CHAPITRE V

Que le bonheur du Chrétien consiste à souffrir en ce monde

Réponse à quelques difficultés que l'on objecte sur ce sujet

 

 

Si la voie de la croix est nécessaire au salut, quel plus grand bonheur que d'y être ! Et au contraire, y a-t-il malheur comparable à celui de n'y pas être ? Mais si c'est le grand chemin royal, comme il a été montré, n'est-ce pas un grand bonheur que d'y marcher en assurance ? C'est pourquoi, comme nous le dirons, la croix est la véritable marque de la prédestination ; et de vrai, les membres sont sauvés par la conformité qu'ils ont avec leur chef. Disons de plus, n'est-ce pas un bien tout extraordinaire de se voir dans la souffrance, puisque dans le sentiment des saints, il n'y a pas de gloire comparable à celle des croix ? La voie de la croix est le grand et véritable moyen qui, dans la séparation qu'il porte à des créatures, nous unit à Dieu, et n’est-ce pas dans cette union que se trouve le bien des biens, et le souverain bien ? Ô mon âme, quel bonheur que celui des souffrances ! Elles sont, disait une sainte âme, nos pères et nos mères, qui nous ont engendrés sur le Calvaire. Ceux qui ne les reçoivent pas ressemblent à ceux qui chassent leur père et mère de la maison. Sainte Thérèse assure que c'est une rêverie de penser que Notre-Seigneur reçoive qui que ce soit en son amitié, sans le mettre à l'épreuve par des peines ; et son grand directeur, le vénérable père Balthazar Alvarez, parlant sur ce sujet, disait : « Si le supérieur d'une maison était le premier à l'oraison du matin, et aux autres exercices, et que les autres demeurassent au lit, sans doute que cela le fâcherait ; à plus forte raison, Notre-Seigneur, étant ce qu'il est, et se voyant le premier à la croix, ne sera pas content, si on ne veut pas lui tenir compagnie. »

 

Disons encore que le bonheur des souffrances est extrême ; puisque celui qui a la croix a tout. Elle purifie, et satisfait ; elle délivre, et sauve ; elle embellit, et orne ; elle enrichit, et ennoblit. Elle est utile aux bons et aux vicieux, parce qu'elle fait avancer à la vertu les uns, et qu'elle purifie les autres de leurs fautes, et leur en obtient le pardon. Il faut encore dire, ce que l'on ne peut assez répéter, que ceux qui sont sauvés ne sont sanctifiés que par la même grâce qui est en Jésus ; autrement l'esprit de Jésus serait contraire à lui-même, et tout autre dans le chef que dans les membres. Or, la grâce de Jésus est une grâce qui cloue et qui attache à la croix. L'esprit de la croix est l'esprit de notre esprit ; il est la vie de notre vie. Ceux qui souffrent davantage, dit un serviteur de Dieu, accomplissent plus ce qui manque à la passion du Fils de Dieu, car il lui manque que le fruit en soit appliqué : l'application d'une grâce qui prend sa -source dans les souffrances, se fait beaucoup mieux par les croix, que par une autre voie.

 

Sainte Thérèse assurait que Notre-Seigneur envoyait plus de croix à ceux qu'il aimait plus spécialement ; elle avait appris cette doctrine de la bouche du même Fils de Dieu, qui lui avait dit : mon Père envoie de plus grands travaux à ceux qu’il aime davantage. Il ne faut que savoir ce qui s'est passé dans la religion chrétienne, pour être entièrement persuadé de cette vérité. Jamais personne n'a été plus aimé du Père éternel, que le divin Jésus ; et, jamais personne n'a tant souffert. Après Jésus, la très sainte Vierge surpasse toutes les créatures en grâces, et en même temps elle les surpasse en peines. La mesure donc de notre bonheur se doit prendre de la mesure de nos croix. Heureux celui qui souffre, plus heureux celui qui souffre davantage, très heureux celui qui est accablé de toutes sortes de peines, qui ne vit que de croix, qui y passe toute sa vie à l'imitation de notre bon Sauveur et de sa sainte mère,  et enfin qui y expire !

