PREMIÈRE PARTIE :

LES FONDEMENTS DE LA VIE SPIRITUELLE

 

 

I. La pauvreté volontaire

 

 

On sait que la petite Thérèse de Lisieux avait une formule bien simple pour parler de la perfection. Il faut, disait-elle, prendre l'ascenseur qui monte à la perfection. On appuie sur le bouton de l'intention d'amour, on ouvre son âme à l'amour, on agit et on s'élève ainsi dans l'amour. En termes exquis elle exprimait la mentalité à créer pour se détacher des choses d'ici-bas. D'après saint Vincent Ferrier, ce détachement doit être dans l'esprit, dans le cœur et dans la volonté. Dans l'esprit d'abord par l'absolu mépris de tout ce qui est terrestre ; dans le cœur, par le dégagement de toute affection, désir ou regret ; enfin dans la volonté, par l'usage aussi restreint que possible des biens terrestres. Tout cela requiert une ascèse de la vie spirituelle qui commence par la pauvreté volontaire.

 

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Le détachement des choses de la terre.

Avant tout, il est nécessaire que le serviteur de Jésus-Christ méprise les biens terrestres, les considère comme du fumier, et en limite l'usage aux besoins essentiels.

Réduisant ses besoins à peu il souffrira même quelque gêne par amour de la pauvreté, car, on l'a dit : « Ce qui est méritoire ce n'est pas d'être pauvre, mais, quand on est pauvre, d'aimer la pauvreté et de supporter joyeusement et allègrement pour Jésus les privations de cet état ». (1)

 

Le détachement apparent.

Hélas ! Combien ne sont pauvres que de nom ! Ils se glorifient d'être pauvres à la condition de ne manquer de rien. Ils se disent amis de la pauvreté, mais ils fuient de toutes leurs forces les inséparables compagnons de la pauvreté : la faim, la soif, le mépris, l'humiliation.

Tel n'était pas Celui qui, étant souverainement riche, s'est fait pauvre pour nous. Il n'était pas ainsi, notre Père saint Dominique, ni les apôtres qui nous ont instruits par leurs discours et par leurs exemples.

 

Comment pratiquer le dépouillement.

Ne demandez rien à personne, sauf en cas de véritable nécessité. N'acceptez pas de présents, même si on les offre avec instances, ni même sous prétexte de les distribuer aux pauvres ; et soyez sûr que votre désintéressement édifiera grandement ceux qui l'apprendront. Votre refus les portera plus facilement au mépris du monde et au soulagement d'autres pauvres.

Par le nécessaire, j'entends ce dont vous avez besoin présentement : une nourriture frugale, des vêtements simples, des chaussures modestes.

Je ne mets pas au nombre des choses nécessaires que vous possédiez des livres. Que de fois les livres servent de prétexte à une avarice coupable ! Les livres de la communauté, et ceux qu'on peut emprunter, doivent vous suffire. (2)

 

Les résultats du dépouillement.

Voulez-vous connaître clairement les effets de mes conseils ? Mettez-vous d'abord à les pratiquer humblement. Si vous voulez les contredire par esprit d'orgueil, vous n'y comprendrez rien. Car le Christ qui nous a enseigné l'humilité par son exemple, découvre aux humbles la vérité qu'Il cache aux superbes.

 

 

II. L'amour du silence

 

 

On ne saurait exagérer l'importance du silence comme préparatif pour épurer l'âme. Le recueillement exige le silence. C'est pourquoi celui-ci a toujours été considéré dans l'Ordre des Frères Prêcheurs comme le Pater Praedicatorum. Comment pourrait-on travailler intellectuellement, se concentrer, se recueillir, sans une zone de silence ?

L'expérience nous fait voir que le manque de silence nous ravit maintes fois la paix et la tranquillité de l'âme. N'a-t-on pas justement dit que le silence est d'or.

 

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Répression de la langue.

Après avoir établi la pauvreté à la base de votre vie spirituelle, à l'exemple de Jésus-Christ Lui-même, commençant son discours sur la montagne par ces mots : Bienheureux les pauvres en esprit, vous devez vous appliquer virilement à réprimer votre langue. Vous l'avez reçue pour dire des choses utiles : qu'elle s'abstienne donc de paroles oiseuses et frivoles.

