Sermon pour l'Assomption

 

LE FOSSÉ, LE MUR ET LA TOUR

 

 

« Jésus entra dans un village. Une femme nommée Marthe le reçut dans sa maison. Et cette femme avait une sœur du nom de Marie » (Lc. 10, 38-39). L'évangile nous raconte le bonheur des deux femmes. Quelle joie, en effet, mes frères, dût être celle de Marthe recevant un tel hôte, le servant, s'empressant près de lui ! Grand aussi fut le bonheur de Marie qui reconnut la grandeur de cet hôte, écouta les leçons de sa sagesse, goûta sa douceur. Tel est le récit évangélique : Notre-Seigneur entra dans une bourgade ; une femme appelée Marthe le reçut dans sa maison et lui servit à manger. Cette femme avait une sœur, Marie qui, dès l'entrée de Jésus, courut s'asseoir à ses pieds. Elle écoutait ses paroles suaves, si attentive à l'enseignement du Seigneur qu'elle n'avait cure de ce qui se passait dans la maison, des autres conversations, ni même du travail de sa sœur.

 

Si Notre-Seigneur revenait sur terre, se proposant de nous rendre visite, quelle joie serait-ce ! Parce qu'il n'est plus corporellement sur terre, parce que nous ne pouvons plus l'accueillir corporellement, dirons-nous que nous devons à jamais désespérer de sa visite ? Non, mes frères, au contraire, préparons nos demeures et, l'ouvrage terminé, sans nul doute viendra-t-il vers nous, mieux que corporellement.

 

Ces deux femmes furent heureuses de le recevoir en son corps, bien plus heureuses parce qu'elles l'avaient reçu selon l'esprit. Beaucoup, en ce temps-là, le reçurent corporellement, mangèrent et burent avec lui, mais ne l'ayant pas reçu en esprit, ils demeurèrent en leur misère. Qui fut plus malheureux que Judas ? Et pourtant, selon le corps, il servait le Seigneur. Je dirai davantage : la bienheureuse Vierge Marie elle-même, dont nous célébrons l'Assomption, fut comblée, parce qu'elle reçut corporellement le Fils de Dieu. Néanmoins, bien plus grand fut son bonheur de l'avoir reçu selon l'esprit. Je n'invente rien, c'est le Seigneur qui le déclare : on nous a lu hier qu'une femme dit à Notre-Seigneur : « Heureuses les entrailles qui t'ont porté, les mamelles qui t'ont nourri ». Et Jésus de répondre : « Bien plus heureux ceux qui écoutent la Parole et la pratiquent » (Lc. 11, 27-28).

 

Edifions donc, mes frères, un bourg spirituel, un château (1), afin que le Seigneur puisse venir en nous ! J'ose dire que si la bienheureuse Vierge Marie n'avait en elle-même préparé cette demeure, ce château, jamais le Seigneur ne fût entré ni en son sein ni en son esprit, et on ne lirait pas cet évangile au jour de sa fête. Oui, préparons cette demeure, ce château ! Pour fortifier un château, trois choses sont nécessaires : un fossé, un mur, une tour plus élevée, plus forte que le reste. Le fossé et le mur se protègent mutuellement. Si le fossé n'était pas creusé devant le mur, l'ennemi pourrait s'en approcher par ruse et le saper. Et si le mur ne dominait le fossé, l'ennemi arriverait à le combler. La tour, elle, garde tout, parce que dominant tout.

 

Rentrons maintenant en nos âmes et voyons comment cette défense s'accomplira spirituellement en nous. Qu'est-ce qu'un fossé, sinon un sol en profondeur ? Creusons donc notre cœur, pour qu'il s'y trouve un sol profond. Soulevons la terre qui est en nous et jetons-la au loin — c'est ainsi que se creuse un fossé. La terre que nous devons rejeter vers le haut, c'est notre fragilité. Qu'elle ne demeure pas enfouie en nous, mais soit toujours devant notre regard, afin qu'il y ait en nos cœurs un fossé, un sol humble et profond.