 

Mais c'est une vérité de foi, que la béatitude de cette vie consiste dans les larmes. Bienheureux ceux qui pleurent (Matth. V, 5) dit la Vérité même. Or, par les larmes, sont entendus tous les sujets d'affliction qui nous peuvent arriver, qui sont capables de toucher et de tirer des larmes : et notre divin Maître voulant en expliquer quelque chose plus en particulier, déclare à ses apôtres, qu'ils seront bienheureux lorsqu'ils seront maudits, et même que l'on en dira faussement toute sorte de mal, lorsqu’ils seront haïs, rebutés, chassés, et que leur réputation sera perdue. C'est pourquoi le Saint-Esprit prononce cet oracle dans les Écritures : Voici que nous béatifions ceux qui ont été dans les souffrances (Jac. V, 11), et il apporte le témoignage des deux Testaments de la loi ancienne et de la nouvelle, par les exemples de Job et de l'adorable Jésus, pour ôter tous les doutes que l'on pourrait se former sur ce sujet. De là vient que le grand Apôtre, instruisant les fidèles leur apprend qu'outre le don de la foi, le don des croix leur a été de plus accordé. Ce qui mérite bien d'être pesé avec beaucoup d'attention, pour en concevoir l'estime que l'on doit en avoir : car enfin, c'est un grand don de Dieu que celui des peines. Aussi la très sainte vierge a révélé à une sainte âme, qui a souffert des peines dont l'on ne trouve point de semblables dans toutes les vies des saints, qu'elle avait employé tout son crédit pour les lui obtenir ; et pour ce sujet elle lui fait faire beaucoup de pèlerinages très pénibles, des jeûnes extraordinaires et quantité d'autres mortifications. On rapporte de la même sainte personne, que, priant Notre-Seigneur pour un pauvre marchand fort tourmenté de soldats qui étaient logés chez lui, ce bon Sauveur lui dit que ce marchand était bien obligé à ses soldats, c'était parce qu'ils servaient d'instrument à la divine Providence pour le faire souffrir. Mais l'esprit humain, poussé d'un secret amour-propre, ne manque pas de raisonnements pour opposer à cette doctrine de la croix. Quel plaisir, dira-t-il, Dieu peut-il prendre dans ces voies de souffrances ? Quel bien en tire-t-il pour les âmes, ou quelle gloire pour son saint nom ? Certainement, Dieu, de soi-même, est toute bonté : son plaisir est d'en faire, et de combler de biens ses chères créatures. Son dessein, quand il a créé l'homme, n'a pas été de lui faire porter des peines, mais de lui faire mener une vie bienheureuse en ce monde et en l'autre. Cela est vrai, à ne regarder que le premier état de choses ; mais l'homme s'étant dépravé et, corrompu par le péché, il s'est de lui-même engagé à la peine qui lui est nécessaire pour le tirer de sa corruption, et le rétablir dans un état de salut. C'est pourquoi Dieu lui envoie des souffrances, comme un bon père qui fait prendre des médecines amères à son enfant malade, qui lui est bien cher ! Hélas, son plaisir serait de ne pas donner cette peine à son enfant : mais supposez sa maladie, il y est obligé ; et c'est son amour qui le presse d'en user de la sorte. Il est aisé de voir ensuite le bien qu'il en arrive aux âmes, et la gloire que Dieu tout bon en tire, puisque le salut éternel s'y opère. Ô quel bonheur ! Ô le bonheur ! Ô le souverain bonheur ! Plusieurs des chapitres de ce petit ouvrage, donneront assez de lumière sur cette vérité.

 

Cela est difficile à comprendre, dira quelqu'un. Voici ce que le grand prélat répond à cette difficulté au chapitre 16 de la Lutte spirituelle : Ceci vous semblera difficile à croire, dit ce grand homme ; mais si vous vous souvenez que les rameurs en leur assiette, tournent leurs épaules au lieu où ils conduisent leur barque, vous ne trouverez pas étrange que Dieu, par l'eau et le feu de la tribulation, vous fasse tendre au rafraîchissement. Et au chapitre 6 du même livre : Qui ne sait que les arbres, plus battus des vents, jettent de plus profondes racines ; que l'encens ne jette son odeur que quand il est brûlé ; que la vigne ne profite que quand elle est taillée ? Pourquoi tant de fléaux, tant de pauvretés, de pestes, de famines, de guerres, et d'autres misères, si ce n'est pour le bien des élus ? Le Fils de Dieu n'a-t-il pas mis la consommation de notre salut dans la consommation de ses souffrances, et le délaissement même du Père éternel ?