 

Pratique du silence.

Pour mieux gouverner la langue, accoutumez-vous à ne parler que pour répondre, et seulement lorsqu'on vous posera des questions nécessaires ou utiles. Une question vaine ne mérite que le silence.

Si toutefois on vous dit des plaisanteries par manière de récréation, ne soyez pas chagrin, mais accueillez-les avec une certaine gaieté de cœur et un joyeux sourire. Gardez-vous néanmoins de parler, dût votre silence provoquer des murmures, de la tristesse, du blâme ; dussiez-vous passer auprès de vos interlocuteurs pour un être singulier, sévère et insupportable. Votre devoir alors est de prier Dieu avec ferveur de chasser de leur cœur tout sentiment d'amertume.

Parlez cependant si la nécessité vous y oblige et que la charité ou l'obéissance le demandent. Ayez soin alors de ne parler qu'après sérieuse réflexion, en peu de mots, humblement et à voix basse. Observez cette même règle si vous devez répondre à quelqu'un.

 

Ses heureux effets.

Sachez vous taire un temps, afin d'édifier le prochain et d'apprendre ainsi à parler comme il faut, quand le moment sera venu.

En attendant, priez Dieu de suppléer à votre silence en inspirant intérieurement à vos frères ce que l'obligation de dompter votre langue vous empêche pour le moment de leur communiquer.

 

 

III. La pureté de cœur

 

 

Ramenés par l'esprit de pauvreté et l'amour du silence au recueillement, il nous reste à purifier le fond de notre cœur. C'est la troisième étape dans le chemin de la vie spirituelle.

 

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La parfaite pureté de cœur.

Lorsque la pauvreté volontaire et le silence auront banni de votre cœur les nombreuses sollicitudes qui étouffent les semences de vertus que l'inspiration divine ne cesse d'y jeter, il vous reste à déployer des efforts plus vigoureux encore pour acquérir les vertus qui vous amèneront à la pureté de cœur. Suivant la parole du Sauveur, cette pureté est telle qu'elle ouvre l'esprit à la lumière intérieure et le rend capable de contempler les choses de Dieu. Elle établit l'âme dans un tel repos et une telle paix que Celui dont la paix est la demeure daignera habiter Lui-même en vous.

Il ne s'agit pas de cette pureté qui bannit seulement du cœur ces pensées criminelles défendues à tous, mais de cette parfaite pureté de cœur qui écarte, autant qu'il est possible ici-bas, tout ce qui est opposé à Dieu pour ramener à Lui seul toutes nos pensées et tous nos désirs.

Or, pour obtenir cette pureté céleste et en quelque sorte divine, puisque Celui qui s'attache à Dieu est un seul esprit avec Lui, plusieurs choses sont nécessaires.

 

 

Comment s'obtient la parfaite pureté de cœur : par le renoncement à la volonté propre.

En premier lieu, employez-vous à vous renoncer vous-même, selon le précepte du Sauveur : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même.

Cela veut dire qu'il faut se mortifier en tout, fouler aux pieds, pour ainsi dire, votre propre volonté, la contredire en tout, et embrasser de bon cœur la volonté des autres, chaque fois que celle-ci est licite, permise et honnête.

 

– Dans les choses matérielles

En règle générale, lorsqu'il s'agit des choses matérielles destinées aux besoins du corps, ne suivez jamais votre appréciation personnelle contre celle des autres, celle-ci fût-elle même moins judicieuse. Souffrez plutôt toutes les incommodités pour conserver la paix intérieure de l'esprit toujours troublé dans ces petits débats où l'attachement aux vues personnelles et aux propres décisions provoque des pensées et des contestations non charitabes.

 

– Dans les choses spirituelles.

Même dans les choses spirituelles ou qui s'y rapportent, réglez-vous sur la volonté des autres pourvu que celle-ci soit bonne, la vôtre parût-elle meilleure et plus parfaite. Car vous perdrez plus en diminuant en vous l'humilité, la tranquillité et la paix par vos querelles, que vous ne pourriez gagner à pratiquer n'importe quelle vertu selon votre gré et contre celui des autres.

