Épître dédicatoire à saint Bernard

 

 

La vertu des saints est évidemment l'humilité discrète et sincère ; la mienne et celle de mes semblables n'est au fond que ce manque de vertu qui faisait dire au prophète : « Vois mon humilité et sauve-moi » (Ps. 118, 153). Il ne demandait pas d'être sauvé d'une vertu, il ne se vantait pas de son humilité, il appelait la charité à l'aide. Pauvre humilité que la mienne ! Je regrette d'avoir voulu défendre par une malencontreuse désobéissance, une humilité qui eût été sincère et discrète. J'obéirai donc, mais uniquement parce que vous commandez avec une telle insistance, et par égard pour votre dignité. J'accepte d'entreprendre cet ouvrage qui ne me semble pas avoir l'importance que vous lui donnez. L'entreprise est à la fois impossible et irrécusable. De plus, elle sera critiquée. Impossible, en raison de ma pusillanimité ; irrécusable, parce que vous l'ordonnez ; et quant à la critique, elle s'élèvera dès sa publication. Qui, en effet, tolèrera qu'on vienne, dès les premières lignes, lui annoncer une meilleure voie dans la charité, comme si on en avait reçu mission des apôtres ? Et cela, non seulement dans le style raboteux d'un illettré, comme vous me le rappelez, mais sans langue aucune. Comment moi, être infime dans l'immensité du monde, irai-je parler de l'immensité de la charité ? Comment désordonné moi-même, disserterai-je de son ordination ? Enfin, comment voulez-vous que, stérile, je parle de ses fruits ; que j'en exprime la douceur quand moi-même je n'en ai pas le goût ; comment m'élèverai-je contre la cupidité quand je suis terrassé par elle ? Et pour ce qui est de l'accroissement de la charité par les mortifications de la chair, qui suis-je pour en parler, moi qui à l'encontre de ce que vous dites — excusez-moi d'insister — n'ai que changé de lieu et non d'emploi, en venant des cuisines au désert. Vous m'avez bien dit de ne pas chercher d'excuses. Sans doute, mais s'il n'est pas permis de s'excuser, il est loisible de n'accuser. Dès les premières lignes de mon travail, on trouvera de bonnes raisons d'être choqué ; aussi s'il se trouve un lecteur moins bienveillant, qu'il ne se croie pas obligé d'aller plus loin. Cependant votre grande affection, qui m'a donné la confiance nécessaire pour écrire ce traité, me fera supporter les critiques qu'il pourra soulever.

 

Sans grand espoir de mener à bien mon travail, mais me souvenant que l'espoir passera comme le reste, et que la charité demeurera toujours, j'ai manié le maillet, dont vous plaisantiez, pour faire ce miroir de la charité que vous me commandez. Celui qui ne m'en a pas donné le talent, m'en a donné la grâce. Mais la charité n'apparaîtra dans ce « miroir » qu'à celui qui demeure dans la charité. On ne se voit dans un miroir que si l'on se trouve dans la lumière.

 

Voici donc comment je m'y suis pris. J'ai repris des notes ; les unes sont dues à mes propres réflexions et les autres sont celles que j'avais communiquées sous forme de lettres, à mon Père Prieur Hugues, cet autre moi-même. J'ai divisé le tout en trois parties. Bien que je fasse mention des trois sujets dans chacune des parties, je traite spécialement de l'excellence de la charité dans la première : excellence qui lui vient autant de sa dignité que de la vulgarité de son contraire, la cupidité. Dans la seconde partie, je réponds aux objections sans fondement que soulèvent certains ; enfin dans la troisième partie, je m'efforce de décrire les différentes manifestations de la charité. Si quelque résultat répond à mes efforts, il sera dû à la grâce de Dieu et à vos prières ; autrement, la faute en sera à moi qui manque de talent ou ne sais pas m'en servir. Pour que l'ouvrage ne vous effraie pas par sa prolixité, vous qui êtes si occupé, parcourez les titres des chapitres, vous pourrez ainsi faire un choix entre ce que vous désirez lire ou passer. Voilà donc, très aimé Père, mes réflexions sur la charité. Si mon exposé donne une image de son excellence, de ses fruits et de sa pratique, ce livre pourra s'intituler « Miroir de la charité », selon votre désir. Je vous supplie cependant, de ne pas livrer ce miroir au public, de peur que les traits de l'auteur ne viennent troubler l'image de la charité qui doit y briller. Si pour ma confusion vous le laissez voir, je prie le lecteur par le doux nom de Jésus, de ne pas en attribuer l'initiative à ma présomption, mais d'y voir une réponse à votre paternelle et fraternelle charité. Qu'il comprenne les raisons que j'avais d'écrire. Je ne pouvais pas sans danger désobéir à mon supérieur ; il m'était agréable de converser en esprit avec un absent qui m'était cher et ce m'était un besoin personnel de contenir dans les limites de ces méditations les divagations d'un cœur encombré d'une foule de pensées vaines et inutiles.

 

Si quelque lecteur gagne à la lecture de ces pages un peu de savoir ou de ferveur, qu'il en sache gré à mes peines, et qu'il intercède pour mes innombrables péchés auprès du juge miséricordieux.