Sermon de Pentecôte - II

 

 

En cette fête, mes frères, je préférerais garder le silence et écouter quelqu'un qui parlerait de son expérience, ou, selon une belle expression, qui « tremperait sa plume dans le sang de son cœur ». Mais il nous faut parler aujourd'hui du Saint-Esprit qui est l'amour et ce qu'il y a de plus doux en Dieu, sa bonté et sa tendresse. Or, moi qui ne suis qu'un pécheur, je sais bien que Dieu est un Seigneur redoutable, car j'ai appris dans la crainte à contempler sa puissance ; j'ai aussi appris à parler de sa sagesse en voyant l'ordre admirable du monde. Mais seule l'expérience peut faire comprendre la douceur de Dieu. On ne peut ni la voir, ni l'entendre, ni la toucher, c'est une sorte de saveur spirituelle qu'on apprend à reconnaître à condition d'en avoir fait l'expérience. Seul celui qui l'a goûtée s'en souvient et peut en parler. Mais c'est déjà beaucoup pour moi de soupçonner et d'entrevoir cette tendresse du Seigneur, non pas en elle-même — qui en serait capable ? — mais à mon égard. Quelle bonté ! Il me semble entendre Notre-Seigneur nous adresser cette parole du haut du ciel : « Que devais-je faire que je n'aie fait pour vous ? » (Is. 5, 4). Ô fils ingrats d'Adam ! Vous murmurez, mais de quoi vous plaignez-vous ? Que devais-je faire que je n'aie fait ? Je suis mort pour vos péchés, ressuscité pour votre salut et monté aux cieux pour vous protéger. Et pour que rien ne vous manque, je vous envoie aujourd'hui mon Esprit, pour votre consolation. Que devais-je faire que je n'aie fait ?

 

Ah ! Seigneur, ne devons-nous pas dire plutôt : Qui vous obligeait à faire tout ce que vous avez fait ? Avez-vous remarqué, mes frères, comment toute la Trinité s'est intéressée à nous pour nous sauver ? Le Père n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous. Le Fils s'est livré à la mort à cause de l'immense charité dont il nous a aimés. Et aujourd'hui, la charité est répandue dans nos cœurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné. De même que c'est la Trinité qui nous a créés, c'est la Trinité qui nous a recréés. Certes, les œuvres de la Trinité sont inséparables : ce que le Père fait, le Fils le fait de même, et pas sans son Esprit. Cependant, certaines œuvres sont attribuées au Père, d'autres au Fils et d'autres au Saint-Esprit. Au Père appartient la puissance, au Fils la sagesse, et au Saint-Esprit la bonté de l'un et de l'autre. Or, si vous faites attention, vous pourrez également distinguer trois propriétés dans toute créature : sa nature, son aspect et son usage : toute créature a son essence, sa beauté, son utilité (1) . II n'est aucune créature qui ne révèle une étonnante beauté à celui qui l'examine attentivement et il n'en est aucune à laquelle le Créateur n'ait donné quelque utilité. L'immensité de la nature porte la marque de la puissance de Dieu, car tout ce qui a l'être, le tient de la puissance divine. La beauté de tout ce qui a forme, est attribuée à la sagesse de Dieu. L'utilité des choses est assignée à la divine bonté.

 

La créature raisonnable a ce privilège d'avoir été faite à l'image et à la ressemblance de son Créateur. Mais il n'en va pas pour elle comme de son Créateur. Ce n'est pas une seule et même chose pour elle d'être, d'être belle et d'être utile. Elle peut exister en n'étant ni belle ni utile, du moins pour autant que cela dépend d'elle. Car la beauté d'une créature raisonnable ne réside pas dans ses couleurs, mais dans ses vertus ; non dans ses proportions physiques, mais dans l'heureuse harmonie de ses qualités spirituelles.

 

Examinons d'abord la nature ou l'essence de l'âme raisonnable ; nous verrons ensuite sa forme ou ce qui fait sa beauté ; nous parlerons, enfin, de son utilité. L'âme raisonnable tient toute en mémoire, raison, volonté. Prenons ces trois facultés dans leur essence, indépendamment de leur mouvement ou de leur activité. Il n'est pas possible de se faire une image de la mémoire, or elle est capable d'une infinité d'images et de formes corporelles. De même, je puis penser la volonté sans amour du bien ou du mal, bien qu'elle en soit capable. Voilà l'image de Dieu. Capacité immense, la mémoire n'est jamais à l'étroit pour recevoir d'innombrables images ou figures, elle les contient toutes et ne peut être circonscrite par aucune. J'entrevois là une image de la puissance de Dieu qui contient tout, rassemble tout en lui et maintient tout. La raison offre une image de la sagesse suprême, car, à l'instar de la sagesse créatrice, elle peut s'occuper des créatures qui lui sont soumises et, par une sorte de providence, discerner pour chacune ce qui lui convient ou ce qui lui fait du tort. La volonté enfin, l'amour, est créée à l'image de cet amour infini. Elle peut comme son modèle, mais à sa manière, communiquer sa bonté à ses semblables et faire, au moins pour quelques-uns, ce que la bonté de Dieu fait pour toute la création.