 

Mais les souffrances, répliquera-t-on, ne sont pas la fin des états spirituels. Il est bien vrai ; mais ce sont les moyens qui y conduisent. Voulez-vous, sous prétexte que ce ne sont que des moyens, ne vous en pas servir ? Rome est le terme qu'un homme se propose dans le dessein qu'il prend d'aller en cette première ville du monde ; tous les villages, bourgs et villes qui y mènent, ne sont que des moyens par où il faut passer : cependant il est nécessaire de passer par ces moyens, autrement on n'y arrivera jamais. Or, pendant que nous sommes en cette vie, nous sommes toujours dans la voie ; nous n'arriverons parfaitement et entièrement à notre fin, qu'après la mort ; et en ce monde il y a toujours à combattre : ce qui ne se fait pas sans peine. De là vient que l'Écriture nous enseigne que la vie de l'homme sur la terre, est un combat ou milice (Job VII, 1) : et le Fils de Dieu donne pour partage, en cette vie présente, les pleurs et les larmes à ses disciples.

 

On répartira encore que, dès cette vie même, les états les plus crucifiants conduisent à la jouissance de Dieu. J'en demeure d'accord ; mais cette jouissance, comme l'enseigne très bien saint Augustin, n'est pas sur la terre en sa totale perfection : c’est pourquoi elle n'est pas exempte de croix, qui sont données toujours en ce monde, ou pour purifier l'âme de plus en plus, ou pour l'embellir, l'orner et l'enrichir davantage. De quelque côté que vous preniez la chose, vous verrez le besoin des croix, puisqu'il y a toujours à purifier ou à perfectionner de plus en plus. Cela est clair, quant à ce qui touche la perfection dans les peines de la très sainte Vierge. J'avoue qu'il y a de certains états de croix qui ne durent pas toujours, de certaines peines qui ne sont que pour de certains temps, et de certaines dispositions de quelques états intérieurs. Dieu est le maitre, il sait les appliquer, selon sa très grande sagesse, aux uns plus, aux autres moins. J'avoue qu'il y a de certaines âmes qui souffrent, par la divine grâce, avec tant de vigueur qu'elles semblent ne pas souffrir en souffrant. Nous dirons dans la suite de cet ouvrage que les voies des croix sont différentes : cependant ce sont des croix.

 

Tout ce qu'il y a à faire dans les voies divines, est d'y être en la manière que Dieu veut. Ce n'est pas à nous à nous faire nos croix, nous n'avons qu'à les recevoir de la main de Dieu, ou grandes ou petites, ou pesantes ou légères, selon qu'il lui plaira en disposer. Seulement il faut prendre garde à une illusion de quelques spirituels, qui, sous prétexte de jouissance de Dieu, veulent nous introduire dès cette vie, dans un état tout de consolations et de joies, et ne parlent de souffrances que comme des choses qui ne sont que pour un certain temps. Je l'ai déjà dit, je demeure d'accord qu'il y a quelques voies crucifiantes qui ne sont pas pour toujours ; mais cette règle n'est pas générale, comme il paraît par l'exemple de plusieurs saints, qui ont porté des peines intérieures étranges durant tout le cours de leur vie. Par exemple, un saint Hugues, qui en a été tourmenté jusqu'à la mort ; et dans nos derniers temps, le saint homme le P. Jean de Jésus Maria, général des Carmes déchaussés, qui témoignait en mourant n'en être pas quitte ; comme aussi la vénérable mère de Chantal, qui paraissait, en sa dernière maladie, n'en être pas délivrée.