Cela doit s'entendre de vos familiers dans l'exercice de la vertu, de vos émules dans le désir de perfection, et non pas de ceux qui appellent le bien mal et le mal bien. Car pour ceux-ci, ils passent leur temps à scruter et à condamner les paroles et les actions des autres au lieu de corriger leurs propres défauts. Leur jugement dans les choses spirituelles ne vous affecte pas ; mais dans les choses matérielles, c'est différent. Ici vous avez tout intérêt à agir selon leur bon plaisir, quel qu'il soit.

 

 

Le saint abandon.

Parfois, alors que Dieu vous inspirera quelques bonnes œuvres pour sa gloire, votre avancement spirituel ou l'utilité du prochain, on y mettra obstacle, ou même vous en empêchera entièrement. Que ce soit le fait de vos supérieurs, de vos égaux ou de vos inférieurs, ne vous amusez pas à discuter. Rentrez en vous-même, et, là, plus attaché que jamais à votre Dieu, dites-Lui : Seigneur, je souffre violence, répondez pour moi.

Ne vous attristez point de ce contretemps : Dieu ne l'aurait point permis s'il ne devait, en fin de compte, tourner à votre avantage et à celui des autres.

Bien plus : ce que vous ne voyez pas encore, vous le verrez plus tard ; vous comprendrez alors que ce qui apparemment entravait vos pieux desseins les aura en réalité servis. Que d'exemples je pourrais vous citer tirés de la Sainte Écriture, celui de Joseph et de tant d'autres, si je ne m'étais interdit de le faire. Croyez-en mon expérience, elle vous en garantit la parfaite exactitude.

D'autres fois c'est Dieu lui-même qui mettra obstacle à vos efforts pour sa gloire en vous envoyant une maladie ou en faisant surgir un autre événement.

Ne vous en attristez point. Recevez tout avec une âme égale et confiez-vous entièrement entre les mains de Celui qui sait mieux que vous-même ce qui vous est utile et qui travaille continuellement à vous élever vers Lui, peut-être à votre insu, pourvu que vous vous abandonniez à Lui sans réserve.

Que tout votre soin soit donc de conserver la paix et la tranquillité du cœur. Qu'aucun événement ne vous afflige, sinon vos péchés, ceux des autres ou ce qui pourrait conduire au péché. Ne soyez pas en peine de tous les accidents qui peuvent survenir.

Réprimez tout sentiment d'indignation en présence des fautes d'autrui. Ayez de l'affection et de la pitié pour tous, vous souvenant toujours que vous feriez peut-être bien pis qu'eux, si le Christ Jésus ne vous soutenait de sa grâce.

 

 

Mortification de l'amour-propre.

 

– Par le support des injures

Tenez-vous prêt à accepter pour le nom de Jésus tous les opprobres, toutes les peines, toutes les contradictions, sinon vous ne pourriez être son disciple.

Quant au moindre désir de grandeur, sous quelque prétexte que ce soit, de charité ou autre chose, c'est la tête du serpent infernal qui se dresse : tout de suite il faut l'écraser avec le bâton de la croix, vous souvenant de l'humilité et de la cruelle Passion de l'Homme-Dieu qui a fui les honneurs de la royauté pour souffrir la croix sans regarder à la honte.

Toute humaine louange est un poison mortel qu'il faut fuir avec horreur. Réjouissez-vous donc si on vous méprise et soyez intimement persuadé du bien fondé de ce mépris, car vous ne méritez que dédain.

 

– Par la considération de notre misère

Ne perdez jamais de vue vos défauts ni vos péchés et tâchez d'en pénétrer la misère. Quant aux défauts du prochain, faites en sorte de ne pas les voir, jetez-les derrière vous. Si vous ne pouvez vous empêcher de les remarquer, diminuez-les, excusez-les miséricordieusement, et ingéniez-vous à porter secours à vos frères. (3)

Détournez ainsi les yeux du corps et de l'esprit de la vue des autres afin que vous puissiez vous considérer vous-même avec plus d'attention.

