LE COMMANDEMENT NOUVEAU

 

 

Mais voici que le médiateur de Dieu et des hommes, l'Homme Jésus-Christ, a sauvé l'homme sur la croix. Depuis lors la mémoire est restaurée par le texte des Écritures, l'intelligence par le mystère de la foi et l'amour par une continue croissance de la charité. Quand la mémoire ne sera plus sujette à l'oubli, ni l'intelligence à l'erreur et que l'amour ne sera plus livré à la convoitise, alors l'image de Dieu dans l'homme sera parfaitement restaurée. Mais où et quand connaitrons-nous cette paix et ce bonheur tranquille ? Nous l'aurons dans la patrie, c'est notre espérance, car pour ceux qui vivent dans l'éternité, il n'est plus d'oubli, plus d'erreur pour ceux qui possèdent la vérité, plus de convoitise pour ceux qui sont absorbés dans la charité. Ô charité vraie et éternelle ! Vraie éternité d'amour ! Ô trinité de véritable amour pour l'éternité ! Là, enfin, nous aurons le repos, la paix, la joie tranquille et le bonheur.

 

Que fais-tu, pauvre âme humaine, que fais-tu ? Qu'as-tu à t'agiter pour tant de choses ? Une seule chose est nécessaire. Pourquoi cette multiplicité ? Que cherches-tu dans cette dispersion ? Tout est dans l'Un. Honneur, plaisir, savoir ou prospérité, cherches-tu tout cela ? Tout se trouve là et rien que là. Quelle gloire solide y a-t-il en ce monde de misères ? Quelle science parfaite quand il faut mourir ? Quelle joie est sûre parmi tant d'inquiétudes, de malheurs et de cruelles solitudes ? Quelle excellence qui ne soit minée par la crainte ? Quelle est cette science de l'homme qui ne se comprend pas lui-même ? Et quant au plaisir de la chair, n'est-ce pas aussi celui du cheval et du mulet ? Si tu mets ton bonheur dans la gloire et les richesses, sache que tu n'en prendras rien avec toi dans la tombe. La vraie grandeur ne laisse plus rien à ambitionner, la vraie science dissipe toute ignorance, et le vrai plaisir ne se laisse pas entamer par l'ennui ; la véritable abondance est inépuisable.

 

Malheur à nous qui nous sommes éloignés de vous, Seigneur ! Hélas ! L'exil se prolonge. Quand apparaîtrai-je devant votre face (Ps. 41) ? Qui me donnera des ailes comme à la colombe et je volerai, comme dit le psaume, et je trouverai le repos (Ps. 54). D'ici là, Seigneur Jésus, donnez des ailes à mon âme au nid de votre discipline. D'ici là, je vous étreindrai crucifié, je prendrai votre sang. D'ici là, que ma mémoire soit remplie de votre souvenir, que l'oubli ne l'enténèbre pas. Je ne veux rien savoir entre-temps que le Seigneur et le Seigneur crucifié, car je crains l'erreur qui me ferait dévier de la foi solide. Que votre admirable amour absorbe toutes mes affections, de peur que les désirs du monde ne les accaparent.

 

Mais quoi ? Suis-je en train de désirer ces bienfaits pour moi seul ? Ah ! Que s'accomplissent les mots du psalmiste : « Que la terre entière se souvienne du Seigneur et se tourne vers Lui » (Ps. 21) ! Qu'elle se souvienne, dit-il, car il avait bien vu que le souvenir de Dieu n'est pas enseveli pour toujours dans l'esprit de l'homme, mais qu'il y est caché ; de sorte qu'il s'agit moins d'un apport nouveau que d'une vérité ancienne que l'on sent restaurée en soi.

 

Ah ! Prendre votre croix et vous suivre, Seigneur. Mais comment vous suivre ? Et le Seigneur répond : « Comment t'es-tu éloigné de moi ? » — Je ne pense pas, Seigneur, que ce soit en marchant, mais par les mouvements de mon cœur. Ne voulant plus vous donner toute mon âme, je me la suis appropriée, et parce que je voulais me posséder sans vous, je me suis perdu, en même temps que je vous perdais. Je me suis devenu à charge à moi-même, je suis devenu ténèbres, tristesse et misère.

 

Je me lèverai donc et j'irai vers mon Père, et je lui dirai : « Père, j'ai péché contre le ciel et contre vous » (Lc. 15, 21).

 

Si c'est par un mouvement du cœur, et non en marchant, que l'homme s'est orgueilleusement éloigné du bien suprême et qu'il a abîmé en lui l'image de Dieu, il me semble évident que c'est par un mouvement du cœur que l'homme retournera humblement au Dieu qui l'a créé et retrouvera son image. « Renouvelez-vous dans votre cœur, revêtez l'homme nouveau qui a été créé selon Dieu » (Eph. 4, 24).

Comment se fera cette rénovation sinon par le commandement nouveau de la charité, dont le Sauveur dit : « Je vous donne un commandement nouveau » (Joa., 13). L'âme qui se sera revêtue parfaitement de charité verra aussi se restaurer en elle les deux facultés que nous avons dites corrompues : la mémoire et la connaissance. Il nous est donc bien salutaire de trouver en raccourci dans un seul précepte, à la fois : l'abolissement du vieil homme, l'esprit nouveau et la restauration de l'image divine (1).

 

(1) « Une fois de plus », écrit le R. Père Bouyer dans le chapitre qu'il consacre à Aelred, « nous trouvons dans le Speculum caritatis des bases tout augustiniennes, à partir desquelles va s'épanouir une pensée très personnelle. Dès le début, le problème do l'amour est présenté comme le problème central, en corrélation avec la restauration en nous de l'image divine obscurcie par le péché ». La spiritualité de Cîteaux, p. 165.