Homélies sur Isaïe

 

LETTRE D'AELRED, ABBÉ DE RIEVAULX.

À GILBERT, VÉNÉRABLE ÉVÊQUE DE LONDRES

 

 

À l'aimable et affectionné Père Gilbert, saint évêque de Londres, Aelred, Abbé des pauvres du Christ qui sont à Rievaulx, hommage de total et très affectueux dévouement.

 

J'apprends bienheureux Père, qu'au milieu des occupations innombrables que vous imposent les ordres de sa Majesté le Roi et les devoirs de votre charge pastorale, vous vous adonnez, en ami de la sagesse et de la tranquillité, à la lecture et à l'étude des choses spirituelles. Entre les temps voués à la prière, vous tempérez l'ennui des soucis accablants par la méditation assidue des saintes Ecritures. Votre personne m'est ainsi devenue si désirable que j'ose non seulement ambitionner d'être connu de vous, mais que je brigue, par une sotte présomption, le privilège de votre amitié.

 

Oublieux à la fois de votre haute condition et de la mienne si basse, je m'appuie sur les lois de l'amour pour lequel rien n'est humble ni sublime. N'est-ce pas, en effet, l'amour qui a mis le ciel à la portée de la terre, quand il introduisit le Seigneur du ciel en des membres terrestres, pour que le Verbe se fît chair et habitât parmi nous ? Déposant le Seigneur, il assume l'homme et là, comme en une sorte de milieu, la misère et la miséricorde se sont rencontrées. La force s'est tellement unie à la faiblesse que le Verbe et l'âme se sont trouvés en une même chair et que ces trois (Verbe, âme et chair) ne forment qu'une personne : Dieu et homme (1).

 

Quelle grandeur alors l'amour n'inclinerait-il pas et quelle infériorité ne relèverait-il pas pour qu'en lui se fasse l'unité ? Respectant sans les confondre la propriété des natures, l'amour n'a-t-il pas mêlé d'une manière extraordinaire par le truchement de l'âme, le ciel et la terre, le Seigneur et la chair, l'esprit et la poussière ?

Je remarque de plus une certaine trace d'amour en toutes créatures privées de raison ou insensibles, par où les éléments divers se joignent, ceux qui diffèrent s'accordent et les contraires s'unissent. Mais alors que dans le reste de la création l'amour ne se laisse percevoir qu'en similitudes, sa réalité ne se trouve que dans l'esprit de l'homme. Aimer n'appartient en commun qu'à Dieu, aux anges et aux hommes.

 

L'amour, donc, ne tenant aucun compte de ce qui n'est qu'accidentel à la nature d'un être, unit entre eux les êtres d'une même nature, au point qu'ils n'aient plus qu'un cœur et qu'une âme, eux, dont la foi est une et une aussi l'espérance et la charité.

 

Mon esprit cédant à l'impétuosité de l'amour, dépasse ainsi en un élan de l'esprit, tout ce qui est à vous, mais non pas vous ; tout ce qui vous entoure, mais n'est pas vôtre, ni vous-même. Il pénètre subtilement jusqu'au centre de votre esprit y mélangeant ses affections, ses pensées et ses sentiments aux vôtres. Par cette participation à votre âme, la mienne en sera renouvelée ; à la lumière de votre intelligence, la lumière se fera en moi ; .et surtout, au contact de votre affection, la mienne en sera ranimée. C'est là que je vois combien vous êtes bon, sage et aimable.

 

C'est la raison pour laquelle j'ai cru devoir soumettre à votre examen et à vos critiques, mon modeste travail sur les saintes Lettres. Que votre autorité me confirme si je vois juste, que là où j'hésite, votre enseignement fasse la lumière. Corrigez-moi si je me trompe.

Il m'était donc arrivé d'exposer pour mes frères, en communauté, « les fardeaux du prophète Isaïe ». J'avais traité chacun des fardeaux mais brièvement et sommairement. Plusieurs moines m'ayant demandé ensuite de poursuivre et de développer ces thèmes, je cédai à la volonté de ceux dont le progrès spirituel m'incombe. J'avais transcrit trente et une homélies sur les fardeaux de Babylone, des Philistins et de Moab, quand, dans la crainte de courir ou d'avoir couru en vain, j'arrêtai ma plume. J'attends maintenant votre jugement et le visage que vous ferez à cet ouvrage. je laisse à votre discrétion de décider ce qui, dans ces sermons, doit être supprimé, corrigé ou approuvé.

 

La lecture de tout cela est certes indigne de votre grande sagesse, mais la véhémence de l'amour me pousse à réclamer cela de vous. Celui qui est ainsi saisi par la charité ne se surveille plus et dans son élan il manquerait presque de respect. Mais le souvenir de votre humilité et de votre bonté m'enhardit car vous m'avez comblé d'égards lorsque j'étais à Londres. J'ai mérité alors d'être salué avec des marques d'une extrême charité par quelqu'un dont je me jugerais déjà heureux d'avoir été remarqué. Une telle condescendance m'a étonné et profondément touché. C'est alors que naquit en moi le présomptueux désir d'achever de faire la connaissance de votre Sérénité. Ce cœur qui frappait à la porte, je ne désespère pas de le voir introduit dans la chambre de votre amitié.

C'est beaucoup pour le sage qu'un peu de temps donné à l'oisiveté. Je vous prie cependant, Monseigneur, de ne pas me refuser cette petite perte de temps. Veuillez retrancher de ces commentaires ce que vous croyez superflu, veuillez en combler les lacunes ou même détruisez tout, si bon vous semble.

Ayant donc placé en tête le sermon qui nous a poussé à composer tous les autres, nous avons transcrit dix-neuf homélies sur le fardeau de Babylone, trois sur celui des Philistins et neuf sur le fardeau de Moab.

Nous sommes prêts à poursuivre ces homélies ou à en rester là : à vous d'en décider.

 

 

(1) L'idée de trois substances dans le Christ : Verbe, âme et corps a inquiété certains théologiens. On la trouve cependant chez saint Augustin (De la Trinité, XIII, 17, 22), d'où Aelred la tient sans doute, à moins qu'il ne l'ait lue chez saint Bernard (De la considération, V, 8). Saint Thomas l'admet également (Contra Gentiles, IV, 34).

Quant à l'idée de la divinité s'unissant au corps du Christ « par le truchement de l'âme » — mediante anima — Aelred la tient aussi de saint Augustin (Lettre CXXXVII, 8), texte que saint Thomas reprend à l'appui d'une thèse qu'il fait sienne dans la Somme théologique IIIa, q. 6, a. 1.