DOUZIÈME MOTIF

Dieu seul

 

 

Quand on a dit Dieu, tout est dit, et il ne reste plus rien à dire, au moins au pur amour, dont tout le plaisir est de le dire mais de le dire seul. Comment pourrait-il dire autre chose, puisqu'il ne sait autre chose ? Pour nous, disait autrefois l'un des plus grands saints de ce pur amour, le divin Paul, nous ne connaissons plus personne (II Cor. V, 16) ; car c'est le propre de cet amour, d'ôter la vue de tout ce qui n'est pas Dieu : ou s'il laisse la connaissance de quelque autre chose, ce n'est que pour la voir en son néant, en la présence de cet être suradorable. De là vient qu'il s'écrie : Qu'ai-je au ciel ou en la terre, sinon vous, ô mon Dieu ! (Psal. LXXII, 25) Il n'a rien en la terre, il n'a rien au ciel ; parce qu'il n'a rien que Dieu seul. En vérité, il ne pense plus ni à plaisir, ni à réputation, ni à honneurs, ou à richesses. Il s'oublie des biens naturels, des biens temporels, des biens moraux, des biens spirituels, n'étant rempli que du souverain bien. Je dirai plus : il perd même la mémoire de soi-même, car il se voit dans le rien, comme le reste des choses : dans l'affaire de son salut, dans son âme, dans le paradis, dans l'éternité, il n'y voit que le Dieu de son âme, le Dieu du paradis, le Dieu de l'éternité. On a beau lui faire voir et lui parler d'autre chose, son cœur est toujours tourné vers Dieu seul. Son cœur et sa chair sont dans une sainte défaillance à l'égard de tout être créé ; Dieu seul, le Dieu de son cœur, et sa part éternelle, fait son unique tout.

 

C'est dans cet état qu'était cet homme apostolique, qui assurait qu'il ne vivait plus, qu'il n'y avait que Jésus qui vivait en lui. La divine Catherine de Gènes, que l'on peut appeler la sainte de la divinité de Jésus-Christ, ne pouvait pas même supporter ce mot, de moi ; c'est-à-dire, qu'elle ne pouvait en aucune manière regarder le propre intérêt. Ô mon Dieu, et mon tout ! disait et redisait l'humble saint François ; et il passait les nuits et les jours à dire ces paroles du pur amour. Ô douces et agréables paroles, est-il écrit dans le dévot livre de l'Imitation de Jésus-Christ, et c'est un plaisir de les répéter ; car enfin, il est très vrai, et l'âme qui aime purement, ne doutera pas de cette vérité : le pur amour en sa netteté ne peut voir, ne peut s'arrêter, ne peut dire que Dieu seul. Il ne peut se réjouir, et il ne peut prendre plaisir qu'en Dieu seul. Il ne peut se soucier que de ses intérêts sacrés. Toute sa joie est de les savoir établir, et toute sa tristesse de ne les avoir pas assez considérés. Pour les siens propres, il les a en horreur ; c'est pour lui une abomination. Non, il est vrai, il ne se soucie non plus de lui que de la boue des rues, et ces soins que l'on prend de soi-même, lui font grande pitié. Celui qui est dans sa bienheureuse possession, fait un saint mépris de tout propre intérêt ; c'est pourquoi ce lui est une chose de rien d'être dans l'estime ou le mépris des créatures : disons encore davantage, les bons sortent de son cœur, aussi bien que les autres ; car il n'y a place que pour Dieu : ainsi il ne se met pas en peine d'être ruiné d'estime dans l'esprit des gens de bien, d'avoir des contradictions des serviteurs de Dieu, et de voir blâmer les meilleures actions que la grâce lui fait faire : Tant moins de créature , dit-il, et plus de Dieu. Les délaissements qu'il en souffre, font son plaisir ; et à mesure que ces délaissements s'augmentent, sa joie devient plus grande, son repos plus calme, sa paix plus profonde ; car sa dernière et extrême joie est de sortir de l'être créé, pour être plongé dans l'incréé. Ce furent les derniers sentiments d'une âme de grâce de notre siècle, que le feu P. de Condren, homme angélique, admira, et qui lui firent souhaiter une mort pareille. Je voudrais, disait-il, mourir de la sorte, en disant : Je quitte l'être créé, pour entrer dans l'incréé.