 

Il y en a que Dieu conduit par une voie mêlée de souffrances et de consolations. Ce qui fait dire à un serviteur de Dieu ces paroles : « Comme l'orfèvre retire de temps en temps son ouvrage du feu, le travaille, et regarde s'il est parfait, et n'étant pas encore achevé, il le rejette en la fournaise ; de même quelquefois Dieu retire l'âme des travaux, lui donne quelques consolations ; mais, n'étant pas encore bien purgée, elle est rejetée dans ses peines. »

 

Dieu est toujours infiniment adorable et aimable en ses conduites. Il est le maître souverain qui fait bien tout ce qu'il fait. Ce n'est point à la nature à les examiner ; son droit est de s'y soumettre en aveugle, avec une entière soumission et un très grand amour. Toujours est-il très vrai que les croix nous sont bonnes, en quelque état que nous puissions être. Premièrement, pour satisfaire à la justice divine en l'union des satisfactions de notre bon Sauveur. Hélas ! nous avons mérité de souffrir à jamais dans l'enfer, pour nos péchés ; nous avons mérité d'être privés de la présence de Dieu, et de toute consolation pour un jamais : avons-nous donc sujet de nous étonner si nous portons des peines et des privations durant le cours d'une vie qui passe sitôt. Secondement, nous en avons toujours besoin pour être purgés de nos imperfections. Nous l'avons déjà dit, il y a toujours en cette vie quelque chose à purifier : les saints tombent dans quelques imperfections, et il est assuré que la moindre empêche l'entrée du ciel. C'est pourquoi on rapporte de quelques saintes âmes, admirables en leurs vertus, qui ont même passé par des états intérieurs de très grandes croix, qu'elles n'ont pas laissé d'aller en purgatoire. Toute notre vie, disait saint François de Sales, n'est qu'un noviciat, nous ne ferons la profession d'une entière et totale profession qu'après la mort. En troisième lieu, les croix sont nécessaires pour nous humilier. C'est le sentiment de saint Grégoire, qui enseigne que celui qui est plus ravi en contemplation est plus travaillé de tentations. L'exemple de saint Paul est un témoignage indubitable de cette vérité. C'est ce qui fait, selon la doctrine du même Père, que souvent on trouve une plus grande douleur, en cela même qu'on bâtit pour le repos. D'où vient que le Prophète a bien dit : Vous lui avez renversé son lit dans son infirmité (Psal. XL, 4) ; comme s'il disait : Tout ce que quelqu'un s'est préparé pour le repos, vous lui avez changé cela en trouble. En quatrième lieu, les croix sont toujours avantageuses, parce qu'elles servent à l'augmentation de la grâce, de l'amour de Dieu, du mérite et de la gloire. De là vient que Notre-Seigneur en a fait si bonne part aux âmes sur lesquelles il avait de grands desseins. C'est ainsi, dit sainte Thérèse, qu'il s'est comporté avec ses saints, qu'il a chargés de peines après leur avoir départi ses grâces, et un don sublime d'oraison. Il est rapporté de la sainte mère de Chantal, que notre Sauveur récompensa ses peines par de nouveaux supplices. En cinquième lieu, la conformité des membres avec leur chef, demande d'être crucifiés avec lui, avec celui qui n'a pas été un moment sans douleur, et qui, dans le temps même de la communication de la gloire à son saint corps sur le Thabor, en avait l'esprit occupé, et s'entretenait de sa douloureuse passion. Le glorieux saint Ignace, fondateur de la Compagnie de Jésus, pénétré de cette vérité, assurait que, quand la gloire de Dieu serait égale dans la consolation et dans la souffrance, il aimerait toujours mieux la souffrance, parce qu'elle donne plus de rapport à notre divin maitre. Oh ! Que c'et une chose honteuse, s'écriait saint Bernard, devoir un membre dans la délicatesse sous un chef couronné d'épines !

 

Quelqu'un objectera ici ces paroles de notre Sauveur : Venez à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes chargés de chaînes, et je vous soulagerai. (Matth. XI, 28) Il est certain que Dieu, fidèle en ses promesses, soulagera tous ses disciples : mais comment ? Il les soulagera par le repos éternel qu'il donnera en l'autre vie ; il les soulagera en la vie présente par la force qu'il leur donnera à porter leur croix, ce qui est commun à tous ceux qui souffrent, car quoique le don de force ne soit pas égal, sa grâce est abondante dans toutes les âmes crucifiées. Il les soulagera quelquefois par des consolations sensibles ; mais c'est ce qui n'arrive pas à tous. Il les soulagera encore par la délivrance de certaines peines ; mais ce que l'on doit remarquer, est que, par ces paroles, on ne doit pas entendre ordinairement ni un soulagement sensible, ni la délivrance totale des peines ; autrement comment accorder cette vérité avec l'état public de tant de saintes âmes qui ont eu recours à Jésus-Christ, et qui ont toujours été dans la peine ?