 

– L'imperfection de nos bonnes œuvres

Examinez-vous avec soin et jugez-vous loyalement. Que chacune de vos actions, de vos paroles, de vos pensées soit passée au crible pour y trouver matière à componction. Dites-vous que le bien que vous faites est loin d'être parfait, qu'il y manque la ferveur nécessaire, qu'il est toujours souillé d'imperfections nombreuses, de sorte que toute votre justice peut à bon droit être comparée à un linge sale et dégoûtant.

 

 

Humilité à l'égard de Dieu.

Reprenez-vous sévèrement vous-même et à toute heure. Ne laissez passer sans un blâme sévère ni vos négligences en paroles et en œuvres, ni même vos pensées non seulement mauvaises mais inutiles, et tenez-vous pour plus vil et plus misérable devant Dieu à cause de vos imperfections que n'importe quel pécheur coupable de n'importe quels péchés, comme digne d'être puni et exclu des joies célestes, si Dieu vous traitait selon sa justice et non selon sa miséricorde, puisque vous ayant donné plus de grâces qu'à d'autres, il ne trouve en vous qu'ingratitude.

En outre repassez souvent dans votre mémoire avec un vif sentiment de crainte que tout ce que vous avez de disposition au bien, de grâce ou de désir de la vertu, vous ne le tenez pas de vous-même, mais de la seule miséricorde du Christ qui eût pu, s'il l'eût voulu, enrichir de ces faveurs le dernier des mortels et vous laisser dans un abîme de boue et de misère.

 

 

Humilité à l'égard du prochain.

Soyez tous les jours de plus en plus persuadé qu'il n'est point de pécheur si chargé de crimes qui ne servît Dieu mieux que vous et qui ne fût plus reconnaissant de ses bienfaits, s'il avait reçu les mêmes grâces dont Il vous a comblé par une bonté toute gratuite. Vous pouvez donc, sans vous tromper, vous regarder comme le plus vil et le plus bas des hommes et craindre avec raison d'être rejeté de la présence de Dieu à cause de vos ingratitudes.

Loin de moi cependant d'affirmer que vous deviez vous croire pour cela hors de la grâce de Dieu et en état de péché mortel, bien que d'autres soient peut-être chargés d'une infinité de péchés. Qu'en savons-nous au fond ? Notre jugement est trompeur et beaucoup de choses nous sont cachées, nous ignorons par conséquent si Dieu n'a pas touché leur cœur en un moment, leur donnant la grâce d'une contrition parfaite. (4)

 

Lorsque votre humilité vous comparera aux autres pécheurs, il n'est pas indiqué d'entrer dans le détail de leurs désordres. C'est assez de les considérer en général, pour leur comparer votre ingratitude. Si néanmoins vous voulez les examiner en détail, vous pourrez en quelque manière vous les approprier, en gourmandant ainsi votre conscience : Cet homme est homicide ; ne le suis-je pas aussi, moi, qui tant de fois ai tué mon âme ? Cet autre est fornicateur et adultère ; et moi ne le suis-je pas davantage, qui tout le jour détourne mon attention de Dieu et cède aux suggestions diaboliques ? Et ainsi de suite. (5)

 

 

La nécessité de la componction.

Si toutefois vous remarquez que cet exercice de componction vous porte au désespoir, laissez cet exercice et livrez-vous à l'espérance par la considération de la bonté et de la clémence de votre Dieu qui déjà vous a prévenu de tant de bienfaits et voudra certainement achever en vous l'ouvrage qu'Il a commencé.

D'ordinaire l'homme spirituel qui a déjà quelque expérience de Dieu ne tombera pas en cette tentation de désespoir lorsque dans sa ferveur il se reproche son ingratitude et sa faiblesse. Cela peut néanmoins se produire et de fait arrive souvent aux commençants, surtout à ceux que Dieu a délivrés de grands dangers et de nombreux péchés.

 

 

IV. L’union divine

 

 

L'humilité est source de lumière, « elle ouvre les yeux de notre âme à la lumière de Dieu », dit saint Vincent Ferrier. L'humilité conduit à la pureté de cceur ; la pureté de cœur à l'union divine par la contemplation. Notre auteur va maintenant décrire les heureux effets de la pureté de cœur.

 

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Union divine par la contemplation.

