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LIVRE  QUINZIÈME : LA TRINITÉ AU CIEL.

 

Résumé de ce qui a été dit dans les quatorze livres précédents. — Il faut chercher la Trinité dans les réalités éternelles, immatérielles et immuables, dont la parfaite contemplation nous est promise comme le souverain bonheur. — Nous ne découvrons ici-bas cette Trinité que comme à travers un miroir et en énigme, dans l’image de Dieu qui est en nous, comme une ressemblance obscure et difficile à saisir. C’est ainsi qu’on peut conjecturer et expliquer d’une manière quelconque la génération du Verbe divin par la parole de notre âme, mais avec difficulté, à cause de l’immense différence qui sépare les deux verbes; et aussi la procession du Saint-Esprit, par l’amour, lien produit par la volonté.

 

LIVRE  QUINZIÈME : LA TRINITÉ AU CIEL.

CHAPITRE PREMIER.

DIEU EST AU-DESSUS DE L’ÂME.

CHAPITRE II.

IL FAUT CHERCHER SANS CESSE LE DIEU INCOMPRÉHENSIBLE. CE N’EST PAS À TORT QU’ON CHERCHE DANS LA CRÉATURE LES TRACES DE LA TRINITÉ.

CHAPITRE III.

COURT RÉSUMÉ DE TOUS LES LIVRES PRÉCÉDENTS.

CHAPITRE IV.

CE QUE TOUTE CRÉATURE NOUS APPREND DE DIEU.

CHAPITRE V.

COMBIEN IL EST DIFFICILE DE DÉMONTRER LA TRINITÉ PAR LA RAISON NATURELLE.

CHAPITRE VI.

COMMENT IL Y A TRINITÉ DANS LA SIMPLICITÉ MÊME DE DIEU. LA TRINITÉ DIVINE SE DÉMONTRE-T-ELLE PAR LES TRINITÉS TROUVÉES DANS L’HOMME ET COMMENT?

CHAPITRE VII.

IL N’EST PAS FACILE D’ENTREVOIR LA TRINITÉ DIVINE D’APRÈS LES TRINITÉS DONT NOUS AVONS PARLÉ.

CHAPITRE VIII.

EN QUEL SENS L’APOTRE DIT QUE NOUS VOYONS DIEU ICI-BAS A TRAVERS UN MIROIR.

CHAPITRE IX.

DE L’ÉNIGME ET DES LOCUTIONS FIGURÉES.

CHAPITRE X.

DE LA PAROLE DE L’ÂME, DANS LAQUELLE NOUS VOYONS LE VERBE DE DIEU COMME A TRAVERS UN MIROIR ET EN ÉNIGME.

CHAPITRE XI.

IL FAUT CHERCHER UNE IMAGE QUELCONQUE DU VERBE DIVIN DANS NOTRE VERBE INTÉRIEUR ET MENTAL. ÉNORME DIFFÉRENCE ENTRE NOTRE VERBE ET NOTRE SCIENCE, LE VERBE DIVIN ET LA SCIENCE DIVINE.

CHAPITRE XII.

PHILOSOPHIE DE L’ACADÉMIE.

CHAPITRE XIII.

L’AUTEUR REVIENT SUR LA DIFFÉRENCE ENTRE LA SCIENCE ET LE VERBE DE NOTRE ARE, ET LA SCIENCE ET LE VERBE DE DIEU.

CHAPITRE XIV.

LE VERBE DE DIEU EST ÉGAL EN TOUT AU PÈRE DE QUI IL EST.

CHAPITRE XV.

COMBIEN GRANDE EST LA DIFFÉRENCE ENTRE NOTRE VERBE ET LE VERBE DIVIN.

CHAPITRE XVI.

MÊME QUAND NOUS SERONS SEMBLABLES A DIEU, NOTRE VERBE NE POURRA JAMAIS ÊTRE ÉGALÉ AU VERBE DIVIN.

CHAPITRE XVII.

COMMENT L’ESPRIT- SAINT EST APPELÉ CHARITÉ. EST-IL SEUL CHARITÉ ? CHARITÉ EST LE NOM PROPRE QUE LES ECRITURES DONNENT A L’ESPRIT-SAINT.

CHAPITRE XVIII.

AUCUN DON DE DIEU NE L’EMPORTE SUR LA CHARITÉ.

CHAPITRE XIX.

LES ÉCRITURES APPELLENT LE SAINT-ESPRIT DON DE DIEU. LE SAINT-ESPRIT EST PROPREMENT APPELÉ CHARITÉ, QUOIQU’ IL NE SOIT PAS SEUL CHARITÉ DANS LA TRINITÉ.

CHAPITRE XX.

CONTRE EUNOMIUS QUI PRÉTEND QUE LE FILS N’EST PAS FILS PAR NATURE, MAIS PAR ADOPTION. RÉSUMÉ DE CE QUI AÉTÉ DIT PLUS HAUT.

CHAPITRE XXI.

DE LA RESSEMBLANCE DU PÈRE ET DU FILS DÉCOUVERTE DANS NOTRE MÉMOIRE ET NOTRE INTELLIGENCE. DE LA RESSEMBLANCE DU SAINT-ESPRIT DANS NOTRE VOLONTÉ OU NOTRE AMOUR.

CHAPITRE XXII.

COMBIEN EST GRANDE LA DIFFÉRENCE ENTRE L’IMAGE DE LA TRINITÉ QUE NOUS DÉCOUVRONS EN NOUS ET LA TRINITÉ ELLE-MÊME.

CHAPITRE XXIII.

ENCORE DE LA DIFFÉRENCE QU’IL Y A ENTRE LA TRINITÉ QUI EST DANS L’HOMME ET LA TRINITÉ QUI EST DIEU. ON VOIT MAINTENANT, A L’AIDE DE LA FOI, LA TRINITÉ A TRAVERS UN MIROIR, POUR MÉRITER DE LA VOIR UN JOUR PLUS CLAIREMENT FACE A FACE SELON LA PROMESSE.

CHAPITRE XXIV.

INFIRMITÉ DE L’ÂME HUMAINE.

CHAPITRE XXV.

C’EST SEULEMENT AU SEIN DE LA BÉATITUDE QU’ON COMPREND POURQUOI LE SAINT-ESPRIT N’EST PAS ENGENDRÉ, ET COMMENT IL PROCÈDE DU PÈRE ET DU FILS.

CHAPITRE XXVI.

LE SAINT-ESPRIT PROCÈDE DU PÈRE ET DU FILS, ET NE PEUT ÊTRE APPELÉ LEUR FILS.

CHAPITRE XXVII.

POURQUOI ON NE DIT PAS QUE L’ESPRIT EST ENGENDRÉ ET POURQUOI L’ON DIT DU PÈRE SEUL QU’IL N’EST PAS ENGENDRÉ ? CE QUE DOIVENT FAIRE CEUX QUI NE COMPRENNENT PAS CES MYSTÈRES.

CHAPITRE XXVIII.

CONCLUSION DU LIVRE. PRIÈRE. EXCUSES.

 

 

CHAPITRE PREMIER.

DIEU EST AU-DESSUS DE L’ÂME.

 

1. Notre dessein étant d’amener le lecteur à reconnaître le Créateur dans ses créatures, nous sommes arrivé jusqu’à son image, qui est l’homme ; l’homme dans ce qui l’élève au-dessus de tous les animaux, c’est-à-dire dans sa raison ou son intelligence, dans tout ce qu’on peut attribuer à une âme raisonnable ou intelligente, dans tout ce qui est propre à cette chose qu’on appelle esprit ou âme. C’est par ce mot spécial mens, animus, que quelques auteurs latins désignent la partie principale de l’homme, refusée aux animaux, pour la distinguer de l’âme même des animaux, anima. Si nous cherchons quelque chose, et quelque chose de vrai, au-dessus de cette nature, nous trouvons Dieu, c’est-à-dire la nature incréée et créatrice. Que cette nature est Trinité, c’est ce que nous devons démontrer, non-seulement aux croyants par l’autorité de la divine Ecriture, mais encore, si cela est possible, aux hommes intelligents par quelque argument tiré de la raison. La discussion elle-même fera voir dès le début pourquoi j’ai dit : si cela est possible.

 

CHAPITRE II.

IL FAUT CHERCHER SANS CESSE LE DIEU INCOMPRÉHENSIBLE. CE N’EST PAS À TORT QU’ON CHERCHE DANS LA CRÉATURE LES TRACES DE LA TRINITÉ.

 

2. Le Dieu même que nous cherchons nous aidera, je l’espère, à tirer quelque fruit de notre travail et à bien comprendre cette pensée du Psalmiste: « Que le coeur de ceux qui cherchent le Seigneur soit dans l’allégresse; cherchez le Seigneur et soyez forts; cherchez sans cesse sa présence (Ps., CIV, 3, 4 ) ». En effet, il semble que chercher toujours, c’est ne jamais trouver; et comment le coeur de ceux qui cherchent sans pouvoir trouver ne sera-t-il pas dans la tristesse plutôt que dans l’allégresse? car le Psalmiste ne dit pas: « que le coeur » de ceux qui trouvent, mais « de ceux qui cherchent le « Seigneur, soit dans l’allégresse ». Et d’autre part, le prophète Isaïe atteste qu’on peut trouver le Seigneur en le cherchant : « Cherchez le Seigneur », dit-il, « et dès que vous l’aurez trouvé, invoquez-le; puis quand il sera près de vous, que l’impie abandonne ses voies, et l’homme injuste ses pensées (Is., LV, 6, 7 )». Or, si en le cherchant, on le trouve, pourquoi nous dit-on: « Cherchez sans cesse sa présence ? » Serait-ce qu’il faut encore le chercher quand on l’a trouvé? En effet, c’est ainsi qu’il faut chercher les choses incompréhensibles, et ne pas s’imaginer qu’on n’a rien trouvé, quand on a pu découvrir combien ce qu’on cherchait est incompréhensible. Pourquoi cherche-t-on ce que l’on sait être incompréhensible, sinon parce qu’il ne faut jamais cesser la recherche des choses incompréhensibles tant qu’elle est profitable, et qu’on devient toujours meilleur en cherchant un bien si grand, qui est toujours à trouver quand on le cherche, et toujours à chercher quand on le trouve ? car on le cherche pour goûter plus de joie à le trouver, et on le trouve pour avoir plus d’ardeur à le chercher. C’est ici qu’on peut appliquer ce que le livre de l’Ecclésiastique dit de la sagesse: « Ceux qui me « mangent ont encore faim, ceux qui me boivent ont encore soif (Eccli., XXIV, 29 ) ». On mange en effet et on boit parce qu’on trouve; et comme on a faim et soif, on cherche encore. La foi cherche, l’intelligence trouve; ce qui fait dire au prophète: « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas (Is., VII, 9 ) ». Et, en retour, l’intelligence cherche celui qu’elle a trouvé: car comme (543) chante le Psalmiste: « Le Seigneur a jeté un regard sur les enfants des hommes, pour voir s’il en est un qui ait de l’intelligence et qui cherche Dieu ( Ps., XIII, 2 ) ». C’est donc pour chercher Dieu que l’homme doit avoir de l’intelligence.

3. Nous nous sommes donc assez arrêté aux créatures pour y reconnaître le Créateur: « En effet, ses perfections invisibles, rendues compréhensibles depuis la création du monde par les choses qui ont été faites, sont devenues visibles (Rom., I, 20 ) ». Aussi le livre de la

Sagesse adresse-t-il des reproches à ceux qui, « à la vue des biens visibles, n’ont pu connaître Celui qui est, ni, en considérant les oeuvres, reconnaître l’ouvrier; mais qui ont regardé comme des dieux arbitres du monde,  le feu, le vent, l’air agité, la multitude des étoiles, les flambeaux du ciel. Que si séduits par leur beauté, ils les ont crus des dieux, qu’ils apprennent combien est plus beau leur Dominateur, puisque, source de la beauté, il les a créés. Et s’ils ont admiré la force et la puissance de ces créatures, qu’ils comprennent, par là, combien est plus puissant celui qui les a faites. Car, par la grandeur et la beauté de la créature, il était possible de connaître le Créateur (Sag., XIII, 1-5 ) ». J’ai cité ce passage de la Sagesse pour qu’aucun fidèle ne m’accuse d’avoir perdu mon temps et ma peine à chercher dans les créatures certaines espèces de trinités, pour m’élever de là graduellement jusqu’à l’âme de l’homme, en quête de vestiges de cette souveraine Trinité, que nous cherchons quand nous cherchons Dieu.

 

CHAPITRE III.

COURT RÉSUMÉ DE TOUS LES LIVRES PRÉCÉDENTS.

 

 

4. Mais comme la nécessité de discuter et de raisonner nous a forcé de dire, dans les quatorze livres précédents, une foule de choses que nous ne pouvons voir d’un seul trait poux les ramener, par une pensée rapide, au but que nous voulons atteindre; je ferai, avec l’aide du Seigneur, tous mes efforts pour résumer en peu de mots et sans discussion tout ce que j’ai dit jusqu’ici, et pour placer comme dans un tableau synoptique, non plus les raisons qui ont déterminé les conclusions, mais les conclusions elles-mêmes. Par là les conséquents ne seront pas assez éloignés de leurs antécédents, pour les faire oublier; et si cela arrivait, un simple coup d’oeil rétrospectif suffirait à rafraîchir la mémoire.

5. Dans le premier livre, l’unité et l’égalité de la souveraine Trinité ont été démontrées d’après les saintes Ecritures. Dans le second, le troisième et le quatrième, même sujet, sauf qu’on y a spécialement traité de la mission du Fils et du Saint-Esprit, tout en prouvant que celui qui est envoyé n’est pas pour cela moindre que celui qui l’envoie, puisque la Trinité est égale en tout, également immuable et invisible par sa nature, et qu’étant partout, elle opère sans séparation. Dans le cinquième, en vue de ceux qui pensent que la substance du Père et du Fils n’est pas la même, parce qu’ils s’imaginent que tout ce qu’on dit de Dieu regarde la substance, et qu’ainsi engendrer et être engendré, ou être engendré et non engendré n’étant pas la même chose, ces termes supposent diversité de substances, il est démontré que tout ce qu’on dit de Dieu ne tombe pas sur la substance, comme s’il s’agissait, par exemple, de la bonté, de la grandeur ou de tout autre attribut essentiel; mais qu’il y a aussi des termes relatifs, c’est-à-dire se rapportant non à Dieu même, mais à quelque chose qu’il n’est pas: comme Père qui se rapporte à Fils, ou Seigneur à la créature qui lui est soumise. Et s’il y a là un sens relatif, c’est-à-dire se rapportant à ce qui n’est pas la substance, ce sens est de plus temporel, comme quand on dit: « Seigneur, vous êtes devenu notre refuge(Ps., LXXXIX, 1 )» ; ce qui ne suppose en Dieu aucun changement, et le laisse permanent et immuable dans sa nature ou son essence. Dans le sixième, on demande comment l’Apôtre a appelé le Christ vertu de Dieu et sagesse de Dieu (I Cor., I, 24 ), tout en remettant à un examen plus approfondi cette question: Celui par qui le Christ est engendré n’est-il point sagesse, mais seulement Père de sa sagesse, ou bien la sagesse a-t-elle engendré la sagesse? Mais quoi qu’il en puisse être, on a vu dans ce livre qu’il y a égalité dans la Trinité, que Dieu n’est point triple, mais Trinité; que le Père et le Fils ne sont point chose double vis-à-vis du Saint-Esprit chose simple, et que là, trois ne sont pas quelque chose de plus qu’un. On y a discuté aussi le sens de ces paroles de l’évêque Hilaire: « Eternité dans le Père, beauté dans « l’image, usage dans le don ». Dans le (543) septième livre, on traite la question qui avait été différée et on explique que Dieu qui a engendré son Fils n’est pas seulement le Père de si vertu et de sa sagesse, mais qu’il est lui-même vertu et sagesse; et aussi le Saint-Esprit, sans cependant qu’il y ait trois vertus et trois sagesses, mais une seule vertu et une seule sagesse, comme il n’y a qu’un seul Dieu et une seule essence. Puis on a demandé comment il se fait qu’on dise une essence, trois personnes, ou selon certains Grecs, une essence, trois substances; et on a trouvé que le besoin de s’exprimer forçait à répondre par un seul mot à cette question: Qu’est-ce que les trois, ces trois que nous confessons en toute vérité, à savoir le Père, le Fils et le Saint-Esprit?

Dans le huitième livre, on a prouvé par des arguments sensibles pour les lecteurs intelligents, que, dans la substance de la vérité, non-seulement le Père n’est pas plus grand que le Fils, mais que les deux ne sont rien de plus grand que le Saint-Esprit, ou que deux personnes, que les trois mêmes réunies, ne sont rien de plus grand qu’une seule d’entre elles prise en particulier. Ensuite, par la vérité que l’intelligence découvre, par le souverain bien de qui tout bien découle, par la justice en vertu de laquelle l’âme juste est aimée même de l’âme qui ne l’est pas, j’ai cherché, autant que je l’ai pu, à faire comprendre cette nature, non-seulement immatérielle, mais encore immuable, qui est Dieu. Puis par la charité, qui est le nom même de Dieu, d’après les saintes Ecritures (I Jean, IV, 16 ), j’ai commencé à donner aux lecteurs intelligents une idée quelconque de la Trinité : celui qui aime, celui qui est aimé et l’amour qui les unit. Dans le neuvième, la discussion s’est établie sur l’image de Dieu, qui est l’homme en tant qu’intelligence, et nous y avons trouvé une certaine Trinité: l’âme, la connaissance qu’elle a d’elle-même, et l’amour qu’elle a pour elle-même et pour sa propre connaissance: trois choses qui sont démontrées égales et d’une seule essence. Dans le dixième, ce même sujet a été étudié plus attentivement et plus à fond, et nous avons été amené à reconnaître dans l’âme une trinité plus manifeste: sa mémoire, son intelligence et sa volonté. Mais comme il est évident qu’il n’est pas possible à l’âme de ne pas se souvenir d’elle-même, de ne pas se comprendre et de ne pas s’aimer, même quand elle ne pense pas à elle, et que, quand elle y pense, elle ne se sépare point par la pensée des objets matériels: nous avons différé de parler de la Trinité dont elle est l’image, afin de découvrir une trinité même dans les corps visibles et d’exercer ainsi la sagacité du lecteur. Dans le onzième livre, nous avons choisi pour sujet de nos raisonnements le sens de l’oeil, d’après lequel, sans autre explication, on peut porter sur les quatre autres sens un jugement analogue; et nous y avons vu la trinité de l’homme extérieur: les objets vus au dehors, soit par exemple un corps exposé au regard; puis la forme qui en résulte et s’imprime dans l’oeil du spectateur, et ensuite la volonté qui les unit. Mais ces trois choses ne sont évidemment point égales entre elles, ni de même substance. Puis dans l’âme elle-même, une autre trinité est résultée des objets extérieurs et comme introduits par la porte des sens; trinité composée de trois choses de même substance: l’image du corps restée dans la mémoire, l’information qui s’en fait quand la pensée y tourne son regard, et la volonté qui les unit l’une à l’autre. Mais cette trinité nous a paru appartenir à l’homme extérieur, puisqu’elle est produite par des sensations venues du dehors. Dans le douzième, nous avons cru devoir distinguer la sagesse de la science, et chercher dans ce qu’on appelle proprement la science et qui est d’une dignité inférieure, une certaine trinité particulière (sui generis) trinité qui appartient déjà, il est vrai, à l’homme intérieur, mais qu’on ne doit point encore appeler ni croire l’image de Dieu. C’est là l’objet du treizième livre, où le sujet est traité à l’aide de la foi chrétienne. Dans le quatorzième, la discussion roule sur la vraie sagesse, c’est-à-dire celle qui est un don de Dieu, une communication de Dieu, et est distincte de la science; et enfin on arrive à découvrir la Trinité dans l’image de Dieu, c’est-à-dire dans l’âme humaine qui est renouvelée par la connaissance de Dieu selon l’image de Celui qui a créé l’homme (Col., III, 10 ) à son image (Gen., I, 27 ), et reçoit ainsi la sagesse là où se contemplent les vérités éternelles.

