VISION SPIRITUELLE ET VISION INTELLECTUELLE

 

 

Je connais une sainte religieuse dans un monastère de gilbertines, elle est peut-être encore en vie, qui avait parfaitement renoncé à l'amour du monde et de toute affection déréglée et banni de son cœur tout souci des choses terrestres. Elle désirait ardemment le bonheur du ciel et ce monde l'ennuyait. Il lui arriva, un jour qu'elle se livrait à la prière avec son ardeur accoutumée, de se sentir pénétrée d'une étonnante douceur. Toute l'activité de son esprit et de ses pensées s'arrêta et elle en oublia même ses amis spirituels. Son âme, donnant congé à tout autre souci, se trouva soudain ravie au-dessus d'elle-même et toute absorbée dans une lumière indicible et incompréhensible. Elle ne voyait plus rien que ce qui est, que ce qui est l'être de toutes choses. Cette lumière n'avait rien de matériel, ni rien qui y ressemblât. Elle n'avait ni extension ni rayonnement ; elle ne pouvait être circonscrite mais tenait en elle toutes choses comme l'être tient en lui tout ce qui est et la vérité, tout ce qui est vrai. Dans cette lumière, le Christ, qu'elle connaissait selon la chair, elle commença à ne plus le connaître ainsi, car le Christ Jésus « était devenu esprit devant sa face » (Lam. 4, 20) et l'avait introduite dans la vérité. Comme elle était demeurée ainsi plus d'une heure dans ce ravissement, elle fut secouée par ses sœurs, mais elle ne parvint qu'à grand'peine à retrouver l'usage de ses sens.

 

La chose s'étant reproduite assez souvent, on lui demanda ce qui se passait dans ces ravissements. Plusieurs commencèrent à l'envier et à désirer une telle vision. Il en résulta que se dégageant de toutes sollicitudes et se livrant à de continuelles prières, plusieurs religieuses se virent gratifier de cette grâce, au point que cette lumière se produisit assez souvent dans la communauté et que des sœurs la virent même contre leur gré.

 

Il y avait dans ce monastère une femme de grand discernement, qui, sachant qu'il ne fallait pas croire à tout esprit, attribuait tout cela à la maladie ou à des illusions de l'imagination. Elle dissuada donc les sœurs comme elle put de ces fréquentes visions. Elle demanda aussi à celle qui avait été la première à avoir ces visions de lui dire pourquoi elle-même n'en avait pas. La religieuse répondit :

« Parce que vous ne nous croyez pas et que vous n'aimez pas voir les autres jouir d'un privilège qui vous est refusé. »

« Eh bien, demandez donc à Dieu que si cette vision vient de lui, elle me soit également accordée. »

Après quelques jours de. prières, comme elles n'arrivaient à rien, la même demande fut répétée et cette fois, il lui fut répondu :

« Il faut que vous renonciez à toutes affections humaines et que vous vous occupiez du seul souvenir de Dieu. »

« Comment ? Je ne prierais plus pour mes amis et bienfaiteurs ? »

« Quant vous vous déciderez à monter par la contemplation jusqu'aux sommets de l'esprit, recommandez et laissez à Dieu tous ceux que vous aimez, et, comme si vous quittiez ce monde, dites adieu à toutes créatures et ne soupirez qu'après la rencontre de celui que vous aimez. »

Mais comme elle ne croyait pas encore, elle demanda qu'au moins ceci fut accordé à ses prières : de savoir si ces choses venaient de Dieu. « Je ne veux pas, disait-elle, que mon âme soit enlevée ou ravie de mon corps et que je perde ainsi le souvenir de toutes choses et surtout pas de mes amis. Il me suffit de savoir si ces choses viennent de Dieu. »

Et voilà que le Vendredi saint, comme elle était tout occupée de pensées inquiètes, la lumière dont nous avons parlé, brilla soudain et elle commença à être enlevée d'une manière extraordinaire vers les choses d'en-haut. Mais elle ne put tolérer en elle le rayon de cette lumière inaccessible à des yeux trop faibles et elle demanda, comme elle put, d'être ramenée à la méditation de la passion du Seigneur. Elle avait donc vu pour un instant cet Etre qui est. Ramenée de ces choses supérieures à de moins hautes, elle eut une vision spirituelle. Elle vit en esprit Jésus suspendu à la croix, percé de clous, transpercé par la lance et perdant son sang de ses cinq plaies, et la regardant très tendrement.

Alors elle fondit en larmes et revenue à elle, crut ses sœurs, s'estimant moins capable qu'elles de cette lumière.