 

On objectera encore ces paroles de l'Apôtre : Réjouissez-vous tous au Seigneur (Philip. IV, 4) ; et on en conclura que le bonheur est donc dans la joie. Mais il est facile de répondre à cette objection : car ou l'Apôtre entend parler d'une joie sensible, ou d'une joie qui réside en la cime de l'âme, et qui est bien souvent imperceptible. De dire qu'il veut parler d'une joie sensible, c'est ce qui ne se peut pas : car ce serait aller contre toute expérience, contre tout ce qui se lit dans la Vie des saints, contre toute la doctrine des Pères de l'Église et des maîtres de la vie spirituelle, et contre l'autorité même de l'Écriture en la bouche du même Apôtre, que l'on ferait tomber dans une contradiction manifeste ; puisqu'il assure qu'il a souffert outre mesure, et non seulement extérieurement, mais qu'il a été dans les angoisses d'esprit, jusque-là même que quelquefois la vie lui était à charge ; et cela, non seulement par le désir qu'il avait de voir Jésus-Christ, mais encore par la grandeur de ses peines, qui lui faisait dire qu'il était ennuyé de vivre. Donc il est manifeste que cette joie continuelle dont il parle, ne peut s'entendre de la joie sensible, qui n'est pas toujours permanente en ce monde-ci. Il parie donc d'une joie qui réside en la cime de l'âme, qui vient d'une abondance de paix qui donne la parfaite conformité avec la volonté divine ; car l'âme ne voulant que ce que Dieu veut, est toujours contente en tout ce qui lui arrive. Or, cette paix ou cette joie est si souvent cachée, que non seulement les sens n'y ont aucune part, mais encore la partie raisonnable inférieure. Nous avons parlé suffisamment dans notre livre Du règne de Dieu en l'oraison mentale, de la différence de la partie inférieure raisonnable, d'avec la suprême partie de l'âme ; ce qu'il est assez nécessaire de savoir, plusieurs savants même les confondant, et entendant par la partie inférieure, la sensitive et animale. L’exemple de notre Sauveur éclaircit entièrement la chose, puisque son âme était affligée d'une tristesse mortelle, en même temps qu'elle jouissait de la gloire. Or, dit saint François de Sales, cette tristesse ayant porté ce bon Sauveur à demander à son Père que ce calice amer passât loin de lui, s'il était possible, et ayant ajouté qu'il n'en allât pas comme il voulait, mais selon la volonté de son Père, il est évident que Notre-Seigneur n'était pas seulement affligé dans sa partie sensitive qui n'a point de volonté, mais encore dans la partie inférieure raisonnable. Jésus jouissait donc d'une joie inénarrable dans la suprême partie de son âme, en même temps qu'il souffrait les tourments les plus grands qui furent jamais. Ce qui marque bien que la joie dans la cime de l'âme peut s'allier avec tous les états intérieurs les plus pénibles. Et dans le temps que notre bon maître était si délaissé de son Père qu'il s'en plaignit publiquement, n'est-il pas vrai que la gloire de son âme était égale et qu'elle possédait la joie de la vision béatifique ! Il faut donc dire que la joie continuelle à laquelle l'Apôtre exhorte n'est autre que celle qui réside en la suprême partie de l'âme, par une entière conformité à la volonté divine ; joie qui souvent est imperceptible, qui n'est nullement aperçue, ainsi qui laisse l'âme dans la désolation, qui ne sait en plusieurs états si elle est résignée au bon plaisir divin, qui ne connaît pas ce qui se passe dans son fond, tout cet acte réfléchi lui étant ôté. Cette joie était véritablement dans ces saintes âmes qui ont souffert des peines d'esprit jusqu'à la mort ; mais comme elle n'était nullement aperçue, elle n'en recevait aucune consolation.