 

CHAPITRE IV.

CE QUE TOUTE CRÉATURE NOUS APPREND DE DIEU.

 

 

6. Cherchons donc la Trinité qui est Dieu (544) dans les réalités éternelles, immatérielles et immuables, dans la parfaite contemplation desquelles on nous promet la vie heureuse, qui ne peut qu’être éternelle. L’existence de Dieu ne repose pas seulement sur l’autorité des livres divins, mais tout ce qui nous environne, mais la nature entière à laquelle nous appartenons, nous aussi, proclament l’Etre infiniment parfait qui les a créés, qui nous a donné une âme et une raison naturelle, en vertu de laquelle nous voyons qu’il faut préférer ce qui vit à ce qui ne vit pas, ce qui sent à ce qui ne sent pas, ce qui comprend à ce qui ne comprend pas, l’immortel au mortel, la puissance à l’impuissance, la justice à l’injustice, la beauté à la laideur, le bien au mal, l’incorruptible au corruptible , ce qui ne change pas à ce qui change, l’invisible au visible, l’immatériel au matériel, le bonheur au malheur. Par conséquent, comme nous mettons sans aucun doute le Créateur au-dessus des choses créées, il est nécessaire qu’il possède la vie à un plus haut degré, qu’il connaisse et comprenne tout; qu’il ne soit sujet ni à la mort ni à la corruption, ni au changement; qu’il ne soit point corps, mais esprit, et le plus puissant, le plus juste, le plus beau, le meilleur et le plus heureux de tous les esprits.

 

CHAPITRE V.

COMBIEN IL EST DIFFICILE DE DÉMONTRER LA TRINITÉ PAR LA RAISON NATURELLE.

 

 

7.  Tout ce que j’ai dit et tout ce que le langage humain peut exprimer qui soit digne de la Divinité, s’applique a toute la Trinité, qui est un seul Dieu, et à chacune des personnes de cette même Trinité prise en particulier. Qui oserait, en effet, affirmer soit de Dieu seul, qui est la Trinité même, soit du Père, ou du Fils ou du Saint-Esprit, qu’il ne vit pas, qu’il ne connaît ou ne comprend pas, ou que, dans cette même nature où l’on enseigne qu’ils sont égaux, l’un d’eux est mortel, ou corruptible, ou sujet à changement, ou matériel? Ou bien qui osera dire que l’un d’eux n’est pas très-puissant, très-juste, très-beau, très-bon, très-heureux? Si donc ces choses et toutes celles de ce genre peuvent se dire de la Trinité même et de chacune des personnes en particulier, où et comment découvrirons-nous la Trinité? Réduisons donc ces divers points à un petit nombre. Car ce qu’on appelle vie en Dieu, c’est son essence même et sa nature. Dieu ne vit donc que de sa vie, c’est-à-dire de son essence propre. Or cette vie n’est point celle de l’arbre, qui n’a ni intelligence ni sentiment. Elle n’est point celle de l’animal; qui possède les cinq sens, il est vrai, mais est privé d’intelligence. La vie qui est Dieu connaît et comprend tout; elle connaît par l’esprit et non par le corps : car Dieu est esprit (Jean, IV, 24 ). Dieu ne connaît pas par le corps, comme les animaux qui ont un corps, car il n’est point composé d’une âme et d’un corps; par conséquent c’est une nature simple qui connaît comme elle comprend et comprend comme elle connaît : vu que connaître et comprendre sont pour elle la même chose. Et ce n’est point à dire qu’il doive cesser un jour ou qu’il ait commencé : car il est immortel. C’est avec raison qu’on a dit de lui qu’il possède seul l’immortalité  (I Tim., VI, 6 ): car celui-là seul est vraiment immortel, dont la nature n’est sujette à aucun changement. Cette vraie éternité, qui rend Dieu immuable, est sans commencement et sans fin, et par conséquent incorruptible. Ainsi dire que Dieu est éternel, ou immortel, ou incorruptible, ou immuable, c’est dire une seule et même chose; et affirmer qu’il est vivant ou intelligent, c’est-à-dire sage, c’est encore tout un. Car il n’a pas reçu la sagesse dont il est sage, mais il est lui-même la sagesse. Et cette sagesse est sa vie, et aussi la vertu ou puissance qui le rend puissant, et la beauté qui le rend beau. Quoi en effet de plus puissant et de plus beau que la sagesse qui atteint d’une extrémité à l’autre avec force et dispose toutes choses avec douceur (Sag., VIII, 1 )?Et sa bonté et sa justice se distinguent-elles dans sa nature comme dans ses oeuvres? Sont-elles deux qualités diverses, dont l’une s’appelle la bonté, et l’autre la justice? Pas le moins du monde; mais la justice est la même chose que la bonté, et la bonté la même chose que le bonheur, Or on dit que Dieu est immatériel ou incorporel, pour faire comprendre et admettre qu’il n’est point corps mais esprit.

8. Quand nous disons : éternel, immortel, incorruptible, immuable, vivant, sage, puissant, beau, juste, bon, heureux, esprit, il semblerait que cette dernière expression seule se rapporte à la substance, et que les autres n’indiquent que les qualités de cette substance; (545) mais il n’en est pas ainsi dans cette nature ineffable et simple. Car tout ce qui semble, là, désigner une qualité, doit s’entendre de la substance ou essence. Gardons-nous de dire que Dieu est esprit quant à la substance, et bon quant à la qualité; car ces deux choses tiennent à sa substance, Et ainsi des autres attributs que j’ai cités tout à l’heure et dont j’ai déjà longuement parlé dans les livres précédents. Choisissons-en donc un parmi les quatre premiers que j’ai mentionnés dans cet ordre : éternel, immortel, incorruptible, immuable; puisque les quatre ne font qu’un, comme je l’ai déjà dit. Pour ne pas fatiguer l’attention du lecteur, prenons le premier des quatre : c’est-à-dire l’éternité. Appliquons le même procédé aux quatre suivants: vivant, sage, puissant, beau. Et comme l’animal a une vie quelconque, mais point de sagesse; comme ces deux qualités, sagesse et puissance sont ainsi rapprochées dans l’homme par la divine Ecriture : « Le sage est meilleur que le fort (Sag., V, 1 ) » comme, d’autre part, on a l’usage de dire de certains corps qu’ils sont beaux choisissons, dans ces quatre attributs, la sagesse. Non qu’ils soient inégaux dans Dieu ce sont quatre noms, mais la chose est une. Quant aux trois derniers, bien qu’en Dieu ce soit la même chose d’être juste, bon, heureux, la même chose d’être esprit, juste, bon et heureux: cependant comme, dans l’homme, il peut y avoir un esprit qui ne soit pas heureux; que cet esprit peut être bon et juste sans être heureux, et que celui qui est heureux est certainement un esprit juste et bon : choisissons entre les quatre ce qui suppose nécessairement les trois autres : heureux.

 

CHAPITRE VI.

COMMENT IL Y A TRINITÉ DANS LA SIMPLICITÉ MÊME DE DIEU. LA TRINITÉ DIVINE SE DÉMONTRE-T-ELLE PAR LES TRINITÉS TROUVÉES DANS L’HOMME ET COMMENT?

 

 

9. Quand donc nous disons: éternel, sage, heureux, ces trois choses sont-elles la Trinité qu’on appelle Dieu? Nous réduisons, il est vrai, ces douze attributs à trois; mais peut-être pouvons-nous réduire encore ces trois à un seul. Si, en effet, sagesse et puissance, ou vie et sagesse peuvent n’être qu’une seule et même chose dans la nature de Dieu; pourquoi éternité et sagesse, ou bonheur et sagesse, ne seraient-ils pas aussi une seule et même chose dans cette même nature divine? Par conséquent, comme il n’importait pas de dire douze attributs ou trois, puisque nous avons réduit douze à trois ; il n’importe pas davantage de dire trois ou un, cet un auquel nous avons fait voir qu’on peut réduire les trois. Mais quelle méthode de discussion, quelle vigueur et quelle puissance d’intelligence, quelle vivacité de raison, quelle pénétration d’esprit nous démontrera — pour ne rien dire de plus — comment cet un, cette sagesse qui s’appelle Dieu, est Trinité? Car Dieu ne reçoit pas la sagesse d’un autre, comme nous la recevons de lui; mais il est lui—même sa propre sagesse, puisque sa sagesse n’est pas autre chose que son essence, et qu’être et être sage sont pour lui la même chose. Sans doute les Saintes-Ecritures appellent le Christ vertu de Dieu et sagesse de Dieu (Cor., I, 24 ); mais nous avons fait voir dans le septième livre (Ch., I, 3 ) que ces paroles ne doivent pas s’entendre en ce sens que le Fils rend le Père sage, et la raison va jusqu’à nous faire voir que le Fils est sagesse de sagesse, comme il est lumière de lumière, et Dieu de Dieu. Et, du Saint-Esprit, nous n’avons pu découvrir autre chose sinon qu’il est aussi Sagesse, et que les trois personnes ne sont qu’une seule sagesse, comme elles ne sont qu’un seul Dieu et, une seule essence. Comment donc comprendre que cette sagesse, qui est Dieu, est aussi Trinité? Je n’ai pas dit : comment croire? car c’est-là un point hors de toute question pour les fidèles : mais s’il est un moyen pour l’intelligence de voir ce que nous croyons, quel est ce moyen?

10. Si nous cherchons dans lequel de ces livres la Trinité a commencé à nous apparaître, nous trouvons que c’est dans le huitième. C’est là en effet que la discussion nous a amené à tourner, autant que possible, l’attention du lecteur vers cette parfaite et immuable nature, qui n’est pas notre âme. Nous la considérions alors comme étant proche de nous et pourtant au-dessus de nous, non localement, mais par sa respectable et merveilleuse présence, tellement qu’elle semblait être actuellement en nous par sa lumière. Cependant nous n’y découvrions pas encore de trinité, parce que l’éblouissement ne nous (546) permettait pas de fixer le regard de notre âme pour la chercher; nous nous contentions de voir d’une manière quelconque qu’il ne fallait point supposer, là, une étendue matérielle où deux ou trois fussent plus grands qu’un. Puis en arrivant à l’amour, comme l’Ecriture Sainte dit que Dieu est amour ( Jean, IV, 16 ), nous avons commencé à entrevoir la Trinité, c’est-à-dire celui qui aime, celui qui est aimé et l’amour. Mais comme cette ineffable lumière éblouissait nos yeux, et nous faisait sentir l’impuissance de notre âme à sonder ce mystère, pour soulager notre attention et nous reposer entre le début elle terme, nous nous sommes rabattus sur un sujet plus à notre portée, sur l’étude de notre âme, selon laquelle l’homme a été créé à l’image de Dieu (Gen., I, 27 ). Et afin que les perfections invisibles de Dieu, qui ont été faites par les choses, nous fussent rendues intelligibles(Rom., I, 20 ), nous nous sommes arrêtés, du neuvième au quatorzième livre, sur cette créature qui est nous. Enfin après avoir autant et plus qu’il ne fallait peut-être, exercé notre intelligence sur des objets inférieurs, nous désirons nous élever jusqu’à la contemplation de cette souveraine Trinité qui est Dieu, et nous ne le pouvons pas.

En effet si nous voyons avec une certitude entière des trinités formées, soit des corps extérieurs, soit de la pensée qui résulte de la sensation qu’ils nous impriment; ou quand des impressions naissent dans l’âme, indépendamment des sens corporels , comme la foi, comme les vertus destinées à régler notre vie, que la raison voit clairement et qui sont du domaine de la science; ou quand l’âme elle-même, par laquelle nous connaissons tout ce que nous disons avec vérité connaître, se connaît elle-même, ou quand elle voit quelque chose qu’elle n’est pas, quelque chose d’éternel et d’immuable : si, dis-je, nous voyons là certaines trinités avec certitude, parce qu’elles s’opèrent en nous, ou sont en nous, quand nous nous rappelons, quand nous voyons ou voulons ces choses, voyons-nous de la même manière la Trinité divine? Voyons-nous par l’intellect Dieu parlant, puis son Verbe — c’est-à-dire le Père et le Fils  — puis l’amour procédant de l’un et de l’autre, commun à l’un et à l’autre, c’est-à-dire le Saint-Esprit? Serait-ce que nous voyons ces trinités propres à nos sens ou à nos âmes plutôt que nous ne les croyons, et que nous croyons que Dieu est Trinité plutôt que nous ne le voyons? S’il en est ainsi, ou les perfections invisibles de Dieu ne nous sont pas rendues intelligibles par les choses qui ont été faites, ou, si nous en voyons quelques-unes, nous n’y découvrons pas la Trinité, en sorte qu’il y a des choses que nous voyons et d’autres que nous devons croire sans voir. Or, dans le livre huitième, nous avons démontré que nous voyons le bien immuable, qui n’est pas nous, et le quatorzième nous l’a rappelé, alors que nous parlions de la sagesse que Dieu donne à l’homme. Pourquoi donc n’y reconnaissons-nous pas la Trinité? Serait-ce que la sagesse qui s’appelle Dieu, ne se comprend pas, ne s’aime pas elle-même? Qui osera le dire? Ou qui ne voit que là où il n’y a pas rie science, il ne peut y avoir de sagesse? Ou bien devons-nous croire que la sagesse qui est Dieu connaît d’autres choses et s’ignore elle-même, ou aime d’autres choses et ne s’aime pas elle-même? S’il est absurde et impie de dire ou de penser ces choses, voilà donc la Trinité, c’est-à-dire la sagesse, la connaissance de soi, et l’amour de soi. C’est en effet ainsi que nous avons découvert une trinité dans l’homme l’âme, la connaissance qu’elle a d’elle-même, et l’amour dont elle s’aime.

 

CHAPITRE VII.

IL N’EST PAS FACILE D’ENTREVOIR LA TRINITÉ DIVINE D’APRÈS LES TRINITÉS DONT NOUS AVONS PARLÉ.

 

 

11. Mais ces trois choses sont dans l’homme et ne sont pas l’homme lui-même ; car l’homme, suivant la définition des anciens, est un animal doué de raison et sujet à la mort. Elles sont donc la meilleure partie de l’homme, mais ne sont pas l’homme. Et une seule personne, c’est-à-dire chaque homme pris en particulier, les possède toutes les trois dans son âme. Que si nous définissons l’homme : une substance raisonnable composée d’une âme et d’un corps, il est évident que l’homme a une âme qui n’est pas corps, et un corps qui n’est pas âme. Conséquemment ces trois choses sont dans l’homme, ou à l’homme, mais ne sont pas l’homme. Maintenant, abstraction faite du corps et à considérer l’âme seule, l’intelligence en est une partie, elle en est comme la tête si l’on veut, ou l’oeil, (547) ou la face; mais il ne faut pas raisonner ici comme pour les corps. Ainsi donc l’intelligence n’est pas l’âme, mais la meilleure partie de l’âme. Or, pouvons-nous dire que la Trinité est en Dieu comme quelque chose qui lui appartient, mais n’est pas Dieu? Chaque homme, qui est appelé l’image de Dieu par son âme seulement, et non par tout ce qui tient à sa nature, est une personne et est par son âme l’image de la Trinité; mais la Trinité, dont cette âme est l’image, n’est pas autre chose que Dieu dans sa totalité, ni autre chose que la Trinité dans sa totalité. Rien n’appartient à la nature de Dieu qui n’appartienne aussi à cette Trinité, et les trois personnes sont une seule essence, et non, comme l’homme, une seule personne.

12. Une autre différence énorme, c’est que quand nous parlons de l’âme dans l’homme, de la connaissance qu’elle a d’elle-même et de l’amour qu’elle se porte ; ou de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté, nous ne nous souvenons de l’âme elle-même que par la mémoire, nous ne la connaissons que par l’intelligence, et nous ne l’aimons que par la volonté. Mais, dans cette souveraine Trinité, qui oserait dire que le Père ne se connaît lui-même, ne connaît le Fils elle Saint-Esprit, que par le Fils, qu’il n’aime que par le Saint-Esprit, mais qu’il se souvient seulement par lui-même, de lui-même et du Fils et du Saint-Esprit? Que le Fils pareillement, ne se souvient de lui-même ni de son Père que par le Père, qu’il n’aime que par le Saint-Esprit, et que par lui-même il ne peut que connaître le Père, se connaître lui-même et le Saint-Esprit? Que le Saint-Esprit à son tour se souvient, par le Père, et du Père et du Fils et de lui-même, qu’il connaît par le Fils et le Père elle Fils et lui-même, mais que par lui-même il ne peut que s’aimer, et aimer le Père et le Fils? Comme si le Père était sa propre mémoire et celle du Fils et du Saint-Esprit; le Fils sa propre connaissance et celle du Père et du Saint-Esprit; et le Saint-Esprit son propre amour, et l’amour du Père et du Fils! Oui qui osera penser ou affirmer de pareilles choses de cette Trinité?

Car si le Fils a seul de l’intelligence pour lui, pour le Père et pour le Saint-Esprit, on retombera dans cette absurde proposition que le Père n’est pas sage par lui-même mais par son Fils : alors la sagesse n’aura plus engendré la sagesse, mais il faudra dire que le Père est sage de la sagesse qu’il a engendrée. Car il ne peut y avoir de sagesse là où il n’y a pas d’intelligence; par conséquent si le Père ne comprend pas par lui-même, mais que le Fils comprenne pour le Père, c’est évidemment le Fils qui communique la sagesse à son Père. Et si, pour Dieu, être et être sage c’est la même chose, si son essence est la même chose que la sagesse, le Fils ne sera plus du Père, comme l’enseigne la vérité ; mais le Père tiendra son essence du Fils : ce qui est le comble de l’absurdité et de l’erreur. Nous avons discuté, confondu, repoussé cette absurdité dans le septième livre (Ch., I, 3 ): cela est très-certain. Dieu le Père est donc sage de sa propre sagesse; et le Fils, sagesse du Père, est donc de la sagesse qui est le Père, duquel il a été engendré. Par conséquent le Père est aussi intelligent de sa propre intelligence car il ne serait pas sage, s’il n’était pas intelligent; mais le Fils est l’intelligence du Père, engendré de l’intelligence qui est le Père. Le même raisonnement peut s’appliquer à la mémoire. Comment en effet celui qui ne se souvient de rien, pas même de lui, serait-il sage? Donc, puisque le Fils est sagesse parce que le Père est sagesse, le Fils se souvient de lui-même, comme la Père se souvient de lui-même; et comme c’est par sa propre mémoire, et non par celle de son Fils, que le Père se souvient de lui-même et de son Fils, de même le Fils se souvient de lui-même et de son Père, non par la mémoire de son Père, mais par la sienne propre.

Mais où il n’y a pas d’amour, peut-on dire qu’il y a sagesse ? Il faut donc conclure que le Père est son propre amour, comme il est son intelligence et sa mémoire. Donc dans cette souveraine et immuable essence qui est Dieu, ces trois choses; la mémoire, l’intelligence, l’amour, ne sont pas le Père, le Fils elle Saint-Esprit, mais le Père seul. Et comme le Fils est aussi sagesse engendrée de sagesse, que ce n’est point le Père ni le Saint-Esprit qui comprennent pour lui, mais qu’il comprend par lui-même; ainsi ce n’est point le Père qui se souvient pour lui, ni le Saint-Esprit qui aime pour lui, mais il se souvient et aime par lui-même; car il est sa propre mémoire, sa propre intelligence, son propre amour; néanmoins il tient tout cela du Père, de qui il est (548) né. Egalement, comme l’Esprit-Saint est sagesse procédant de sagesse, il n’a pas le Père pour mémoire, le Fils pour intelligence et lui-même pour amour: car il ne serait pas sage, si un autre se souvenait pour lui, si un autre comprenait pour lui, et qu’il n’eût à lui-même que son propre amour. Mais il possède lui-même ces trois choses, et il les possède en ce sens qu’elles sont lui. Toutefois il les tient d’où il procède.