Par ce long travail de réflexion vous formerez en vous cette excellente vertu, mère et gardienne de toutes les autres, l'humilité ; laquelle à son tour, purifiant votre cœur de toute pensée superflue, lui ouvre les yeux et les rend capables de contempler la majesté du Seigneur.

En effet, quand on se replie sur sa bassesse pour s'anéantir, se mépriser, se reprendre, se détester et se déplaire profondément à soi-même, on est si bien occupé des affaires de son âme qu'on n'est plus en état de penser à autre chose. On en oublie tout ce qu'on a pu autrefois voir, entendre ou accomplir, tout ce qui est du temps s'évanouit. On commence à se recueillir et se retourner sur soi-même d'une manière si admirable qu'on approche de la justice de son origine et de la pureté des esprits.

Ainsi, toute repliée sur elle-même, l'âme s'ouvre davantage aux puissances contemplatives et se dispose graduellement par une ascension mystérieuse à la contemplation des anges et de la divinité. Et dans cette contemplation l'âme s'enflamme d'un tel amour pour les biens célestes qu'elle regarde les choses de la terre comme un pur néant.

C'est alors que s'allume dans le cœur la parfaite charité. Son feu ardent y consume toute la rouille des péchés et remplit si totalement le cœur que la vanité n'y trouve plus d'accès. Désormais pensées, paroles, actions procèdent de l'amour.

 

 

Principe de sécurité et âme de tout apostolat.

L'homme dans ce bienheureux état peut entreprendre l'exercice de l'apostolat en toute sécurité, sans danger de vaine gloire. Car, encore une fois, la vanité ne peut se glisser là où règne la charité.

Pourrait-il d'ailleurs être tenté par quelque avantage temporel, lui qui les regarde comme une ordure ? Le désir de la louange pourrait-il l'ébranler, lui qui devant Dieu se regarde comme un vil fumier, comme un être digne d'abomination, un misérable pécheur capable de tomber dans les pires désordres si la main secourable de son Créateur ne le retenait sans cesse ?

Comment pourrait-il se glorifier de ses bonnes œuvres, lui qui voit plus clair que le jour qu'il est radicalement impuissant pour le bien si d'heure en heure il n'y est poussé et engagé par la grâce toute-puissante de Dieu ? Comment s'attribuerait-il quoi que ce soit comme venant de lui-même, lui qui a expérimenté cent et cent fois son impuissance en toute œuvre, grande ou petite, alors même qu'il le voulait ; tandis que d'autres fois, sans le vouloir pour ainsi dire et sans se mettre en peine et presque sans y penser, il s'est senti saisi d'une admirable ferveur et capable de réaliser ce qui dépassait ses forces ?

 

Dieu permet effectivement, pendant longtemps quelquefois, ces constatations d'impuissance au bien, afin que nous apprenions à nous humilier, à ne jamais nous glorifier en nous-mêmes, mais à rapporter à Dieu, non seulement par une certaine routine, mais dans la sincérité de notre cœur, tout le bien qui se fait.

C'est facile à celui qui, instruit par sa propre expérience, voit clairement les données du problème : incapacité de faire aucune action, bien plus incapacité même de prononcer le nom de Jésus, si ce n'est par la vertu de l'Esprit-Saint et par la grâce de Celui qui a dit : Sans Moi vous ne pouvez rien faire.

 

Que cette pensée vous fasse louer Dieu de toute votre âme et dire : Seigneur, toutes nos œuvres, c'est Vous qui les avez faites en nous, et avec le Psalmiste : Ce n'est pas à nous, Seigneur, ce n'est pas à nous, mais à votre nom, qu'il faut donner la gloire.

 

Il n'y a donc rien à craindre de la vaine gloire pour celui que la vraie gloire de Dieu et le zèle des âmes occupent tout entier. (6)

 

 

Résumé de la doctrine spirituelle.

Voilà un rapide abrégé des choses nécessaires à celui qui veut mener une vie parfaite et dont tout le dessein est de travailler utilement et sans danger au salut de son âme.