 

Mais, ajoutera-t-on, plusieurs se forment des états imaginaires des peines surnaturelles, ou se causant des souffrances par leur imprudence et par leur faute. Il est aisé de répondre que ces abus ou fautes sont à éviter, que nous ne les approuvons pas ; mais les abus qui se rencontrent dans les états les plus saints, ou les fautes que l'on y commet, n'ôtent pas la perfection et l'excellence de ces états. Pour ce qui regarde les abus, il les faut détruire avec la grâce de Notre-Seigneur. À l'égard des fautes, on en doit avoir regret et cependant en porter les peines avec patience, en en faisant un saint usage. Toutes les âmes qui sont en purgatoire y sont pour leurs fautes et leurs péchés ; ce sont des peines qu'elles se sont procurées d'elles-mêmes par leurs offenses : cela n'empêche pas que ce ne leur soit un très grand bonheur d'y être purifiées pour jouir de la vision de Dieu.

 

On ajoutera que les consolations sont bonnes et que les lumières sensibles sont des dons de Dieu. Tout cela est vrai ; mais aussi il est sûr qu'elles sont dangereuses à raison de la nature. On ne pourrait pas nier sans erreur que les biens naturels ne soient bons, comme par exemple l'or et l'argent, les terres, les vignes et choses semblables, qui sont les richesses de la vie présente ; que ce soient des dons de Dieu, et avec cela le Fils de Dieu s'est déclaré bien nettement au sujet de ces biens, et a prononcé : Malheureux ceux qui les possèdent, à raison du danger qui s'y trouve ! Il a mis le bonheur dans la souffrance de la pauvreté, qui en prive. Appliquez ceci aux consolations spirituelles, qui sont les richesses dont l'amour-propre s'entretient. Nous ne disons pas que ce soit chose mauvaise que ces consolations ; nous disons même qu'elles sont utiles et nécessaires à quelques âmes pour les aider dans leurs faiblesses : nous avouons que Dieu les donne quelquefois à de très grands saints : que ceux qui en ont les doivent recevoir avec action de grâces, comme les personnes riches leurs biens temporels, et en faire un saint usage, sans s'y attacher.

 

Mais, à dire vrai, le bonheur de la vie présente consiste plutôt dans leur privation que dans leur jouissance. Premièrement, comme il a été dit, à raison du danger de l'amour-propre qui s'y glisse facilement. Notre-Seigneur parlant à une sainte âme, lui dit qu'il le fallait bien plus remercier pour les afflictions que pour les consolations, parce que les consolations enivraient de vanité et d'orgueil ; que, pour mille qui se perdent dans les afflictions, dix mille périssent dans les consolations sensibles, qui sont la pâture de l'amour-propre. Secondement, le diable souvent s'y mêle. Une femme avait des consolations si grandes qu'elle en était toute transportée et était obligée de dire qu'elle n'en pouvait plus : la sainte Vierge révéla que c'était le diable qui les lui donnait, et dit que quand l'âme s'épanouit par ces voies, le démon s'en approche et lui brouille l'esprit de plusieurs pensées et affections qui viennent de l'amour-propre. En troisième lieu, c'est un retardement à la perfection. Il en arrive à peu près dans ces voies sensibles, comme à un voyageur qui, ayant bien du chemin à faire, au lieu d'aller tout droit, s'amuse à la rencontre des belles maisons et des beaux jardins que la curiosité presse de voir. Il n'en est pas de même de celui qui ne trouve en son voyage que des lieux désagréables et fâcheux ; il marche sans aucun retardement, et n'est-il pas vrai qu’il arrive plus tôt au lieu où il va, et où il a affaire ? En quatrième lieu, il y a plus d'amour de Dieu, généralement parlant, dans la privation des goûts et lumières sensibles, car il y a moins de créatures. Nous en avons traité plus amplement en notre livre Du règne de Dieu en l'oraison mentale. Disons seulement ici ce qu'assurait sainte Catherine de Gênes, sur ce sujet : Un moyen qui me plaît davantage, disait cette sainte, est quand Dieu donne à l'homme un esprit occupé en grande peine et affliction, de telle manière que la partie propre ne peut se repaître ; il est nécessaire qu'elle se consomme. Dans les consolations, les créatures se mettent entre Dieu et nous ; dans les afflictions Dieu se met entre nous et les créatures pour nous en séparer. Notre-Seigneur a dit à une sainte âme, que les prières lui étaient plus agréables lorsqu'on les faisait dans la sécheresse, la peine, la douleur et la répugnance. Mais enfin l'Écriture ne nous dit-elle pas que saint Pierre ne savait ce qu'il disait quand il disait qu'il était bon de demeurer dans la consolation du Thabor ? Cependant les divines lumières qui y paraissaient, les douceurs que l'on y goûtait, étaient très bonnes et très excellentes, puisque c'était un rejaillissement des lumières et des torrents de la gloire du paradis et de la gloire du Sauveur même.