13. Mais qui donc, parmi les hommes, peut comprendre cette sagesse par laquelle Dieu connaît toutes choses, de telle sorte que ce que nous appelons passé n’est point passé pour lui, qu’il n’a point à attendre ce qui doit venir, mais que le passé et le futur sont pour lui la même chose que le présent; qu’il ne voit pas les choses une à une; que sa pensée ne passe pas d’une chose à une autre, mais qu’il embrasse tout à la fois d’un seul regard : quel homme, dis-je, comprend cette sagesse, qui est tout à la fois prévoyance et science, alors que nous ne comprenons pas même la nôtre? Nous pouvons, il est vrai, voir d’une manière quelconque ce qui est présent à nos sens ou à notre intelligence; mais ce qui a cessé de leur être présent, nous ne le connaissons plus que par la mémoire, si nous ne l’avons pas oublié. Nous ne jugeons pas le passé par l’avenir, mais nous conjecturons l’avenir d’après le passé, et encore d’une manière peu sure. En effet, quand nous prévoyons certaines pensées, avec plus de clarté et plus de certitude, parce qu’un avenir plus prochain les met, pour ainsi dire, sous nos yeux, nous ne le pouvons, dans la mesure où nous le pouvons, que par l’action de la mémoire, faculté qui semble appartenir au passé plutôt qu’à l’avenir. Nous en avons l’expérience dans les paroles ou dans les chants que nous reproduisons de mémoire dans leur enchaînement:

car nous n’en viendrions pas à bout, si nous ne prévoyions en pensée ce qui doit suivre. Et cette prévision, pourtant, n’est pas l’effet de la prévoyance, mais bien de la mémoire : puisque, jusqu’à la fin de ce que nous avons à dire ou à chanter, tout sera prévu, aperçu à l’avance. Cependant, dans ce cas, on ne dit pas que nous parlons ou que nous chantons par prévoyance, mais par mémoire; et chez ceux qui ont, sous ce rapport, une faculté extraordinaire, c’est la mémoire qu’on vante et non la prévoyance. Tout cela se fait en notre âme ou par notre âme, nous le savons, nous en avons la servitude ; mais comment cela se fait-il? Plus nous cherchons à le savoir, plus la parole nous fait défaut, et notre attention

elle-même ne saurait se soutenir jusqu’à nous le faire, sinon exprimer, du moins comprendre. Pensons-nous que notre esprit si infirme puisse jamais comprendre que la Providence divine est la même chose que la mémoire et son intelligence, cette Providence qui ne pense pas en détail, mais embrasse tout l’objet de ses connaissances d’un regard unique, éternel, immuable et au dessus de toute expression? Au milieu de ces difficultés et de ces angoisses, c’est le cas de crier au Dieu vivant: « Votre science est merveilleusement élevée au-dessus de moi, et je n’y pourrai atteindre (Ps., CXXXVIII, 6 ). » Je comprends, d’après moi, combien est admirable et incompréhensible cette science par laquelle vous m’avez créé, puisque je ne puis pas même me comprendre, moi que vous avez fait. Cependant mon coeur s’est enflammé dans ma méditation (Ps., XXXVIII, 4 ), afin de chercher sans cesse votre présence (Ps., CIV, 4 ).

 

CHAPITRE VIII.

EN QUEL SENS L’APOTRE DIT QUE NOUS VOYONS DIEU ICI-BAS A TRAVERS UN MIROIR.

 

14. Je sais que la sagesse est une substance immatérielle et une lumière dans laquelle on voit ce que ne voit pas l’oeil charnel. Et cependant cet homme si grand, si spirituel dit

« Nous voyons maintenant à travers un miroir « en énigme, mais alors nous verrons face à face (I Cor., XIII, 12 ). ». Si nous cherchons à savoir quel est ce miroir et ce qu’il est, aussitôt une pensée nous frappe : dans un miroir on ne voit qu’une image. Et voilà à quoi ont tendu nos efforts: à nous faire voir, d’une manière quelconque à travers l’image, qui n’est autre que nous-mêmes, comme à travers un miroir, Celui par qui nous avons été faits. C’est encore là le sens de ce que dit ailleurs le même apôtre: « Pour nous, contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image de clarté en clarté, comme par l’Esprit du Seigneur (II Cor., III, 18 )». Contemplant, dit-il, speculantes, c’est-à-dire voyant à travers un miroir, per speculum, et non d’un point d’observation, de specula. Le texte grec, duquel les lettres de l’Apôtre ont été traduites (549) en latin, ne laisse aucun doute sur ce point. Là, le miroir, speculum, qui reproduit les images des choses, se rend par un mot très-différent de specula, lieu élevé d’où notre vue porte au loin; et il est véritable que l’Apôtre tire l’expression speculantes de speculum, et non de specula. Quant à ces expressions : « Nous sommes transformés en la même image », il est clair qu’il entend parler de l’image de Dieu qu’il appelle la même, c’est-à-dire celle-là même que nous contemplons, parce que cette image est aussi la gloire de Dieu, comme il le dit en un autre endroit :  « Pour l’homme, il ne doit point voiler sa tête, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu( I Cor., XI, 7 )  » : texte que nous avons déjà discuté dans le livre douzième. «Nous sommes transformés », ajoute-t-il, nous quittons notre forme pour en prendre une autre, nous passons de la forme obscure à la forme lumineuse; parce que notre forme, même obscure, est l’image de Dieu, et par là même, sa gloire : cette forme dans laquelle nous avons été créés hommes, supérieurs aux autres animaux. Car c’est de la nature humaine qu’il est dit : « Pour l’homme, il ne doit point voiler sa tête, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu». Cette nature, la plus parfaite parmi les choses créées, une fois purifiée de son impureté par son Créateur, passe d’une forme hideuse à une forme éclatante de beauté. Au sein même de son impiété, sa valeur se laisse d’autant mieux voir que son vice est plus condamnable. Voilà pourquoi l’Apôtre ajoute : « de clarté en clarté »; de la gloire de la création à la gloire de la justification. Du reste, ces expressions : « de clarté en clarté », peuvent aussi s’entendre autrement : de la gloire de la foi à la gloire de la claire vue; de la gloire d’être fils de Dieu à la gloire de devenir semblables à lui, quand nous le verrons tel qu’il est (I Jean, III, 2 ). Enfin par ces mots: « Comme par l’Esprit du Seigneur », l’Apôtre indique que c’est à la grâce de Dieu que nous devons l’avantage d’une si heureuse transformation.

 

CHAPITRE IX.

DE L’ÉNIGME ET DES LOCUTIONS FIGURÉES.

 

15. Tout ceci se rapporte à ce que dit l’Apôtre : que nous voyons « à travers un miroir». Quant aux mots suivants : « en énigme », ils sont inintelligibles pour la multitude illettrée qui ne connaît pas ces espèces de locutions que les grecs appellent tropes, expression qui est même passée de leur langue dans la nôtre. Car comme nous disons plus souvent schemata que figure, ainsi employons-nous plus souvent tropi que modi. Mais exprimer en latin les noms particuliers des figures ou tropes dans leur sens spécial, ce serait chose très-difficile et tout à fait inusitée. De là, il est arrivé que quelques-uns de nos interprètes ne voulant pas traduire littéralement ces paroles de l’apôtre : « Ce qui a été dit par allégorie (Gal., IX, 24 ) » ont eu recours à cette périphrase : « Ce qui donne à entendre une chose pour une autre». Or, il y a plusieurs espèces de ce trope qu’on appelle l’allégorie, et une entre autres qui a le nom d’énigme. Mais il est nécessaire que la définition du mot générique renferme toutes les espèces. Par conséquent, comme tout cheval est animal, tandis que tout animal n’est pas cheval; de même toute énigme est allégorie, mais toute allégorie n’est pas énigme. Qu’est-ce donc qu’une allégorie, sinon un trope où l’on donne à entendre une chose pour une autre, comme dans ce passage de l’épître aux Thessaloniciens : « Ne dormons donc point comme tous les autres, mais veillons et soyons sobres. Car ceux qui dorment, dorment de nuit; et ceux qui s’enivrent, s’enivrent de nuit; mais nous qui sommes du jour, soyons sobres (I Thess., V, 6-8 )? » Toutefois ici l’allégorie n’est point énigme : car on en saisit la pensée, à moins d’un grand défaut d’intelligence. Mais l’énigme, pour le dire en peu de mots, est une allégorie obscure, comme celle-ci, par exemple : « La sangsue a trois filles ( Prov., XXX, 15 )», et autres de ce genre. Toutefois une allégorie dont parle l’Apôtre n’est pas en paroles, mais en fait: il parle des deux fils d’Abraham, l’un né de la servante, l’autre de la femme libre — ce qui n’est pas une parole, mais un fait — et veut désigner par là les deux Testaments. Jusqu’à cette explication, le texte était obscur; par conséquent, ce qui était allégorie — à s’en tenir au nom générique — pouvait aussi être appelé énigme.

16. Mais comme les illettrés qui ne connaissent pas les tropes, ne sont pas les seuls à demander ce qu’entend l’Apôtre quand il dit que nous voyons en énigme, que les hommes instruits demandent aussi à savoir ce que c’est que cette énigme dans laquelle nous voyons ici-bas, (550) il faut trouver une solution unique à ce double point de la question: « Nous voyons maintenant à travers un miroir », et : « en énigme ». Il ne doit en effet avoir qu’une solution, puisque l’Apôtre dit tout d’un trait : « Nous voyons maintenant à travers un miroir en énigme». Il me semble donc que, comme par miroir il entend une image, par énigme il entend une ressemblance obscure et difficile à saisir. Ainsi par miroir et par énigme on peut supposer que l’Apôtre indique des ressemblances quelconques, les plus propres à nous faire con— naître Dieu autant que possible; et aucune de ces ressemblances n’atteint mieux ce but que celle de l’homme, qui est appelé à juste titre l’image de Dieu. Qu’on ne s’étonne donc pas de la difficulté que nous éprouvons à voir d’une manière quelconque par le moyen qui nous est accordé ici-bas, c’est-à-dire à travers un miroir en énigme. Si nous pouvions voir facilement, le mot d’énigme n’aurait plus de sens. Et voilà la plus grande énigme : que nous ne voyions pas ce qu’il nous est impossible de ne pas voir. En effet qui ne voit pas sa pensée? Et pourtant qui voit sa pensée, je ne dis pas de l’oeil du corps, mais de l’oeil intérieur? Qui ne la voit pas et qui la voit? Car la pensée est une certaine vision de l’âme qui a lieu ou en présence des objets matériels qui frappent nos yeux, ou en leur absence, quand la pensée voit leurs images, ou quand on songe à des objets qui ne sont ni corps, ni images de corps, comme les vertus ou les vices ou la pensée elle-même; ou quand on reçoit des doctrines ou des sciences libérales, ou quand on s’élève jusqu’aux causes et aux raisons supérieures de toutes choses renfermées dans la nature immuable, ou enfin quand on pense à des choses mauvaises, chimériques, fausses, avec ou sans l’assentissement de la volonté.

 

CHAPITRE X.

DE LA PAROLE DE L’ÂME, DANS LAQUELLE NOUS VOYONS LE VERBE DE DIEU COMME A TRAVERS UN MIROIR ET EN ÉNIGME.

 

17. Maintenant, parlons des choses connues auxquelles nous pensons, et connues même quand nous n’y pensons pas, soit qu’elles appartiennent à la science contemplative, qui est proprement la sagesse, ou à la science active, qui conserve le nom de science, d’après la distinction que j’ai établie plus haut. Car l’une et l’autre appartiennent à la même âme et ne forment qu’une seule image de Dieu. Quand on s’occupe plus spécialement et exclusivement de celle qui est inférieure, on ne doit pas l’appeler image de Dieu, bien qu’on y découvre quelque ressemblance avec la Trinité souveraine, comme nous l’avons montré dans le livre treizième (Ch. I, 20. ). Ici, nous parlons de la science de l’homme dans son ensemble, de celle qui renferme tous les objets de connaissance, lesquels sont vrais, puis qu’autrement ils ne seraient pas connus. En effet, personne ne connaît ce qui est faux autrement que

parce qu’il sait que cela c’est faux, et cette connaissance est vraie, parce qu’il est vrai

que cela est faux. Nous parlons donc des choses connues auxquelles nous pensons, et connues même quand nous n’y pensons pas. A coup sur, si nous voulons les exprimer, nous ne le pouvons qu’après y avoir pensé. Car bien qu’il n’y ait pas de son de parole, celui qui pense parle certainement dans son coeur. C’est pourquoi on dit au livre de la Sagesse : « Ils ont dit, pensant follement en eux-mêmes (Sag., II, 1 ) ». Le sens de ces mots: « Ils ont dit en eux-mêmes », est expliqué par cette addition : « Pensant ». Il y a quelque chose d’analogue dans l’Evangile, quand certains scribes entendant le Seigneur dire au paralytique : « Mon fils, aie confiance, tes péchés te sont remis; ils dirent en eux-mêmes: Celui-ci blasphème ».Or, que signifient ces mots « Ils dirent en eux-mêmes », sinon: ils dirent dans leur pensée? Puis l’Evangéliste continue: « Mais comme Jésus avait vu leurs pensées, il dit : Pourquoi pensez-vous mal en vos coeurs (Matt., IX, 2-4 )? » C’est saint Matthieu qui parle. Saint Luc raconte le même fait en ces termes: « Les scribes et les pharisiens commencèrent à réfléchir, disant : Quel est celui-ci qui profère des blasphèmes? Qui peut remettre les péchés, sinon Dieu seul? Mais dès que Jésus connut leurs pensées, il prit la parole et leur dit:Que pensez-vous en vos cœurs (Luc, V, 21, 22 )?» Ces expressions : « Ils réfléchirent en disant», ont le même sens que celles du livre de la Sagesse : « Ils ont dit pensant ». Là comme ici on fait voir que l’homme parle en lui-même et dans son coeur, c’est-à-dire parle en pensant. En effet, ces pharisiens parlaient en eux-mêmes et on leur dit: « Que pensez-vous? » Et à propos de ce riche dont les (551) champs produisaient des fruits abondants, le Seigneur lui-même dit : « Or, il pensait en lui-même, disant (Luc, XII, 17)

18. Certaines pensées sont dans le langage du coeur, où du reste le Sauveur lui-même nous fait voir qu’il existe une bouche, quand il dit: « Ce n’est point ce qui entre dans la bouche, qui souille l’homme; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l’homme ». Dans cette seule phrase il suppose deux bouches à l’homme, une dans le corps et l’autre dans le coeur. Car ce que les Juifs regardaient comme souillant l’homme, entre dans la bouche du corps; tandis que d’après le Seigneur, ce qui souille l’homme sort de la bouche du coeur. Car il a lui-même expliqué le sens de ses paroles. En effet, un instant après, reprenant la question avec ses disciples, il leur dit : « Et vous aussi êtes-vous encore sans intelligence? Ne comprenez-vous point que tout ce qui entre dans la bouche va au ventre et est rejeté en un lieu secret?  Voilà qui, s’applique indubitablement à la bouche du corps. Puis, parlant ensuite de la bouche du coeur, il ajoute : « Mais ce qui sort de la bouche vient du coeur, et voilà ce qui souille l’homme. Car du coeur viennent les mauvaises pensées, etc. (Matt., XV, 10, 20 ) » Quoi de plus clair que cette explication? Cependant bien que nous disions que les pensées sont les paroles du coeur, il ne s’ensuit pas qu’elles ne soient pas aussi quand elles sont vraies, des visions formées des visions de la connaissance. En effet, au moment ou elles se forment au dehors par l’entremise du corps, la parole et la vision sont deux choses différentes; mais quand nous pensons au dedans de nous, elles n’en font plus qu’une. C’est ainsi que l’audition et la vision sont deux sensations très-différentes dans les sens du corps; mais dans l’âme, voir et entendre sont la même chose. Voilà pourquoi, tandis que au dehors le langage ne se voit pas, mais s’entend, l’Evangile nous dit que le Seigneur vit les paroles intérieures c’est-à-dire les pensées, mais non qu’il les entendit : « Ils dirent en eux-mêmes : Celui-ci blasphème »; puis il ajoute : « Mais comme Jésus avait vu leurs pensées ». Il vit donc ce qu’ils avaient dit; par sa pensée il avait vu leurs pensées qu’ils croyaient seuls voir.

19. Ainsi , celui qui peut comprendre la parole, non-seulement avant qu’elle résonne, mais avant même que la pensée se figure les images de ses sons — et c’est ce qui n’appartient à aucune des langues, de ces langues qu’on appelle humaines et dont notre langue latine fait partie — celui, dis-je, qui peut comprendre cela, peut déjà voir, à travers ce miroir et en cette énigme, quelque ressemblance de ce Verbe suprême dont il est dit : « Au commencement était le Verbe, et « le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu (Jean, I, 1 ) ». Il est nécessaire en effet, quand nous disons la vérité, c’est-à-dire quand nous exprimons ce que nous savons, que la parole, tirant son origine de la science conservée dans la mémoire, soit absolument de même nature que la science même dont elle tire son origine. Car la pensée, formée de la chose que nous savons, est la parole que nous disons dans notre coeur : parole qui n’appartient ni au grec, ni au latin, ni à aucune autre langue. Mais comme il faut qu’elle parvienne à la connaissance de ceux à qui nous ‘parlons, ou emploie quelque signe pour l’exprimer. Le plus souvent c’est un son, quelquefois un mouvement de tête, l’un parlant aux oreilles, l’autre aux yeux: et ces signes corporels sont les moyens de faire connaître aux sens du corps la parole que nous portons dans notre coeur. Car, qu’est-ce que faire un signe (innuere) sinon rendre en quelque façon la parole visible? L’Ecriture nous offre encore là-dessus son témoignage. Nous lisons en effet dans l’Evangile selon saint Jean : « En vérité, en vérité, je vous le dis, un de vous me trahira. Les disciples donc se regardaient les uns les autres, incertains de qui il parlait. Or un des disciples, que Jésus aimait, reposait sur son sein. Simon Pierre lui fit donc signe et lui dit : Quel est celui dont il parle (Id., XIII, 21, 24 )?» Pierre exprime par signe, ce qu’il n’osait dire en parole. Ces signes corporels et autres de ce genre s’adressent aux oreilles ou aux yeux de ceux à qui nous parlons et qui sont présents, mais les lettres ont été inventées pour pouvoir converser avec les absents, et elles sont les signes des mots, tandis que les mots eux-mêmes qui sortent de notre bouche sont les signes des choses que nous pensons. (552)

 

CHAPITRE XI.

IL FAUT CHERCHER UNE IMAGE QUELCONQUE DU VERBE DIVIN DANS NOTRE VERBE INTÉRIEUR ET MENTAL. ÉNORME DIFFÉRENCE ENTRE NOTRE VERBE ET NOTRE SCIENCE, LE VERBE DIVIN ET LA SCIENCE DIVINE.

 

20. Ainsi la parole qui résonne au dehors est le signe de la parole qui luit au dedans et qu’il est plus juste d’appeler verbe. Car ce que la bouche du corps prononce est la voix du verbe; et elle s’appelle verbe à cause de son origine même. Par là, notre verbe devient en quelque sorte la voix du corps, en s’en revêtant pour se manifester aux sens des hommes; comme le Verbe de Dieu a été fait chair, en se revêtant de la chair pour se manifester aux sens des hommes. Et comme notre verbe devient voix, sans se transformer en voix, ainsi le Verbe de Dieu a été fait chair, mais ne s’est nullement transformé en chair. Car c’est en se revêtant et non en s’absorbant, que notre verbe devient voix, et que le Verbe divin a été fait chair. Ainsi, que celui qui désire découvrir une image quelconque du Verbe divin, quoique avec une multitude de différences, ne s’attache pas à considérer le verbe humain résonnant aux oreilles, ni quand il est exprimé par la voix, ni quand il reste dans le silence de la pensée. Car on peut penser en silence aux paroles de toutes langues, repasser dans son esprit des pièces de poésie, sans rien exprimer; et non-seulement les mesures des syllabes, mais même les tons de la musique, étant matériels et appartenant à ce sens du corps qu’on appelle l’ouïe, se rendent présents, au moyen de certaines images immatérielles, à la pensée de ceux qui les repassent dans leur mémoire quand leur bouche se tait.