 

Cet être incréé, qui de Dieu seul fait toute l'occupation de la glorieuse éternité ; il remplit uniquement tous les esprits, et toutes les âmes des bienheureux qui y vivent : et il serait bien juste qu'il donnât le mouvement à tous les cœurs de la terre, comme il le fait dans le ciel. Mais la plupart des cœurs sont attachés à leurs intérêts, et ceux qui se sont faits quittes de l'intérêt temporel, ne sont pas sans intérêt spirituel. Un contemplatif eut un jour une vue du petit nombre des parfaits amants du Fils de Dieu. Il lui était montré qu'entre mille, il n'y en avait pas cent qui aimassent Dieu, et entre ces cents presque pas un qui l'aimât pour l'amour de lui-même. Cette vue lui coûta bien des larmes. « Ah ! disait-il, est-il possible qu'il y ait si peu de cœurs qui aiment de la belle manière ; mais combien dans ce très petit nombre de personnes qui aiment Dieu pour Dieu, s'en trouve-t-il qui, aimant Dieu pour Dieu, n'aiment que lui seul, et avec fidélité ? » Le bienheureux Henri de Suso à peine en remarqua-t-il quelques-uns en sa dernière roche, c'est-à-dire, en la révélation qui lui fut faite des plus hautes voies de la perfection. C'est ce qui nous a obligé de donner d'autres motifs en ce petit Traité, afin qu'au moins les hommes aiment en quelque manière que ce soit : mais tous ces motifs ne sont considérables que parce qu'ils se terminent à Dieu. C'est Dieu qui donne la valeur à toutes choses, et sans lui toutes choses ne sont rien.

 

La nature angélique a des perfections admirables ; mais elle ne les tire que de Dieu seul, et ce n'est qu'en lui qu'elle possède des élévations si glorieuses. C'est à Dieu seul, enseigne le dévot saint Bernard, après l'Écriture, que l'honneur est dû et la gloire. Il est vrai, dit ce saint Père, que nous ne devons pas être ingrats envers les saints anges ; que nous leur devons avoir une grande dévotion, et être beaucoup reconnaissants pour leurs bontés ; que nous devons être tout pleins d'amour pour de si nobles créatures, qui nous aiment si véritablement ; que nous les devons honorer autant que nous pouvons, et que nous devons avoir pour eux tous ces amours et toutes ces reconnaissances. Aimons, s'écrie ce saint homme, et honorons les anges ; cependant tout notre amour et tout notre honneur doit être rendu à celui dont nous avons reçu, et eux et nous, tout ce que nous avons, soit pour aimer et honorer, soit pour être aimés et honorés : et après tout qu'avons-nous de reste, nous qui devons à Dieu tout notre cœur, toute notre âme, toutes nos forces ? C'est donc en Dieu et pour Dieu qu'il faut aimer les anges. C'est Dieu qui doit être le grand motif de toutes nos dévotions ; et heureuses les âmes que non-seulement la vue de Dieu, mais la vue de Dieu seul fait agir. C’est pour ces âmes saintement désintéressées que nous avons mis Dieu seul pour leur servir de motif dans l'amour et la dévotion que nous les invitons d'avoir pour les esprits du pur amour. Si ce n'est que Dieu seul qu'elles regardent dans les choses, à la bonne heure ; elles peuvent donc bien considérer et aimer les anges, car elles les trouveront tout remplis de Dieu seul.

 

L'épouse, dans les Cantiques (III, 2-4), cherche ce Dieu seul au milieu des nuits sombres, et des obscurités de cette vie ; et dans l'ardeur de l'amour qui la presse, elle va de tous côtés : elle cherche ce bien-aimé dans les rues et les places publiques, elle en demande des nouvelles à tous ceux qu'elle rencontre ; mais tous ses efforts demeurent inutiles et sans effet. Enfin, elle est rencontrée par les gardes de la ville ; et les ayant un peu passés, elle trouve avec joie le bien-aimé de son cœur. Or cette amante sacrée est l'âme, divinement éprise du pur amour ; c'est pourquoi elle est épouse à raison de son union avec Dieu seul. Comme ses affections ne sont pas partagées, elle mérite le lit nuptial du divin époux ; aussi dit-elle qu'elle le cherche en son lit. Cet époux lui déclare qu'il a été blessé d'amour par l'un de ses yeux, et par un seul de ses cheveux (Cant. IV, 9) : il veut marquer par là l'unité de ses affections ; il ne parle que de l'un de ses cheveux, parce qu'elle n'a qu'une seule liaison ; que de l'un de ses yeux, parce qu'elle ne regarde qu'une seule chose, et c'est ce qui lui a ravi son cœur : ainsi elle ne pense qu'à lui, et ne veut que lui seul. Elle va donc dans les rues et les places publiques, le cherchant uniquement ; elle ne se met pas en peine s'il fait nuit ; elle ne songe pas qu'elle marche dans les ténèbres, son amour lui sert de flambeau et de guide : de même l'âme qui a le pur amour, s'appuyant uniquement sur la foi, cherche Dieu seul sans cesse au travers de tous les voiles des choses créées, et dans les rues et les places publiques, c'est-à-dire, de tous côtés ; et comme l'épouse demande son bien-aimé, sans même le nommer, l'amour qui l'a transportée lui faisant croire que tout le monde sait le sujet de ses affections ; aussi cette âme crie partout, Dieu seul, sans prendre garde à ceux qui entendent ce langage ou non : elle méprise avec facilité l'aveuglement de ces gens, à qui ce discours est comme une langue étrangère.