 

Ce fossé, mes frères, sera l'humilité. Songez à la parole du vigneron au maître de la vigne s'apprêtant à couper un cep parce qu'il ne portait pas de fruit : « Seigneur, dit-il, laisse-le encore cette année ; je bêcherai la terre autour, j'y mettrai du fumier » (Lc. 13, 8). Commençons donc ainsi la construction de notre château, car si le fossé de la vraie humilité ne préexiste en notre cœur, nous n'édifierons que ruines sur notre tête. Oh ! Que Marie avait bien creusé ce fossé ! Assurément avait-elle présente au regard sa propre fragilité, bien plus que toute sa dignité, sa sainteté. Elle savait que d'elle-même elle ne tenait que sa faiblesse et que si elle était sainte, Mère de Dieu, reine des anges, temple du Saint-Esprit, c'était par la seule grâce de Dieu. Ce qu'elle était par elle-même, elle le proclamait humblement : « Je suis la servante du Seigneur ». Il a regardé l'humble condition de sa servante (Lc. 1, 38-47).

 

Après avoir creusé le fossé, nous construirons le mur. Ce mur spirituel, c'est la chasteté — mur solide, qui garde à la chair son intégrité, sa pureté. C'est le mur qui garde le fossé, empêche l'ennemi de venir le combler. Dès qu'on perd la chasteté, sitôt le cœur n'emplit d'ordures, d'immondices, et le fossé disparait. Mais comme le fossé est gardé par un mur, ainsi faut-il que le mur soit défendu par le fossé. Car qui perd l'humilité perdra aussi la chasteté. Ainsi arrive-t-il qu'on perde à la vieillesse la virginité conservée depuis l'enfance, car l'esprit une fois souillé, par l'orgueil, la chair à son tour se souille par la luxure, Plus parfaitement que tout autre, Marie posséda en elle ce mur : elle est la Vierge sainte, sans souillure, dont la virginité, comme un rempart solide, demeure inviolée.

 

Mais si, à l'imitation de Marie, nous possédons le fossé de l'humilité et le mur de la chasteté, il nous faut encore édifier la tour de la charité. C'est une grande tour que la charité, mes frères, plus élevée que tout autre ouvrage du château fortifié, plus haute que toutes les autres vertus dans l'édifice spirituel de notre âme. « Je vous montrerai, nous dit l'Apôtre, une voie plus excellente » (I Cor., 12, 31). C'est de la charité qu'il parlait ainsi, de la voie la meilleure qui conduit à la vie. Quiconque s'est retranché dans cette tour ne craint pas l'ennemi, car « la charité parfaite chasse la crainte » (I Joa., 4, 18). Sans cette tour, tout le château spirituel est fragile. Celui qui possède le rempart d'une solide chasteté, mais méprise ou condamne son frère, ne lui témoignant pas la charité qu'il devrait, celui-là n'a pas de donjon : l'ennemi franchit le mur et tue son âme. De même, s'il manifeste de l'humilité dans ses vêtements, ses repas, ses attitudes et ses inclinations, conservant au-dedans un cœur amer vis-à-vis de ses supérieurs et de ses frères, il ne pourra défendre le fossé de l'humilité contre ses ennemis. Qui pourrait dire combien cette tour fut parfaite chez la Vierge Marie ! Si Pierre a aimé son Seigneur, combien Marie ne l'a-t-elle pas aimé, elle, ce Seigneur qui était aussi son Fils ! Bien des miracles et des visions montrent qu'elle aime son prochain, c'est-à-dire tous les hommes et qu'elle prie spécialement son Fils pour tout le genre humain. Il serait vain, mes frères, d'essayer de montrer la charité de Marie. Elle est si grande que nul esprit ne parviendrait à se la figurer. C'est en ce château que Jésus est entré. Et si nous possédons ce château spirituel, en nous aussi Jésus entrera selon l'esprit.

 

(1) « Jésus entra dans un bourg (castellum) ». « Castellum » peut se traduire par « bourg » ou par « château ». L'allégorie du château fort, dans ce sermon, est construite à partir de ce second sens.