Mais il faut s’élever au-dessus de tout cela pour parvenir à ce verbe humain où l’on

verra, par une ressemblance quelconque et comme en énigme, le Verbe divin, non pas celui qui a été adressé à tel prophète et dont on a dit : « La parole de Dieu croissait et se multipliait (Act., V, 7 ) » ; ou encore : « La foi donc vient par l’audition, et l’audition par la parole du Christ (Act., V, 17 ) »; et ailleurs : « Ayant reçu la parole de Dieu que vous avez ouïe de nous, vous l’avez reçue non comme la parole des homme, mais (ainsi qu’elle l’est véritablement) comme la parole de Dieu (I Thess., II, 13 ) ». Les Ecritures sont remplies de textes de ce genre relatifs à la parole de Dieu, à celle qui se répand dans les coeurs et sur les lèvres des hommes, au moyen des sons de langes nombreuses et variées. Et on l’appelle parole de Dieu parce que l’enseignement qu’elle donne est divin, et non humain. Mais le Verbe dont nous cherchons ici une image quelconque par ressemblance, est celui dont il est dit: « Le Verbe était Dieu (Jean, I, 1,3,4) ; » dont il est dit: « Toutes choses ont été faites par lui » ; dont il est dit : « La source de la sagesse est le Verbe de Dieu dans les hauteurs du ciel (Eccli., ?) ». Il faut donc parvenir à ce verbe de l’homme, au verbe de l’être animé et doué de raison, au verbe de l’image de Dieu qui n’est point née de lui, mais qui a été faite à son image, au verbe qui ne s’exprime pas par un son, qui ne se présente pas à la pensée sous la forme d’un son — nécessité imposée à toutes les langues — mais antérieur à tous les signes qui le représentent, qui est engendré de la science qui subsiste dans l’âme, quand cette science est exprimée intérieurement telle qu’elle est. Car la vision de la pensée est parfaitement semblable à la vision de la science; tandis que quand on s’exprime par son ou par quelque signe du corps, on ne dit point la chose telle qu’elle est, mais telle qu’elle peut être vue ou entendue par l’entremise du corps. Quand donc ce qui est dans la connaissance est aussi dans la parole, alors c’est le véritable verbe, et aussi la vérité, telle qu’on peut l’attendre de l’homme, puisque ce qui est dans la vérité est aussi dans le verbe, que ce qui n’est pas dans la vérité n’est pas dans le verbe. Ici on reconnaît le : « Oui, oui, non, non (Matt., V, 37 ) », de l’Evangile.

C’est ainsi que la ressemblance de l’imago créée se rapproche, autant que possible, de l’image qui est née, en vertu de laquelle Dieu le Fils est proclamé semblable à son Père substantiellement et en tout. Il faut aussi remarquer dans cette énigme, un autre trait de ressemblance avec le Verbe de Dieu : c’est que, comme on dit du Verbe divin: « Toutes choses ont été faites par lui, » ce qui témoigne que Dieu a tout fait par son Verbe unique; de même il n’y a pas d’oeuvre humaine qui n’ait d’abord été dite dans le coeur, (553) comme le démontre ce texte : « La parole est le commencement de toute œuvre (Eccli., XXXVII, 20 ) ». Mais, ici aussi, c’est quand le verbe est vrai, que la bonne oeuvre commence. Or le verbe est vrai quand il est engendré par la science du bien faire et qu’on y observe le: « Oui, oui, non, non » ; tellement que si c’est « oui » dans la science qui doit régler la vie, ce soit « oui »aussi dans le verbe par lequel on doit agir et « non », si c’est « non » : autrement le verbe sera le mensonge et non la vérité, et, par suite, il y aura péché, et non bonne oeuvre.

Il y a encore un autre rapprochement entre notre verbe et le Verbe de Dieu : c’est que notre verbe peut exister sans que l’action s’en suive, et qu’il ne peut y avoir d’action qui ne soit précédée du verbe ; de même que le Verbe de Dieu peut être sans qu’il existe aucune créature, et qu’il ne peut y avoir aucune créature que par celui par qui toutes choses ont été faites. C’est pourquoi ce n’est pas Dieu le Père, ni le Saint-Esprit, ni la Trinité elle-même, mais le Fils seul, c’est-à-dire le Verbe de Dieu, qui a été fait chair : afin que, notre verbe se conformant à son exemple, notre vie fût régulière, c’est-à-dire afin qu’il n’y eût pas de mensonge dans la pensée ni dans les oeuvres de notre verbe. Mais cette image deviendra parfaite un jour. C’est pour atteindre cette perfection, que nous recevons d’un bon maître la foi chrétienne et les enseignements de la piété, afin que, « à face découverte», sans le voile de la Loi qui est l’ombre des choses futures, « contemplant la gloire du « Seigneur », c’est-à-dire regardant à travers un miroir, nous soyons transformés « en la même image, de clarté en clarté, comme par l’Esprit du Seigneur (II Cor., III, 18 ) », suivant l’explication que nous avons donnée de ces paroles.

24. Quand donc, par cette transformation, l’image sera parfaitement renouvelée, alors nous serons semblables à Dieu, parce que nous le verrons, non plus à travers un miroir, mais tel qu’il est (Jean, III ; 2 ), ou, comme dit saint Paul, « face à face (I Cor., XIII, 12 )». Mais maintenant, dans ce miroir, dans cette énigme, dans cette ressemblance quelconque, quelle immense différence ! Qui pourrait l’expliquer ? J’essaierai cependant, autant qu’il me sera possible, d’en toucher quelque chose qui puisse en donner une idée.

CHAPITRE XII.

PHILOSOPHIE DE L’ACADÉMIE.

 

Tout d’abord cette science, dont notre pensée se forme d’après la vérité, quand nous exprimons ce que nous savons, quelle est-elle et dans quelle mesure peut-elle provenir à l’homme le plus habile et le plus savant que nous puissions supposer? Si nous exceptons ce qui arrive à l’âme par les sens du corps, ces choses qui sont si souvent autrement qu’elles ne paraissent, toutes ces vraisemblances dont l’encombrement est parfois tel que l’insensé se croit sain d’esprit — ce qui a donné tant de vogue à la philosophie de l’académie qui s’est mise à douter de tout, folie cent fois plus misérable encore — excepté, dis-je, ce qui vient à l’âme par les sens du corps, que nous reste-t-il en fait de connaissances, dont nous soyons aussi assurés que de notre existence?Ici, du moins, nous ne craignons pas d’être trompés par la vraisemblance, puisque nous savons avec certitude qu’on peut se tromper et vivre; et il ne s’agit pas d’un de ces objets visibles, placés hors de nous, où il arrive au regard de se tromper, comme quand la rame, vue à travers l’eau, lui semble brisée, ou quand on est sur un vaisseau et qu’on croit voir des tours remuer, ou dans mille autres circonstances de ce genre où les choses sont autrement qu’elles ne paraissent; car ici ce n’est pas l’oeil du corps qui voit. Nous savons d’une science intime que nous vivons; un académicien ne peut pas même dire : Peut-être dors-tu sans le savoir, et ne vois-tu qu’un rêve. Sans doute les rêves de l’homme endormi ressemblent fort à ce que voit l’homme éveillé : qui ne le sait? Mais l’homme qui a la certitude de vivre, ne dit pas : Je sais que je suis éveillé; il dit : Je sais que je vis; et il vit, endormi ou éveillé. Et là-dessus il ne peut pas être trompé par des songes: car pour dormir et voir en songe, il faut vivre. Un académicien ne peut non plus lui objecter : Tu es peut-être fou sans le savoir ; les hallucinations des fous ressemblent fort aux idées des hommes sains d’esprit : car, pour être fou, il faut vivre. Et cet homme ne répond pas aux académiciens : Je sais que je ne suis pas fou, mais bien : Je sais que je vis. Ainsi donc on ne se trompe jamais et l’on ne ment jamais à dire : Je sais que je vis. Qu’on oppose donc à cette affirmation (554) mille exemples de déception dans les yeux; l’homme qui dit: Je sais que je vis, n’a pas às’en émouvoir, parce que pour se tromper il faut vivre. Mais si la science humaine se borne à de telles certitudes, elle est bien petite; à moins que ces certitudes ne soient si multipliées dans chaque ordre de choses, qu’elles cessent d’être en petite quantité et qu’elles tendent même à un nombre indéfini. En effet, l’homme qui dit : Je sais que je vis, n’affirme qu’une chose; mais s’il dit : Je sais que je sais que je vis, il en affirme déjà deux; et à ces deux choses s’en joint une troisième, la connaissance qu’il en a. Il pourra y en ajouter une quatrième, une cinquième et ainsi de suite indéfiniment, s’il suffit à la tâche. Mais comme il ne peut ni embrasser une quantité innombrable par des additions de détail, ni parler indéfiniment, il y a une chose qu’il comprend et exprime en toute certitude, c’est que cela est vrai et que le nombre est tellement au-dessus du calcul qu’il lui est impossible de comprendre et d’exprimer un nombre infini.

On peut en dire autant des certitudes de la volonté. Qui peut en effet, sans effronterie, dire : Tu te trompes, à l’homme qui dit : Je désire être heureux? Et s’il dit: Je sais que je le veux, et je sais que je le sais : déjà à deux choses, il en ajoute une troisième, la connaissance qu’il a de ces deux choses; puis une quatrième; qu’il sait qu’il sait ces deux choses, et ainsi de suite, indéfiniment. Egalement si quelqu’un dit: Je ne veux pas me tromper; soit qu’il se trompe, soit qu’il ne se trompe pas, ne sera-t-il pas toujours vrai qu’il ne veut pas se tromper? Et qui portera l’insolence jusqu’à lui dire : Peut-être en cela te trompes-tu, puisque, quelle que puisse être son erreur, il ne se trompe pas dans la volonté de ne pas se tromper? Et s’il dit qu’il sait cela, il peut y ajouter une quantité quelconque de choses à lui connues, et bientôt il s’apercevra que le nombre en est indéfini. En effet, celui qui dit: Je ne veux pas me tromper et je sais que je ne le veux pas, et je sais que je sais cela, indique par le fait un nombre indéfini, quoique difficile à exprimer. On pourrait encore opposer d’autres exemples aux académiciens qui affirment que l’homme ne peut rien savoir.

Mais nous devons nous borner, surtout parce que ce n’est point là le sujet de ccl ouvrage. Dans le premier moment de notre conversion, nous avons écrit trois livres contre les académiciens; celui qui pourra et voudra les lire et les bien comprendre, ne se laissera certainement point ébranler par les nombreux arguments que l’on a imaginés pour contester la possibilité de percevoir la vérité (Voir tome III ). Car comme il y a deux espèces de connaissances, celle des objets que l’âme perçoit par l’entremise des sens, et celle des choses qu’elle perçoit par elle-même, ces philosophes ont débité une foule de niaiseries contre les sens du corps; mais ils n’ont pu révoquer en doute que l’âme perçoive par elle-même et en toute certitude certaines vérités, comme celle dont je parlais tout à l’heure : Je sais que je vis. Mais à Dieu ne plaise que nous doutions de la vérité des perceptions acquises par les sens ! car c’est par eux que nous connaissons l’existence du ciel et de la terre, et tout ce que nous savons des objets qu’ils renferment, dans la mesure où l’a voulu Celui qui les a créés et nous a créés nous-mêmes. Loin de nous également la pensée de nier ce que nous avons appris par le témoignage des autres ! Autrement nous ignorerions qu’il y a un Océan; nous ne connaîtrions pas l’existence de certaines contrées, de certaines villes renommées; nous ne saurions rien des hommes d’autrefois, rien de leurs actions mentionnées par l’histoire; nous resterions dans l’ignorance des nouvelles qui nous viennent chaque jour de tout côté, et dont la certitude repose sur des indices concordants et dignes de foi; enfin nous ne saurions pas même où nous sommes, ni de qui nous sommes nés, puisque nous avons appris tout cela par le témoignage des autres. Or si ce serait là le comble de l’absurdité, il faut donc reconnaître que la somme de nos connaissances s’est bien augmentée, non-seulement par nos propres sens, mais par ceux des autres.

22. Ainsi ces diverses connaissances que l’âme perçoit ou par elle-même, ou par les sens du corps, ou par le témoignage des autres, elle les renferme dans le trésor de sa mémoire, et c’est de là qu’est engendré le Verbe vrai, quand nous disons ce que nous savons, mais verbe antérieur à tout son, à toute pensée de son. Alors le verbe est parfaitement semblable à l’objet connu, qui engendre même son image, puisque la vision de la pensée naît de la vision de la science: (555) verbe qui n’appartient à aucune langue verbe vrai d’une chose vraie, n’ayant rien de lui-même, mais tenant tout de la science dont il naît. Peu importe le moment où celui qui exprime ce qu’il sait, l’a appris; quelquefois il parle aussitôt qu’il sait; l’essentiel est que le verbe soit vrai, c’est-à-dire né de choses connues.

 

CHAPITRE XIII.

L’AUTEUR REVIENT SUR LA DIFFÉRENCE ENTRE LA SCIENCE ET LE VERBE DE NOTRE ARE, ET LA SCIENCE ET LE VERBE DE DIEU.

 

Est-ce donc que Dieu le Père, de qui est né le Verbe, Dieu de Dieu, est-ce que Dieu le Père, dans cette sagesse, qui n’est autre que lui-même, aurait acquis certaines connaissances par les sens de son corps, et d’autres par lui-même? Qui osera le dire parmi tous ceux qui savent que Dieu n’est point un animal raisonnable, qu’il est au-dessus de l’âme douée de raison, et qui le conçoivent par la pensée, autant que cela est possible à des êtres qui le placent au-dessus de tous les animaux et de toutes les âmes, bien qu’ils ne le voient encore qu’à travers un miroir en énigme et par conjecture, et non face à face tel qu’il est? Est-ce que tout ce que Dieu le Père connaît, non par son corps — il n’en a point — mais par lui-même, il l’a puisé à une autre source que lui-même? A-t-il eu besoin de messagers, ou de témoins pour le savoir? Non certainement: sa propre perfection suffit à savoir tout ce qu’il sait. Sans doute il a des messagers, les anges, mais ce n’est pas pour en apprendre des nouvelles qu’il ignore : car il n’est rien qu’il ne sache; l’avantage de ces esprits est de consulter la vérité pour agir, et c’est en ce sens qu’ils sont censés lui annoncer certaines choses, non pour l’instruire, mais pour en recevoir ses instructions par le moyen de son Verbe et sans aucun son matériel. Envoyés par lui à ceux qu’il veut, ils lui annoncent ce qu’il veut, et entendent tout de lui par son Verbe; c’est-à-dire, ils voient dans sa vérité ce qu’ils doivent faire, ce qu’il faut annoncer, à qui et quand il faut l’annoncer. Et nous-mêmes nous le prions, et pourtant nous ne lui apprenons pas nos besoins. Son Verbe nous l’a dit : « Votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez (Matt., VI, 8 )». Et cette connaissance chez lui ne date pas du temps; mais il a su de toute éternité tout ce qui devait arriver dans le temps, et, en particulier, ce que nous lui demanderions et quand nous le demanderions, qui et pourquoi il exaucerait ou n’exaucerait pas. Et toutes ses créatures spirituelles et corporelles, il ne les connaît pas parce qu’elles sont, mais elles sont parce qu’il les connaît. Car il n’ignorait pas ce qu’il devait créer. Il a donc créé parce qu’il connaissait, et non connu parce qu’il avait créé. Il n’a pas connu les choses créées d’autre manière que quand elles étaient à créer; elles n’ont rien ajouté à sa sagesse; pendant qu’elles recevaient l’existence dans la mesure et dans le moment convenables, cette sagesse demeurait ce qu’elle était. Voilà pourquoi on lit dans le livre de l’Ecclésiastique : « Toutes choses lui étaient connues avant qu’elles fussent créées, et « ainsi en est-il depuis qu’elles sont créées (Eccli., XXIII, 29 ) ». « Ainsi », mais non autrement, « elles lui étaient connues avant qu’elles fussent créées; ainsi encore depuis qu’elles sont créées ».

Notre science est donc bien différente de celle-là. Or la science de Dieu, c’est sa sagesse, et sa sagesse c’est son essence même et sa substance. Dans la merveilleuse simplicité de cette nature, être et être sage ne sont pas choses différentes; mais être et être sage c’est tout un, comme je l’ai dit bien des fois dans les livres précédents. Notre science, au contraire, peut, en beaucoup de choses, se perdre et se recouvrer, parce que être et être savant ou sage ne sont point pour nous la même chose : vu que nous pouvons être, et ne pas savoir, et ne pas goûter ce que nous avons d’ailleurs appris. Par conséquent, comme notre science diffère de la science de Dieu, ainsi le verbe qui naît de notre science est différent du Verbe de Dieu, né de l’essence du Père, comme si je disais: né de la science du Père; de la sagesse du Père, ou avec plus d’énergie encore : né du Père science, du Père sagesse.

 

CHAPITRE XIV.

LE VERBE DE DIEU EST ÉGAL EN TOUT AU PÈRE DE QUI IL EST.

 

23. Donc le Verbe de Dieu le Père, Fils unique, est semblable et égal au Père en tout, Dieu de Dieu, lumière de lumière, sagesse de sagesse, essence d’essence; il est absolument (556) ce qu’est le Père, et cependant il n’est pas Père, puisque l’un est Fils et l’autre Père. Par conséquent il connaît tout ce que le Père connaît; mais il tient du Père la connaissance aussi bien que l’Etre. Car, en Dieu, connaître et être c’est la même chose. Le Père, comme en s’exprimant lui-même, a engendré le Verbe qui lui est égal en tout, et il ne se serait pas exprimé lui-même entièrement et parfaitement, s’il y avait en son Verbe quelque chose de plus ou de moins qu’en lui. C’est ici qu’on reconnaît au souverain degré le: « Oui, oui, Non, non (Matt., V, 37 ) ». Voilà pourquoi ce Verbe est réellement la vérité, parce que tout ce qui est dans la science qui l’engendre est aussi en lui, et qu’il n’a rien de ce qui n’y est pas. Ce Verbe ne peut absolument rien avoir de faux ; parce qu’il est immuablement ce qu’est Celui de qui il est. Car « le Fils ne peut rien faire de lui-même, si ce n’est ce qu’il voit que le Père fait (Jean, V, 19 ) ». Ii ne le peut absolument, et ce n’est point là faiblesse, mais force, la force qui fait que la vérité ne peut être fausse. Dieu le Père connaît donc toutes choses en lui-même, il les connaît dans son Fils; dans lui-même, comme lui-même, dans le Fils comme son Verbe, qui comprend tout ce qui est en lui. Le Fils connaît également toutes choses : en lui-même, comme choses nées de celles que le Père connaît en lui-même; dans le Père, comme choses d’où sont nées celles que le Fils connaît en lui-même. Le Père et le Fils savent donc réciproquement, mais l’un en engendrant, l’autre en naissant. Et chacun d’eux voit simultanément tout ce qui est dans leur science dans leur sagesse, dans leur essence; non en particulier ou en détail, comme si leur vue alternait, passait là, revenait ici, se portait d’un côté à un autre, dans l’impuissance de voir ceci en même temps que cela; mais, comme je l’ai dit, chacun d’eux voit tout, tout à la fois et toujours.

