CONFESSIONS

 

 

Et voilà, Seigneur que j'ai parcouru le monde et fait le tour des choses ; qu'y a-t-il, en effet, dans le monde sinon concupiscence des yeux, convoitise de la chair et orgueil de la vie ? Celui qui sait vos secrets ne nous l'a-t-il pas dit lui-même ? J'ai cherché en ces choses du repos pour mon âme inquiète, mais je n'ai trouvé partout que labeurs, peines et afflictions d'esprit. Pendant ce temps vous m'appeliez, Seigneur, vous criiez parce que je restais sourd ; vous m'avez alors frappé, terrassé et vous avez vaincu enfin mon entêtement. Vous m'avez adouci, assagi et attendri. Et à la fin, mais bien tard, j'ai entendu votre appel : « Venez à moi vous tous qui peinez et êtes accablés » Et j'ai dit : « Tendez la main, Seigneur, vers l'ouvrage de vos mains » (Job 14). Car j'étais là gisant dans mes souillures, empêtré, embourbé dans la fange, ployant sous le poids d'une habitude invétérée. Je me vis alors tel que j'étais et je vis où j'en étais arrivé.

 

Je me faisais peur, Seigneur, et je fuyais mon propre visage. Le sombre tableau de mon âme malheureuse m'épouvantait. Mais, si je ne pouvais plus me complaire en moi-même, c'était parce que vous commenciez à me plaire. Je voulais m'arracher à moi-même et fuir vers vous, mais je ne pouvais me libérer. « Ce qui me retenait, c'était ces misères de misères, ces vanités de vanités, mes anciennes amies » (S. AUGUSTIN, Conf., 8, 11). J'étais retenu dans les chaînes de ma mauvaise habitude, j'étais tenu par les liens du sang et surtout par la douceur d'une amitié qui m'était plus chère que la vie. Tout cela me plaisait, me charmait, mais vous l'avez emporté à la fin. J'ai vu qu'il n'y avait jamais de douceur qui ne fut mêlée de quelque amertume ; jamais de joie sans tristesse et que tout succès est suivi d'échecs. Le lien d'une tendre amitié est chose bien agréable, mais on craint sans cesse quelque offense et la séparation devra bien arriver un jour. Ces amitiés si douces en leur début, évoluent et finissent. J'ai vu que ces commencements n'étaient pas sans reproches, que dans la suite, survenaient des fautes et que leur issue certaine était la damnation. La mort entrevue me terrifiait, car pour une âme telle que la mienne, il devait y avoir un châtiment après la mort. Les gens qui me connaissaient, ignorant ce qui se passait en moi et jugeant d'après les apparences, allaient répétant, « Comme tout lui réussit, comme il est heureux ».

 

Ils ne savaient donc pas que l'absence de mon seul vrai bien me faisait mal. Ma plaie était large et me faisait souffrir. Elle me torturait et m'empoisonnait intérieurement. Si vous n'aviez pas tendu la main vers moi alors, Seigneur, je n'aurais pu me tolérer plus longtemps et peut-être aurais-je eu recours au pire remède qu'offre le désespoir. Mais je commençais à ce moment à entrevoir la joie qu'il y avait à vous aimer. Progressivement, car je manquais trop d'expérience, ou plutôt, à mesure que vous m'en donniez la grâce, je comprenais la solidité et la joie tranquille de votre amour.

 

Celui qui vous préfère, ne se trompe pas, car rien n'est comparable à vous. Son espoir ne le trompe pas et aucun excès n'est plus à craindre dans cet amour puisqu'il est sans mesure. La menace de la mort n'existe plus, car c'est la vie qui ne meurt pas. Dans votre amour, la peur de l'offense n'existe plus, puisque la seule offense est la perte même de l'amour. Aucun soupçon ne s'immisce, car vous connaissez le fond des cœurs. J'entrevoyais ce bonheur tranquille et sans ombre : plus de crainte, plus d'irritation, plus d'inquiétude dans cet oubli du monde. Et tandis que vous commenciez tout doucement à séduire mon cœur encore bien malade, je disais : « Oh ! si je pouvais guérir ! » Et je me sentais emporté vers vous, mais je retombais bientôt en moi-même. Les jouissances des sens me tenaient comme enchaîné par la force de l'habitude ; mais ce que ma raison me faisait contempler, m'attirait de plus en plus. Et je me surprenais à dire à ceux qui m'entouraient : « Où sont donc, je vous le demande, tous nos plaisirs passés ? Toutes ces voluptés et ces folies où nous étions plongés ? Qu’en sentons-nous encore en ce moment ? Quel qu'ait été le plaisir, il n'est plus, il n'en reste qu'un remords de conscience, et la crainte de la mort et du châtiment. Comparez donc à toutes ces richesses, à ces honneurs et à ces plaisirs, un serviteur du Christ qui ne craint pas la mort. » À ces pensées, je me sentais vil et parfois je pleurais car l'angoisse et l'amertume envahissaient mon âme. Tout ce que je voyais me semblait sans valeur, mais l'habitude des plaisirs des sens me tenait encore.

 

C'est alors que vous, Seigneur, qui entendez les cris des prisonniers, comme dit le psaume, vous avez rompu mes liens (Ps. 101, 21). Vous qui avez offert votre paradis aux publicains et aux courtisanes, vous m'avez changé et attiré à vous, moi le plus grand des pécheurs. Et je respire sous votre joug et j'ai trouvé enfin le repos sous votre fardeau, car votre joug est doux et votre fardeau léger.