LE MIROIR DE LA CHARITÉ

 

Extraits

 

 

Le « Miroir de la charité » fut le premier écrit de saint Aelred et, ainsi que le remarquait déjà son biographe, ce fut son chef-d'œuvre. Véritable somme de la charité ou, comme a dit Dom Le Bail : « Traité pratique de la perfection chrétienne », cet ouvrage reste ce que l'abbé de Rievaulx a écrit de plus complet et de mieux pensé. Il n'aura plus dans la suite ni l'audace ni le loisir d'édifier une aussi vaste synthèse.

 

L'intuition fondamentale du traité, qui est aussi sans doute l'expérience religieuse de ses premières années de vie monastique, est le rapport étroit qui existe entre le bonheur et la charité. Or, les circonstances extérieures qui président à la genèse de cette œuvre, ne sont pas étrangères à la thèse qu'elle propose. Au cours de son voyage à Rome, Aelred rencontra saint Bernard. L'abbé de Clairvaux était l'âme du mouvement cistercien dont Rievaulx était devenu le centre de rayonnement en Grande-Bretagne. Une critique sérieuse avait vu le jour dans les milieux monastiques : on reprochait aux cisterciens l'âpreté de leurs observances. Aelred parla-t-il de cette objection à saint Bernard et lui confia-t-il, par ailleurs, le besoin qu'il avait d'écrire ? Toujours est-il que saint Bernard donna ordre à Aelred de composer un traité auquel il donnait lui-même le titre de « Miroir de la charité ». Clairvaux ayant fondé Rievaulx, saint Bernard jouissait d'une autorité juridique sur le jeune moine, et celui-ci, après quelques hésitations, obéit. Le second objectif que proposait saint Bernard dans sa lettre, était celui-ci : « Vous montrerez au sujet de l'ascèse corporelle, qu'elle ne diminue pas la charité ; elle l'augmente au contraire ». Saint Aelred, qui, en disciple de saint Augustin, voyait dans la recherche du bonheur le ressort de l'activité humaine, dut être particulièrement sensible aux critiques de ce genre : peut-on à la fois peiner dans son corps et goûter dans son âme les joies de la charité ? Pour répondre à « ces objections sans fondement », saint Aelred replaça le problème dans tout l'ensemble de la révélation chrétienne sur la nature de Dieu et la destinée humaine. Le drame de l'homme livré aux illusions des plaisirs, aux remords, à l'insatisfaction du cœur, « le sombre tableau de son âme malheureuse », Aelred l'a décrit en des termes presque identiques à ceux de saint Augustin, malgré les quelque huit siècles qui séparaient le disciple du maitre. Et nous, après huit siècles encore, nous y retrouvons l'expérience, toujours la même car c'est la plus profonde, de notre malheur qui s'exaspère jusqu'à ce que nous consentions à la grâce.

 

Les grandes lignes du traité, que nous avons dégagées de maintes digressions, apparaissent dès lors assez nettement. L'homme est créé heureux et trouve facilement son bonheur dans l'amour de Dieu. En se détournant de cet amour, l'homme perd le bonheur ; ses facultés s'obscurcissent et son amour divisé s'égare. Mais qu'est-ce que le bonheur ? C'est la charité de Dieu, hors du temps et étendue à l'infini de l'Être, immuable et tranquille. Où trouver ce bonheur et cette paix ? Saint Aelred passe au crible de la critique toutes les joies humaines, tous les bonheurs précaires que les hommes essaient et rejettent l'un après l'autre comme s'ils tournaient sans fin dans un cercle maudit. On ne peut briser ce cercle fatal, écrit Aelred en rappelant son expérience personnelle, qu'en faisant appel « au pire remède qu'offre le désespoir » ou « en se jetant dans les bras de la charité de Dieu ». Le bonheur stable, la joie qui demeure ne se trouvent en aucune de ces choses qui passent, parce que, précisément, elles ne font que passer et laissent l'âme avide et inquiète. Mais le Christ a parlé d'un repos pour l'âme. « Prenez mon joug et vous trouverez du repos. » Le joug du Christ offre à l’homme le seul bonheur qui puisse assouvir son désir en ce monde et le lui assurer pour l'éternité. Par le renoncement et la croix, il trouvera l'amour et la charité.