24. Quant à notre verbe, qui n’a pas de son, qui ne pense point au son, mais seulement à la chose que nous exprimons intérieurement en la voyant, qui, par conséquent, n’appartient à aucune langue, et a quelque ombre de ressemblance en énigme avec le Verbe de Dieu qui est Dieu, puisqu’il naît de notre science comme le Verbe est né de la science du Père; quant à ce verbe, dis-je, si nous lui trouvons quelque ressemblance avec le Verbe suprême, ne rougissons point de faire voir, autant qu’il nous sera possible, combien il en diffère.

 

CHAPITRE XV.

COMBIEN GRANDE EST LA DIFFÉRENCE ENTRE NOTRE VERBE ET LE VERBE DIVIN.

 

 

Notre verbe naît-il de notre science seule? Ne disons-nous pas bien des choses que nous ignorons ? Nous les disons même sans hésiter, mais les croyant vraies; et si par hasard elles le sont, elles le sont dans les objets même dont nous parlons, et non dans notre verbe, puisque le verbe n’est vrai qu’autant qu’il est engendré de la chose même que l’on sait. Ainsi donc notre verbe est faux alors, non parce que nous mentons, mais parce que nous sommes trompés. Quand nous doutons, le verbe n’est point encore engendré de la chose dont nous doutons, mais du doute même. En effet, bien que nous ne sachions pas si la chose dont nous doutons est vraie, nous savons du moins que nous doutons; par conséquent, quand nous le disons, c’est un verbe vrai, puisque nous savons ce que nous disons. Mais ne pouvons-nous pas mentir ? Dans ce cas, c’est volontairement et sciemment que nous avons un verbe faux; le verbe vrai c’est que nous mentons, car nous savons que nous mentons. Et quand nous avouons que nous avons menti, nous disons la vérité, car nous disons ce que nous savons; puisque nous savons que nous avons menti. Mais cela est impossible au Verbe qui est Dieu et plus puissant que nous. Car, « il ne peut rien faire si ce n’est ce qu’il voit « que le Père fait » ; il ne parle pas de lui-même, mais tout ce qu’il dit lui vient du Père qui ne parle qu’à lui; et c’est, chez le Verbe suprême, une grande puissance que de ne pouvoir mentir: car, là, il ne peut y avoir « oui et non ( II Cor., I, 18 )», mais: «Oui, oui, Non, non». Sans doute on ne doit pas dire un mot qui n’est pas vrai; j’en suis tout à fait d’avis; mais même quand notre verbe est vrai et par conséquent mérite le nom de verbe, si on -peut l’appeler vision de vision, ou science de science, peut-on aussi l’appeler essence d’essence, comme on le dit et comme on doit le dire à juste titre du Verbe de Dieu ? Non certes: puisque être et connaître ne sont point pour nous une même chose. Car nous savons bien des choses qui ne vivent en quelque sorte que par la mémoire et (557) qui meurent pour ainsi dire par l’oubli ; et bien qu’elles ne soient plus à notre connaissance, nous existons encore; et quand notre science nous a complètement échappé, nous ne cessons pas de vivre pour autant.

25. Quant aux choses que nous savons de manière à ne pouvoir les oublier, parce qu’elles nous sont présentes et qu’elles tiennent à la nature de l’âme, comme par exemple la certitude de notre existence — certitude qui dure autant que l’âme, et par conséquent toujours, puisque l’âme dure toujours quant à ces choses, dis-je, et autres de ce genre, où il faut surtout voir l’image de Dieu, bien qu’elles soient toujours sûres, elles ne sont pas toujours sous le regard de la pensée: comment donc appeler éternel le verbe qui en naît, alors que c’est notre pensée qui exprime notre verbe ? question difficile à résoudre. En effet, c’est toujours que l’âme vit, c’est toujours qu’elle sait qu’elle vit; et cependant ce n’est pas toujours qu’elle pense à sa vie, ce n’est pas toujours qu’elle pense qu’elle sait qu’elle vit: car, dès qu’elle pensera à telle ou telle autre chose, elle cessera de penser à ceci, sans cependant cesser de le savoir. D’où il résulte que s’il peut y avoir dans l’âme une science sempiternelle, si d’ailleurs l’âme ne peut toujours penser à cette science, et si notre verbe vrai, intérieur, n’est exprimé que par notre pensée, il résulte, dis-je, que Dieu seul peut avoir un verbe qui dure toujours, un verbe qui lui soit coéternel. A moins qu’on ne dise, que la faculté même de penser, — puisqu’on a la faculté de penser à ce que l’on sait, même quand on n’y pense pas — est un verbe perpétuel comme la science elle-même. Mais comment existe le Verbe qui n’est pas encore formé par le regard de la pensée? comment sera-t-il semblable à la science dont il naît, s’il n’en a pas la forme, et si on ne le nomme verbe que par ce qu’il peut l’avoir? Ce serait vraiment dire qu’il faut l’appeler verbe, parce qu’il peut être verbe. Et quelle est donc cette chose qui peut être verbe, et mérite, par cela même, d’en prendre le nom? quelle est, dis-je, cette chose susceptible d’être formée, et non encore formée, sinon un je ne sais quoi de notre âme que nous portons çà et là par un mouvement rapide, quand nous pensons à tel ou tel objet que nous découvrons ou rencontrons au hasard ? Et le verbe devient vrai quand ce mouvement rapide dont je parle, arrive à ce que nous savons, en prend la forme et la parfaite ressemblance, en sorte que la chose est pensée comme elle est connue, c’est-à-dire est exprimée dans le coeur, sans mot, sans le souvenir d’aucun mot appartenant à une langue quelconque. Que si — pour faire cette concession et ne pas prolonger une discussion de mots — il faut donner le nom de verbe à ce mouvement de notre âme qui peut prendre la forme de notre science, avant même qu’il ne l’ait, et précisément parce qu’il est, pour me servir de cette expression, susceptible de la prendre: qui ne voit combien il diffère de ce Verbe de Dieu, qui est tellement dans la forme de Dieu qu’il n’a pas été susceptible d’être formé avant d’être formé, qui ne peut jamais être sans forme, qui est la forme même, forme simple et simplement égale à Celui de qui elle est et à qui elle est merveilleusement coéternelle?

 

CHAPITRE XVI.

MÊME QUAND NOUS SERONS SEMBLABLES A DIEU, NOTRE VERBE NE POURRA JAMAIS ÊTRE ÉGALÉ AU VERBE DIVIN.

 

Ainsi donc, quand on parle du Verbe de Dieu, on ne l’appelle pas la pensée de Dieu, pour ne pas laisser croire qu’il y ait en Dieu quelque chose de mobile, qui tantôt prenne, tantôt reçoive la forme de Verbe, qui puisse ensuite la perdre, rester sans forme, et subir en quelque sorte des évolutions. Il connaissait bien la nature de la parole et la puissance de la pensée, le grand poète qui a dit: « il roule dans son esprit les diverses vicissitudes de la guerre ( Virg. Enéide, ch. X, V, 159, 160 ) » c’est-à-dire il pense. Le Fils de Dieu ne s’appelle donc pas pensée de Dieu, mais Verbe de Dieu. Car notre pensée parvenue à ce que nous savons et en prenant sa forme, devient notre verbe vrai. Et on doit entendre le Verbe de Dieu sans la pensée de Dieu, pour bien comprendre que c’est une forme simple, qui n’a rien qui soit à former ou qui puisse rester sans forme. On parle, il est vrai, dans les Saintes Ecritures, des pensées de Dieu; mais c’est dans le sens où l’on dit aussi oubli de Dieu: expressions qui, dans leur signification propre, ne sauraient s’appliquer à Dieu.

26. Cette énigme étant donc maintenant si différente de Dieu et du Verbe de Dieu, malgré la faible ressemblance qu’on y découvre, il faut (558) encore reconnaître que, même « quand nous serons semblables à lui » alors que « nom le verrons tel qu’il est ( Jean, III, 2 ) » — et celui qui l’a dit ne perdait certainement pas de vue la différence — qu’alors même, dis-je, nous ne serons point égaux à lui en nature. Car la nature créée est toujours inférieure à celle qui l’a faite. Sans doute, notre verbe ne sera plus faux, puisque nous ne mentirons plus et ne serons plus trompés; peut-être encore nos pensées ne seront-elles plus mobiles, passant et repassant d’un objet à un autre ; peut-être embrasserons-nous d’un coup d’oeil tous les objets

de nos connaissances. Néanmoins, tout cela étant— si cela doit être — la créature qui était susceptible d’être formée aura été formée, pour qu’il ne lui manque rien de la forme à laquelle elle devait parvenir; mais on ne pourra l’égaler à cette simplicité, où rien de susceptible d’être formé n’a été formé où réformé; et qui n’étant ni sans forme ni formée, est, là, une substance éternelle et immuable.

 

 

CHAPITRE XVII.

COMMENT L’ESPRIT- SAINT EST APPELÉ CHARITÉ. EST-IL SEUL CHARITÉ ? CHARITÉ EST LE NOM PROPRE QUE LES ECRITURES DONNENT A L’ESPRIT-SAINT.

 

 

27. Nous avons assez parlé du Père et du Fils, autant qu’il nous a été donné de voir à travers ce miroir et en cette énigme. Maintenant, avec cette même aide de Dieu, nous avons à parler du Saint-Esprit. D’après les saintes Ecritures, il n’est pas du Père seul, ni du Fils seul, mais des deux; et c’est pourquoi il éveille en nous l’idée de l’amour commun, par lequel le Père et le Fils s’aiment mutuellement. Mais la divine parole ne nous offre pas seulement des vérités faciles; afin d’exercer notre intelligence et d’enflammer notre ardeur, elle nous oblige à approfondir des choses obscures que le mystère enveloppe et qu’il faut tirer du mystère. L’Ecriture ne dit donc pas: l’Esprit-Saint est charité. Si elle l’eût dit, elle eût déchiré le voile en grande partie; mais elle dit : « Dieu est amour Jean, IV, 16 ) ». Elle nous laisse donc dans l’incertitude et nous force à chercher si c’est Dieu le Père qui est charité, ou Dieu le Fils, ou Dieu le Saint-Esprit, ou la Trinité Dieu. Car nous ne disons pas que si Dieu est appelé charité, ce n’est pas parce que la charité même est une substance qui mérite le nom de Dieu; mais nous dirons au contraire que la charité est un don de Dieu, dans le sens où le Psalmiste lui dit : « Vous êtes ma patience (Ps., LXX, 4 ).» : ce qui ne signifie pas que notre patience soit la substance de Dieu, mais qu’elle nous vient de lui, comme le même Psalmiste le dit ailleurs : « Car ma patience vient de lui (Ps., LXI, 6) ». Les paroles même de l’Ecriture écartent donc cette interprétation. En effet : « vous êtes ma patience », équivaut à « Seigneur, vous êtes mon espérance ( Ps., XC, 9 ) » ; ou à : « mon Dieu, ma miséricorde (Ps., LVIII, 18 )», et à beaucoup d’autres locutions de ce genre. Or, on ne dit pas : Seigneur, ma charité; ni vous êtes ma charité; ni : Dieu ma charité; mais : « Dieu est charité », comme on dit: « Dieu est Esprit (Jean, IV, 24) ». Que celui qui ne saisit pas ces distinctions demande l’intelligence à Dieu mais qu’il n’exige pas de nous d’autres explications : car nous ne pouvons rien dire de plus clair.

28. Donc, « Dieu est charité ». Mais on demande s’il s’agit ici du Père, ou du Fils, ou du Saint-Esprit, ou de la Trinité elle-même, puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu et non trois dieux. Nous avons déjà dit plus haut, dans cet ouvrage, qu’il ne faut pas voir l’image de la Trinité, qui est Dieu, dans les trois choses que nous avons indiquées dans la trinité de notre âme, en ce sens que le Père serait la mémoire des trois personnes, le Fils l’intelligence et le Saint-Esprit la charité de ces trois mêmes personnes, comme si le Père ne comprenait pas et n’aimait pas par lui-même, mais que le Fils comprît pour lui, que le Saint-Esprit aimât pour lui, tandis que lui, le Père, serait simplement sa mémoire et leur mémoire; que le Fils ne se souviendrait et n’aimerait pas par lui-même, mais que le Père se souviendrait pour lui, que le Saint-Esprit aimerait pour lui, tandis qu’il serait sa propre intelligence et leur intelligence; et qu’enfin le Saint-Esprit ne se souviendrait ni ne comprendrait par lui-même, mais que le Père se souviendrait pour lui, que le Fils comprendrait pour lui tandis qu’il serait son propre amour et leur amour : tout au contraire, on doit entendre que les trois personnes possèdent ces trois choses et les ont chacune dans sa propre nature. De plus il n’y a point, là, de différence (559) comme chez nous, où la mémoire, l’intelligence et l’amour ou la charité sont choses diverses ; tout n’y fait qu’un, comme la sagesse elle-même, et tout est dans la nature de chaque personne, sous la forme de substance immuable et simple. Si donc tout cela a été bien compris, et si nous avons réussi à en faire ressortir la vérité, autant qu’il nous est permis de voir et de conjecturer dans un sujet si élevé, je ne vois pas pourquoi le Père, le Fils et le Saint-Esprit étant appelés sagesse — non trois sagesses, mais une seule sagesse — pourquoi, dis-je, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne seraient pas aussi appelés charité — non trois charités, mais une seule charité. Car c’est ainsi que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que le Saint-Esprit est Dieu, et que les trois ne font qu’un seul Dieu.

29. Et cependant ce n’est pas sans raison que, dans cette souveraine Trinité, le nom de Verbe de Dieu n’est donné qu’au Fils, le nom de don de Dieu n’est donné qu’au Saint-Esprit et celui de Dieu le Père au principe dont le Verbe est engendré et dont procède en premier lieu le Saint-Esprit. J’ai dit : en premier lieu , parce qu’on découvre que le Saint-Esprit procède aussi du Fils. Mais le Père a donné cela au Fils, non en ce sens que le Fils existât avant de l’avoir; mais tout ce que le Père a donné à son Verbe Fils unique, il le lui a donné en l’engendrant. Il l’a donc engendré de manière à ce que le Don commun procédât aussi de lui, et que l’Esprit-Saint fût l’Esprit des deux. Ce n’est donc pas rapidement et au vol, mais sérieusement qu’il faut considérer cette distinction au sein de l’indivisible Trinité. Voilà pourquoi le Verbe de Dieu a été proprement appelé Sagesse de Dieu, bien qui le Père et le Saint-Esprit soient sagesse. Si donc le nom de Charité a pu être le nom propre d’une des trois personnes, à qui convient-il mieux qu’au Saint-Esprit? En ce sens cependant que, dans cette simple et souveraine nature, la substance et la charité ne soient pas choses différentes; mais que la substance elle-même soit charité, et la charité substance, soit dans le Père, soit dans le Fils, soit dans le Saint-Esprit, bien que le nom de charité soit proprement attribué au Saint-Esprit.

30. C’est ainsi que sous le nom de Loi on renferme toutes les Ecritures de l’Ancien Testament. L’Apôtre, par exemple, citant ce passage d’Isaïe : « Je parlerai en d’autres langues, je tiendrai un autre langage à ce peuple », dit d’abord : « Il est écrit dans la Loi  (Is., XXVIII, 11 ; I Cor., XIV, 21 ) ». Le Seigneur a dit : « Il est écrit dans la Loi : Ils m’ont haï gratuitement (Jean, XV, 25 ) », bien que ces paroles soient du Psalmiste (Ps., XXXIV, 19 ). D’autres fois, au contraire, ce mot s’applique proprement à la loi donnée par Moïse: « La loi et les prophètes jusqu’à Jean (Matt., XI, 13 ) »; « à ces deux commandements se rattachent toute la loi et les Prophètes (Id., XXII, 40 )». Ici c’est proprement la loi donnée au mont Sinaï. On renferme également les psaumes sous le nom des prophètes; et cependant le Sauveur a dit ailleurs : « Il fallait que fût accompli tout ce qui est écrit de moi dans la Loi, dans les Prophètes et dans les Psaumes (Luc, XXIV, 44. ) ». On voit qu’il distingue les Psaumes des Prophètes. Ainsi donc, tantôt le mot loi renferme sans exception les Prophètes et les psaumes, tantôt il s’applique uniquement à la loi donnée par Moïse: de même tantôt on renferme les psaumes sous le nom des Prophètes, tantôt on les en distingue. Si ce n’était pour éviter des longueurs dans un sujet si clair nous pourrions prouver par beaucoup d’autres exemples qu’il est des expressions dont le sens est tantôt général, tantôt spécial. Je dis ceci, pour faire entendre qu’il n’y a aucun inconvénient à donner le nom de charité au Saint-Esprit, bien que Dieu le Père et Dieu le Fils puissent aussi s’appeler charité.

31. Donc, comme nous donnons proprement le nom de sagesse au Verbe unique de Dieu, quoique le Saint-Esprit et le Père soient aussi sagesse; ainsi donnons-nous proprement le nom de charité au Saint-Esprit, bien que le Père et le Fils soient aussi charité. Mais le Verbe de Dieu, c’est-à-dire le Fils unique de Dieu, a été expressément appelé Sagesse de Dieu par l’Apôtre qui dit: « Le Christ Vertu de Dieu et Sagesse de Dieu (I Cor., I, 24 ) ». Quant au Saint-Esprit, nous trouverons en quel endroit il a été appelé charité, si nous étudions bien les paroles de l’Apôtre saint Jean; car, après avoir dit : «Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, parce que la charité est de Dieu », il ajoute aussitôt: « Ainsi quiconque aime est né de Dieu; qui n’aime point ne connaît pas Dieu parce que Dieu est charité ». Ici il fait voir que la charité qu’il appelle Dieu est celle qu’il a dit être de Dieu. La charité est donc Dieu de Dieu, (560)  Mais comme le Fils est né de Dieu le Père, et que le Saint-Esprit procède de Dieu le Père il s’agit de savoir lequel des deux devra être appelé Dieu-charité, car le Père est Dieu par lui-même et non Dieu de Dieu; donc la charité qui est Dieu de Dieu, doit être le Fils ou le Saint-Esprit.

Mais l‘Apôtre, après avoir parlé de l’amour de Dieu, non pas de celui que nous avons pour lui, mais de celui dont « il nous a aimés, lui qui a envoyé son Fils, propitiation pour nos  péchés », et après nous avoir exhortés à nous aimer les uns les autres afin que Dieu demeure en nous ; saint Jean, dis-je , continue, et comme il a appelé Dieu charité, il se hâte d’expliquer plus clairement sa pensée et dit : « Nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous, en cela qu’il nous a donné de son Esprit ». Ainsi l’Esprit-Saint, dont Dieu nous a donné, fait que nous demeurons en Dieu et Dieu en nous. Or, c’est là l’effet de l’amour. L’Esprit-Saint est donc le Dieu-charité. Et un peu plus bas, après avoir répété cela et avoir dit : « Dieu est charité », il ajoute aussitôt : « Qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui », ce qui lui avait fait dire plus haut : « Nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous, en cela qu’il nous a donné de son Esprit ». C’est donc l’Esprit-Saint qui est désigné pas ces mots : « Dieu est charité ». Donc, quand l’Esprit-Saint, qui procède de Dieu, est donné à l’homme, il allume en lui l’amour de Dieu et du prochain et il est lui-même cet amour. Car ce n’est que par Dieu que l’homme peut aimer Dieu. C’est pourquoi l’Apôtre dit peu après : « Nous donc, aimons Dieu, parce qu’il nous a aimés le premier (I Jean, IV, 7-19 ) ». Et l’apôtre Paul dit à son tour: « La charité de Dieu est répandue en nos coeurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné (Rom., V, 5 ).

 

CHAPITRE XVIII.

AUCUN DON DE DIEU NE L’EMPORTE SUR LA CHARITÉ.

