XXI

 

DE LA CRAINTE QU'INSPIRE UNE MORT HONTEUSE ET PÉNIBLE

 

 

VINCENT : Mon oncle, s'il n'y avait rien de plus dans notre sentiment que la peur de la prison, vos paroles me suffiraient (Dieu vous en récompense !) et avec la grâce de Dieu, je lui resterais fidèle. Mais nous voici arrivés à ce dernier point, à ce qui fait que cette invasion des Turcs, cette persécution contre la foi, cette attaque du démon de midi nous paraît si épouvantable. Bien que le respect de Dieu ait le dessus contre tous les maux que nous avons examinés jusqu'à présent, comme la perte des biens, de la liberté, pourtant, quand nous nous représentons la mort honteuse et pénible que nous risquons de subir, nous oublions tout ce qui devrait nous réconforter, nous sentons notre foi refroidir, notre cœur faiblir, la terre se dérober sous nos pieds.

 

ANTOINE : Je ne nierai pas, mon cher neveu, que c'est bien là que le bât blesse. Pourtant, vous voyez qu'ici aussi la peur augmente ou diminue suivant les pensées que nous avons cultivées en notre esprit et qui s'y sont enracinées. On peut voir des gens accorder tant d'importance à leurs richesses, qu'ils craignent moins la mort que la perte de leurs biens. Oui, on voit parfois un homme supporter des tortures si horribles que n'importe qui eût préféré mourir plutôt que de les supporter et cela pour ne pas dévoiler où il a caché son argent. Vous avez certainement entendu vous-même raconter que des hommes, pour l'une ou l'autre raison, n'ont pas hésité à mourir volontairement dans l'abaissement et dans les souffrances. Cela vous montre l'importance de l'esprit avec lequel on les affronte.

Bien des choses influencent et façonnent l'esprit des gens. Il y a d'abord les sens, par lesquels le monde extérieur l'impressionne de façon plaisante ou déplaisante et ceci est commun aux hommes et aux animaux. Il y a ensuite la raison qui souvent tempère les impressions reçues par le moyen des sens et qui sont charnelles ou sensuelles, et ceci est propre à l'homme, le rend supérieur aux animaux et le dispose souvent aux vertus spirituelles ; et si le démon, notre ennemi invisible, nous pousse à suivre nos penchants sensuels, d'un autre côté, Dieu tout-puissant, dans sa bonté, nous inspire de bons mouvements par le moyen de son Esprit-Saint et, nous envoyant sa grâce, il nous aide à y répondre. Par divers moyens, il nous enseigne comment les recevoir : ce sont comme des semences qui germent dans nos âmes, nous ne devons pas nous contenter de les recevoir, nous devons les entretenir, les arroser, de façon à leur permettre de s'enraciner profondément. Selon que l'un ou l'autre penchant est plus ou moins enraciné dans notre cœur, nous aurons plus ou moins de résistance contre la crainte de la mort.

C'est pour ce motif, mon cher neveu, que nous tenterons d'expliquer les raisons pour lesquelles nous devons maîtriser nos mauvais penchants, nos penchants sensuels. Si nous ne pouvons les dominer complètement, nous devons nous efforcer de les freiner, de façon qu'ils ne nous précipitent pas, malgré nous, vers l'enfer.

Considérons pour commencer cette chose que nous craignons tant : une mort humiliante et pénible.