 

Après tout, l'adorable le Jésus est le véritable exemplaire de tous les élus, et sa divine vie, la règle de la vie de tous ceux qui seront sauvés. Jetant donc les yeux sur ce modèle adorable, nous n'y verrons que croix : croit extérieures terribles, croix intérieures extrêmes. Toute sa sainte vie s'est passée dans la douleur ; car, ou il souffrait actuellement des peines extérieures, ou son esprit en était affligé par la vue très présente qu'il en avait, et cela avec tant de fidélité pour la croix que sur le Thabor même, la gloire faisant un déluge de joie de toutes ses facultés, tant inférieures que supérieures, qui portaient leurs effets jusque sur ses vêtements, au lieu d'y arrêter son esprit, il en détournait ses pensées pour ne songer qu'aux tourments de sa passion, et pour nous enseigner fortement que les joies sensibles ne sont pas propres pour cette vie : vous diriez qu'il veut étouffer dans l'esprit de ses disciples la vue de la gloire qu'il leur avait montrée, ne les entretenant ensuite que des souffrances ignominieuses de sa croix. Enfin cette proposition du grand Apôtre est générale : Jésus-Christ n'a point pris de satisfaction en lui-même. (Rom. XV, 3) Cette proposition est si universelle, dit le révérend P. Louis Chardon, Dominicain, en son excellent Livre de la croix de Jésus, ouvrage qui ne peut être assez loué, qu'elle comprend son entendement, son esprit, sou jugement, sa mémoire, ses richesses et les trésors de la science, qui ne l'ont jamais satisfait. Elle comprend encore la complaisance qu'il pouvait tirer de l'union ineffable de son âme sainte avec une personne divine. Quelle pensée plus pressante pour être transporté de joie. Après tout cela la joie inénarrable qu'il devait recevoir de la vision béatifique est refusée pour donner la préférence à la pensée de la confusion de la croix qui s’empare d'une partie de son esprit. Mais en mourant, remarque le même auteur, son amour pour la croix ne meurt pas. Son côté sera ouvert par un coup de lance : il veut que la divine Eucharistie soit une représentation continuelle de sa passion ; et parce que le sacrifice doit finir avec le monde, il réserve ses plaies pour l'éternité ; plaies capables non seulement de recevoir les doigts, mais encore les mains de ses apôtres, pour nous marquer que ses inclinations à la croix ne peuvent finir.

 

Je sais que quelques-uns disent qu’il était nécessaire que l'adorable Jésus fût ainsi crucifié, parce qu'il était le Sauveur des hommes, et qu'il était venu satisfaire pour leurs péchés. Mais, ô mon Dieu ! Que l'esprit de l'homme est bizarre et peu raisonnable dans ses pensées ! S'il a été nécessaire que celui qui est l'innocence même ait souffert, le criminel doit-il mener une vie délicieuse ? Si ce Fils bien-aimé du Père éternel, tout Dieu qu'il était, pour avoir pris l'apparence du pécheur et s'être présenté en son nom à son Père, a été accablé sous les torrents de sa colère, et en a porté des déluges de souffrances, l'esclave du démon, qui ne mérite que la colère de Dieu et l'enfer, doit-il être exempt de peines ? Oh ! L'étrange et inconcevable raisonnement ! Il faut que le Maître, le Seigneur, le Fils, le Roi, et Dieu même souffre ; mais pour l'esclave, le sujet, la créature, le néant, et le pécheur qui est au-dessous du néant, ce n'est pas là son affaire : la joie et la douleur de la vie, voilà son partage.