 

 

32. Ce don est le plus grand des dons de Dieu. Lui seul sépare les fils du royaume éternel des enfants de l’éternelle perdition. D’autres dons sont distribués par l’Esprit-Saint mais ils sont inutiles sans la charité. Par conséquent personne ne peut passer de gauche à droite, si l’Esprit-Saint ne lui inspire l’amour de Dieu et du prochain. Ce n’est qu’à ce point de vue de la charité que l’Esprit est proprement appelé le Don. Celui qui ne l’a pas, parlât-il les langues des hommes et des anges, est comme un airain sonnant et une cymbale retentissante; et quand il aurait le don de prophétie, qu’il connaîtrait tous les mystères et toute la science; quand il aurait toute la foi, au point de transporter les montagnes, il n’est rien, et quand il distribuerait tout son bien et qu’il livrerait son corps pour être brûlé cela ne lui servirait de rien (I Cor., XIII, 1-3 ). Qu’il est donc grand ce bien, sans lequel de si grands biens ne sauraient conduire personne à la vie éternelle!

Or, cet amour ou cette charité — deux expressions pour la même chose — même quand celui qui le possède ne parle pas les langues, n’a pas le don de prophétie, ne connaît pas tous les mystères et toute la science, ne distribue pas tout son bien aux pauvres — soit parce qu’il n’en a point à distribuer, soit parce que ses propres besoins s’y opposent — ne livre pas son corps pour être brûlé, faute d’occasion de subir ce supplice ; cet amour, dis-je, le conduit au royaume éternel, et donne à la foi même tout son prix. Car, sans la charité, la foi peut exister, mais non être utile. Ce qui fait dire à l’apôtre Paul: « Dans le Christ Jésus ni la circoncision ni l’incirconcision ne servent de rien ; mais la foi qui agit par la charité (Gal., V, 6 ) » : distinguant ainsi cette foi de celle des démons qui croient et tremblent (Jac., II, 19 ). Donc l’amour qui est de Dieu et Dieu, est proprement l’Esprit-Saint par qui est répandue en nos coeurs la charité de Dieu, en vertu de laquelle la Trinité tout entière habite en nous. Voilà pourquoi le Saint-Esprit, quoique Dieu, est à très-juste titre appelé aussi Don de Dieu. Et ce don, quel peut-il être au fond, sinon la charité qui conduit à Dieu, et sans laquelle aucun autre don de Dieu ne conduit à Dieu?

 

CHAPITRE XIX.

LES ÉCRITURES APPELLENT LE SAINT-ESPRIT DON DE DIEU. LE SAINT-ESPRIT EST PROPREMENT APPELÉ CHARITÉ, QUOIQU’ IL NE SOIT PAS SEUL CHARITÉ DANS LA TRINITÉ.

 

 

33. Faut-il aussi prouver que les saintes lettres appellent le Saint-Esprit Don de Dieu? Si on y tient, nous trouvons dans l’Evangile selon saint Jean ces paroles du Seigneur (561) Jésus-Christ: « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. Celui qui croit en moi  comme dit l’Ecriture, des fleuves d’eau vive couleront de son sein ». Et aussitôt l’Evangéliste ajoute: « Il disait cela de l’Esprit que devraient recevoir ceux qui croiraient en lui (Jean, VII, 37-39 ) » - Ce qui fait dire à l’apôtre Paul: « Nous avons tous été abreuvés d’un seul Esprit (I Cor., XII, 13 ) » Mais on demande si c’est cette eau qui a été appelée don de Dieu, le don qui n’est autre que le Saint-Esprit. Eh bien ! si nous voyons ici le Saint-Esprit désigné par l’eau, nous trouvons ailleurs, dans l’Evangile même, que cette eau est appelée don de Dieu. En effet, le Seigneur conversant près du puits avec la femme Samaritaine et lui ayant dit: « Donnez-moi à boire », celle-ci lui répondit que les Juifs n’avaient point de commerce avec les Samaritains ; sur quoi Jésus reprit la parole et dit: « Si vous saviez le don de Dieu et qui est celui qui vous dit: Donnez-moi à boire, peut-être lui en eussiez-vous demandé vous-même, et il vous aurait donné d’une eau vive. La femme lui répondit: Seigneur, vous n’avez pas même avec quoi puiser, et le puits est profond ; d’où auriez-vous donc de l’eau vive? etc.... Jésus répliqua et lui dit: Quiconque boit de cette eau aura encore soif; au contraire, qui boira de l’eau que je lui donnerai, n’aura jamais soif; mais l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une fontaine d’eau jaillissante jusque dans la vie éternelle  (Jean, IV, 7-14 ) ». Or, cette eau vive étant l’Esprit-Saint, d’après l’Evangéliste, l’Esprit-Saint est donc le don de Dieu, dont le Sauveur dit: « Si vous saviez le don de Dieu et qui est celui qui vous dit: Donnez-moi à boire, peut-être lui en eussiez-vous demandé vous-même, et il vous aurait donné d’une eau vive ». Et ce qu’il a dit ailleurs: « Des fleuves d’eau vive couleront de son sein, équivaut à ce qu’il

dit ici: « L’eau que je lui donnerai deviendra en lui une fontaine d’eau jaillissante jusque dans la vie éternelle ».

34. Paul l’apôtre dit à son tour: « A chacun de nous a été donnée la grâce selon la mesure du don de Jésus-Christ», et pour faire voir que le Saint-Esprit est ce don du Christ,

il ajoute : « C’est pourquoi l’Ecriture dit: Montant au ciel, il a conduit une captivité captive; il a donné des dons aux hommes (Eph., IV, 7, 8 ) ». Or, il est à la connaissance de tout le monde que le Seigneur Jésus étant monté au ciel après sa résurrection d’entre les morts, a donné le Saint-Esprit, et que les fidèles remplis de cet Esprit parlaient toutes les langues. Peu importe que l’Apôtre ait dit « des dons » et non un don : il citait ce passage du Psalmiste: « Vous êtes monté au ciel, vous avez conduit une captivité captive, vous avez reçu des dons pour les hommes (Ps., LXVII, 19 ) ». Car c’est ainsi que portent beaucoup d’exemplaires, notamment chez les Grecs, et c’est la traduction de l’hébreu : Apôtre a donc dit, comme le Prophète, « des dons » et non un don; seulement comme le Prophète avait dit: « Vous avez reçu des dons pour les hommes », l’Apôtre a préféré dire: « Il a donné des dons aux hommes», pour que, de ces deux mots, l’un prophétique, l’autre apostolique, mais tous les deux appuyés sur l’autorité divine, il résultât un sens plus complet. Car tous les deux sont vrais: le Christ a donné aux hommes, le Christ a reçu pour les hommes. Il a donné aux hommes, comme le chef donne à ses membres; il a reçu pour les hommes, c’est-à-dire pour ses membres, pour ces mêmes membres en faveur desquels il a crié du haut du ciel : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu (Act., IX, 4 )?» et dont il a encore dit ailleurs: « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait (Matt., XXV, 40 ) ».

Ainsi donc le Christ a donné du haut du ciel, et reçu sur la terre. Or, le Prophète et l’Apôtre ont dit tous les deux «des dons», parce que, par le don qui est le Saint-Esprit, bien commun de tous les membres du Christ, une multitude de dons propres sont distribués à chaque fidèle en particulier. Car tous n’ont pas les mêmes; les uns ont ceux-ci, les autres ceux-là, quoique tous possèdent le don duquel tous les dons particuliers dérivent, c’est-à-dire l’Esprit-Saint. En effet, l’Apôtre ayant énuméré ailleurs beaucoup de ces dons, ajoute « Or, tous ces dons, c’est le seul et même Esprit qui les opère, les distribuant à chacun comme il le veut (I Cor., XII, 11 ) ». Expression qui se retrouve encore dans l’épître aux Hébreux où on lit: « Dieu ayant rendu témoignage par des miracles, par des prodiges, par différents effets de sa puissance et par les dons que le Saint-Esprit a distribués (Héb., II, 4 ) ». Et ici, après (562) avoir dit : « Montant au ciel, il a conduit une captivité captive; il a donné des dons aux hommes », il ajoute : « Mais qu’est-ce : Il est monté, sinon qu’il est descendu auparavant dans les parties inférieures de la terre? Celui qui est descendu, est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin qu’il remplît toutes choses. Et c’est lui qui a fait les uns apôtres, les autres prophètes, d’autres évangélistes, d’autres pasteurs et docteurs». Voilà pourquoi il a dit: «Des dons»; parce que, comme il le dit ailleurs : «Tous sont-ils apôtres? Tous sont-ils prophètes (I Cor., XII, 29 )? »Mais ici il ajoute : « Pour la perfection des saints, pour l’oeuvre du ministère, pour l’édification du corps du Christ (Eph., IV, 7-12 )». Voilà la maison qui, comme le chante le Psalmiste, se bâtit après la captivité (Ps., CXXVI, 1 ) », parce que cette maison du Christ, qui s’appelle l’Eglise, est construite, formée de ceux qui ont été arrachés à l’empire du démon, dont ils étaient prisonniers. Or, cette captivité, celui qui a vaincu le démon, l’a conduite captive. Et, de peur que le démon n’entraînât avec lui au supplice éternel ceux qui devaient être un jour les membres de ce chef sacré, celui-ci l’a enchaîné d’abord avec les liens de la justice, puis avec ceux de la puissance. Et c’est-le démon même qui porte ici le nom de captivité, de celle qu’a conduite captive celui qui est monté au ciel, qui a donné des dons aux hommes ou qui a reçu des dons pour les hommes.

35. De son côté, Pierre l’apôtre, comme on le lit dans le livre canonique où sont écrits les Actes des Apôtres, entendant les Juifs touchés de componction, dire « Que ferons-nous, mes frères? Faites-le nous savoir », leur répondit: « Faites pénitence, et que chacun de vous soit baptisé au nom du Seigneur Jésus-Christ en rémission de vos péchés, et vous recevrez le don de l’Esprit-Saint ( Act., II, 37, 38 ) ». On lit encore dans ce livre que Simon le magicien offrit de l’argent aux Apôtres pour acheter d’eux le pouvoir de donner l’Esprit-Saint par l’imposition des mains. Pierre lui répondit : « Que ton argent soit avec toi en perdition, parce que tu as estimé que le don de Dieu peut s’acquérir avec de l’argent (Id., VIII, 18-20 ) ». Et dans un autre endroit du même livre, après avoir raconté que Pierre parlait à Corneille et à ceux qui étaient avec lui, annonçant et prêchant le Christ, l’écrivain ajoute : « Pierre parlant encore, l’Esprit-Saint descendit sur tous ceux qui écoutaient la parole, et les fidèles circoncis, qui étaient venus avec Pierre, s’étonnèrent grandement de ce que le don de l’Esprit-Saint était aussi répandu sur les gentils. Car ils les entendaient parlant diverses langues et glorifiant Dieu ( Act., 41-46 ) ». Plus tard Pierre rendant raison de ce fait, d’avoir baptisé des incirconcis, parce que l’Esprit-Saint, pour trancher le noeud de la question, était descendu sur eux, même avant qu’ils fussent baptisés, rendant, dis-je, raison de ce fait à ses frères qui étaient à Jérusalem et qui avaient appris cela avec étonnement, finit en ces termes: « Lorsque j’eus commencé de leur parler, l’Esprit-Saint descendit sur eux, comme sur nous au commencement. Alors je me souvins de la parole du Seigneur, lorsqu’il disait : Jean a baptisé dans l’eau, mais vous, vous serez baptisés dans l’Esprit-Saint. Si donc Dieu leur a fait le même don qu’à nous, qui avons cru au Seigneur Jésus-Christ; qui étais-je, moi, pour m’opposer à ce que Dieu leur donnât. le Saint-Esprit (Id., XI, 15-17 ) ? »  Il y a encore bien d’autres passages des Ecritures, qui s’accordent à dire que l’Esprit-Saint est le Don de Dieu, en tant qu’il est donné à ceux qui aiment Dieu par lui. Mais il serait trop long de les citer tous.

Et comment contenter ceux qui ne se contenteraient pas de ceux que nous avons rapportés?

36. Du reste, puisqu’ils voient que le Saint-Esprit a été appelé Don de Dieu, il faut les avertir que ces mots: « Don de l’Esprit-Saint», doivent s’entendre dans un sens analogue à ceux-ci: « Par le dépouillement du corps de chair (Col., II, 11 ) ». En effet, comme le corps de chair n’est pas autre chose que la chair, de même le Don de l’Esprit-Saint n’est pas autre chose que l’Esprit-Saint. Il est donc Don de Dieu en tant qu’il est donné à ceux à qui il est donné. Mais en lui-même il est Dieu, quand même il ne serait donné à personne, parce qu’il était Dieu coéternel au Père et au Fils, avant d’être donné à qui que ce soit. Et bien que le Père et le Fils le donnent, quoique donné, il ne leur est point inférieur: car il est donné comme Don de Dieu, de manière à ce qu’il se donne lui-même comme Dieu. En effet, il est impossible de nier qu’il soit Maître de lui-même, (563) puisqu’on dit de lui : « L’Esprit souffle où il veut  (Jean, III, 8 ) »; et dans ce passage de l’Apôtre que j’ai déjà cité : « Tous ces dons, c’est le seul et même Esprit qui les opère, les distribuant à chacun comme il veut ». Il n’y a point ici dépendance chez celui qui est donné, supériorité chez ceux qui donnent, mais parfait accord entre celui qui est donné et ceux qui donnent.

37. Donc, si la sainte Ecriture proclame que « Dieu est charité »; si la charité est de Dieu; si elle fait que nous demeurions en Dieu et Dieu en nous, et si nous connaissons par là qu’il nous a donné de son Esprit: donc le Saint-Esprit est Dieu-charité. Ensuite, si la charité l’emporte sur tous les dons de Dieu et qu’il n’y ait pas de don de Dieu plus grand que le Saint-Esprit, quoi de plus logique que d’appeler charité celui qui est en même temps Dieu et de Dieu? Et si l’amour dont le Père aime le Fils et dont le Fils aime le Père, fait voir leur ineffable union, quoi de plus convenable que d’appeler proprement charité l’Esprit qui est commun aux deux? Car la foi saine, le sens droit nous dictent que l’Esprit-Saint n’est pas seul charité dans la Trinité, mais qu’il est à juste titre appelé proprement charité, pour les raisons que nous avons dites. De même qu’il n’est pas non plus seul esprit et seul saint dans cette même Trinité, puisque le Père est Esprit et le Fils aussi, puisque le Père est saint et le Fils aussi, ce que toute âme pieuse croit sans hésiter; et cependant c’est avec raison qu’on l’appelle proprement Esprit-Saint. En effet, puisqu’il est commun aux deux, il porte proprement le- nom de ce qui est commun aux deux. Autrement si, dans cette souveraine Trinité, l’Esprit-Saint était seul charité, il en résulterait que le Fils ne serait pas seulement Fils du Père, mais aussi du Saint-Esprit. En effet, les textes nombreux où on lit que le Fils est le fils unique du Père, n’ôtent rien à la vérité de ce que l’Apôtre dit de Dieu le Père: « Qui nous a arrachés de la puissance des ténèbres et transférés dans le royaume du Fils de son amour (Col., I, 13 )». Il ne dit pas: de son Fils, ce qui serait de la plus parfaite vérité et ce qu’il a souvent dit, mais : « Du Fils de son amour ». Donc, si l’Esprit-Saint était seul charité dans la Trinité, le Fils serait le Fils du Saint-Esprit. Or, si c’est Jà le comble de l’absurdité, il faut conclure que l’Esprit-Saint n’est pas seul charité dans la Trinité, mais que c’est là son nom propre, comme je l’ai assez démontré. Quant à ces paroles: « Du Fils de son amour », il n’y faut voir d’autre sens que celui de Fils bien-aimé, et, en résumé, de Fils de sa substance. Car l’amour du Père, qui est dans sa nature d’une ineffable simplicité, n’est autre chose que sa nature même et sa substance, comme je l’ai dit tant de fois et ne crains pas de le répéter. Conséquemment le Fils de son amour n’est pas autre chose que celui qui a été engendré de sa substance.

 

CHAPITRE XX.

CONTRE EUNOMIUS QUI PRÉTEND QUE LE FILS N’EST PAS FILS PAR NATURE, MAIS PAR ADOPTION. RÉSUMÉ DE CE QUI AÉTÉ DIT PLUS HAUT.

 

 

38. C’est donc un ridicule raisonnement que celui d’Eunomius, le père de l’hérésie qui porte son nom, lequel ne pouvant comprendre ou ne voulant pas croire que le Verbe unique de Dieu, par qui tout a été fait (Jean, I, 3 ), est Fils de Dieu par nature, c’est-à-dire engendré de la substance du Père, a prétendu qu’il n’est point le Fils de la nature ou de la substance ou de l’essence de Dieu, mais Fils de sa volonté, entendant par là que la volonté par laquelle Dieu engendrerait son Fils ne serait qu’un simple accident, analogue à ce qui se passe chez nous quand nous voulons ce que nous ne voulions pas d’abord : comme si ce n’était pas une preuve de l’inconstance de notre nature, ce que la foi nous défend absolument d’admettre en Dieu. Car ce texte : « Les pensées se multiplient dans le coeur de l’homme, mais la pensée du Seigneur subsiste éternellement (Prov., XIX, 21 ) », n’a pas d’autre but que de nous faire comprendre et croire que, Dieu étant éternel, sa volonté est aussi éternelle et par conséquent immuable comme lui. Or, ce qui se dit des pensées peut avec autant de vérité se dire des volontés : les volontés se multiplient dans le coeur de l’homme, mais la volonté de Dieu subsiste éternellement. Quelques-uns ne voulant point appeler le Verbe unique fils de la pensée ou de la volonté de Dieu, ont prétendu qu’il est la pensée même ou la volonté. Mais il vaut mieux, selon moi, dire qu’il est pensée de pensée, volonté de volonté, comme il est substance de substance, sagesse de sagesse, pour ne pas retomber dans l’absurdité que (564) nous avons déjà réfutée : que le Fils donne la sagesse ou la volonté, vu que le Père n’a ni pensée ni volonté dans sa propre substance.

Un hérétique astucieux demandait un jour si c’est de bon ou de mauvais gré que le Père engendre son Fils? Son but était, si on admettait le second cas, d’en déduire une misère infinie dans Dieu, et, dans le premier cas, d’en tirer cette conclusion nécessaire que le Fils n’est point Fils de la nature, mais de la volonté. Quelqu’un , qui n’était pas moins rusé que lui, lui demanda à son tour si c’est de bon ou de mauvais gré que le Père est Dieu? Dans le second cas, il en aurait aussi déduit que Dieu est infiniment misérable, hypothèse absolument extravagante, et, dans le premier, qu’il n’est pas Dieu par nature, mais par volonté. Que restait-il à l’hérétique, sinon de garder le silence et de se voir pris dans ses propres filets? Du reste, s’il faut attribuer à l’une des personnes de la Trinité le nom propre de volonté, c’est surtout à l’Esprit-Saint qu’il convient, comme on lui attribue la charité. Car qu’est-ce que l’amour, sinon la volonté?

39. Je pense que ce que j’ai dit de l’Esprit-Saint dans ce livre, d’après les saintes Ecritures, suffit aux fidèles qui savent déjà que l’Esprit-Saint est Dieu, qu’il n’est point d’une autre substance ni moins grand que le Père et le Fils, comme je l’ai démontré dans les livres précédents, toujours selon ces mêmes Ecritures. En parlant de la création, nous avons aussi aidé de tout notre pouvoir ceux qui aiment à se rendre raison de ces choses, à comprendre, autant qu’ils le pourront, les perfections invisibles de Dieu par les choses qui ont été faites (Rom., I, 20 ), et surtout par la créature raisonnable ou intelligente, qui a été faite à l’image de Dieu; espèce de miroir où ils découvriront, s’ils le peuvent et autant qu’ils le pourront, le Dieu-Trinité, dans notre mémoire, notre intelligence et notre volonté. Quiconque voit clairement ces trois choses créées par Dieu même dans son âme, et comprend quelle grande chose c’est pour elle de pouvoir par là se rappeler, voir, aimer la nature éternelle et immuable, se la rappeler par la mémoire, la contempler par l’intelligence, s’y attacher par l’amour : celui-là aperçoit évidemment une image de la Trinité. C’est à se rappeler cette très-parfaite Trinité pour s’en souvenir, à la voir pour la contempler, à l’aimer pour y trouver son bonheur, qu’il doit consacrer tout ce qu’il a de vie. Mais, qu’il se garde bien de comparer à cette même Trinité et de regarder comme lui étant semblable en tout point, l’image qu’elle a créée elle-même, et qui s’est dégradée par sa propre faute. Nous lui avons assez fait voir qu’elle immense différence il trouvera dans cette imparfaite ressemblance.