 

Puisque la vie de la charité est orientée vers l'obtention de cette paix immuable qu'est le bonheur de Dieu, l'état de tension et d'effort, qui domine encore la vie de la charité ici-bas, provient d'une libération incomplète des convoitises et des passions humaines. Le joug du Christ n'est suave que pour celui qui l'a assumé sans compromission. C'est tout l'argument développé dans le second livre, contre les critiques de l'austérité des observances de Cîteaux. Cette querelle des moines ne manque pas d'outrances et nous intéresse moins ici.

 

Le débat se ramène bientôt à un exposé pratique des lois de la charité. C’est ce qui nous vaut les analyses du livre III. La charité est amour. Mais qu'est-ce que l'amour ? L'amour n'est connu que par expérience et cette expérience reste en grande partie inexprimable. Détaillant les obligations et devoirs de la charité, saint Aelred s'enlise malheureusement dans une systématisation déjà scolastique pour laquelle il n'était pas armé. Il s'en dégage cependant assez souvent et notamment lorsqu'il essaie de déterminer la part de l'affectus, ce mot intraduisible, qui désigne la part de l'inclination, de l'attrait, de l'affection naturelle, irraisonnée mais non irrationnelle, qui se mêle à certaines manifestations de la charité comme la sympathie ou l'amitié. On a retenu ici l'essentiel de ces distinctions en évitant le détail de cette systématisation morale que les scolastiques élaborèrent avec infiniment plus de maîtrise. L'intérêt et le charme de ce troisième livre ne résident pas dans ces classifications, mais dans les exemples, les applications originales et l'appel que saint Aelred fait à son expérience personnelle.

 

 

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Lettre-préface de saint Bernard

 

 