 

Je demande de plus à ces personnes, si la croix n'était pas la grande grâce de la vie présente, d'où vient que le Fils de Dieu a tant souffert, et souffert jusque-là que la vie lui était à charge, comme il est rapporté en saint Marc, au chapitre XIV, puisque la moindre de ses peines était suffisante pour satisfaire pour des millions de mondes ? Cette surabondance de croix nous est un témoignage infaillible de son amour pour les souffrances. Je leur demande encore d'où vient que la très sainte Vierge a été abîmée comme dans une mer immense de douleurs, et qu'elle a plus enduré que tous les saints. Je leur demande d'où vient que la sainte Église chante : Tous les saints, combien ont-ils souffert ? La sainte Vierge cependant qui n'a jamais contracté ni commis le moindre péché, ne pouvait souffrir pour être purifiée de ses taches, étant plus pure que le soleil et les anges. Marque évidente que les états de peine ne sont pas seulement peur purifier, mais pour sanctifier de plus en plus les âmes. Enfin je leur demande de qui nous apprendrons les voies du ciel, si ce n'est de celui qui est la voie, la vérité et la vie ! Certainement, s'il eût trouvé, selon sa sagesse infinie, qu'il y eût eu quelque chose de meilleur en ce monde que la souffrance, il l'eût enseigné par son exemple. Cette pensée est du livre divin de l'Imitation de Jésus-Christ.

 

Ce que tant de miracles n'avaient pu faire, il l'a fait par la croix : marque donc qu'elle renferme quelque chose de plus grand que ce qu'il y a de plus merveilleux et de plus miraculeux en cette vie.

Mais écoutons ce divin maitre, parlant à tous ses disciples : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même et porte sa croix. (Matth. XVI, 24). Il ne dit pas : Ayez de hautes contemplations, de belles lumières, des consolations et des joies spirituelles : il ne demande que la croix, et pour prévenir la mauvaise réponse de ces personnes qui disent que cela est bon pour un temps, il ne limite point son ordre à de certains âges, conditions ou états intérieurs ; mais il prononce généralement à tous ceux de sa suite, qu'ils doivent porter la croix ; et pour ôter tout doute, un évangéliste rapporte qu'il disait qu'il fallait porter sa croix tous les jours. Voilà une décision bien nette. Il le faut bien, puisque le même divin maître nous assure que comme son Père l'a envoyé, il nous envoie. Si donc il a été envoyé pour souffrir, nous sommes aussi en ce monde pour la peine. Que ces personnes qui renvoient les tourments à notre bon Sauveur fassent réflexion sur ce passage, qui est expliqué, comme je le fais, par les saints Pères et les auteurs spirituels.

 

Enfin, sommes-nous plus sages que la Sagesse même ? Le Fils de Dieu a cru que son Père serait plus glorifié par les voies de la croix, que par les voies douces ; pourquoi ne serions-nous pas dans les mêmes sentiments ? Tout le christianisme a été établi dans cet esprit. Toutes les réformes et les plus grands desseins de Dieu ne s'accomplissent que par ce moyen. Le salut, dans l'Écriture (Apoc. VIII, 8), est comparé à une montagne, parce qu'il faut peiner pour y monter. Sa voie est étroite, et bien étroite ; ce qui fait voir que l'on n'y marche pas sans difficulté. La sûreté y est tout entière, mais la peine s'y trouve. C'est une parole fidèle, dit le grand Apôtre, que si nous mourons avec Jésus, nous mourrons avec lui, mais ne voyez-vous pas la condition ? C'est pourquoi il appelle tous les Chrétiens des morts. Il faut donc conclure par ces paroles que le Fils de Dieu adressait à sainte Thérèse : « Le bien de ce monde ne consiste pas à jouir de moi, mais à me servir, à travailler pour ma gloire, et à souffrir à mon imitation. » Ne vous étonnez pas ensuite si cette grande sainte avait pris pour maxime, Ou souffrir, ou mourir, comme si elle eût voulu dire : Dès que l’on ne souffre plus en ce monde, il faut le quitter, la croix y étant notre grande affaire. Ne nous étonnons pas si sainte Catherine de Sienne choisit la couronne d'épines, et la préféra à toutes les autres.