 

 

CHAPITRE XXI.

DE LA RESSEMBLANCE DU PÈRE ET DU FILS DÉCOUVERTE DANS NOTRE MÉMOIRE ET NOTRE INTELLIGENCE. DE LA RESSEMBLANCE DU SAINT-ESPRIT DANS NOTRE VOLONTÉ OU NOTRE AMOUR.

 

40. J’ai pris soin de montrer que Dieu le Père et Dieu le Fils, c’est-à-dire le Dieu engendrant qui a exprimé en quelque sorte tout ce qu’il a substantiellement dans son Verbe qui lui est coéternel, et son Verbe qui est Dieu et n’a ni plus ni moins en substance que ce -qui est en Celui qui l’a, non faussement, mais véritablement engendré, j’ai, dis-je, pris soin de les faire voir, non pas face à face, mais par ressemblance et en énigme (I Cor., XIII, 12 ) —a utant que je l’ai pu et à l’aide de conjectures — dans la mémoire et l’intelligence de notre âme; attribuant à la mémoire tout ce que nous savons même sans y penser, et à l’intelligence la faculté « d’informer » notre pensée d’une manière propre et particulière. C’est en effet surtout quand nous pensons à une vérité que nous avons découverte, que nous sommes dits comprendre, et, cette vérité, nous la laissons ensuite dans notre mémoire. Et c’est dans ces intimes profondeurs de la mémoire où nous avons d’abord découvert par la pensée, que le verbe intime, qui n’appartient à aucune langue, est engendré comme science de science et vision de vision. Là aussi l’intelligence qui fait son apparition dans la pensée est engendrée de l’intelligence qui était déjà dans la mémoire, muais y restait cachée. Du reste, si la pensée n’avait pas elle-même une certaine mémoire, elle ne retournerait pas vers ce qu’elle a laissé dans la mémoire, vu qu’elle s’en irait ailleurs.

41.       Pour ce qui regarde le Saint-Esprit, j’ai montré que rien, dans cette énigme, n’en offre la ressemblance, sinon notre volonté, ou l’amour ou dilection, qui est la volonté la plus (565) puissante; parce que notre volonté, qui fait partie de notre nature, éprouve des affections diverses, suivant que nous sommes attirés ou repoussés par les objets qui se présentent à elle ou lui sont offerts par le hasard. Mais quoi? dirons-nous que notre volonté, quand elle est droite, ne sait que désirer, ni qu’éviter? Si elle le sait, elle a donc une certaine science propre qui suppose nécessairement la mémoire et l’intelligence. Ou bien prêterons-nous l’oreille à celui qui affirmera que la charité, qui ne fait pas le mal, ne sait pas ce qu’elle a à faire? Ainsi donc cette mémoire principale, où nous trouvons tout prêt et comme mis en réserve de quoi occuper notre pensée, cette mémoire a déjà l’amour, aussi bien que l’intelligence: car nous les y trouvons tous deux, quand nous découvrons par la pensée que nous comprenons et que nous aimons quelque chose, et nous voyons qu’ils y étaient, même quand nous n’y pensions pas; et cette intelligence qui se forme par la pensée, elle a l’amour, comme elle a la mémoire: et ce verbe vrai, nous l’exprimons intérieurement sans le secours d’aucune langue, quand nous disons ce que nous connaissons; car le regard de notre pensée ne se retourne vers quelque chose que par la mémoire, et il ne prend soin d’y retourner que par l’amour. De même l’amour qui unit comme père et fils la vision qui a son siége dans la mémoire et la vision de la pensée qui en est formée, ne saurait ce qu’il doit raisonnablement aimer s’il n’avait la science de désirer, qui suppose nécessairement la mémoire et l’intelligence.

 

CHAPITRE XXII.

COMBIEN EST GRANDE LA DIFFÉRENCE ENTRE L’IMAGE DE LA TRINITÉ QUE NOUS DÉCOUVRONS EN NOUS ET LA TRINITÉ ELLE-MÊME.

 

 

42. Ces trois choses, mémoire, intelligence, amour, se trouvant dans une seule personne , telle qu’est l’homme, on peut nous dire : Elles sont à moi, et non à elles-mêmes; ce n’est pas pour elles, mais pour moi, qu’elles font ce qu’elles font, ou plutôt c’est moi qui agis par elles. En effet, je me souviens par la mémoire, je comprends par l’intelligence, j’aime par l’amour; et quand je tourne vers ma mémoire le regard de ma pensée, que je dis en mon coeur ce que je sais et que le verbe vrai est engendré de ma science, verbe et science, tous les deux sont à moi. Car c’est moi qui sais, c’est moi qui dis en mon coeur ce que je sais. Et quand, réfléchissant, je trouve dans ma mémoire que je comprends déjà, que j’aime déjà quelque chose, cette intelligence et cet amour qui étaient là même avant que j’en formasse ma pensée, je trouve dans ma mémoire même, que c’est mon intelligence, celle par laquelle je comprends; mon amour, celui par lequel j’aime, et qu’ils ne s’appartiennent pas. De même, quand ma pensée se souvient et veut retourner à ce qu’elle avait laissé dans la mémoire, le comprendre, le considérer et le dire intérieurement, c’est ma mémoire qui se souvient, c’est de ma volonté qu’elle veut et non de la sienne. Enfin mon amour lui-même, quand il se souvient et comprend ce qu’il doit désirer, ce qu’il doit éviter, se rappelle par ma mémoire et non par la sienne, comprend par mon intelligence et non par la sienne, tout ce qu’il aime avec intelligence. En deux mots, on peut dire: c’est moi qui, par ces trois choses, me souviens, comprends et aime, moi qui ne suis ni mémoire, ni intelligence, ni amour, mais qui possède ces trois choses. On peut donc dire que ces trois choses appartiennent à la personne qui les possède, mais non que la personne qui les possède soit ces trois choses. Or, dans la simplicité de cette nature souveraine qui est Dieu, bien qu’il n’y ait qu’un seul Dieu, il y a trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

 

CHAPITRE XXIII.

ENCORE DE LA DIFFÉRENCE QU’IL Y A ENTRE LA TRINITÉ QUI EST DANS L’HOMME ET LA TRINITÉ QUI EST DIEU. ON VOIT MAINTENANT, A L’AIDE DE LA FOI, LA TRINITÉ A TRAVERS UN MIROIR, POUR MÉRITER DE LA VOIR UN JOUR PLUS CLAIREMENT FACE A FACE SELON LA PROMESSE.

 

43. Autre chose est donc la Trinité substantielle, autre chose l’image de la Trinité dans un objet étranger. C’est à cause de cette image qu’on donne aussi le nom d’image à l’être même où sont ces trois choses; comme on appelle image tout à la fois et le tableau et ce qui est peint dessus; mais le tableau ne porte le nom d’image qu’à cause de la peinture qu’il présente. Or, dans cette souveraine Trinité, incomparablement supérieure à tout ce qui (566) existe, l’indivisibilité est telle que, tandis qu’on ne peut pas dire qu’une trinité d’hommes soit un homme, là on peut dire qu’il y a un seul Dieu, et il n’y en a qu’un réellement; on ne doit pas même dire que cette Trinité est en un seul Dieu, mais bien qu’elle est un seul Dieu. En elle encore, il n’en est pas comme dans l’homme, son image, où une seule personne possède les trois choses; mais il y a trois personnes, le Père du Fils, le Fils du Père et l’Esprit du Père et du Fils. Car, quoique la mémoire de l’homme, surtout celle qui est refusée aux animaux, c’est-à-dire celle qui renferme les objets intellectuels, les objets qui ne lui viennent pas par l’entremise des sens, quoique cette mémoire offre une ressemblance, bien faible, il est vrai, incomparablement inférieure, mais enfin une ressemblance quelconque avec le Père; quoique, également, l’intelligence de l’homme, celle qui est formée par l’attention de la pensée, quand on dit ce que l’on sait — parole du coeur qui n’appartient à aucune langue — quoique cette intelligence présente aussi , sauf une immense différence, une ressemblance quelconque avec le Fils ; enfin quoique l’amour de l’homme, procédant de la science, unissant la mémoire et l’intelligence, et commun à cette espèce de père et de fils, sans être lui-même ni père ni fils, quoique cet amour offre aussi, avec une différence très-grande, quelque ressemblance avec le Saint-Esprit: cependant, tandis que dans cette image de la Trinité, ces trois choses ne sont pas un homme, mais appartiennent seulement à un homme, dans la souveraine Trinité dont celle-ci est l’image, les trois choses n’appartiennent pas à un seul Dieu, mais sont un seul Dieu, ne sont pas une seule personne, mais trois personnes. Et c’est une chose merveilleusement ineffable ou ineffablement merveilleuse que, tandis que l’image de la Trinité ne forme qu’une seule personne, la Trinité elle-même renferme trois personnes, et que cette Trinité de trois personnes soit bien plus indivisible que la trinité d’une seule personne. En effet, cette souveraine Trinité dans la nature de la divinité, ou pour mieux dire de la déité, est ce qu’elle est, est immuablement et éternellement égale en elle-même; en aucun temps elle n’a pas été, ou n’a été autrement; jamais elle ne sera plus, ou ne sera autrement. Au contraire les trois choses qui sont dans son imparfaite image, si elles ne sont pas séparées totalement — vu qu’elles ne sont pas des corps — diffèrent cependant entre elles pendant cette vie, sous le rapport de l’étendue. En effet, bien qu’elles ne soient pas des choses matérielles, nous n’en voyons pas moins que la mémoire est plus grande que l’intelligence chez l’un, qu’elle est moindre chez l’autre; que chez un troisième égales ou non entre elles, elles sont surpassées en étendue par l’amour. Ainsi ou deux l’emportent sur une, ou une sur deux, ou l’une sur l’autre, et les plus petites cèdent aux plus grandes. Fussent-elles, du reste, égales entre elles et guéries de toute maladie, même alors, on ne pourrait égaler à une chose immuable par nature une chose qui ne devra qu’à la grâce de ne plus changer; parce que la créature n’est point égale au Créateur, et que par le fait même qu’elle sera guérie de toute maladie, elle subira un changement.

44. Toutefois cette souveraine Trinité, qui n’est pas seulement immatérielle, mais absolument indivisible et véritablement immuable, nous la verrons bien plus clairement et avec beaucoup plus de certitude que son image qui est en nous, quand viendra cette vision face à face qui nous est promise. Cependant ceux qui voient à travers ce miroir et en celte énigme — autant qu’il est donné de voir en cette vie — ne sont pas ceux qui voient dans leur âme ce que nous avons expliqué et fait ressortir; mais ceux qui voient leur âme comme une image, afin de pouvoir rapporter à Celui dont elle est l’image ce qu’ils voient, comme ils le voient, et entrevoir par conjecture ce qu’ils découvrent par image, puisqu’ils ne peuvent pas encore contempler face à face. Car l’Apôtre ne dit pas Nous voyons maintenant un miroir, mais « Nous voyons maintenant à travers un miroir (I Cor., XIII, 12 ) ».

 

CHAPITRE XXIV.

INFIRMITÉ DE L’ÂME HUMAINE.

 

Ainsi donc ceux qui- voient leur âme comme elle peut être vue, qui découvrent en elle la trinité que j’ai envisagée, autant qu’il m’a été possible, sous bien des faces, et ne croient pas ou ne comprennent pas qu’elle est l’image de Dieu, ceux-là voient sans doute un miroir, mais ils voient si peu à travers ce  (567)  miroir Celui qu’il faut y voir pendant cette vie, qu’ils ne savent pas même que le miroir qu’ils voient est un miroir, c’est-à-dire une image. S’ils le savaient, peut-être comprendraient-ils qu’il faut chercher et voir, provisoirement et d’une manière quelconque, à travers ce miroir Celui même dont il est le miroir, une foi non feinte purifiant les coeurs (I Tim., I, 5 ), pour qu’on puisse un jour voir face à face Celui qu’on voit maintenant à travers un miroir. Or, en dédaignant cette foi qui purifie les coeurs, que gagnent-ils à comprendre de subtiles discussions sur la nature de l’âme humaine, sinon de se faire condamner par le témoignage même de leur intelligence? Ils n’auraient pas ces peines ni tant de difficultés d’arriver à quelque chose de certain, s’ils n’étaient enveloppés de ténèbres justement méritées, et chargés de ce corps de corruption qui appesantit l’âme (Sag., IX, 15 ). Or, qui nous a attiré ce malheur, sinon le péché? Eclairés par une si cruelle expérience, ils devraient donc bien suivre l’Agneau qui ôte les péchés du monde (Jean, I, 29 ).

 

CHAPITRE XXV.

C’EST SEULEMENT AU SEIN DE LA BÉATITUDE QU’ON COMPREND POURQUOI LE SAINT-ESPRIT N’EST PAS ENGENDRÉ, ET COMMENT IL PROCÈDE DU PÈRE ET DU FILS.

 

 

Une fois dégagés des liens du corps à la fin de cette vie, les fidèles appartiennent à Dieu, eussent-ils été d’ailleurs bien moins intelligents que ces philosophes — et les puissances jalouses n’ont plus le droit de les retenir. Ces puissances, l’Agneau innocent immolé par elles, les a vaincues par la justice du sang avant de les vaincre par la vertu de la puissance. Dès lors, délivrés du pouvoir du démon, ces justes sont reçus par les saints anges, affranchis enfin de tous les maux par le Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus homme (I Tim., II 5 ) puisque, d’après le témoignage unanime des divines Ecritures, anciennes et nouvelles, qui ont prédit et annoncé le Christ, « nul autre nom n’a été donné dans le ciel, par lequel les hommes doivent être sauvés (Act., IV, 12 ) ». Purifiés donc de toute tache de corruption, ils sont établis dans de paisibles demeures, jusqu’à ce qu’ils reprennent leurs corps, mais cette fois incorruptibles et devenus leur ornement et non plus leur fardeau. Car ç’a été le bon plaisir du très-bon et très-sage Créateur, que l’esprit de l’homme humblement soumis à Dieu domine heureusement son corps, et que ce bonheur n’ait pas de fin.

45. Là nous verrons la vérité sans aucune difficulté et nous jouirons de sa contemplation, parfaitement éclairés et dégagés de toute incertitude. Nous n’aurons plus besoin de raisonnements, mais nous verrons intuitivement pourquoi le Saint-Esprit n’est pas Fils du Père, bien qu’il en procède. Au sein de cette lumière, il n’y n plus de question à résoudre. Mais ici j’ai si bien vu par expérience la difficulté du sujet — et sans aucun doute mes lecteurs studieux et intelligents la verront comme moi — que m’étant engagé dans le second livre de cet ouvrage (Ch. III ) à m’expliquer ailleurs, toutes les fois que j’ai voulu montrer quelque trait de ressemblance entre la créature humaine et cette souveraine Trinité, ma parole n’a pu exprimer les idées quelconques que j’avais conçues. J’ai même senti qu’il y avait dans mon intelligence plus d’efforts que de succès. J’ai trouvé dans l’homme, qui n’est qu’une personne, une image de cette souveraine Trinité; et pour mieux faire comprendre les trois divines personnes dans l’être sujet à changement, j’ai essayé, surtout dans le neuvième livre, de procéder par degrés successifs. Mais trois choses appartenant à une seule personne ne sauraient répondre au désir de l’homme, et donner une idée juste des trois personnes divines, ainsi que nous l’avons démontré dans ce quinzième livre.

 

CHAPITRE XXVI.

LE SAINT-ESPRIT PROCÈDE DU PÈRE ET DU FILS, ET NE PEUT ÊTRE APPELÉ LEUR FILS.

 

Au surplus, dans cette souveraine Trinité qui est Dieu, il n’y a aucun intervalle de temps, qui permette de croire ou au moins de demander, si le Fils est d’abord né du Père, et si c’est postérieurement que le Saint-Esprit a procédé des deux. Car celui dont l’Apôtre a dit : « Parce que vous êtes enfants, Dieu a envoyé dans vos coeurs l’Esprit de son Fils (Gal., IV, 6 ). » est le même que celui dont le Fils a dit: « Car ce n’est pas vous qui parlez, mais l’Esprit de votre Père qui parle en vous (Matt., 20 ) ». Beaucoup d’autres témoignages des divines (568) Ecritures prouvent que celui qu’on appelle proprement Esprit-Saint dans la Trinité , est l’Esprit du Père et du Fils; celui dont le Fils lui-même a dit : « Celui que je vous enverrai du Père (Jean, XV, 26 )» ; et ailleurs: « Celui que mon Père enverra en mon nom (Id., XIV, 26 )». Ce qui prouve qu’il procède des deux, c’est que le Fils lui-même a dit : « Il procède du Père »; puis après sa résurrection d’entre les morts, apparaissant à ses disciples, il souffla sur eux et leur dit: « Recevez le Saint-Esprit (Jean, XX, 22 )», pour faire voir qu’il procède aussi de lui. Et c’est là cette « vertu » qui « sortait de lui », comme on le voit dans l’Evangile, « et les guérissait  tous (Luc, VI, 19 ) ».