L'humilité est certes la plus grande vertu des saints, mais la véritable humilité, l'humilité pénétrée de discrétion. Cette humilité ne peut entrer en composition avec le mensonge, ni faire échec à la sainte obéissance. Je vous ai prié, mon cher Frère, ou plutôt je vous ai prescrit et enjoint devant Dieu, d'écrire au moins quelque chose à l'intention de ceux qui s'efforcent de passer à une plus stricte observance, de répondre à leurs difficultés et à leurs objections. Je ne vous condamne pas, je ne vous reproche pas de vous excuser, mais je blâme votre obstination. S'excuser aurait été de l'humilité, mais est-ce encore de l'humilité de ne pas obéir, de ne pas se soumettre ? « La rébellion est aussi coupable que la sorcellerie ; la désobéissance est semblable à l'idolâtrie » (I Sam., 15, 23). Vous vous écriez que vos épaules, faibles comme celles d'une femme, ne sont pas faites pour un tel fardeau et qu'il est plus prudent de ne pas s'en charger que de le rejeter, après l'avoir assumé. Cependant, si ce que j'ordonne est lourd, pénible et impossible, ce n'est pas une raison suffisante, et je persiste dans mon idée, je réitère mon ordre. Qu'allez-vous faire ? Est-ce que celui, sur les paroles duquel vous vous êtes engagé, n'a pas dit : « Que le jeune moine sache qu'il est utile pour lui d'obéir en se confiant en Dieu » (Règle de saint Benoît, ch. 18) ? Vous avez fait ce que vous deviez faire et même plus : vous avez exposé les raisons de cette impossibilité. Vous dites que vous n'êtes pas fort en grammaire, qu'en venant au monastère vous n'avez pas abandonné les écoles mais les cuisines. Vous dites aussi que votre vie dans ce désert, au milieu des rochers et des montagnes, est celle d'un paysan gagnant son pain à la sueur de son front, la hache ou le maillet à la main ; qu'au désert, on apprend plus à se taire qu'à parler ; qu'il ne sied pas de dissimuler sous les vêtements pauvres de pêcheurs, les cothurnes de l'orateur. J'admets toutes ces excuses, mais elles ne font qu'aviver l'étincelle de mon désir au lieu de l'éteindre. Car ce que vous produirez ainsi, me plaira d'autant plus que vous n'aurez pas été l'apprendre chez quelque grammairien, mais à l'école du Saint-Esprit ; et sans doute, ce trésor venant de Dieu, vous le tiendrez dans un vase d'argile (Il Cor., 4, 7). Quant à ce que vous soyez venu des cuisines au désert, j'y vois un heureux présage. Au palais royal, on comptait sur vous pour que la nourriture soit servie à l'heure ; de même vous donnerez un jour dans le palais de notre roi, des choses spirituelles aux spirituels (I Cor. 2, 13) et vous distribuerez la parole de Dieu à ceux qui ont faim. Ces montagnes abruptes et ces vallées ne me font pas peur. En leur temps, les montagnes distilleront la douceur ; le lait et le miel couleront des collines (Joël 3, 18) ; les vallées abonderont de blé (Ps. 64, 14) ; le miel suintera de la pierre et l'huile du rocher (Deut. 32, 13). Sur les montagnes paîtront les troupeaux du Christ. Aussi suis-je convaincu qu'avec votre maillet, vous ferez sortir de ces rochers par la sagacité de vos réflexions, ce que vous n'auriez jamais trouvé dans les bibliothèques des professeurs. À l'ombre des arbres, dans l'ardeur du midi, vous expérimenterez des choses que vous n'auriez pas apprises dans les écoles. Ne vous en faites pas gloire, mais rendez gloire à son Nom, lui qui vous a sauvé de l'étang de misère et de l'antre de la mort, quand vous étiez au désespoir, dans la boue des turpitudes. Bien mieux, faites mémoire de ces merveilles, de ces miséricordes du Seigneur, qui a éclairé un aveugle sur l'espoir qui reste au pécheur, qui a enseigné un ignorant et éduqué un homme sans expérience. Puisque tous ceux qui vous connaissent sauront bien que ce que vous produirez ne vient pas de vous, pourquoi rougir et pourquoi hésiter et vous esquiver ? Pourquoi, en entendant la voix de celui qui vous a fait ces dons, refusez-vous de lui rendre ce qu'il vous a donné ? Craignez-vous d'être taxé de présomption ou prévoyez-vous l'envie de certains ? Comme si jamais quelqu'un avait pu écrire quoi que ce soit d'utile sans exciter l'envie ! Et qui peut accuser de présomption le moine qui obéit à son abbé ? Je vous ordonne au nom de Jésus-Christ et dans l'esprit de notre Dieu, de transcrire sans différer tout ce qui vous est venu à l'esprit au cours de vos méditations sur la charité : sa valeur, ses fruits, son ordination.

 

Que nous puissions voir dans votre ouvrage comme dans un miroir, ce qu'est la charité, et la joie de ceux qui la possèdent, et par contre, l'oppression qu'exerce son contraire, la cupidité. Vous montrerez aussi, au sujet des mortifications corporelles, qu'elles ne diminuent en rien, comme certains le pensent, la douceur de la charité, mais l'augmentent plutôt. Enfin, vous parlerez de la discrétion à garder dans l'exercice de cette charité. Et pour vous mettre à l'aise, vous ferez précéder votre ouvrage de ma lettre, pour que, si quelque passage de ce Miroir de la charité —  c'est le titre que je donne au livre — déplaît à quelque lecteur, il ne vous l'impute pas à vous qui l'avez produit, mais à moi qui vous l'ai imposé malgré vous.

À vous dans le Christ, mon cher Frère.