 

Supposez maintenant qu'on veuille faire un tableau représentant un homme. On prend sa hauteur, sa largeur et on en trace le contour et les traits principaux. On dira de cette ébauche qu'elle est une image, mais pas très ressemblante, bien que ce dessin soit capable de devenir ressemblant. Si ensuite, avec des couleurs appropriées, on imite en tous points le modèle, en exprimant toute sa beauté, on ne dira plus seulement que c'est une image, mais que c'est très ressemblant.

Nous dirons la même chose de l'âme. Elle est l'image de Dieu par sa nature ou son essence, mais c'est par sa beauté, c'est-à-dire par ses vertus, qu'elle lui ressemble. Car Dieu a marqué cette image de sa ressemblance. À la mémoire, il a donné une vision du ciel ; à la raison, il a donné de connaître Dieu ; à la volonté, il a donné la charité. La mémoire de l'homme retenait Dieu sans effort, sa raison le connaissait sans erreur possible et par la charité, sa volonté avait le goût de Dieu sans rien désirer d'autre que lui. L'âme était belle ainsi sans effort, car sa force lui venait de la puissance infinie, sa sagesse de la sagesse suprême et elle possédait l'amour véritable de la charité divine. Car Dieu, dont la bonté se suffit à elle-même, l'a communiquée à sa créature, puisant dans son abondance pour l'utilité de tous. Mais l'âme raisonnable ne pouvant rien communiquer à Dieu, le Créateur en a créé un grand nombre, pour qu'en ce domaine aussi, apparaisse la ressemblance, l'âme pouvant, comme Dieu, être utile aux autres et leur faire du bien.

 

Si vous vous rappelez maintenant les rapprochements que nous avons faits, il est aisé de voir que l'être se rapporte à la puissance, c'est-à-dire au Père, la beauté à la sagesse, c'est-à-dire au Fils, et l'utilité à la bonté, c'est-à-dire au Saint-Esprit.

 

Voyons maintenant ce qui a péri en l'homme par suite du péché. Certainement pas l'image qui est la nature ou l'essence. L'homme a gardé la mémoire, mais celle-ci a perdu le souvenir de Dieu ; il a conservé la raison, mais elle s'est détournée de la lumière de la Sagesse créatrice ; la volonté aussi lui reste, mais corrompue de convoitise pour des choses transitoires. Qu'en conclure ? L'homme n'a pas compris la dignité de son état, il s'est ravalé au rang des animaux sans raison, comme dit le psaume, et leur est devenu semblable (Ps. 48, 13 et 21). Il a perdu sa ressemblance avec Dieu et est devenu semblable aux animaux. La nature de l'homme est restée intacte. Nous avons mis cette nature en relation avec le Père dans la Trinité. Mais la ressemblance, la beauté de l'âme, que nous avons attribuée à la sagesse de Dieu, c'est-à-dire au Fils, a péri dans le péché d'Adam. De sorte que l'homme devenu inutile à lui-même, ne fut plus d'aucune utilité pour les autres. Une fois perdue la beauté de ces vertus par lesquelles l'homme se rendait service à lui-même, son utilité par laquelle il rendait service aux autres, a disparu également. Or, nous avons mis la beauté de l'âme en relation avec le Fils et son utilité avec l'Esprit-Saint. Aussi est-ce le Fils, vertu et sagesse de Dieu, qui est descendu pour restaurer cette beauté. Et aujourd'hui, le Saint-Esprit descend, lui par qui la charité est répandue dans nos cœurs ; c'est lui qui rend à l'âme l'utilité qu'elle avait perdue, car sans la charité, personne n'est d'aucune utilité ni pour lui-même ni pour les autres.

 

(1) En plus de l'image trinitaire usuelle, nous trouvons ici la formule : natura, species, usus. Aelred combine deux formules de saint Augustin : (aeternitas), species, usus, (De la Trinité VI, 10, 11) et natura, (doctrina), usus, (La cité de Dieu, XI, 25).