46. Mais pourquoi a-t-il d’abord donné le Saint-Esprit sur la terre après sa résurrection (Jean, XX, 22), puis l’a-t-il ensuite envoyé du ciel (Act., II, 4 )? C’est, je pense, parce que la charité, qui nous fait aimer Dieu et le prochain, est répandue en nos coeurs par ce Don même  (Rom., V, 5 ), pour accomplissement des deux commandements auxquels se rattachent toute la loi et les prophètes (Matt., XXII, 37-40 ). C’est ce que le Seigneur Jésus a voulu faire entendre en donnant deux fois le Saint-Esprit: une fois sur la terre, pour indiquer l’amour du prochain, et une seconde fois du haut du ciel en vue de l’amour de Dieu. Que si on peut expliquer autrement ce double envoi de l’Esprit-Saint, tout au moins nous ne pouvons douter que c’est bien le même Esprit que Jésus a donné après avoir soufflé et dont il a dit aussitôt : « Allez, baptisez toutes les nations  au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit (Id., XIII, 19 )»; paroles où la souveraine Trinité est si formellement indiquée. C’est donc le même Esprit qui a été donné du ciel le jour de la Pentecôte, c’est-à-dire dix jours après que le Seigneur fut monté au ciel. Comment donc ne serait-il pas Dieu, celui qui donne l’Esprit- Saint? Ou plutôt quel grand Dieu que celui qui donne un Dieu! Car aucun de ses disciples n’a jamais donné l’Esprit-Saint. ils priaient pour le faire descendre sur ceux à qui ils imposaient les mains, mais ils ne le donnaient pas. Et cet usage, l’Eglise le maintient encore par ses pontifes. Simon le magicien lui-même, en offrant de l’argent aux Apôtres, ne dit pas : « Donnez-moi aussi ce pouvoir », afin que je donne le Saint-Esprit, mais « afin que tous ceux à qui j’imposerai les mains, reçoivent l’Esprit-Saint ». Et plus haut, l’Ecriture n”avait pas dit: Simon voyant que les Apôtres donnaient l’Esprit-Saint, mais bien: « Or, Simon voyant que, par l’imposition des mains des Apôtres, l’Esprit-Saint était donné (Act., VIII, 19, 18 ) ».  Aussi le Seigneur Jésus n’a pas seulement donné le Saint-Esprit comme Dieu, mais il l’a encore reçu comme homme; c’est pourquoi on le dit plein de grâce (Jean, I, XIV ), et de l’Esprit-Saint (Luc., XI ; 52, IV, 1 ). On écrit encore de lui en termes plus clairs : « Parce que Dieu l’a oint de l’Esprit-Saint (Act., X, 38 ) »; non certes avec de l’huile visible, mais par le don de la grâce, symbolisé par le parfum dont l’Eglise oint les baptisés. Mais le Christ n’a pas été oint par le Saint-Esprit au moment de son baptême, quand le Saint-Esprit descendit sur lui en forme de colombe (Matt. III, 16 ) — circonstance où il a daigné figurer d’avance son corps, c’est-à-dire l’Eglise dont les membres reçoivent le Saint-Esprit principalement dans le baptême — mais il faut entendre qu’il a reçu l’onction mystérieuse et invisible, quand le Verbe de Dieu a été fait chair (Jean I, 14 ), c’est-à-dire quand la nature humaine, sans l’avoir mérité par aucunes bonnes oeuvres précédentes, a été unie au Verbe-Dieu dans le sein d’une Vierge, de manière à ne former avec lui qu’une personne. Voilà pourquoi nous confessons qu’il est né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie. Car ce serait le comble de l’absurdité de croire qu’il n’a reçu le Saint-Esprit qu’à trente ans — âge auquel il a été baptisé par Jean (Luc, III, 21-23 ). Nous devons croire, au contraire, que, s’il est venu au baptême sans aucune espèce de péché, il n’y est certainement pas venu sans l’Esprit-Saint. En effet, s’il est écrit de son serviteur et précurseur Jean : « Il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère (Id., I, 15 ) », parce que, quoique engendré d’un homme, il a cependant reçu le Saint-Esprit dès sa formation dans le sein maternel; que faudra-t-il penser, que faudra-t-il croire de l’Homme-Christ, dont la chair n’a point été conçue charnellement, mais spirituellement? Et quand on écrit qu’il a reçu de son Père la promesse du Saint-Esprit et qu’il l’a répandu (Act., II, 33 ), on nous montre par là même qu’il a les deux natures, la nature humaine et la nature divine, puisqu’il a reçu (569) le Saint-Esprit comme homme et l’a répandu comme Dieu. Quant à nous, nous pouvons recevoir ce don dans la mesure de notre faiblesse, mais nous ne pouvons le répandre sur les autres; seulement nous prions Dieu, l’auteur du don, de le répandre lui-même.

47. Pouvons-nous donc demander si, quand le Fils est né, le Saint-Esprit avait déjà procédé du Père, ou non, et s’il a procédé des deux, après la naissance du Fils, là où il n’y a pas de temps; absolument comme nous avons pu, là où le temps existe, examiner si la volonté procède en premier lieu de l’âme humaine, pour chercher ensuite l’objet qui, une fois découvert, prendra le nom de fils; lequel fils étant enfanté ou engendré, la volonté se complète, et trouve le repos en atteignant sa fin, en sorte que ce qui était désir quand elle cherchait, devienne amour quand elle jouit : amour procédant de deux choses, c’est-à-dire de l’âme qui joue le rôle de père en enfantant, et de la connaissance qui joue le rôle de fils comme étant enfantée? Non assurément, on ne peut poser de telles questions là où rien ne commence avec le temps pour s’achever dans le temps. Ainsi donc, que celui qui peut comprendre que le Fils est éternellement engendré du Père, comprenne que le Saint-Esprit procède aussi éternellement des deux. Que celui encore qui peut comprendre, d’après ces paroles du Fils : « Comme le Père a la vie en lui-même, ainsi il a donné au Fils d’avoir en lui-même la vie (Jean, V, 28 )», comprendre, dis-je, que le Père n’a pas donné la vie à un Fils jusque-là sans vie, mais qu’il l’a engendré en dehors du temps, en sorte que la vie que le Père a donnée au Fils en l’engendrant est coéternelle à la vie même du Père qui l’a donnée; que celui-là comprenne aussi que, comme il est dans la nature du Père que le Saint-Esprit procède de lui, de même il a donné à son Fils que le même Saint-Esprit procède aussi de lui, double procession également éternelle; et que, quand on dit que le Saint-Esprit procède du Père, on l’entend en ce sens que le Père a aussi donné au Fils que le Saint-Esprit procède du Fils. En effet, si le Fils tient du Père tout ce qu’il a, il en tient aussi que le Saint-Esprit procède de lui. Mais, qu’on exclue ici toute idée du temps, qui renferme celle d’antériorité et de postériorité; car il n’y en a pas l’ombre.

Comment donc ne serait-il pas souverainement absurde d’appeler le Saint-Esprit fils des deux, puisque, comme, par sa génération du Père, le Fils possède une essence éternelle et immuable, de même, par sa procession des deux, le Saint-Esprit possède une nature éternelle et immuable? Voilà pourquoi, si nous ne disons pas que le Saint-Esprit est engendré, nous n’osons cependant le dire non engendré: évitant d’employer cette expression pour ne pas laisser croire ou qu’il y a deux pères dans la Trinité, ou qu’il y a deux personnes qui ne sont pas d’une autre. Car le Père seul n’est pas d’un autre; voilà pourquoi seul il est appelé non engendré, sinon dans les Ecritures, au moins dans le langage usuel de ceux qui discutent un si haut mystère et s’en expliquent comme ils peuvent. Le Fils est né du Père; et le Saint-Esprit procède principalement du Père, et, sans aucun intervalle de temps, tout à la fois du Père et du Fils. Or, on l’appellerait fils du Père et du Fils, si — ce que tout homme de bon sens rejette avec horreur — tous les deux l’avaient engendré. L’Esprit des deux n’a donc pas été engendré par les deux, mais il procède des deux.

 

CHAPITRE XXVII.

POURQUOI ON NE DIT PAS QUE L’ESPRIT EST ENGENDRÉ ET POURQUOI L’ON DIT DU PÈRE SEUL QU’IL N’EST PAS ENGENDRÉ ? CE QUE DOIVENT FAIRE CEUX QUI NE COMPRENNENT PAS CES MYSTÈRES.

 

48. Mais, comme dans cette coéternelle, égale, incorporelle, merveilleusement immuable et indivisible Trinité, il est très-difficile de distinguer la génération de la procession, que ceux dont l’intelligence ne saurait s’élever plus haut, se contentent de ce que nous avons dit un jour dans un sermon adressé au peuple chrétien et que nous avons écrit ensuite. Après avoir, entre autres choses, cité des témoignages des saintes Ecritures pour prouver que le Saint-Esprit procède des deux, je disais: « Si donc le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, pourquoi le Fils a-t-il dit: Il procède du Père (Jean, XV, 26 )? Pourquoi, pensez-vous, sinon à raison de l’habitude qu’il a de rapporter tout ce qui lui appartient à ce lui de qui il est? C’est ainsi qu’il a dit : Ma doctrine n’est pas de moi, mais de celui qui (570)  m’a envoyé (Jean, VII, 16 ). Si donc on entend ici qu’il s’agit de sa doctrine, bien qu’il dise qu’elle n’est pas de lui, mais de son Père; à combien plus forte raison doit-on comprendre que le Saint-Esprit procède aussi de lui, alors qu’il dit: Il procède du Père, sans dire : Il ne procède pas de moi ? Or, celui de qui il tient d’être Dieu — car il est Dieu de Dieu — c’est aussi celui de qui il tient que le Saint-Esprit procède de lui: par conséquent le Saint-Esprit tient du Père lui-même de procéder du Fils comme il procède du Père. C’est ainsi qu’on peut comprendre d’une manière quelconque — autant que peuvent comprendre des êtres tels que nous — pourquoi on ne dit pas que le Saint-Esprit est engendré, mais bien qu’il procède; parce que si on l’appelait Fils, il serait Fils des deux, ce qui serait une énorme absurdité. Car pour être fils des deux, il faut avoir un père et une mère, et loin de nous la pensée de supposer rien de ce genre entre Dieu le Père et Dieu le Fils. Bien plus, un fils des hommes ne procède pas même de son père et de sa mère en même temps: car quand il procède du père dans la mère, il ne procède pas de la mère, et quand il procède de la mère pour paraître au jour, il ne procède pas du père. Or, le Saint-Esprit ne procède pas du Père dans le Fils, puis du Fils pour sanctifier la créature; tuais il procède à la fois de l’un et de l’autre, quoique le Père ait donné au Fils que le Saint-Esprit procède de lui comme du Père. En effet, nous ne pouvons pas dire que le Saint-Esprit ne soit pas vie, quand le Père est vie et le Fils aussi; par conséquent, comme le Père a la vie en lui-même, et a donné au Fils d’avoir aussi la vie en lui-même, ainsi il  lui adonné que la vie procède de lui, comme elle procède du Père ( Sur l’Evang. Selon S. Jean, traité 99e, n. 8, 9. ) ». J’ai transcrit ici ce passage de mon sermon; mais c’est à des fidèles, et non à des infidèles, que je m’adresse.

49. Mais s’ils ne sont pas capables de voir l’image créée, de constater combien sont vraies ces trois facultés qui sont dans leur âme, qui sont trois sans être trois personnes, qui appartiennent toutes les trois à un homme qui n’est qu’une personne : pourquoi ne croient-ils pas ce que les saintes lettres nous disent de la souveraine Trinité, plutôt que de demander une explication parfaitement claire d’un mystère qui dépasse notre faible et impuissante raison humaine? Appuyés sur une foi inébranlable aux saintes Ecritures, ces témoins infaillibles, qu’ils cherchent par la prière, par l’étude et une vie vertueuse à éclairer leur intelligence, c’est-à-dire à voir, autant que possible, des yeux de l’esprit ce qu’ils admettent avec la certitude de la foi. Qui les empêche de faire cela? ou plutôt qui ne les y exhorte pas? Mais s’ils pensent qu’il faut nier ces mystères, parce que leur aveugle intelligence ne peut les pénétrer, faudra-t-il que les aveugles de naissance nient aussi l’existence du soleil? La lumière luit donc dans les ténèbres, et si leurs ténèbres ne la comprennent pas (Jean, I, 5 ), qu’ils soient d’abord éclairés par le don de Dieu pour devenir fidèles et qu’ils commencent à être lumière en comparaison des infidèles; puis, ce fondement établi, qu’ils soient édifiés vers ce qu’ils croient, afin de mériter de voir un jour. Car il est des choses que l’on croit avec la certitude de ne jamais les voir. Par exemple, on ne reverra plus le Christ sur la croix ; et cependant si on ne croit pas cet événement, qui s’est passé, qui s’est vu, mais qu’on doit désespérer de voir se reproduire, on ne saurait parvenir au Christ tel qu’il doit être vu pendant l’éternité. Pour ce qui concerne cette souveraine, ineffable, immatérielle et immuable nature qu’il faut voir d’une manière quelconque par les yeux de l’intelligence, nulle part le regard de l’âme humaine ne s’y exerce mieux, sous la simple direction de la règle de foi, que dans ce que l’homme lui-même a dans sa nature qui l’élève au-dessus des autres animaux et qui est supérieur aux autres parties de son âme, c’est-à-dire dans son intelligence car à l’intelligence il est accordé de voir jusqu’à un certain point dans les choses invisibles; c’est à elle, faculté intérieure et juge assise sur un siége élevé et honorable, que les sens apportent toutes les questions à décider, et elle n’a pas de supérieur à qui elle doive soumission et obéissance, si ce n’est Dieu.

50. Mais au milieu des longues discussions auxquelles je me suis livré et où j’ose confesser que je n’ai rien dit qui soit digne de cette souveraine et ineffable Trinité, mais que la science divine est merveilleusement élevée au-dessus de moi et que je n’y puis atteindre (Ps., CXXXVIII, 6 ) : au milieu de tout cela, dis-je, où donc, ô mon âme, où donc crois-tu être, où es-tu (571) prosternée, où es-tu debout , en attendant que celui qui a pardonné toutes tes iniquités guérisse toutes tes langueurs (Ps., CII, 3 )? Tu reconnais sans doute, que tu es dans cette hôtellerie où le charitable Samaritain conduisit celui qu’il trouva percé de mille coups par les voleurs et à demi mort (Luc., X, 30-34 ). Et cependant tu as vu bien des vérités, non avec les yeux qui voient les objets sensibles, mais avec ceux que demandait celui qui disait: « Que mes yeux voient l’équité (Ps., XVI, 2 ) ». Oui, tu as vu bien des vérités et tu les as discernées à l’aide de la lumière même qui te les a fait voir; élève maintenant tes yeux jusqu’à cette lumière même et fixe-les-y, si tu peux. Là tu verras quelle différence il y a entre la naissance du Verbe de Dieu et la procession du Don de Dieu; pourquoi le Fils unique a dit que le Saint-Esprit n’est pas engendré du Père — autrement il serait son frère — mais qu’il en procède. D’où il suit que l’Esprit des deux étant une certaine communication consubstantielle du Père et du Fils, il ne peut — loin de nous cette erreur — être appelé leur fils. Mais tu ne peux fixer là ton regard, pour distinguer nettement, clairement, ce mystère; je le sais, tu ne le peux. Je dis la vérité, je me la dis à moi-même, je sais ce qui m’est impossible cependant ce même regard te découvre en toi trois choses où tu peux reconnaître une image de cette souveraine Trinité, que tu ne saurais encore contempler d’un oeil fixe. Il te démontre qu’il y a en toi un verbe vrai, quand il est engendré de ta science, c’est-à-dire quand nous disons ce que nous savons, bien que nous ne prononcions ni des lèvres ni de la pensée aucune parole appartenant à aucune langue; seulement notre pensée se forme de ce que nous connaissons, puis il se produit dans le regard de la pensée une image parfaitement semblable à la pensée même que la mémoire renfermait, et ces deux choses, comme qui dirait le père et le fils, sont unies par la volonté ou l’amour qui vient se poser en tiers.

Mais que cette volonté procède de la pensée — car personne ne veut ce dont il ignore absolument l’existence ou la nature — et que cependant elle ne soit pas l’image de la pensée; par conséquent qu’on retrouve dans cette chose tout intellectuelle la différence entre la naissance et la procession, puisque voir par la pensée n’est pas la même chose que désirer, ou jouir par la volonté : c’est ce que voit et distingue celui qui en a la faculté. Cette faculté, tu l’as eue, ô mon âme, quoique tu n’aies pu et ne puisses encore exprimer suffisamment par le langage ce que tu as péniblement aperçu à travers le brouillard des images matérielles qui ne cessent d’obséder les pensées humaines. Mais cette lumière, qui n’est pas toi, t’a aussi fait voir qu’il y a une différence entre les images immatérielles des objets matériels et la vérité qui apparaît à l’intelligence quand nous les avons écartées. Cela et d’autres choses également certaines, cette lumière les a fait briller à ton regard intérieur. Qu’est-ce qui t’empêche donc de la contempler elle-même d’un oeil fixe, sinon ton infirmité? Et d’où vient cette infirmité, sinon de l’iniquité? Par conséquent, qui guérira toutes tes langueurs, sinon Celui qui a pardonné toutes tes iniquités ? Il vaut donc mieux terminer ce livre par la prière que par la discussion.

 

CHAPITRE XXVIII.

CONCLUSION DU LIVRE. PRIÈRE. EXCUSES.

 

51. Seigneur notre Dieu, nous croyons en vous, Père, Fils et Saint-Esprit. La vérité n’aurait pas dit: « Allez, baptisez toutes les nations au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit (Matt., XXVIII, 19 ) », si vous n’étiez pas Trinité. D’autre part, la voix divine n’aurait pas dit: « Ecoute, Israël : le Seigneur ton Dieu est un Dieu un (Deut., VI, 4 ) », si, en même temps que Trinité, vous n’étiez un seul Seigneur Dieu. Et si vous, Dieu le Père, étiez tout à la fois Dieu le Père, et le Fils votre Verbe Jésus-Christ et votre Don le Saint-Esprit, nous ne lirions pas dans les lettres de vérité : « Dieu a envoyé son Fils (Gal., IV, 4 ; Jean, III, 17 )» ; et vous, ô Fils unique, vous n’auriez pas dit du Saint-Esprit : « Celui que le Père enverra en mon nom (Jean, XIV, 26 ) » , et encore : « Celui que je vous enverrai du Père (Id., XV, 26 ) ». Dirigeant mon intention sur cette règle de foi, je vous ai cherché, autant que je l’ai pu ; autant que vous m’avez donné de le pouvoir, j’ai désiré voir des yeux de l’intelligence, ce que je croyais ; j’ai discuté longuement, j’ai pris bien de la peine, Seigneur mon Dieu, mon unique espérance, exaucez-moi ; ne souffrez pas que la fatigue m’empêche de vous (572) chercher; faites au contraire que je cherche toujours votre présence avec ardeur (Ps., CIV, 4 ). Donnez-moi la force de vous chercher, vous qui m’avez fait vous trouver ét m’avez donné l’espoir de vous trouver de plus en plus. Devant vous est ma force et ma faiblesse; conservez l’une, guérissez l’autre. Devant vous est ma science et mon ignorance; là où vous m’avez ouvert la porte, laissez-moi entrer , là où vous me l’avez fermée, ouvrez-moi quand je frappe; que je me souvienne de vous, que je vous comprenne, que je vous aime. Augmentez en moi ces deux choses, jusqu’à ce que vous m’ayez réformé en entier. Je sais qu’il est écrit: « Tu n’échapperas pas au péché dans « l’abondance des paroles (Prov., X, 19 ) ». Mais plût au ciel que je n’ouvrisse la bouche que pour prêcher votre parole et chanter vos louanges! Non-seulement j’éviterais le péché, mais j’acquerrais de précieux mérites, même dans l’abondance des paroles. Car cet homme que vous avez béatifié n’aurait jamais voulu conseiller le mal au fils qu’il avait enfanté dans la foi et à qui il écrivait: « Annonce la parole, insiste à temps et à contre-temps (II Tim., IV, 2 ) ». Faut-il dire qu’on ne peut accuser d’avoir trop parlé celui qui annonçait votre parole, Seigneur, non-seulement à temps, mais encore à contre-temps? Il n’y avait rien de trop, puisqu’il n’y avait que le nécessaire. Délivrez-moi, Seigneur, de l’abondance des paroles que je subis à l’intérieur, dans mon âme si misérable à vos yeux, mais cherchant refuge dans le sein de votre miséricorde. Car, quand ma bouche se tait, ma pensée ne reste pas en silence. Si, du moins, je ne pensais qu’à ce qui vous est agréable, je ne vous prierais pas de me délivrer de l’abondance des paroles. Mais beaucoup de mes pensées, telles que vous les connaissez, sont des pensées d’homme, puisqu’elles sont vaines (Ps., XCIII, 11 ). Faites-moi la grâce de n’y pas consentir, de les réprouver même quand elles me font plaisir et de ne pas m’y appesantir dans une espèce de sommeil. Et qu’elles ne prennent jamais sur moi assez d’empire, pour exercer quelque influence sur mes actions; mais que, sous votre sauvegarde, mon jugement soit en sécurité et ma conscience à l’abri. Un sage, parlant de vous dans son livre intitulé l’Ecclésiastique, a dit: « Nous multiplions les paroles, et nous n’aboutissons pas; mais tout se résume en un mot : Il est lui-même tout ( Eccli., XLIII, 29) ». Quand donc nous serons parvenus jusqu’à vous, « ces paroles que nous multiplions sans aboutir », cesseront, et vous serez seul à jamais tout en tous (I Cor., XV, 28 ) ; et nous tiendrons sans fin un seul langage, vous louant tous ensemble, et unis tous en vous. Seigneur Dieu un, Dieu Trinité, que vos fidèles admettent tout ce qui m’est venu de vous dans ces livres; et, s’il y a quelque chose de mon propre fond, pardonnez-le-moi, vous et les vôtres. Ainsi soit-il !

 

Les dix derniers livres ont été  traduits par M. DEVOILLE.

 

 

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