 

Le langage de l'amour, dit saint Bernard, est un langage barbare à ceux qui n'aiment pas. Si je parle, dit l'amoureux saint Augustin, à une personne qui aime, elle ressent assez ce que je dis : si je parle à un cœur glacé et dépourvu de l'amour, il ne l'entend pas. L'épouse ne trouve pas son bien-aimé ; c'est que son bien-aimé est Dieu seul : et dans tous les hommes il y a autre chose que Dieu seul ; si on excepte celle qui ne peut souffrir de comparaison, la toujours incomparable Vierge Mère de Dieu. Le péché se rencontre dans tous, ou le péché mortel, ou véniel, ou au moins originel ; s'il est vrai que quelques saints aient été préservés du péché véniel, comme quelques-uns le pensent de saint Jean-Baptiste : mais enfin, ce bien-aimé se trouve après la rencontre de ceux qui veillent sur la garde de la cité ; c'est que ces gardes posés sur les murs de Jérusalem, qui veillent continuellement, sont les saints anges ; et on trouve le bien-aimé en les rencontrant, parce qu'il n'y a et n'y a jamais eu en eux que Dieu seul. Il est vrai que l'épouse déclare qu'elle a trouvé son bien-aimé, après avoir un peu passé ces gardes parce que le pur amour ne s'arrête pas même aux beautés, ni à toutes les autres perfections des anges, pour aimables et pour charmantes qu'elles puissent être : il passe tout cela, et s'en va uniquement à Dieu seul, l'auteur de toutes ces grâces et de tous ces dons, le principe et la fin de toutes choses. Celui qui a le pur amour est dans une mort générale à tout ; et c'est cette mort qui apprend la science de ce pur amour : c'est pourquoi saint Bernard souhaitait de mourir de la mort des anges ; il entendait par cette mort cet éloignement parfait de toute attaque à l'être créé ; et dans le désir du pur amour, il soupirait fortement après ce saint dénuement de tout ce qui n'est pas Dieu. Où trouvera-t-on la sagesse ? dit le saint homme Job. (XXVIII, 12) Ce n'est pas en la terre de ceux qui vivent délicieusement : l'abîme et la mer disent qu'elle n'est pas avec eux. D'où vient donc la sagesse ? Elle est cachée aux yeux de tous les vivants, de tous ceux qui sont en eux-mêmes ; elle est même inconnue aux oiseaux du ciel, aux esprits plus élevés, aux personnes les plus doctes, à tous ces savants, à tous ces grands hommes. Il n'y a que la perdition et la mort, qui ont dit qu'ils en avaient appris quelque chose, et qu'ils en savaient des nouvelles. Ô mon Père, disait notre Maître, je vous confesse que vous avez caché ces choses aux sages et prudents, et que vous les révélez aux petits ! Oh ! Que bienheureux donc les pauvres d'esprit ! Oh ! Que bienheureux ces morts qui meurent au Seigneur, à qui la science de Dieu seul est donnée, et dont la volonté n'est attachée qu'à ce Dieu seul !

 

Ces âmes ne voyant que cette Majesté infinie dans les saints anges, sont ravies, dans l'heureuse découverte qu'elles en font, ces troupes glorieuses. Ô troupes célestes, disent-elles, que vous êtes aimables dans vos beautés, puisqu'elles ne sont que de très purs miroirs de la beauté de Dieu, sans la moindre petite tache ! Il faut bien que nous vous aimions, puisqu'on ne voit que Dieu vous, puisque vous en avez été toujours remplies, puisque n'ayant jamais été à vous-mêmes, vous avez été toujours à lui seul. Grands princes de l'Empyrée, quel moyen de ne vous pas aimer, puisque vous avez toujours aimé et toujours été aimés de l'amour même, puisque sans cesse vous avez aimé autant que vous avez pu aimer : car il très vrai que vous n'avez pas été un seul moment sans amour, et sans le pur amour. Ô mon âme, si nos inclinations doivent être réglées par les inclinations d'un Dieu, les anges doivent bien être le plus digne sujet de nos plus tendres affections. Ô mes désirs, allez donc, mais courez, volez à ces ravissants objets, à ces aimables esprits, à glorieux princes de la bienheureuse éternité. Dieu seul, Dieu seul, Dieu seul.