comprenne pas, je ne puis m’en souvenir ni le vouloir. Donc je comprends tout objet intelligible, dont je me souviens et que je veux. Car ma volonté embrasse toute mon intelligence et toute ma mémoire, puisque j’use de tout ce que je comprends et de tout ce que je me rappelle. Donc puisque chacune de ces facultés comprend toutes les autres, chacune d’elles est égale à chacune en particulier et à toutes ensemble; et par conséquent les trois sont une seule vie, une seule âme et une seule essence.

 

CHAPITRE XII.

L’ÂME EST L’IMAGE DE LA TRINITÉ DANS SA MÉMOIRE, SON INTELLIGENCE ET SA VOLONTÉ.

 

19. Faut-il enfin monter maintenant, autant que le permettront nos forces, à cette souveraine et sublime essence dont l’âme de l’homme est l’image imparfaite, il est vrai, mais enfin l’image? Ou bien faut-il encore faire ressortir plus visiblement ces trois facultés de l’âme, au moyen des objets extérieurs perçus par les sens, instruments passagers des impressions matérielles? En étudiant l’âme dans sa mémoire, son intelligence et sa volonté, nous avons trouvé que puisqu’elle embrasse toujours sa propre connaissance et sa propre volonté, elle embrasse en même temps sa mémoire, son intelligence et son amour, bien qu’elle ne se croie pas toujours dégagée d’éléments étrangers et que, par là, il soit difficile de bien distinguer la mémoire et l’intelligence qu’elle a d’elle-même. En effet, il semble que ce ne soit pas là deux facultés, mais une seule sous deux noms différents comme on le voit dans le cas où elles sont réunies sans que l’une précède l’autre d’un seul instant. Et l’amour non plus n’est pas toujours senti quand le besoin ne le trahit pas, parce que son objet est toujours présent. Toutefois ces difficultés pourront s’éclaircir, même pour les moins intelligents, quand nous traiterons de l’action du temps sur l’âme, des accidents passagers qu’elle éprouve, alors qu’elle se rappelle ce qu’elle ne se rappelait pas, qu’elle voit ce qu’elle ne voyait pas et qu’elle aime ce qu’elle n’aimait pas auparavant. Mais cette dissertation demande d’autres préliminaires, d’après le plan adopté pour cet ouvrage. (483)

 

 

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