LA CHAIR ET L'ESPRIT

 

 

Notre amour, vicié par le venin de la convoitise, misérablement retenu dans la glu des plaisirs, nous entraîne toujours vers le bas, de son propre poids, de vice en vice. Mais la charité souffle d'en haut, fait fondre par sa chaleur cette torpeur innée, notre âme se redresse, se renouvelle, elle se trouve dotée des ailes d'argent de la colombe, elle va pouvoir voler vers ce bien sublime et pur, car elle est de sa race, comme dit saint Paul aux Athéniens. Après avoir beaucoup disserté avec subtilité sur Dieu et avoir apporté des textes de philosophes pour prouver qu'il n'y a qu'un Dieu en qui nous vivons, nous nous mouvons et nous avons l'être, saint Paul dit, entre autres, ceci : « De la race duquel nous sommes », et il reprend : « que si nous sommes de la race de Dieu » (Act. 17, 28). Qu'on n'aille pas s'imaginer que l'apôtre ait dit que nous étions de la race de Dieu en ce sens que nous serions de la même nature ou de la même substance que Dieu. En ce cas, nous ne serions plus ni soumis au changement, ni corruptibles, et il nous serait impossible d'être parfois malheureux. Nous ne sommes pas non plus comme son Fils unique, né de sa substance et égal en tout au Père.

 

Saint Paul affirme simplement que nous sommes de la race de Dieu pour cette raison-ci (du moins il ne l'exclut pas) : l'âme raisonnable, créée à l'image de Dieu, doit être reconnue capable de participer à sa sagesse et à sa béatitude.

 

La charité soulève donc notre âme vers ce pour quoi elle est faite ; la convoitise pousse notre âme vers ce à quoi elle tend d'elle-même. Voilà pourquoi cette part de notre âme que nous avons coutume d'appeler notre amour, seule capable de charité mais aussi de cupidité, est divisée contre elle-même, parce qu'elle répond à un double appel en sens opposés : l'appel de la charité nouvellement infusée et celui de la convoitise qui a laissé sa marque.

L'apôtre n'a-t-il pas dit : « Ce que je veux faire, je ne le fais pas » (Rom. 7) et encore : « La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair. Ils luttent l'un contre l'autre, de sorte que ce n'est pas ce que vous voulez, que vous faites » (Gal. 5) ?

 

Il faut bien comprendre. Par les mots esprit et chair, l'apôtre ne suppose pas, comme font les manichéens, deux natures contraires dans l'homme. Par le mot « esprit », il désigne l'âme renouvelée par la charité. « La charité de Dieu est diffusée dans nos cœurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné. » Par le mot de « chair », il indique les restes de l'ancien esclavage de l'âme. Et saint Paul dit qu'entre ce principe invétéré auquel l'âme s'était accoutumée et le principe nouveau qui lui semble encore insolite, s'élève un conflit perpétuel.

 

Les chapitres 10 à 15 forment une longue digression sur la grâce et le libre arbitre, inspirée de saint Augustin et de saint Bernard.

 

Quel contraste entre la joie de la charité et le plaisir des passions ! Plus on est rempli de convoitises, plus on se sent loin de la vérité et malheureux. Écoute ces plaintes amères tout autour de toi.

Ô mon âme, sois comme un objet abandonné ; défaillante et toute passée en Dieu, tu en oublieras ta vie et ta mort, tu ne vivras et ne mourras que pour celui qui est mort et ressuscité pour toi. Ah ! Qui me donnera la coupe de ma délivrance, que j'y boive, que je m'enivre, et que dans une sorte de sommeil j'oublie tout, sauf aimer Dieu de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes forces ? Que je ne cherche plus mes intérêts mais ceux de Jésus-Christ et qu'aimant mon prochain comme moi-même, je ne pense plus à moi, mais aux autres ! Ô Verbe, abrégé de tout, Verbe de Dieu. Verbe qui dit tout. Garde la charité et rien ne te manque ; perds la charité et rien ne te profite.