LE CHOIX

 

 

Dans toute amitié parfaite, on peut distinguer quatre étapes : le choix, l'épreuve, l'admission et l'accord parfait sur les choses divines et humaines. Et d'abord, le choix. Certains défauts rendent ceux qui en sont affligés incapables de respecter les lois et les droits de l'amitié. Il ne faut donc pas accorder facilement son amitié aux colériques, aux instables, aux soupçonneux et aux bavards. Si leurs manières et leur conduite nous plaisent par ailleurs, il faut essayer de les guérir et de les rendre aptes à l'amitié.

 

Le colérique éprouvera de la difficulté à ne pas s'emporter quelquefois contre un ami. Comme dit l'Ecclésiastique : « Tel est ami qui se change en ennemi et va dévoiler votre querelle pour ta confusion » (Eccli. 6, 9). Et l'Ecriture dit encore : « Ne sois pas l'ami d'un homme colérique, ne va pas avec un homme violent, c'est un piège pour ton âme » (Prov. 22, 24-25). Et Salomon dit : « La colère est dans le cœur de l'insensé » (Eccl. 7, 9). Or, chacun sait qu'il est impossible de garder longtemps pour ami un insensé. Mais il est des gens d'un tempérament colérique, qui se sont rendus tellement maîtres de leurs passions, qu'ils ne tombent jamais dans un des cinq excès qui corrompent et dissolvent l'amitié. De temps en temps, ils offenseront leur ami d'un mot ou d'un geste irréfléchi ou par l'effet d'un zèle indiscret. Si nous avons pris pour ami quelqu'un qui a ce caractère, il faut le supporter patiemment. Si nous sommes sûrs de son affection, il faut lui passer ces excès dans le langage ou l'attitude, ou lui en faire gentiment la remarque, sans toutefois lui causer de la peine.

 

Il n'est pas que les gens trop colériques dont il faut se garder, mais encore les instables et les soupçonneux. Comme le grand bien de l'amitié est la confiance qui te fait te livrer et t'ouvrir à un ami, quelle confiance pourras-tu avoir en quelqu'un qui tourne à tout vent et se laisse influencer par le premier venu ? Son caractère est comme une terre molle qui dans le cours d'une seule journée prend les formes et les aspects les plus divers et les plus opposés au gré des impressions qu'elle subit.

 

Mais aussi, qu'y a-t-il de plus nécessaire à l'amitié qu'une certaine tranquillité, une paix du cœur qu'on ne trouve pas chez l'homme dévoré de soupçons ? Il n'a jamais la paix, comme dit saint Benoît (Règle ch. 64). L'inquiétude le poursuit sans cesse, il est anxieux et sourcilleux. Sa curiosité toujours en éveil lui donne fatalement ample matière à se troubler. S'il voit son ami parler à quelqu'un à l'écart, il y voit une trahison. S'il le voit témoigner de la faveur à un autre, il se proclame délaissé. Quand son ami le reprend, il interprète cela pour de la haine et si son ami croit bon de le féliciter, il le calomnie en disant qu'on se moque de lui.

 

Je ne crois pas non plus qu'il faille choisir un bavard pour ami.  Un homme verbeux n'est pas trouvé juste » (Ps. 39, 12) dit l'Ecriture, ou encore : « Vois-tu un homme prompt à parler, il y a plus à espérer d'un insensé » (Prov. 29, 20).

Il n'est certes pas facile de trouver quelqu'un qui ne soit souvent sous l'empire de ces passions. Un grand nombre cependant les domine. Ils répriment la colère par la patience et s'entraînent à une constante gravité pour combattre la légèreté. Ils dissipent leurs soupçons en pensant plutôt aux témoignages d'affection et mettent un frein à leur langue en lui imposant silence. Je les préférerais même comme amis, car par la lutte qu'ils font à leurs défauts, ils se sont exercés à la vertu. Leur amitié sera donc d'autant plus solide qu'ils ont résisté plus énergiquement à leurs mauvais penchants. Mais ceux qui se livrent sans frein à leurs passions doivent être exclus de notre choix. Ils ne peuvent, en effet, manquer de tomber dans un de ces vices qui corrompent et dissolvent l'amitié.

 

Dernier conseil : il est utile de se choisir un ami dont on partage les façons de voir et de vivre. Car comme a dit saint Ambroise : « Entre tempéraments disparates, l'amitié ne peut exister ; ce qui fait le charme de l'un et de l'autre ami doit donc s'accorder » (Des devoirs des clercs, 3, 22).