Sermon pour l'Assomption (suite)

 

ACTION ET CONTEMPLATION

 

 

« Et une femme nommée Marthe le reçut dans sa maison, et elle avait une sœur du nom de Marie. »

Si notre âme, mes frères, est ce château que nous avons décrit, il faut aussi que ces deux femmes y habitent : l'une qui s'assied aux pieds de Jésus pour l'écouter ; l'autre qui s'occupe à le nourrir.

 

Voyez-vous mes frères, si Marie était seule dans la maison, personne ne donnerait à manger au Seigneur ; si Marthe y était seule, nul ne goûterait sa présence et ses paroles. Marthe représente donc l'action, le travail accompli pour le Christ ; Marie, le repos qui libère des travaux corporels, pour faire goûter la douceur de Dieu dans la lecture, l'oraison, ou la contemplation.

 

C'est pourquoi, mes frères, tant que le Christ sera sur terre, pauvre, en proie à la faim, à la soif, à la tentation, il faudra que ces deux femmes habitent la même maison, que dans une même âme s'exercent ces deux activités. Tant que nous serons sur terre — vous, moi, d'autres — s'il est vrai que nous sommes ses membres, lui aussi sera sur terre. Aussi longtemps ses membres endureront-ils la faim, la soif, la tentation, aussi longtemps le Christ aussi aura faim, soif, sera tenté. C'est pourquoi, au jour du jugement, il, dira : « Ce que vous avez fait au moindre des miens, c'est à moi que vous l'avez fait » ( Mt. 25, 40). Ainsi, mes frères, durant cette vie de misères et de labeurs, il faudra que Marthe habite notre maison : que notre âme s'applique aux œuvres corporelles. Tant que nous aurons besoin de manger et de boire, nous aurons à mater notre chair par les veilles, les jeûnes, le travail. Telle est la part de Marthe. Mais il faut aussi qu'en notre âme soit présente Marie : l'action spirituelle. Car nous n'avons pas à nous appliquer sans cesse aux exercices corporels, il faut aussi parfois nous reposer, goûter combien le Seigneur est doux ; nous asseoir aux pieds de Jésus, écouter sa parole.

 

Ne négligez pas Marie pour Marthe, ni Marthe pour Marie. Si vous négligez Marthe, qui servira Jésus ? Et si vous négligez Marie, de quoi vous servira la visite de Jésus, puisque vous n'en goûterez pas la douceur ? Sachez, mes frères, qu'en cette vie, il ne faut jamais séparer ces deux femmes. Quand viendra le temps où Jésus ne sera plus pauvre, n'aura plus ni faim ni soif, ne sera plus tenté, alors seule Marie, l'action spirituelle, occupera la demeure de notre âme.

 

Cela, saint Benoît l'a vu ou, plus exactement, l'Esprit-Saint en saint Benoît. Quand il nous ordonne de nous appliquer à la lecture, il n'omet pas le travail, mais nous recommande l'un et l'autre, réservant certains moments pour l'activité de Marthe, d'autres pour celle de Marie. En Notre-Dame, ces deux activités furent parfaites. Elle vêtit Notre-Seigneur, le nourrit, le porta, s'enfuit avec lui en Egypte : tout cela appartient à l'œuvre corporelle.

Mais « elle considérait toutes ces choses, les méditant en son cœur » (Lc. 2, 51), contemplait sa divinité, admirait sa puissance, goûtait sa douceur • tout cela, c'est l'affaire de Marie. Aussi, l'évangéliste fait-il usage de cette belle expression : « Marie, assise aux pieds de Jésus, écoutait ses paroles ».

 

Selon la part de Marthe, la bienheureuse Vierge Marie n'était pas assise aux pieds de Jésus. C'était au contraire, je pense, Notre-Seigneur lui-même qui était assis aux pieds de sa très douce Mère. Car, ainsi que le dit l'évangéliste : « Il leur était soumis » (Lc. 2, 51), soumis à Marie et à Joseph. Mais, selon la vue et la connaissance qu'elle avait de sa divinité, Marie se tenait aux pieds de son Fils ; elle s'humiliait devant lui, se considérant comme sa servante. Selon la part de Marthe, elle le servait, petit, faible ; elle lui donnait à manger, à boire, souffrait de ses douleurs, des outrages dont l'abreuvaient les Juifs. Et c'est pourquoi lui est adressée cette parole : « Marthe, Marthe, bien des soucis te troublent ». Mais selon la part de Marie, la Vierge suppliait son Fils comme étant son Seigneur, elle l'adorait et tout son être s'ouvrait à sa douceur. Ainsi, mes frères, tant que nous sommes en ce corps, en cet exil, en ce lieu de pénitence, sachons que la parole de Dieu à Adam exprime ce qui, dans notre condition, est le plus ordinaire et le plus naturel : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » (Gen. 3, 19). Et ceci appartient à Marthe. Ce que nous goûtons de douceur spirituelle n'est pour ainsi dire qu'une pitance, un soulagement que Dieu consent à notre faiblesse. Accomplissons donc avec soin les travaux de Marthe, mes frères, exerçons avec respect et vigilance l'œuvre de Marie, et ne rejetons pas la part de l'une pour la part de l'autre.