Cet exposé pourrait suffire à un homme éclairé qui aurait reçu l'intelligence des choses de Dieu et qui se serait longtemps exercé dans les œuvres de la vie spirituelle. Car on peut réduire aux trois principes, que je viens d'exposer ici brièvement : la pauvreté volontaire, l'amour du silence, la parfaite pureté de cœur – tous les autres exercices de la vie spirituelle parfaite. Leur pratique lui apprendrait facilement comment accomplir tous les autres actes extérieurs.

Mais comme tous ne sont pas à même de comprendre un résumé, nous insisterons quelque peu sur le détail des actes particuliers des vertus.

 

 

 

(1) La pauvreté évangélique ne s'identifie pas avec telle ou telle forme de pauvreté effective déterminée. Elle est avant tout une disposition d'un cœur uniquement occupé du primat de Dieu et de son Royaume et libre à l'égard de toutes les choses créées. Cette disposition radicale néanmoins se concrétise souvent dans da pauvreté effective comme moyen : c’est alors l'ascétisme. Psichari en relevait l'utilité, quand il disait : Il n'y a rien qui nous dispose davantage à la prière, que de vivre d'une poignée de dattes et d'eau claire.

(2) À l'époque de Vincent les livres étaient rares et chers. Le dominicain qui par vocation est adonné à l'étude ne peut évidemment s'en passer. La bibliothèque du couvent doit lui fournir ces instruments de travail. En pratique néanmoins le religieux d'aujourd'hui devra pouvoir disposer de livres en propre. Le prêt de livres est une nécessité du ministère, de l'apostolat. Vincent d'ailleurs aimait les livres. Il paraît que pendant ses pérégrinations il emportait avec lui les énormes manuscrits de la Somme de saint Thomas, qu'il aurait couverts d'annotations. L'authenticité Vicentine de ces gloses n'est toutefois pas prouvée.

(3) D'après les Constitutions de d'Ordre des Frères Prêcheurs, tout Frère témoin d'un écart d'un autre Frère «  doit supposer le bien, ou au moins de bonnes intentions, parce que souvent les jugements humains sont sujets à l'erreur ». C'est parce que l'esprit humain a une très grande propension à juger et juge souvent sur une impression, sur un soupçon, sur un indice vague qui rend l'induction hâtive, incomplète et partant fausse ou non charitable, que les auteurs spirituels insistent tant sur la défense de juger, estimant à juste titre cette défense un point fondamental de la doctrine de Notre-Seigneur. Saint François de Sales résume : C'est le fait d'une âme inutile, de s'amuser à l'examen de la vie d'autrui, Introd. Vie dévote (III, ch. XXVIII).

(4) Un mystique de Syrie du VIIe siècle, Simon de Taibuthe, faisant remarquer que les chrétiens ne doivent juger personne, ni une fille publique, ni les fautes, ni les hommes déréglés, mais plutôt les regarder tous avec un esprit sans soupçon et un regard pur, a cette belle formule : « Quand la grâce nous visite, la lumière de l'amour du prochain qui se répand sur le miroir de notre âme est si grande que nous ne pouvons voir dans le monde ni pécheurs, ni scélérats ».

(5) Isaac le Syrien, au VIIe siècle, affirmait dans sa doctrine mystique que la vie spirituelle ne peut être reçue et goûtée que dans la plus profonde humilité du cœur. « Quand tu es en prière devant Dieu, deviens dans ton jugement sur toi-même comme une fourmi, un ver de terre ou un scarabée. Ne parle pas devant Dieu comme un savant, mais balbutie devant lui, approche-toi de lui avec des pensées d'enfant, et marche devant lui afin que tu aies part aux soins paternels que les pères donnent à leurs petits enfants. Car il est écrit : Dieu garde les petits enfants ». Cité d'après d'édition anglaise Mystic treatises of Isaac of Nineveh, traduit par Bedian.

(6) Le prédicateur, s'il est doué, est exposé à la tentation de la vaine gloire. Au cours de ses prédications, Vincent Ferrier connut un succès fou. Un jour de particulier triomphe, quelqu'un de sa troupe lut demanda : Maître Vincent, que fait en cette occurence la vanité ? — Elle va et vient, répondit notre saint, mais par la grâce de Dieu elle n'entre pas ».