 

Il arrivera parfois que Marthe voudra entraîner Marie à son travail. Mais il ne faut pas lui céder. « Seigneur, dira-t-elle, tu n'es pas en peine que ma sœur me laisse seule pour assurer le service ? Dis-lui donc de venir à mon aide ! » (Lc. 10, 40). C'est là une tentation. Veillez donc, mes frères, car au temps où nous devons vaquer à la lecture, à la prière, notre esprit peut nous suggérer de nous rendre à tel ou tel travail jugé nécessaire. C'est comme si Marthe appelait Marie pour l'aider. Mais le Seigneur juge bien et avec équité. Il n'ordonne pas à Marthe de s'asseoir avec Marie ; Il ne commande pas à Marie de se lever pour servir avec Marthe. Certes, meilleure est la part de Marie, et plus douce, et plus agréable — et pourtant, il ne veut pas que pour elle on abandonne le travail de Marthe. La part de Marthe est plus laborieuse, mais il ne veut cependant pas que le repos de Marie soit troublé. Il veut que chacune s'acquitte de son office.

 

Certains en déduisent qu'en cette vie, les uns suivront la part de Marthe, tandis que les autres s'attacheront uniquement à la part de Marie. Ils se trompent, ne comprennent pas. Ces deux femmes occupent la même demeure ; toutes deux sont agréables au Seigneur, aimées de lui, selon la parole de l'évangile : « Jésus aimait Marie et Marthe et Lazare » (Joa. 11, 5). Que ces hommes nous citent donc le nom d'un saint parvenu à la perfection sans cette double action ! Nous avons donc chacun à exercer ces deux activités, en exerçant à certains moments l'œuvre de Marthe, à d'autres, celle de Marie — à moins que n'intervienne la nécessité qui est la loi suprême. Gardons fidèlement ces heures fixées par l'Esprit-Saint : appliqués et paisibles au temps de la lecture, actifs et prompts au travail. Et n'échangeons pas l'un pour l'autre, si ce n'est par obéissance, à quoi on ne préférera ni repos, ni travail, ni action, ni contemplation, ni quoi que ce soit. J'irais même jusqu'à dire que, si l'obéissance l'imposait, il faudrait quitter les pieds de Jésus. Car sans nul doute, malgré la douceur qu'elle éprouvait aux pieds de Jésus, Marie n'eût pas hésité, sur l'ordre du Seigneur, à se lever et à servir avec sa sœur. Le Seigneur ne l'ordonna point : ainsi approuvait-il l'une et l'autre activité, afin que nous ayons souci de garder l'une et l'autre, sans rejeter l'une pour l'autre.

 

Il nous faut aussi considérer cette parole du Seigneur : « Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas ôtée » (Lc. 10, 42). C'est là pour nous grand sujet de consolation. La part de Marthe nous sera ôtée, non la part de Marie. Qui ne se lasserait de ces travaux, de ces misères, devant la perspective de les subir toujours ? C'est bien pourquoi le Seigneur nous rassure. Agissons donc courageusement, supportant virilement ces misères et ces peines, sachant qu'elles prendront fin un jour.

 

Et qui se soucierait de ces consolations spirituelles si elles n'avaient leur prolongement par-delà cette vie ? Mais la part de Marie ne nous sera pas ôtée, elle ne fera que croître. Après cette vie, nous boirons jusqu'à l'ébriété spirituelle ce breuvage dont nous ne recevons ici-bas que des gouttes infimes et, comme dit le prophète : « Ils seront enivrés de l'abondance de ta maison, tu les abreuves du torrent de ta volupté » (Ps. 35). Ne nous laissons donc pas vaincre par ces labeurs dont nous serons déchargés un jour, mais désirons avidement le goût de la douceur de Dieu, car ce qui ne fait que commencer ici-bas, sera parachevé en nous après cette vie, pour demeurer éternellement. Que la bienheureuse Vierge Marie nous aide à entrer dans cette béatitude, qu'elle intercède en notre faveur auprès de son Fils, Notre-Seigneur, qui vit et règne avec le Père et l'Esprit-Saint dans les siècles des siècles (1).

 

 

(1) L'alternance prônée ici d'activité et de recueillement, de labeur physique et d'occupation de l'esprit demeure une nécessité de toute vie d'homme. Elisabeth Leseur écrivait dans son Journal (p. 292) : « Se réfugier dans l'action aux heures où la pensée est lasse ou douloureuse, et se ramener doucement au recueillement intérieur lorsque l'action devient envahissante et menace de submerger notre vie intime. » L'intérêt de ce sermon fut jugé assez actuel pour lui mériter d'être publié en traduction anglaise dans l'hebdomadaire londonien The Tablet du 11 août 1951. Deux articles ont souligné par ailleurs le caractère traditionnel de cet enseignement, un des plus importants de l'ascèse monastique : A. SQUIRE. Aelred of Rievaulx and the monastic tradition concerning action and contemplation, dans Downside Review 72 (1954) 284 - 303 et C. DUMONT, L'équilibre humain de la vie cistercienne d'après le bienheureux Aelred de Rievaulx dans Collectanea Ordinis Cisterciensis Reformatorum 18 (1956) 177-189.